Voix sous la cendre
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Voix sous la cendre
AI SS L’ E A LA NEWS D LIVRES S E Des voix sous la cendre Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau Collectif, Éditions CalmannLévy, Mémoire de la Shoah, janvier 2005, 442 p., 22€ Par Thierry Germain À la fin de son témoignage lors du procès de Cracovie, lorsqu’il s’est agit de prononcer les derniers mots, Szlama Dragon, l’un des très rares rescapés des Sonderkommandos, eut cette phrase terrible : « Je tiens à retourner à une vie normale, et à oublier tout ce que j’ai vécu à Auschwitz ». Lassé de tant d’horreurs, ayant presque froidement et si minutieusement décrit durant de longues minutes l’effroyable processus de mort auquel il avait assisté, Szlama Dragon aspirait, comment lui en faire le reproche, à la vie et à l’oubli. La News des livres - n°50 - février 2005 1 CRITIQUES CHRONIQUES Nous savons que l’oubli, c’est la mort. Et nous savons avec Claude Lanzmann que l’arme de la mémoire, c’est la parole. Voilà ce qui donne son prix à ces témoignages extirpés de la terre d’Auschwitz, à ces bouteilles, aux sens propre et figuré du terme, jetées par ces hommes embarqués dans l’enfer nazi vers d’attendus témoins. Jetées vers nous. Ces « voix sous la cendre », ce sont à la fois les témoignages déterrés des charniers d’Auschwitz, et les récits recueillis des très rares survivants des Sonderkommandos, les « commandos spéciaux » qui ont existé à Birkenau jusqu’au 18 janvier 1945. Zalmen Gradowski, Lejb Langfus, Zalmen Lewenthal, Szlama Dragon, Henryk Trauber et Feinsilber, aucun de ces hommes n’avait sa place dans le « monde d’après ». Encore fallait-il imaginer qu’il y en eût un. Témoins forcés et acteurs involontaires de l’indicible, de cette extermination que leurs bourreaux avaient la folie de vouloir faire et la folie de vouloir cacher, ils devaient aussi « s’accoutumer à l’idée qu’il fallait bien penser au lendemain ». Mesure-t-on la part d’espoir qu’il fallu à ces hommes lorsqu’ils résolurent d’utiliser quelques pauvres pages griffonnées pour combattre la plus systématique et la plus impitoyable entreprise de mort et de destruction que l’homme ait pensée ? « Pour autant qu’un monde d’Hommes continue d’exister, il y a un prochain pour lire et déchiffrer la trace » traduit admirablement Philippe Mesnard dans l’un des éclairages apportés à ces documents. Malgré l’horreur sans nom, savoir la part des mots, croire en la force du dire. Mesure-t-on également l’effort que constitue le fait de raconter, l’acte de traduire en paroles des scènes que ni le vocabulaire, ni l’âme de l’homme ne sont prêts à affronter ? Très neutres souvent, presque détachés, ces récits sont aussi comme pour Zolmen Gradowski très littéraires, délibérément portés par un style alors utilisé comme une mise à distance. Pour pouvoir écrire, « écrire en dehors de soi » nous dit Philippe Mesnard, « se détourner de la réalité pour mieux y faire retour ». Mesure-t-on enfin le prix de cette parole ? Découvert en avril 1945, négligé, le témoignage de Lejb Langfus dormira jusqu’en avril 1970 dans la mansarde oubliée d’une maison polonaise. Ce « retour à la vie » au sens littéral du terme prend toute sa valeur. Langfus jette sa parole comme le dernier cri d’un homme libre, comme un ultime témoignage d’humanité. Qu’il nous arrive enfin ne lui donne pas son sens, mais cela lui rend toute sa valeur. Car ces témoignages ne parviennent pas de n’importe où, ni de n’importe quand. Pour être l’auteur de l’ouvrage le plus souvent cité sur l’univers concentrationnaire (1), la parole de Primo Lévi n’en prend que plus de force : « L’histoire des Lager a été écrite presque exclusivement par ceux qui, comme moi-même, n’en ont pas sondé le fond ». Un « fond » dont ces « voix sous la cendre » sont presque seules à pouvoir témoigner. tement de ces moments et de ces êtres que les SS voulaient nier, pour le monde et pour l’histoire. Au travers de ces phrases simples, elles accomplissent une renaissance fragile, tragique mais inespérée. Sait-on que ces hommes accompagnaient les victimes jusqu’au dernier moment de cette improbable chaîne de destruction, jusque dans le ventre d’apparence si banale et si trompeuse du génocide ? Dénudés, fourvoyés le plus souvent, résignés parfois, si rarement révoltés, les martyrs ne lâchaient le regard des Sonderkommandos que dans les dernières secondes, lorsque se refermaient la porte des chambres à gaz. « Ils m’ont confié le dernier secret de leur vie » traduit Zolmen Gradowski. Les Sonderkommandos, ce sont ces hommes à qui l’on a fait miroiter des conditions plus clémentes et qui finissent totalement isolés, à deux kilomètres d’Auschwitz, dans l’usine de mort de Birkenau. Vider les chambres à gaz et les fosses, brûler les corps, récupérer les effets, voila leur tache quotidienne, au cœur même de la « solution finale », à l’ultime étape de la folie nazie. Leurs voix nous viennent direc- Mot après mot, phrase après phrase, ces « rouleaux d’Auschwitz » nous livrent l’indicible. Ces hommes enrôlés le soir même de leur arrivée au camp et qui découvrent dans les corps manipulés leurs plus proches. Ce garçonnet battu à mort à l’entrée du « bunker » et dont les yeux incrédules ne lâcheront pas une seconde ceux de son bourreau. Ces derniers regards portés vers le ciel par ceux qui savent ou qui devinent, et l’insouciance terrible des enfants qui ne se doutent de rien. Mais si chaque récit prend au Ces hommes découvraient les corps après le gazage, « pressés comme du basalte ». Ils les séparaient, les portaient ou les traînaient jusqu’aux crématoires et là, pour tenir le rythme imposé par les nazis, ils appliquaient des procédés de crémation où la disposition, l’age, l’état de délabrement des victimes comptaient. Ces mêmes êtres côtoyés quelques minutes ou quelques heures auparavant, et accompagnés jusqu’aux portes de la mort, il fallait ensuite les traiter, comme le souhaitaient leurs bourreaux, à l’égal de « stucks », de pièces sans vie ni valeur. L’on sait que le devoir de mémoire consiste à comprendre individuellement et collectivement hier pour éclairer aujourd’hui et demain. L’on mesure combien La News des livres - n°50 - février 2005 CRITIQUES CHRONIQUES la « solution finale » contient de questions essentielles et de résonances à jamais vivaces. Le quotidien même des camps implique tant d’interrogations pressantes et irrésolues, ne serait-ce que le rôle de certains détenus par rapport aux autres et la vision qu’ils nous renvoient de l’Homme. tard, sans trouble apparent, le « repas » de ses compagnons. « Toute personne qui vivait plus de deux semaines ne le pouvait qu’en vivant au détriment des autres victimes » nous rappelle Zolmen Lewenthal. Et Rudolf Vrba, dans son récit d’Auschwitz (2), avoue que « durer permettait d’approcher du noyau qui non seulement avait appris à vivre mais aussi à prospérer ». L’univers concentrationnaire a malheureusement à nous dire sur nousmêmes plus que la vérité brute de l’extermination, tant « les nazis auront démontré avec une minutie teutonne jusqu’à quelle profondeur l’homme peut tomber » (Rudolf Vrba). Ils ont douté de notre capacité à croire. Ils ont douté de notre capacité à voir et à entendre. « Tu ne croiras pas ce que ton œil te montrera » dit Zalmen Gradowski, et pourtant, c’est à nous qu’il s’adresse et à nous seulement, dans son ultime exorde : « Un jour ton cœur gelé se réchauffera peut-être et tes mains froides, tes mains glacées viendront ici éteindre ces flammes ». Oui, comprendre est tout. Mais pour comprendre sincèrement il faut savoir vraiment. Rudolf Hoess, dans ses édifiants Mémoires (3), évoque ces hommes occupés à évacuer puis brûler leurs semblables. Pour lui leur action lancinante et leur apparente maîtrise d’eux-mêmes est tout simplement de l’indifférence. Et de citer cet homme des Sonderkommandos découvrant son épouse parmi les cadavres, et partageant quelques minutes plus Ce que ces hommes ont caché, c’est ce qu’ils nous livrent. Ce qu’ils ont tu, c’est ce qu’ils nous disent. Ce qu’ils ont supporté, c’est ce qu’ils nous lèguent. Ce témoignage est incomparable. C’est le sens de ces testaments enterrés. Ne pas laisser geler les cœurs. Jamais plus. • (1) Primo Levi, Si c’est un homme, réédité dans le volume Omnibus récemment consacré à cet auteur. (2) Rudolf Vrba, Je me suis évadé d’Auschwitz, (J’ai lu) : l’un des 270 prisonniers ayant réussi à s’échapper d’Auschwitz ; son témoignage, transmis à Pie XII, Roosevelt et Churchill aura une réelle importance dans la prise de conscience par les alliés de l’ampleur de l’extermination menée par les nazis en Pologne. (3) Rudolf Hoess, Le commandant d’Auschwitz parle, Éditions La Découverte, 12,50 € RA PP O RT cœur et aux tripes, si l’on pouvait imaginer sans plus les tolérer la détresse des mères, le désespoir des pères isolés à quelques mètres de leurs familles martyrisées, l’effroi des plus jeunes, comment affronter cette description presque technique de leur mise à mort ? Techniques pour gazer, techniques pour évacuer et transporter les corps, techniques pour dépouiller, techniques pour brûler…, il n’est pas une étape de cette tuerie systématique qui ne soit rigoureusement organisée et mise en oeuvre. Et ici décrite, avec des mots de chaque jour, des expressions familières dont on se demande ce qu’elles font là. 2 AU LA NEWS D LIVRES S E Le plan vermeil, Modeste proposition Régis Debray Éditions Gallimard, Hors Série Connaissance, octobre 2004, 60 p., 5,23€ Régis Debray – ou, plutôt, un faux Régis Debray – a publié un livre, intitulé Le plan vermeil. Il s’agit d’un rapport – ou, plutôt, d’un faux rapport - consacré au vieillissement de la population française dans lequel, pour dénoncer le cynisme de notre société, il propose un certain nombre de mesures radicales visant à « réduire » le nombre de personnes âgées. La Fondation Jean-Jaurès s’est « procuré » la note – ou, plutôt, la fausse note – préparant l’entretien d’un faux ministre avec Régis Debray. Puisque le procédé semble à la mode, elle est signée par un mystérieux Monsieur Y – Gilles Finchelstein, en effet, ne souhaite pas être identifié comme auteur de cet exercice périlleux. Le conseiller spécial Monsieur le Ministre, Vous allez recevoir Régis Debray, auteur du rapport intitulé Le plan vermeil consacré au vieillissement de la population française. Il formule des propositions novatrices et radicales permettant de « rééquilibrer » notre pyramide des âges : vous trouverez en pièce jointe une synthèse de ce rapport. Aussi, la présence note a pour objet exclusif de vous proposer un guide d’entretien. Avant cela, parce que je sais que vous avez hésité, je tiens à vous dire que je suis convaincu de l’utilité de ce rendez-vous avec Régis Debray. Bien sûr, il est inutile d’insister sur l’inopportunité de ce rapport dont la commande, le choix du thème comme l’identité de l’auteur, constitue « l’héritage » de votre prédécesseur – un de plus, merci pour lui… Je mesure combien cet entretien peut vous être pénible : quoi de commun, en effet, entre lui et vous ? entre le « philosophe » ringard et l’économiste moderne ? entre le ronchon invétéré et le volontariste impénitent ? entre la glorification du passé et la projection dans le futur ? entre la dernière trace du gaullisme et la nouvelle version du libéralisme ? entre l’attachement désuet à l’écrit et le choix assumé de l’oral ? entre l’idéologue qui ne pense que « systèmes» et le pragmatique qui ne parle que