entre diderot et dysney (extra)

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entre diderot et dysney (extra)
© RÉGIS DEBRAY, 1992. TOUS DROITS RÉSERVÉS
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La France à l’Exposition universelle, Séville 1992, Facette d’une nation,
Flammarion, 1992 ; Contretemps, Éloges des idéaux perdus, p. 118, Folio actuel,
Gallimard, 1992.
EXTRAITS
Entre Diderot et Disneyland
Tout ce qui nous rassemble au-delà des folklores nationaux ne se
ressemble pas mais participe, chacun dans son genre, d’un certain sacré
planétaire. Depuis Londres 1851, malgré un crochet par Osaka 1970, les
objets manufacturés ont coutume de faire leurs Pâques dans une aire de
civilisation privilégiée, cet Occident de la Raison instrumentale où
l'universel semble avoir élu domicile (sur une vingtaine d’Expositions
universelles, aucune en Afrique, en Amérique Latine, en Asie continentale
ni dans l’Est européen). En Euramérique donc, entre la Noël, les jeux
olympiques et l’expo, les âmes concélèbrent Dieu, les corps, l’Espèce, les
inventions, Prométhée. Trois formes de communion qui font peut-être
système à présent, grâce à la télévision qui mondialise ces différentes
cérémonies dans une même grille de programmes. Le culte de la technique,
le petit dernier, mérite qu’on y réfléchisse : il nous renvoie aux sources
positivistes d’une défunte religion de l’Humanité, à socle économique.
Nous en répétons ponctuellement les rites, mais avons-nous encore la foi ?
Si les choses sont inhumaines, en effet, les objets techniques ne le sont
pas, qui chantent non la matière brute mais l’esprit qui l’ouvrage et lui
donne forme. Les compétitions internationales de l’ingéniosité se
détachent dès l’origine sur un fond d’humanisme lyrique car si les foires
proviennent du Moyen-Age, les expos proviennent d’un credo saintsimonien qui a l’âge du chemin de fer. Il y a toujours eu des produits et des
outils mais les « merveilles de l’art et de l’industrie » n’ont que centcinquante ans.
Fête ou Foire ?
De la fête, « l’Expo » a l’éphémère, l’excessif et la pompe. Contrairement
à la foire où s’échangent des marchandises, à des fins utilitaires, il y a dans
la fête une idée de célébration, solennelle, et de dépense, inutile. Ici, on ne
touche pas, on ne soupèse pas, on n’achète pas. On regarde et on admire.
La foire est pleine de tentations, la fête, d’éblouissements. L’Exposition
universelle transfigure la valeur d’échange des objets, suspend un instant
leur valeur d’usage, sublime l’univers matériel du besoin dans la féerie du
spectacle. Elle fait accéder le machinisme au royaume de l’esthétique et il
n’est pas sans signification qu’elle soit apparue en même temps que la
photographie, ce mixte incertain d’art et d’industrie. Avec elle, l’aura de
l’œuvre d’art que Walter Benjamin définissait comme « l’unique apparition
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d’un lointain »— se transpose sur l’objet technique. L’Exposition
universelle est à la foire internationale ce que le musée est à la galerie
marchande pour l’objet d’art. Elle le met en gloire, non en vente. Il va de
soi que le commerce de tableaux prospère aux alentours des musées de
peinture et que la gloire conférée par le musée n’a pas peu d’incidence sur
la cote des artistes. Mais l’Exposition n’est pas un supermarché aux puces
de la découverte ni un concours Lépine à l’échelle mondiale. Elle est là
pour offrir à la production technique son cérémonial et son légendaire.
Dans le langage des objets, la foire commerciale est prose et l’Exposition
universelle, poésie, (épique). L’une ressortit au monde matérialiste du
toucher, l’autre à celui, plus spirituel, de la vue. La première est calcul, la
deuxième est spectacle. Ici, on suppute. Là, on prophétise. La gestion des
Expositions universelles relève chez nous d’une « Direction des foires et
expositions », au Centre français du commerce extérieur, ce qui traduit
l’indéniable filiation de la foire médiévale mais aussi un certain dédain
pour les métamorphoses du sacré moderne. Car ce genre de manifestations
a au moins autant à voir avec ce qu’on appelait jadis le Ministère de
l’Instruction publique et des cultes, ou aujourd’hui Culture et
communication, qu’avec l’Économie et les finances. Dans la société rurale,
la place du marché était un lieu profane parce qu’il faisait pendant au
parvis de la cathédrale. Quand s’évaporent quelque peu les mystères de la
Passion, « les mystères de la science » voient refluer vers eux les
enchantements perdus. Les pavillons nationaux deviennent des « Temples
de la Pensée », et les fastes de la découverte s’investissent des prestiges du
nouveau catéchisme, qui s’appelait « Progrès » au siècle dernier, que nous
avons rebaptisé « croissance ». Cette religion séculière, quoique sans
transcendance n’échappe pas entièrement au surnaturel. […]
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