objet montre toi (corr)

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objet montre toi (corr)
© RÉGIS DEBRAY, 1997. TOUS DROITS RÉSERVÉS
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Texte publié en préface du catalogue « Design », AFAA, 1997.
Philosophie du design
Pour l’homme, les objets sont infiniment plus compromettants que les
choses. Celles-ci ne sont ni ouvragées ni usinées : reçues en cadeau de la
Nature. À la différence de l’arbre et du galet, l’objet, lui, est notre création. Nous en sommes responsables : c’est nous qui l’avons produit. Pas
d’échappatoire, c’est à notre société, à nous-mêmes qu’il nous renvoie —à
notre culture ou notre inculture, à notre goût ou notre négligence. Chacun
sait que « les articles » manufacturés traduisent une époque, un inconscient collectif, un système de désirs. Il nous est plus facile de nous blottir
dans la Nature, notre mère, ou d’incriminer la marâtre que d’affronter ce
qui, sorti de nos mains, peut nous dénoncer ou nous révéler. Nous fuyons
l’objet comme nous fuyons nos responsabilités. Le parti-pris des choses,
celui de Francis Ponge, n’était donc qu’une première étape.
Il avait déjà l’immense mérite de désengluer le Narcisse de lui-même, en
le tournant vers le dehors, le quotidien et le familier. Mais ces compliceslà peuvent encore se loger dans le cœur romantique du vieux monde, où
nous avons nos aises, depuis le temps. L’éloge de l’objet, inertie pure, exige
plus d’efforts : une véritable conversion à l’extériorité. C’est à cette ascèse
que la photographie, calme liturgie, nous invite. Le créatif nous replace
devant nos créatures. Objet, cesse de te cacher !
La lourdeur et l’éparpillement, l’encombrant et le proliférant sont les
deux attributs maléfiques de l’objet contemporain. La photo aide à nous
en délivrer, en extrayant du fourre-tout une forme soudain singulière,
considérée pour elle-même, en sa sobriété. Elle démoule, épure, précise. Et
dramatise par le noir et blanc. Donnant statut d’objet d’art à l’ustensile,
c’est-à-dire d’inutile à l’utile, d’intemporel à l’éphémère, elle réveille l’endormissement utilitaire, décrasse l’esprit et allège le monde. La laideur se
vend mal ? Tant mieux, si cet aiguillon permet d’esthétiser le banal, de
personnaliser le standard. Le design industriel participe à l’éducation du
regard, chez le consommateur et le citadin, comme à la responsabilisation
du producteur. En sortant la marchandise de l’anonymat, en l’individualisant, c’est le sujet qu’il contribue à rendre un peu plus individuel, au sein
même et par les moyens de la consommation de masse. En mettant du
ludique dans le laborieux, cette recherche formelle nous incite à sortir de
notre anesthésie, de nos adhésions molles et passives à des matériaux, à
des formes, à des outils qui nous environnent de façon si pressante et
confondante que nous en oublions, à la fin, cette vérité élémentaire toujours oubliée : chaque objet a été un miracle, produit d’une invention
humaine, et peut le redevenir. Et ce n’est pas parce qu’on répond à un
besoin que l’on n’est pas une œuvre en soi.
© RÉGIS DEBRAY, 1997 TOUS DROITS RÉSERVÉS
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La Nature du bon Dieu est une création arrêtée, condamnée à la répétition. L’industrie de l’homme peut toujours innover : c’est la création
continue. Autant la regarder de près.