tout va bien - Régis Debray
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tout va bien - Régis Debray
© RÉGIS DEBRAY, 2004. TOUS DROITS RÉSERVÉS 1 Publié dans Marianne, Juin 2004 Tout va bien « America is out. Marécage irakien. Pagaille à Washington. Humiliation du chef. L’Europe décroche. Le fossé se creuse. » Il n’est bruit que de cela et cela n’est peut-être qu’apparence. Une fois de plus, ce qui survient cache ce qui subvient. L’anicroche, le scénario. Le lieu le plus obscur est toujours sous la lampe, et nous peinons à voir qu’une nouvelle étape est franchie sur la route menant aux États-Unis d’Occident. À cet égard, tout va mal à Bagdad et tout va bien pour l’Amérique. Au point qu’on peut même se demander si le nouvel Édit de Caracalla auquel aspirait mon ami Xavier de Chayssac (tué en Afghanistan aux côtés des troupes spéciales US) sera encore nécessaire pour octroyer à tous les humains du « monde démocratique », ados inclus, la citoyenneté de la Grande République1. Plus les Français s’éloignent de la politique, plus ils font leur la psychologie américaine. Glissons sur les fondamentaux de la suprématie, inentamés : avance militaire ; dynamisme économique et impunité financière ; quasi-monopole dans la recherche et les sciences dures ; pompage planétaire des cerveaux ; mondialisation de la langue, etc. Parlons du fondement de ces divers fondamentaux, qui est la vision du monde. Pour s’en tenir au pays d’Europe qui aime à disputer le leadership, l’attitude des élites françaises, telle que la reflètent leurs organes d’expression, incite à l’optimisme. 1. Notre opposition à l’Amérique est devenue américaine —alors que l’approbation de l’Amérique, au moment de la guerre froide, pouvait relever d’un libre-arbitre européen. La guerre contre l’Irak n’est pas condamnée au nom d’intérêts ou de valeurs propres, des singularités de notre culture ou de notre géopolitique ; pas non plus au terme d’une analyse historique ou d’essence (agression, occupation). « Colonialisme », « impérialisme » ont disparu. De même les déterminants économiques objectifs (approvisionnements pétroliers, profits, compétition). Ces bassesses ne font plus la une. La politique américaine est condamnée sur des critères américains, d’ordre moral, sentimental et manichéen. Il est louable d’exporter la bonne démocratie (et la liberté des capitaux) chez les méchantes dictatures, mais il faut s’y prendre convenablement. Le but est légitime, pas la méthode. Le Bien ne doit pas se laisser contaminer par le Mal (tortures, exactions excessives). Nos dissentiments se placent désormais sous le signe d’un kitsch généralisé, celui qui règle outre-Atlantique, depuis Reagan, l’agir collectif : idéalités et bons sentiments, héros et vilains de comics, (« le Président qui a terrassé © RÉGIS DEBRAY, 2004. TOUS DROITS RÉSERVÉS 2 l’Empire du Mal »), gentillesse, tutoiement et prénom immédiat, visuels plus que textes, media events et first lady. Le réquisitoire n’est crédible que s’il est signé d’un bon patriote, un ancien, un exclu ou un futur de l’administration centrale. Le Monde vote Kerry. Cannes, Michael Moore, Jussieu, Harvard. En 1964, face à l’assassinat en masse des Vietnamiens, le révolutionnaire européen campait en adversaire du dehors. Et ne défilait pas à Paris ou à Rome derrière les dissidents américains. En 2004, fasse à l’assassinat en masse des Irakiens, l’antiwar se pose en opposant du dedans. Aux futures présidentielles, il se tiendra fermement aux côtés du parti démocrate. Notre bipartisme sera donc le leur. Les leaders socialistes français choisissent comme cadres d’expression réguliers les universités et think tank des États-Unis (M. Jospin y condamnant même l’inutile radicalisme de MM. Chirac et de Villepin sur l’Irak). Évoquer, dans ce contexte, une stratégie autonome au Proche et Moyen Orient, ou pire, « la politique arabe de la France », serait une incongruité sénile. Un thème court sous les éditoriaux contestataires et loyalistes de l’hexagone : « Sachez-le M. Bush, la vraie démocratie américaine, celle de Roosevelt, ce n’est plus vous, c’est nous ». « Aidez-nous à vous aimer » lance le centre gauche. Et son rival de centre-droit : « Allons, on vous aime malgré tout ». 2. Cette aliénation collective, qui incorpore l’inconscient nord-américain à la conscience européenne en rendant cette dernière étrangère à elle-même, n’est pas seulement le fruit d’une acculturation réussie (tout au long du 20e siècle). Elle résulte d’une bascule de nos pôles d’assimilation fantasmatiques, suite à l’effondrement des communismes de l’Est, et du progressisme laïque au Sud. Il y a quarante ans, un ado révolté à Paris s’identifiait spontanément au bo-doï vietnamien et au guérillero sud américain. Il défilait derrière les portraits de Ho-Chi-Minh, Guevara et Trotski. Aujourd’hui, il ne peut heureusement s’identifier au seul ennemi capable, à l’échelle mondiale, de faire pièce à l’arrogance et à la brutalité de Washington : l’islamisme. Or entre Bastille et République personne n’a envie de brandir les portraits de Ben Laden ou de Moqtada-Al-Sadr. En 1964, le choix du manifestant parisien était entre une démocratie oppressive à l’extérieur ainsi qu’inégalitaire à l’intérieur et la démocratie « plus » qu’était censée devenir un jour, à ses yeux, la dictature du prolétariat ou le jacobinisme des damnés de la terre. Le choix de son successeur est entre un Empire exaspérant et un Moyen-Age insupportable, entre le maintien d’une civilité élémentaire et bi-sexuelle, qui marginalise ses pauvres et dévaste les identités extérieures, et des théocraties machistes et obscurantistes, qui dévastent jusqu’à la liberté intérieure de pensée. Puisqu’il n’y a plus deux Occidents mais un seul, et que de deux mondes, il faut choisir le moindre ; puisqu’en ralliant avec armes et bagages le pôle impérial, la vieille social-démocratie s’est révélée incapable de dessiner une troisième voie © RÉGIS DEBRAY, 2004 TOUS DROITS RÉSERVÉS 3 ailleurs qu’à la télé, le Panthéon intime et l’idéal du moi, chez le réfractaire au kitsch néo-libéral, se retrouvent en porte-à-faux, coincés entre une efficacité qui lui répugne (la résistance armée, ou « terroriste », des fois de Dieu en Orient) et des souhaits sympathiques mais peu opérationnels (l’altermondialisme dans la forteresse Occident). Ce passage à vide des mythes d’identification laisse le champ libre aux rouleaux compresseurs de l’hégémonie. Résultat : le D-day. Évacués la GrandeBretagne et le Canada. Oubliés l’Amgot et les plans d’occupation du territoire français. Les deux cent cinquante mille tués américains dans la guerre anti-nazie pèsent déjà dix fois plus dans notre mémoire et nos liturgies que les vingt millions de tués soviétiques. Les deux mille sacrifiés d’Omaha-Beach ont gommé, chez nos jeunes, les deux cent mille sacrifiés de Stalingrad (comme « Le soldat Ryan » de Spielberg a éclipsé le non moins admirable « Stalingrad » de Jean-Jacques Annaud). Et alors qu’on entendait au petit écran, dans la bouche d’un animateur goguenard « et pendant ce temps-là, De Gaulle embêtait les Alliés, n’est-ce pas ? », les présidents et majestés des Etats-Unis d’Occident arrivaient à la tribune d’Arromanches en autocar. La reine d’Angleterre, splendide isolement, en LandRover. Et l’Empereur électif, pour dévalorisé qu’il soit, en limousine, après avoir fait poireauter dix minutes le menu fretin, en rang par couples. Grossièreté ou finesse ? Le protocole ne ment pas. 3. L’avant-scène diplomatique cache au parterre le ralliement fonctionnel des institutions-piliers. Deux échelons précurseurs sont chez nous à signaler : l’Armée et l’Intelligentsia, devenus, depuis quarante ans, nos meilleurs officiers de liaison avec la métropole. Et ce, pour un motif tout pratique, sans a priori idéologique ostensible : l’interopérabilité, des systèmes d’armes et de carrières (liés, chez les doctes, à celui des thèmes et champs d’étude). En Afghanistan, en Haïti et ailleurs, comme à l’ENS ou aux Hautes-Études, nos éléments de pointe incorporent au mieux procédures et références, afin de se faire labelliser par les détenteurs de l’étalon-mètre. Le SDECE de 1964 pouvait œuvrer sans et parfois contre la CIA, à Saint-Domingue ou en Asie. La DGSE de 2004 est intégrée à la maison-mère, sur tous les fronts. Le summum des affectations pour nos officiers généraux est Tampico, Floride ; Evere, OTAN ou Washington DC. C’est la Columbia University ou la NYU pour le jeune thésard ou maître de conférence. Remarquable prise en tenaille. Aux sourdes résistances de la Haute-Hiérarchie militaire (déjà associée par le Pentagone à un plan d’invasion de l’Irak) face aux « crispations » du Quai d’Orsay ont répondu les prudentes réserves, entre indignation et mutisme, de notre haute intelligentsia, qui appelle aujourd’hui encore à faire barrage à tout relent d’anti-impérialisme (qualifié d’antiaméricanisme). Le Monde de 1964 aurait fait hurler ses lecteurs s’il avait eu pour supplément hebdomadaire le New York Times —chose toute naturelle quarante ans © RÉGIS DEBRAY, 2004 TOUS DROITS RÉSERVÉS 4 après. Le Monde Diplomatique, l’organe des réfractaires, est « chomskysé », rejeté par les légitimes dans un folklore sans conséquence (et son étonnant cinquantième anniversaire, tout récemment, sans reprises aucune dans la bonne presse). Nos « radicaux » réputent original et subversif, l’importation dans nos provinces de l’ordre moral de San-Francisco ; et notre communauté homo vient ainsi renforcer la fragmentation du peuple d’antan en communautés religieuses et ethniques, chacune avec son lobby, selon les canons métropolitains. L’ultra-souverainisme de notre leader blâmant toute velléité d’autonomie à sa périphérie, c’est à l’aune de l’ouverture et de la modernité que sera disqualifié, chez nous, comme de droite, souverainiste et ringarde le plus modeste pas de côté. Ainsi va le monde quotidien. Ne nous étonnons pas qu’à l’heure où s’étalait aux États-Unis une francophobie primaire frisant le racisme, il n’était bruit à Paris dissertait gravement, via plusieurs volumes, sur notre déshonorante anti-américanisme. Les innombrables experts, centres de recherches, clubs et instituts, qui veillent dans tous médias au salut de l’Empire, ont tort de s’inquiéter de quelques escarmouches. Dans trois ans, le postulant le mieux placé à la chefferie de notre province sera l’excellent M. Sarkozy, qui ne fait pas mystère sur son modèle de société et ses choix stratégiques, et à côté duquel M. Lecanuet, candidat contre De Gaulle en 1965, eût fait figure d’archéo-gaulliste. Tournez le bouton et ouvrez vos livres d’histoire. Le désordre dans Rome, et une expédition punitive manquée en-dehors du limes, n’ont jamais nui à l’extension de la pax romana au sein du monde (dit) civilisé. 1 Voir Xavier de C****, L’Édit de Caracalla, Fayard, 2002.