Oeil naif (corr)
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Oeil naif (corr)
© RÉGIS DEBRAY, 1994. TOUS DROITS RÉSERVÉS 1 Conférence à la Bibliothèque nationale de France, 13 décembre 1994. Voir le livre de Régis Debray, L’Œil naïf (Éd. du Seuil, oct. 1994). L’œil naïf Je commencerai par des remerciements et des excuses. Des remerciements à Jean-Claude Lemagny et à François Soulages pour avoir bien voulu associer un simple amateur à une réflexion de spécialistes, qui savent, eux, ce dont ils parlent. J’ai conscience du privilège, et de ne pas vraiment le mériter. Les excuses, c’est pour les redites probables et les redondances forcées. « La vérité est une et l’erreur est multiple » —apprend-t-on à l’École. Parlant en VIe position du même objet, j’ai toutes les chances de recouper les conférenciers qui m’ont précédé. Ce serait même à souhaiter, le contraire voulant dire que je divague complètement. Pourtant, l’intitulé du programme suggère une réflexion « médiologique », qui ne peut être exactement celle du philosophe, du conservateur ou de l’historien, même si elle devra les recouper en beaucoup de points. La médiologie, qui a pour objet l’efficacité symbolique, est une recherche d’intersections. L’intérêt médiologique porte sur les charnières, généralement inaperçues ou sous-estimées, les appareillages de toutes sortes et tailles servant de médiations entre un fait matériel et un fait symbolique. Par exemple, un médiologue du fait littéraire pourra réfléchir le rapport entre l’invention typographique du tiret, ce long trait noir indiquant un changement d’interlocuteur, et la naissance de la forme roman qui suppose le dialogue en style direct. On s’attache ainsi aux armatures matérielles du monde spirituel (supports, voies de transport, vitesses, etc.), ou aux effets culturels des dispositifs techniques. Pour situer ce domaine d’intérêts par rapport à des voisins mieux établis, on dira que la sémiologie s’attache aux codes de lecture, indépendamment des supports d’inscription du signe et de leur processus de fabrication (du moins dans sa visée première) ; on dira que la sociologie s’attache aux réceptions et aux usages sociaux des objets, de la photo par exemple, mais en la coupant de ses déterminations techniques et de l’histoire longue des images fabriquées. La médiologie se distingue de ses deux vénérables aînées en réfléchissant, au plus près de la culture matérielle, les emprises des systèmes techniques sur nos structures mentales, qu’elles soient éthiques, politiques, sociales, etc. Face aux moyens de représentation visuelle, par exemple, la posture médiologique prendra au sérieux l’aventure des artefacts et tout ce que cette histoire à péripéties, à chaque machine de vision nouvelle, a transformé dans notre esthétique, dans le système de nos attentes et de nos émotions, dans notre « foi perceptive », comme dirait Merleau-Ponty. Il suffit de penser aux alentours des années vingt, au changement de style et d’esprit permis par l’apparition du Kodak léger, maniable, sans pied, puis par le Leica d’avant-guerre… La vie, l’instantané, le scoop, l’atmosphère, la street photography, les « images à © RÉGIS DEBRAY, 1994 TOUS DROITS RÉSERVÉS 2 la sauvette ». La photographie n’appelle pas exactement le même regard, sans parler des emplois journalistiques et sociaux, selon qu’il s’agit d’une image de métal, d’un négatif sur verre, d’un papier au gélatino-bromure d’un support celluloïd, d’un Polaroïd à développement instantané, ou d’une épreuve numérique. En quoi il y a des, et non la Photographie. La médiologie a beaucoup de pères fondateurs, je ne suis qu’un arrière petit-cousin. Le premier médiologue de la photo, l’ancêtre majeur est évidemment Walter Benjamin : « On s’était dépensé en vaines subtilités pour décider si la photo était ou non un art, on ne s’était pas demandé si cette invention même ne transformait pas le caractère général de l’art ». Prendre au sérieux donc cet événement dans l’histoire de la chimie que fut, entre 1826 et 1839, Niepce et Daguerre, l’invention de substances photosensibles (stimulée par l’invention préalable de la lithographie en 1796). Je parle bien de chimie et non d’optique, puisque la perspective à projection centrale, ce mode de figuration alignant sur un même axe géométrique un œil, un objet et une image remontait à la Renaissance, et même, dans sa version la plus simple, au sténopé antique. L’appareillage du daguerréotype a simplement ajouté à la camera oscura de Brunelleschi la capacité de fixer l’image, de piéger les rayons lumineux sur une plaque de cuivre chimiquement traitée. Qu’est-ce que cela a changé, la gélatine photo-chimique ? Tout, et pas seulement dans l’ordre visuel : ont basculé notre conception de la vérité, et de l’autorité ; notre pratique quotidienne de l’espace et du temps —voyage, mémoire ethnographie, histoire ; le développement scientifique, bien sûr ; la guerre ; la presse ; l’actualité ; la littérature comme les arts plastiques ; et l’histoire de l’art elle-même, avec le Musée imaginaire (Malraux) La reproduction gravée et surtout photographique a créé un nouvel espace esthétique, comme Jean-Claude Lemagny nous l’a rappelé, avec un effet pervers au demeurant. Elle a déshistorisé l’histoire de l’art, en permettant à n’importe quelle œuvre de dialoguer, sur la page d’un livre, avec n’importe quelle autre, en faisant fi de la dialectique au sens hegelien du mot. La photo nous donne les moyens de la totalisation, —voir Malraux—, mais aussi les moyens de passer outre l’unité interne d’une totalité —« l’esprit d’un temps »— ainsi que la séquence historique des époques et des genres. Avec ses ruptures d’échelle, le grossissement du détail, ses juxtapositions arbitraires, la photo promeut à la fois la sommation, sinon la synthèse des œuvres éparpillées dans les musées et la désintégration des ensembles organisés pulvérisés par l’arbitraire individuel. En somme, elle permet et ruine à la fois le projet hegelien d’une encyclopédie de l’art mondial. Mais ceci est une autre discussion. © RÉGIS DEBRAY, 1994 TOUS DROITS RÉSERVÉS 3 Basculement médiologique de la représentation vers la présence, des médiations vers l’immédiateté, du différé vers le direct, transversal à toutes les sphères de l’activité humaine. « Fracture indicielle de l’ordre sémiotique » fondé sur l’écrit (Sylvie Merzeau). Effet déstabilisateur, dévastateur si l’on veut, mieux entrevu, au demeurant, par les adversaires que par les praticiens. Baudelaire, Lamartine. Profanation matérialiste des sacralités romantiques (l’auteur, le style, l’imagination, l’âme, etc.). Plus drôles, plus fins, les Goncourt, 1850 : « L’intérieur va mourir, la vie menace de devenir publique ». La photo a bien fourni l’étalon d’une nouvelle période de l’esprit humain, qui culminera, un siècle plus tard et par engendrements successifs (cinéma muet, parlant, télévision, vidéo, etc.), dans l’actuelle vidéosphère. Le médium était en avance sur ses utilisateurs. La daguerréotype a déchargé à retardement ses effets de civilisation, après une classique phase de latence picturale ou « pictorialiste », comme il sied à toute révolution médiologique (l’écriture alphabétique, la presse à imprimer). Les premiers incunables copient les manuscrits, les premiers wagons de chemin de fer sont des diligences sur roue, etc. Mutation souterraine des références psychiques et des schémas culturels. Mise en branle sur un temps long d’un « logique indiciaire » (Rosalind Krause), qu’on pourra repérer dans l’écriture automatique de Breton, pulsionnelle de Céline, vocalisée de Schwitters ; dans l’émergence de l’État-Kodak, ou État séducteur (humanitaire et culturel), dans l’art brut, les collages, les détournements, les calques et décalques, le culte du ready-made : plus d’analogie, la chose même. Marey (chronophotographie) explique le Nu descendant un escalier de Duchamp, mais quoique rétif à « l’art rétinien » ce dernier est bien le petit-fils de Daguerre ou plutôt de Talbot (les multiples). Frottages de Marx Ernst, moulages de Ségal, empreintes d’Yves Klein. Body-art, land-art, arte povera : le référent devient sa propre représentation. La parole n’est plus première, la littérature divorce d’avec la peinture, l’ancienne « éloquence muette ». L’œil cesse d’écouter : aucune parole ne se prononce en silence dans ces images sans arrière-fond. Retour du plus sophistiqué à l’origine, à l’élémentaire, au sauvage : l’empreinte de la main dans la grotte de Lascaux. L’œil naïf est celui de l’objectif comme reflet ou miroir ; le regard de l’opérateur ne l’est pas, bien sûr. Pessoa : « Ce que nous voyons est fait de ce que nous sommes et non de ce que nous voyons ». L’opération suppose une série de choix, depuis le cadrage jusqu’au tirage, en passant par la planche-contact. « Viser ou mettre sur la même ligne la tête, l’œil et le cœur » Henri Cartier-Bresson, cela ne se fait pas tout seul, bien sûr. Reste une fondamentale disponibilité à l’autre que soi, au monde extérieur. L’enregistrement comme reconnaissance et gratitude. Henri CartierBresson : « Une photo est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction de seconde, d’une part de la signification d’un fait et de l’autre d’une organisation des formes perçues visuellement qui expriment ce fait » (Images à la sauvette, 1952). Deux fois le mot « fait » : ce qui arrive, ce qui a eu lieu. Ce qui aurait pu ne pas être. Le contingent. L’inattendu. Ce qui © RÉGIS DEBRAY, 1994 TOUS DROITS RÉSERVÉS 4 surgit tout bêtement, sans préméditation ni intention. Barthes : la Tuché, l’occasion, la rencontre. Ce que j’apprécie le plus, moi écrivain, c’est que la photo n’est pas une écriture, malgré l’étymologie grecque : « écriture de lumière ». Moi, homme de langage, c’est que le document n’est pas un langage, malgré les récupérations linguistiques de l’image enregistrée et les assimilations plus ou moins paresseuses. Moi rhéteur, c’est qu’elle n’est pas et ne peut être une rhétorique, malgré un célèbre article de Roland Barthes, la «rhétorique de l’image» (photo publicitaire). Ce même Barthes à qui la vue d’une certaine photo dans un Jardin d’Hiver a permis de rompre avec la grille d’interprétation sémiologique, ou l’obnubilation du code. Retournons au fait technique, élémentaire, bête. Qu’est-ce qu’une photo ? Une empreinte. Sur une surface enduite de sels d’argent, s’impriment à travers une lentille des rayons lumineux reflétés par un objet. Chacun le sait bien : on « fait » un tableau, on « prend » une photo. Peirce a systématisé cette caractéristique avec sa fameuse distinction —indice (« signe réellement affecté par l’objet »), icône (signe ressemblant, ou « motivé », tel le tableau) symbole (signe arbitraire, tel le mot). En fait, c’est un continuum, un arc-en-ciel, avec des effets de bord. La photo par exemple est un hybride, iconique dans sa configuration et indicielle dans sa génération. L’indice ne se fabrique pas a posteriori, ni à volonté ; la preuve « un peintre peut dessiner de mémoire, un photographe ne le peut pas ». Indice = fumée, empreinte de pas, symptôme médical = un signe, oui, mais énergumène (Daniel Bougnoux), incontrôlable, non-conventionnel, involontaire. La photo est en continuité avec la chose, et cette connexion physique, photonique, de l’indice à l’objet n’est pas une ressemblance, une imitation, mais une révélation. Le rapport (externe) de similitude se double d’un dépôt, d’un contact, d’une animation. Contiguïté indiscernable du fantôme avec ce dont il est le fantôme —rapport fusionnel, magique, enveloppant à l’empreinte. Là est la souche, l’originalité du médium = intégrité = plénitude. Cette réception brute d’une trace, c’est l’irréductible photographique, qui l’oppose à la confection du trait. Le réel a l’initiative, même s’il est relayé par une opération chimique. «C’est la lumière qui décide», pas le sujet. Je peux peindre des anges, je ne peux pas photographier des anges. Je reconnais que c’est une limitation assez grave du médium, sans aucun doute ; mais la fonction d’attestation, le « ça a été », « le truc était bien là » convoque une autre sorte de surnaturel, ou de paranormal, celui des émanations. L’ombre vient s’écraser en direct sur le support : l’image comme buée de la chose même, parfum visuel des êtres, touche aux sorcelleries majeures, aux mythes fondamentaux —le Suaire de Turin, résurrection des morts, spectres. Sidération devant disparu intact. Regard mystique de participation, d’hallucination quasitactile. Le choc —sans amortisseur verbal, sans la convention du code ou l’intention du sens. En comparaison, les images peintes ou gravées sont plutôt des pare-chocs, comme le dit Daniel Bougnoux. Pourquoi ? Parce que dessin s’écrit avec un e, dessein. Michel-Ange, Vinci, Vasari : l’Idée d’abord comme dans l’esprit de l’artiste avant de se projeter dans la matière, marbre, cuivre, papier, toile. Vision intérieure et © RÉGIS DEBRAY, 1994 TOUS DROITS RÉSERVÉS 5 pensée opposé à artisan = poète, philosophe, savant. Ut poiesis pictura, mais non photographia. La peinture naît dans l’esprit du peintre, les photos de Witkin aussi, me direz-vous. Mais commencer une photo en concevant un dessin, c’est peut-être le pictorialisme moderne. Une photo n’est pas ordinairement un discours enfoui ; plus pensive que pensante. Signal ; symbole. Moins «bonne à penser» qu’un tableau, et donc plus délaissée par les penseurs de profession. L’objet trouvé, le hasard objectif, qui ne fait pas sens, mais qui fait signe. Ça ne veut rien dire, ça montre. Ou plutôt « c’est », « Das ist ». Les grands photographes n’ont pas besoin de connaître la classification de Peirce, pour saisir cette singularité. Ils déposent l’orgueil, ils pratiquent chaque jour cette révolution copernicienne à l’envers qui fait tourner l’œil autour des choses, ce même œil occidental qui s’était donné tant de peine pour les faire tourner autour de lui-même. Boubat : « la photo est un cadeau du monde au photographe ». Henri Cartier-Bresson : « Vous ne prenez pas une photo, c’est la photo qui vous prend », ou Henri CartierBresson opposant son « fusil à un coup », le Leica, à son « crayon à deux coups ». L’action de la photo à la méditation du dessin. François Soulages : l’irréversible du négatif, de la prise plus l’inachevable du tirage, et peutêtre de la compréhension. En tant que trace pure, il y a des tableaux inachevés, il n’y a pas de photos inachevées. Encore qu’une technique nouvelle puisse, là encore, susciter une culture photographique nouvelle : le regard inachevé. L’instamatic, l’appareil-jouet ou jetable, autofocus etc., que Plossu transforme en une esthétique du flou. À travers « la photo pauvre » (le pensiero debole de Vattimo). Serge Tisseron a montré comment on pouvait ainsi privilégier l’acte sur le résultat photographique, pour retrouver la fluidité de la sensation. L’acte comme participation —surprise à la précarité du monde. Ce que Doisneau expliquait à sa façon dans ses belles métaphores à la Prévert : « Mes photos sont des enfants de l’Assistance publique. Les gens les adoptent et les élèvent dans leur tête ». Les écrivains peuvent aussi s’essayer à ce rôle de tuteurs, avec un tact que je n’ai pas toujours eu moi-même dans L’Œil naïf, notamment envers Doisneau. Sans jamais oublier, comme le dit Lemagny, que « plus encore que pour un autre art, le bavardage est mortel pour la photographie » —en fonction même de son indicialité. Ces évidences une fois rappelées, je voudrais maintenant me tourner vers l’avenir. Et surenchérir sur ce qu’a écrit Jean-Claude Lemagny dans sa présentation de l’exposition La Matière, l’Ombre, la Fiction. « La photographie est en train d’assumer, dit-il, et de sauver la véritable nature de l’art, qui est de nous mettre au contact des formes matérielles, de nous replacer en présence du réel ». C’est un fait que l’art moderne a suivi au pied de la lettre l’injonction hegelienne : préparer le retour de l’Esprit à luimême, en soi et chez soi. En somme : devenir philosophie, s’abolir comme objet sensible pour se prendre soi-même directement comme objet de © RÉGIS DEBRAY, 1994 TOUS DROITS RÉSERVÉS 6 pensé. Le mouvement a peut-être commencé avec Manet, par la stylisation romantique du sujet. « Dans le Clémenceau de Manet, c’est Manet qui compte, pas Clémenceau ». Les portraits deviennent des autoportraits, l’artiste se regarde à travers le corps de l’autre. Comme disait Hegel, à la fin de l’art romantique, « l’intérêt pour l’objet représenté se reporte sur la brillante subjectivité de l’artiste lui-même, qui cherche à se montrer, à montrer son talent ». Wolf : « l’art contemporain, c’est ce qui n’est compréhensible que par l’intermédiaire d’une théorie ». « The less you have to see… ». Duchamp devient philosophe, l’art devient son propre discours, l’essentiel est d’avoir une idée donc le minimal. Le Manifeste tient lieu d’œuvre. Perte de l’anecdote. La réalisation s’évanouit dans la conception. « L’art » est une morale de l’intention (Jean-Marie Schaëffer). Un sémiologue dirait que le signifiant a liquidé le référent. Le code a tué la chose, et le sens le sensible. Le spirituel a absorbé le matériel (Kandinsky en a fait une théorie). Trop de retouches : ça ne touche plus. Un trop de créativité débouche finalement sur un pas de création du tout : l’artiste fera sans l’objet, sans le monde, sans le corps. L’art conceptuel ; l’ennui des généralités. Défaut de sensualité mais aussi de surprise. C’est ici que le déficit, le faible pouvoir critique de la photo ou sa brutalité sémiotique se retournent en avantage. Une photo surprend, parce qu’elle vient d’ailleurs, du dehors. Et quelle est toujours un quelque chose, ni une idée ni une généralité. Si la digestion mentale du donné sensible s’est parachevée avec les « nouvelles images », sans objet, sans lentille et sans lumière n’est-il pas temps de se féliciter que la photo ne soit pas casa mentale (contrairement à ce que suggère mon ami Marc Fumaroli dans son essai sur Prushovski et la photosynthèse) ? Par « l’image pauvre », ne peut-on espérer retrouver la force perdue des choses. Un sang nouveau de naïveté, de spontanéité et d’enfance. Par quoi, effectivement, la régression indicielle du «document», régression par rapport à « l’œuvre », peut sauver d’une certaine asphyxie symbolique. On pourrait élargir le propos en dehors de la création artistique (où les effets-photo ont provoqué une sorte de court-circuit du plus concret au plus abstrait, comme cela se voit dans l’hyperréalisme ou le pop-art, où l’on assiste à l’abolition humoristique de la chose dans sa réplication). La photo, ultime recours à l’idéalisme absolu en voie de l’emporter. La mathématisation du monde sensible, c’est le mouvement long du savoir, notamment en Occident. Elle a permis, par le biais technologique, une lente dématérialisation du monde. Aujourd’hui, un nouveau bond a été franchi avec le virtuel. Des modèles mathématiques peuvent produire du visible, via les logiciels d’ordinateur. Dans le visuel de synthèse, l’image numérique s’est affranchie de toute matérialité, y compris des photons lumineux. Elle se manipule comme un symbole dans un code, comme un élément dans un calcul. La photo classique, l’indice lumineux d’un réel préexistant, et à ce titre chargé d’affect, ne devient-elle pas alors l’anti- © RÉGIS DEBRAY, 1994 TOUS DROITS RÉSERVÉS 7 abstraction, le contre-symbole —au sens « l’art est un antidestin » ? Un secret gisement d’humilité, dans l’infatuation technologique ambiante, et particulièrement dans ce qu’un univers entièrement digitalisé et en état d’apesanteur, pourrait receler de tentations schizophréniques —« le monde entier devenant ma représentation », selon l’annonce de l’évêque Berkeley ? Une réserve d’affectivité dans un monde d’images froides, froidement calculées et mortellement intemporelles (les dragons numériques et les canards en 3D des palettes électroniques). Bien sûr, « le » réel n’existe pas comme catégorie absolue. Il est construit en fonction de nos capteurs, défini par nos appareils d’enregistrement : le réel est une catégorie technique, il évolue avec nos machines de vision et de détection. Mais on pourrait en donner, me semble-t-il, une définition transversale à ses états relatifs, et modulable selon chacun d’eux le réel c’est ce qui n’est pas au programme, ce qui n’est pas dans mon logiciel. C’est l’information que je n’attendais pas. L’imprévu qui contredit ma propre « clôture organisationnelle », celle, intérieure, de mes fantasmes ou celle, extérieure, du mensonge idéologique, de l’archétype moral, ou tout simplement du bon goût. Ce qui court-circuite mes codes, mes attentes et mes rêves. Ce qui se passe dans mon dos. Le réel : l’autre. Le dispositif photographique me révèle ce que je ne veux pas voir (me voir tel que je suis, en photomaton, et non tel que je voudrais qu’on me voie). Ou ce que je ne peux pas voir : micro ou macro, radiographie, RMN. Le mouvement des ailes dans le vol, des pattes dans le galop (Marey). Benjamin : « L’inconscient de la vue », ou Barthes : le punctum le détail insolite. Fonction morale d’attestation, de rappel à l’ordre (du fait). Fonction de plus en plus subversive. Peur des photoreportages en régime totalitaire (Sander censuré par les nazis), le « commissariat aux archives » (Alain Jaubert). Dans un monde à la Zelig de Woody Allen : l’œil naïf était dans la tombe et regardait Caïn, Abel étant mort d’effets spéciaux, tué par Baudrillard et « la précession des simulacres ». La morale photographique, ou l’usage thérapeutique de la blessure narcissique est de re-réaliser ce que l’électron et la puce déréalisent. Contre les comportements de fuite, de dénégation ou d’exorcisme, la photo me ramène incessamment devant l’instance du réel, toujours refoulée ou censurée, car éminemment inconcevante, dérangeante, désobligeante. Il y a de la photo tout n’est pas simulation, je ne suis pas seul avec mes écrans. Il y a des choses qui me résistent, je ne peux rien y faire. Il y a des indices, je ne suis pas seul avec mes codes. Cette mauvaise surprise, je la crois encore fondamentalement bonne d’un point de vue éthique et médiologique. J’ai conscience d’avoir parlé d’un âge révolu de la photographie, ou sinon révolu, précarisé par l’ordinateur. La photo numérique affranchie de toute matérialité, libérée, désenchaînée ne sera plus un certificat de © RÉGIS DEBRAY, 1994 TOUS DROITS RÉSERVÉS 8 réalité ; ne vaudra plus pour preuve. Les frontières du fictif et du documentaire une fois brouillées, les photographes affranchis du donné indiciel vont se retrouver dans le même arbitraire que les écrivains. Avec autant de liberté et aussi peu la crédibilité. Montrer sera comme écrire. La trace redeviendra trait. Tous menteurs, tous simulateurs. Devant une photo, on ne dira plus « ça a été » ; mais ça se pourrait bien, « p’et bien que oui p’et bien que non ». Comme devant un témoignage écrit ou un poème en prose. Même si on peut être triste pour les photographes, qui vont redevenir des peintres comme les autres, ou plutôt des programmeurs de signes pianotant sur un clavier, c’est une bonne nouvelle pour les écrivains. Tous au même niveau, désormais. Je ne sais vraiment pas si c’est une promotion pour les photographes.