L`image, l`eau

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L`image, l`eau
© RÉGIS DEBRAY, 1995. TOUS DROITS RÉSERVÉS
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Colloque au Collège iconique en 1995.
«Croire, voir, faire. Traverses», p. 39, coll. Champ médiologique, Odile Jacob, 1999.
EXTRAITS
L’image, l’eau, la femme
« Une grande partie de mes affirmations relève de la pure spéculation.
On pourra les traiter de rêveries… J’accepte le qualificatif. La rêverie n’estelle pas la catastrophe virtuelle en laquelle s’initie la connaissance ? »
(René Thom). Pas une communication, une divagation. Déclenchée,
catalysée par un hasard objectif : un questionnaire pour entretien qui me
fut récemment adressé par la revue La Voix du regard (nº7, à paraître,
Fenêtres sur mer). Je prolongerai mes réponses ici sans autre ambition que
de vous faire rêver, rougir, ou rire —en flottant sur la vague, ou le vague,
d’une « fantaisie scientifique bien dirigée » (si je puis reprendre les termes
dont Freud qualifia le Thalassa de Ferenczi). En naviguant entre trois
mythèmes fondamentaux (avec un risque du triangle des Bermudes au
milieu, et l’espoir de points d’amarre à chaque extrémité). En bref, un
exercice casse-gueule de métamédiologie, comme il y eut une
« métapsychologie » (1898). Pas digne de chercheurs comme vous, mais
notre Collège si sérieux ne peut-il s’offrir, de temps à autre, une petite
récréation extra-universitaire ? En rendant aux pensées, selon le mot d’un
grand épistémologue un peu démodé, « leurs avenues de rêves ».
Qu’est-ce qui peut raccorder l’image, le sexe féminin, et un élément
naturel ? À priori, rien de plus qu’une résonance littéraire et romantique,
de celles que développe Bachelard (le démodé en question), dans L’eau et
les rêves. L’eau, dit-il, est un élément plus féminin que le feu. Et quoiqu’il
puisse y avoir paradoxe à avoir recours à une matière sans forme pour
mieux comprendre une forme individualisée comme l’image, celle-ci porte
naturellement l’esprit de l’objet immobile à l’image mobile. « L’eau, écritil, en groupant les images, en dissolvant les substances, aide l’imagination
dans sa tâche de désobjectivation, dans sa tâche d’assimilation. Elle
apporte aussi un type de syntaxe, une liaison continue des images, un doux
mouvement des images qui désancre la rêverie attachée aux objets ». On
peut en effet regretter que « la carence de la cause matérielle dans la
philosophie esthétique » n’ait pas fait l’objet d’une attention plus suivie. Le
danger, ici, bien sûr, c’est la gratuité des élucubrations. Comment y
échapper ? « L’imagination matérielle est sûre de soi, écrit-il, quand elle a
reconnu la valeur ontologique d’une métaphore ». En somme, nous
voudrions pouvoir intuitionner une certaine texture, consistance des
images visuelles (non pas : les images de l’eau mais l’eau des images) —en
recherchant une « correspondance ontologique » entre les trois axes d’un
triangle phénoménologique, à l’aide, à la fois, de données historiques, de
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béquilles psychanalytiques, de souvenirs poétiques, et d’expériences
intimes. Au-delà d’un « complexe de culture », scolaire et traditionnel (=
ce qu’on sait mais qu’on ne sent pas), il s’agirait d’assigner une généalogie
commune au désir d’eau, de femme et d’images.
D’abord, un rappel trivial. Vénus est anadyomène de nature. Dans nos
tableaux et nos poèmes. L’image aussi. Elle est matériellement et par
généalogie aphrodisiaque, née de l’écume (aphros, en grec). « L’être qui
sort de l’eau est un reflet qui peu à peu se matérialise ; il est une image
avant d’être un être » (Bachelard). Que l’être corporel advienne à lui-même
par le stade du miroir ou non, le plan d’eau fut notre première surface
réfléchissante.
L’eau, 1er miroir, 1er écran ; et l’image fut d’abord réfléchie. C’est, après
celui de « fantôme », le sens d’eidolon, repris par Valery :
Oui ! grande mer de délires douée
Peau de panthère et chlamyde trouée
De mille et mille idoles du soleil
Eau sourcilleuse, œil qui garde en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme.
Reflet : image archaïque, mais image précaire et imprenable.
Ça marche pas la nuit, un nuage l’éteint en plein jour.
Comme le remarque Valery dans ses Fragments du Narcisse :
Éphémère immortel, si clair devant mes yeux
Pâles membres de perle, et ces cheveux soyeux,
Faut-il qu’à peine aimés, l’ombre les obscurcisse
Et que la nuit déjà nous divise, ô Narcisse.
L’eau : un miroir sans mémoire, mais le premier en date, horizontal, en
bas de la pile des images matérielles. Je ne m’aventurerai pas ici (devant
F.F.D.), à commenter le mythe de Narcisse victime androgyne d’une
sombre histoire d’O. plutôt que d’un penchant narcissique (chez Ovide,
Narcisse ne se reconnaît pas lui-même, au début, dans la fontaine, il se
prend pour un autre). Narcisse méprise l’amour d’Aphrodite, déesse
aquatique, qui va, pour se venger, le noyer en elle, dans l’eau, son élément.
Les jeux de reflet restent à distance et en surface. On peut aller plus loin
et se jeter carrément à l’eau. En fait, l’eau nous travaille, elle rêve en nous,
elle se murmure, plus ou moins honteuse, sous nos concepts. Nous
barbotons dans la métaphore depuis le début des travaux de ce Collège.
C’est même l’élément commun aux technocrates et aux théologiens de
l’image qui coexistent parmi nous (étant entendu que les « techno » ont
une bonne formation théologique et vice-versa). Je passe sur les
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métaphores usuelles (la marée montante, la rivière sans retour, le flot
télévisuel, robinet, bocal etc.), liées au défilement temporel. En deçà du
successif linéaire, du ruban d’eau, la rêverie aquatique a relié ici-même
Internet, désigné par un intervenant comme « biocéan », à Heidegger, en
passant par la Gorgone.
Ph. Queau : « on navigue dans les jeux vidéo, non pas seul mais en
flottille ». Dans les mondes virtuels, à la texture mouvante, « il faut se
doter de cartes, de boussoles, savoir reconnaître les amers et les phares,
tenir son cap ».
Fr. Frontisi-Ducroux a évoqué les vertus pétrifiantes de Gorgo —qui fait
passer du vif au mort, en solidifiant ce que l’eau vivifie. Comme le corail
retiré de la mer se durcit aussitôt (coralium, de koré, la jeune fille). L’arrêt
de la vie = passage de l’organisme marin à l’état minéral. La Méduse : un
cœlentéré à forme nageuse.
E. Martineau a évoqué « le sourire innombrable de la mer » —Eschyle.
« Métaphore littéraire ? Moins que jamais mais image pure, où je vous
propose même de trouver une parfaite image de l’image en général »
(Kupex : le germe dans le sein maternel).
L’infini diffusif de soi → sourire de la Joconde → non numérisable, non
productible sur le mode technique.
Son plan d’image ressemble à un plan d’eau. Par sa labilité : on y glisse.
Pas de porte à déverrouiller ni à pousser. Son ubiquité : partes intra partes.
Espace infini, une intériorité sans cadre. Sa transparence enfin, une
profondeur sui generis.
Réalité a-logique, mais non a-signifiante, « l’imaginaire, dit-il, n’est pas
seulement flottant mais vague. Il inonde. Il red-onde. Les parties de
l’image-rêve glissant les unes sur les autres —s’enveloppant, s’in-ondant
les unes les autres. Étrangement, seul le substantif reste absent du beau
commentaire.
Le premier côté du triangle (I-F) nous est cependant plus familier. Le
branchement femme-image est un lieu commun, une constante dans les
archétypes de notre culture, et pas seulement judéo-chrétienne. Dans la
Bible hébraïque, où c’est Ève qui se laisse fasciner par le serpent, tout ce
qui ressortit à la vue évoque une tentation pécheresse, babyloniaque et
idolâtre (« l’idée de faire des idoles a été à l’origine de la fornication »
—croyance juive du I er siècle) ; dans le mythe grec rapporté par Pline
l’Ancien, l’image dessinée est l’invention à Corinthe d’une jeune fille
amoureuse ; chez les pères de l’Église, Tertullien le carthaginois fustige
d’un même élan l’idolâtrie et la coquetterie, les extases visuelles et les
indécences féminines ; la lettre de Grégoire le Grand à l’ermite Secundinus
(ou du moins l’interpolation du VIIIe siècle mentionnée ici par Jean-Claude
Schmitt) compare « le désir qu’a l’ermite de contempler certaines images
religieuses au désir qu’a l’amant d’entrevoir la femme qu’il aime » ; Calvin
reprend le leitmotiv dans son Institution chrétienne : « Jamais l’homme ne
se meut à adorer les images qu’il n’ait conçu quelque fantaisie charnelle et
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perverse ». Religions du Livre, dira-t-on. Les monothéismes sont là pour
dénoncer les chants de sirène du sensible, et opposer aux turbulences
érotiques de l’imaginaire la montée au désert symbolique. Mais la culture
grecque elle-même, paraît-il, accorde plus de mots que d’images aux dieux
et plus d’images que de mots aux déesses. […]