interview figaro
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© RÉGIS DEBRAY, 2004. TOUS DROITS RÉSERVÉS 1 Entretien publié dans le Figaro du 14 février 2004. La France selon Régis Debray, Baudoin Bollaert et Alexis Lacroix Régis Debray s’est fait connaître sur plusieurs fronts : ceux de la philosophie (il fut l’élève d’Althusser à l’Ecole normale supérieure) ; de la révolution à Cuba, au Venezuela et au Chili dans les années 70 ; du politique (conseiller spécial de Mitterrand dans les années 80), de la médiologie (à laquelle il consacre une revue, Les Cahiers de médiologie), sans oublier la littérature, romanesque et autobiographique. Plus récemment, il s’est intéressé à la question de la religion, a été membre de la commission Stasi sur la laïcité et a rédigé, à la demande de Dominique de Villepin, un rapport sur Haïti (publié le 11 mars prochain par les éditions de la Table ronde sous le titre Haïti et La France). Dernier ouvrage paru : Ce que nous voile le voile, la République et le sacré (Gallimard, 2004). LE FIGARO. La France va se doter d’une loi sur la laïcité pour apaiser la querelle du voile. Son projet est contesté tant par ses partenaires anglo-saxons que par de larges fractions de l’opinion arabo-musulmane. Approuvez-vous ce projet de loi ? Régis DEBRAY. Oui, résolument et sans sous-estimer ses possibles effets pervers, que j’anticipais dès le mois de novembre par écrit à mes collègues de la commission Stasi. Mais cette loi, strictement nécessaire et totalement insuffisante, ne porte que sur un très léger symptôme. Quant aux contestations... Les pays de souche protestante et de souche catholique ne possèdent pas le même « logiciel » historique. La foi religieuse et la liberté individuelle ont marché main dans la main dans le monde anglo-saxon. Relisez Tocqueville. Ce ne fut pas le cas chez nous. Là où nous parlons secte, par exemple, et confiscation des consciences, les Américains parlent liberté religieuse. Le village en haut de la colline se construit chez eux autour du temple et du drugstore. Chez nous autour de la mairie et de l’école. D’où des réflexes différents. Il ne faut pas non plus s’exagérer les manifestations au sein du monde arabe. Elles sont minoritaires et normales. En 1905, la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat n’a pas été une partie de plaisir. Bien appliquée, elle est devenue une loi d’apaisement. Tout ce qui réunit les citoyens à terme a commencé par les diviser. Et puis, on est tellement saturé de débats qu’on finit par oublier que la République est née d’une série de combats et non d’une série de colloques. On devrait remercier les intégristes de toutes confessions de nous le rappeler. © RÉGIS DEBRAY, 2004. TOUS DROITS RÉSERVÉS 2 Il s’agit d’interdire les signes religieux « ostensibles » dans les établissements scolaires... L’essentiel est dans le dernier mot. C’est d’abord de l’école qu’il s’agit et, ensuite, par voie de conséquence, des signes religieux, qui ne sont pas des signes mais des conduites ou des annonces de conduite : refus de programme ou d’assistance à tel ou tel cours. La nature particulière de l’école dans notre République, lieu de l’universel et non de la barricade intérieure, exige une pédagogie, car elle n’a pas son exact répondant ailleurs. Mes amis Mohammed Arkoun et Gilles Kepel vont devoir faire assaut de clarté pour préfacer et expliquer le rapport Stasi aux pays arabomusulmans dans leur langue. La question qui peut faire litige, c’est la singularité de l’espace public par rapport aux domaines privés, avec les contraintes qui en découlent. Ce n’est absolument pas la liberté de conviction, qui n’a jamais été aussi grande. L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, par exemple, est un acquis récent et officiellement assumé. Qui a donné une représentation publique à l’islam croyant, sinon la République ? Qui donne un statut officiel aux aumôniers musulmans ? Chaque modèle de civilisation a son sacré social. Nous respectons celui des autres ; qu’on respecte le nôtre. Chez nous, c’est le pacte de citoyenneté. Chez d’autres, c’est la révélation divine. Le premier n’empêche pas la seconde, mais il ne peut pas se faire phagocyter par elle. Pourquoi légiférer sur la seule école en oubliant les hôpitaux, par exemple ? L’hôpital semble aussi menacé de communautarisation et de sexisme. Mais, pour autant, des mesures internes devraient suffire à enrayer ces dérives. Un effondrement symbolique a, en revanche, frappé l’institution scolaire. Cela requiert un autre niveau d’intervention que la circulaire, auquel Jean Zay avait eu recours en 1936 pour les signes politiques. La loi est devenue le seul recours, que cela plaise ou non. Personnellement, j’aurais ajouté les signes et publicités commerciales. Ce que nous voile le voile, n’est-ce pas l’entrée en crise de notre « logiciel » national ? C’est l’effritement du ciment collectif, ou de l’« englobant général » selon le mot de Malraux, suite à l’effritement du sentiment national. C’est l’évanescence du point de fuite à l’horizon, susceptible de faire converger les membres de différentes communautés vers une communauté supérieure qui les fédère toutes, en respectant chacune. © RÉGIS DEBRAY,2004. TOUS DROITS RÉSERVÉS 3 A quoi tient cette « désorientation » ? L’identité narrative de la France est une alchimie fragile. C’était une communauté d’affections autant que d’intérêt, liée aussi à la littérature, au cinéma, à la chanson. C’est ce mental partagé qui intègre et son absence qui désintègre, autant sinon plus que le chômage. On aurait tort de s’obnubiler sur le voile. La commission Stasi ne l’a d’ailleurs pas fait. Il va falloir une symphonie de mesures antidiscriminations, et non un interdit isolé, pour redéployer la trame civique, avec ceux qui en sont exclus. Le patriotisme français traverse une crise profonde. Etait-il judicieux d’abroger la conscription ? On l’a suspendue, pour des raisons techniques et financières, mais sans la remplacer par rien de sérieux. C’était pour le moins imprudent. La conscription était l’occasion d’un brassage entre ethnies, régions et milieux différents. Un service civil s’impose. Ou alors proclamons officiellement qu’il n’y a que le business qui vaille, à tous les âges de la vie. Demander aux jeunes une année de solidarité et de désintéressement ne paraît pas, en République, une chose exorbitante. La France est-elle malade, aussi, de la construction européenne ? L’Europe se fera, bien sûr, mais à la cantonade, en transversale. Elle se fait bien plus avec Airbus, Arianespace, un GPS européen, avec les autoroutes et les échanges d’étudiants qu’avec des institutions pompeuses et paralysantes. L’élargissement actuel ressemble à une dilution qui nous reconduit à la case départ disons l’Europe des Six. On va donc accueillir ceux qui appartenaient à l’« Europe kidnappée », comme l’appelait Kundera. Mais quand le kidnappeur s’est effondré, on n’a pas retrouvé l’Europe mais l’Amérique de l’Est. Si c’est pour écoper d’une Euroland, à quoi servirait l’Europe ? De toute façon, cette Europe de Bruxelles à l’électrocardiogramme plat n’intéresse que l’homo oeconomicus, qui n’est pas, et de loin, ce que nous avons de plus profond et de plus mobilisateur... Mieux vaudrait, pour l’heure, trouver des formules agiles et opérationnelles autour du lien franco-allemand. Malheureusement l’apprentissage de l’allemand est en chute libre en France, comme le français en Allemagne. Les questions les plus graves, en politique, sont souvent les moins visibles : la langue me semble le problème le plus épineux auquel sera confrontée l’Europe de demain. Je croirai au tandem franco-allemand quand on aura un plan général de mobilisation pour l’enseignement mutuel des langues française et allemande. La France et l’Allemagne s’éloignent-elles l’une de l’autre ? Dans la France des années 50, les jeunes étudiaient l’allemand beaucoup plus qu’aujourd’hui. La réciproque était vraie. Souhaitons que Chirac et Schröder trouvent le moyen d’engager nos deux peuples à inverser la © RÉGIS DEBRAY, 2004 TOUS DROITS RÉSERVÉS 4 tendance. L’idéal serait de généraliser partout la troisième langue obligatoire. Par extension, nos voisins européens finiraient par en faire autant. Une Europe à trois langues sera une Europe européenne et civilisée. Sinon... ce sera chacun son patois et le pidgin English pour tous. L’engagement européen de la France découle-t-il de la volonté de faire diversion devant la crise du « logiciel national » ? On peut dire cela. Mais il fallait bien substituer un lien séduisant et nouveau à un lien national défraîchi. À gauche dans les années 80, le mythe européen s’est substitué au mythe de l’économie et de la société nouvelles. À chaque référendum, on faisait miroiter une « sortie du tunnel » à l’horizon des cinq années à venir. Ceux qui doutaient du paradis étaient tenus pour de grotesques « nationaux-républicains » à béret basque... Pour « coaguler », vraiment, autrement que par un papier-monnaie sans figures ni devise, l’Europe aurait besoin d’un adversaire. C’est l’histoire qui l’indique, et pas seulement Hegel : un groupement humain requiert, pour assurer sa cohésion, une relation négative à un tiers. C’est bien malheureux, mais c’est ainsi, das ist : toute communauté durable se construit en contre. Le pour s’en déduit. Le désenchantement européen actuel viendrait-il du sentiment d’avoir perdu cet ennemi fédérateur ? Au-delà des va-et-vient d’expansion et de repli, les Etats-Unis ont l’art enviable de se galvaniser avec des repoussoirs, des défis et des menaces. L’Europe ne fonctionne pas sur ce mode obsidional, de l’attaque et de la contre-attaque. Cette sagesse est paradoxalement son talon d’Achille. Le projet européen a eu le vent en poupe aussi longtemps qu’il s’offrait en rempart, en contre-modèle du monde soviétique. Staline, au fond, a autant sinon plus fait pour l’Europe unie que Jean Monnet. Le moi se pose en s’opposant. C’est encore plus vrai pour le nous. Vous voulez un nous ? Cherchez un eux ! Mais il existe tout de même dans le monde de l’après-11 septembre un ennemi qui n’est pas construit : c’est le terrorisme et les Etats « pourris » qui le soutiennent... Le terrorisme est une nuisance forte, non une puissance politique. Quelle Internationale, quel parti, quel programme, quel État se réclame du terrorisme, comme on le faisait du fascisme ou du communisme ? Quel rapport entre les Basques, les Irlandais, les Tchétchènes, les Moluquois et les Afghans ? Entre un terrorisme de résistance nationale, contre une armée d’occupation, et un terrorisme d’agression fanatique, contre des civils ou des mécréants ? Cet isme est un leurre, une synthèse molle et sans contenu. Des mesures de police, indispensables, ne tiendront jamais lieu de clairvoyance à long terme. © RÉGIS DEBRAY, 2004 TOUS DROITS RÉSERVÉS 5 Quels peuvent être alors les ennemis de l’Europe ? Renonçons au mot ennemi. Demandons-nous plutôt avec quoi l’Europe pourrait être en concurrence. Eh bien, elle peut rivaliser avec un modèle de société théocratique qui, pour l’heure, s’appelle l’islamisme, et aussi avec un tout-au-marché divinisé l’Amérique du Nord. Il s’agit là de deux ensembles qu’on peut juger, à des titres inégaux, non Européens. De Gaulle travaillait pour l’Europe future avec son discours de Pnohm Penh ! Le discours diplomatique français vous paraît-il à même d’emporter l’adhésion d’une majorité de pays ? Bien sûr ! C’est ce qu’il a fait pendant la dernière folie américaine en Irak. Sur les trois quarts de la planète, à l’exception du Café de Flore, du Kurdistan et du New York Times, Jacques Chirac a été l’homme d’État occidental de loin le plus populaire. En Haïti, aussi ? Cela ne tiendrait qu’à lui, mais les Français en général se fichent du petit cousin haïtien. Ils pratiquent, avec l’Europe, une sorte de retour à la terre, en tournant le dos au grand large. La mondialisation est une couverture idéologique à l’abri de laquelle se développent des réflexes provinciaux, étriqués et chauvins. Les Caraïbes en font les frais. Comme l’océan Indien ou l’océan Pacifique. Au début de votre rapport, vous écrivez : « Le pays le plus pauvre des Amériques, (...) ne semble pas un enjeu d’importance pour les intérêts français, ni pour un intérêt européen soutenu. » Les questions que nous pose Haïti sont plus grandes qu’Haïti. Elles mettent en jeu le rapport de la France à elle-même, et au-delà, de l’Europe, avec son ex-monde colonial. En deux siècles, la « Perle des Antilles » la colonie la plus riche du monde, qui assurait le tiers du commerce extérieur de la France , est passée à un niveau de malédiction sahélien : PNB de 350 €/habitant ; espérance moyenne de vie de 52 ans ; mortalité infantile de 81 pour 1 000. Vous déplorez l’oubli d’Haïti... Et plus encore des siècles d’esclavage que nous ne voulons plus voir en face. Haïti s’est effacé de nos écrans car nous les avons refoulés. Ce pays fait partie de notre histoire, mais non de notre mémoire et tout le drame est là. Sur la longue durée, il pose la question de la conditionnalité politique de l’aide au développement dont nous avons fait mauvais usage. Il nous interpelle aussi sur la capacité d’intervention de l’Europe en dehors de l’Europe. Pour tirer du gouffre les zones grises sur la mappemonde qui © RÉGIS DEBRAY, 2004 TOUS DROITS RÉSERVÉS 6 deviennent à leur environnement régional ce que les trous noirs sont au cosmos. Notre rapport propose la création d’une ambassade francoallemande en Haïti et celle d’une ambassade germano-française en Namibie. Il invite à s’interroger sur ce que pourrait être une intervention apaisante de la communauté internationale, qui n’équivaille ni à une occupation militaire, ni à un coup de force impérial. Mais peut-on encore intéresser l’opinion à ce qui n’intéresse pas notre intelligentsia ? J’en doute. Les réponses que vous attendez ne supposeraient-elles pas un véritable aggiornamento de la diplomatie française et de ses priorités ? L’ordre de grandeur d’une présence française dans les Caraïbes est tout à fait à notre taille et n’oblige qu’à bousculer nos organigrammes administratifs trop compliqués. Il ne suppose aucune tension nouvelle avec les Etats-Unis, bien au contraire. Cela impose seulement de donner aux départements français d’Amérique un rôle moteur et responsable. Il y a là un gisement de compétences techniques, de moyens financiers et surtout d’humanité qu’on aurait bien tort de laisser en jachère. Vous préconisez dans le rapport que la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane redeviennent un des coeurs de la francophonie... Et des échanges avec tous les pays voisins. La France n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle s’expatrie. La francophonie fut un beau projet mondialiste, né à la fin des années 60, et qui en a rencontré un autre sur son chemin l’Europe industrielle et financière. Le pot de terre s’est brisé contre le pot de fer. On nous demande d’être Européen, et donc de parler l’anglais avant toute chose, puisque c’est l’idiome unique de la nouvelle Europe. Cela dit, ce n’est pas une raison pour se replier dans un mouchoir de poche. Le français, comme l’anglais, a le mérite d’être parlé, déformé, recréé par bien d’autres pays que le nôtre. C’est une chance pour nous. On pourrait en profiter plus, à moins qu’on ne veuille renoncer à toute influence outre-mer et outre-monts. Influence, dites-vous... Paris n’en est-il pas le plus souvent réduit à des postures ? C’est toujours mieux que l’absence de toute posture. Il est des paroles et des gestes qui portent et qui, sans suppléer à la substance, ne lui nuisent pas non plus. Le théâtre diplomatique, une certaine dramatisation, le ton et l’allure, ça séduit le parterre et ça peut modifier l’intrigue. Il y a eu de la posture le 18 juin 1940 ! Au lieu de passer notre temps à la débiner, réhabilitons plutôt l’efficacité symbolique ! C’est une arme à longue portée. © RÉGIS DEBRAY, 2004 TOUS DROITS RÉSERVÉS 7 Vous adhérez totalement à la ligne du gouvernement actuel... Totalement serait indigne d’un esprit critique ! Actuel serait rabat-joie. J’adhère à la ligne historique de François Ier, d’Henri IV, de Vergennes et de De Gaulle : le royaume tenant tête à l’Empire, et refusant de plaquer ses clivages intérieurs sur ses alliances extérieures. C’est une ligne traditionnellement minoritaire dans nos élites, mais heureusement bipartisane. Celle de Védrine hier, de Villepin aujourd’hui, et d’un troisième demain, chacun avec son style. C’est la continuité qui importe, dans l’exercice d’une raison d’État au meilleur sens du mot. Elle nous a libérés, au temps de l’édit de Nantes, de la raison d’Église, puis des déraisons idéologiques. Le projet aujourd’hui d’un monde polycentrique et équilibré, renouvelant ses instruments de régulation internationale, et où le dernier mot ne revienne pas à la force, est sans doute dans l’intérêt de la France. Il me semble raisonnable et non pas outrecuidant parce qu’il rencontre les intérêts de trois êtres humains sur quatre. © RÉGIS DEBRAY, JUIN 1995. TOUS DROITS RÉSERVÉS 8