s`informer n`est pas

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s`informer n`est pas
© RÉGIS DEBRAY, 1995. TOUS DROITS RÉSERVÉS
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Stockholm, Aftonbladet, 23 février 1995
S’informer n’est pas savoir
« Tu sais que le pape est mort hier au soir ? » « Tu sais ta table de
multiplication ? » Un même mot, deux emplois : savoir et savoir que. Une
« dernière nouvelle » (ici, fantaisiste) n’est pas une connaissance première,
mais leur confusion est devenue, dans notre vidéosphère, une sorte
d’habitude inconsciente. Elle est dangereuse. Tentons brièvement de
séparer l’huile et l’eau, dans leur principe. Une information est indexée sur
le temps, elle se dévalue avec lui. Mon journal quotidien sera soldé et bradé
demain matin, il aura perdu entre-temps sa valeur marchande. L’univers
du news, où la concurrence prend la forme d’une incessante course de
vitesse, vit dans l’urgence : être dans les temps, arriver à temps, nous
n’avons plus le temps. Une nouvelle est fraîche ou n’est pas. Le théorème
de Pythagore ou le tableau de Mendeleieff, en revanche, auront demain la
même valeur qu’aujourd’hui.
Une information est indexée sur un public. Il n’y a pas de nouvelle en
soi, chacun se compose son journal en fonction de ses intérêts vitaux,
ethniques, religieux ou économiques. L’indice Dow Jones n’est pas une
nouvelle pour un moine bénédictin, et les dernières nouvelles de
Papouasie-Nouvelle-Guinée n’en sont pas pour les lecteurs d’Aftonbladet.
L’information est un miroir brisé en mille morceaux, dans lequel chaque
culture, chaque pays, chaque individu filtre les reflets en fonction de leur
pertinence, selon qu’ils entrent ou non en résonance avec leur monde
propre. Le théorème de Pythagore a, en revanche, la même validité à PortMoresby et à Stockholm.
Une information est une marchandise. Elle coûte cher. Elle s’achète (à
des agences internationales), se revend (par des organes d’information, qui
sont des entreprises économiques). Le cours dépend des intérêts
d’actualité, des thèmes, porteurs ou non, des demandes. À la limite, une
information que je ne peux vendre à personne n’en est pas une, elle
retombe dans le bruit de fond indistinct du monde anodin. L’information,
c’est que je monnaye. Mais, il n’y a pas un marché du savoir, et Pythagore
appartient de droit à tout esprit raisonnable, pauvre ou riche, noir ou
blanc.
La production des connaissances a une histoire ; elle se développe dans
le temps, on parle justement, à son propos, d’accélération. Mais le temps
reste pour le savant un paramètre extérieur à son champ, alors qu’il est
intérieur et constitutif pour le chasseur ou le diffuseur de nouvelles : si
l’information idoine n’est pas passée au jour J, à l’heure H, elle ne
reviendra plus. C’est justement pourquoi le recoupement, la vérification
des sources, la confrontation des témoignages deviennent dans l’univers
des news si problématiques. Alors qu’une connaissance scientifique
inaperçue ou rejetée un jour —comme un poème ou un tableau— aura
toujours une instance d’appel.
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Ces caractéristiques redoublent d’acuité avec le défilé des images
électroniques. L’imprimé opère en différé, l’image télévisuelle, le plus
souvent en direct. Elle ne laisse pas le temps au travail de la vérification, ce
qui lui permet d’ailleurs, par son impact immédiat, de supplanter la presse
écrite, plus lente, en période de crise aiguë, nationale ou internationale.
Avec cet instrument de proximité, le fragment isolé l’emporte sur les
ensembles, l’émotivité sur le discernement, le témoignage sur
l’argumentation, et l’instant sur la durée. La transmission électronique à
chaud remplace l’information, encore dérangeante et qui nous complique
la vie, par son degré inférieur, la communication, participative, fusionnelle
et qui cherche en somme à nous simplifier la vie. À nous confirmer dans ce
que nous savons déjà ; à faire groupe, plutôt qu’à faire sens. Il n’est jamais
payant de raisonner à la télévision.
Au-delà de ces traits fréquemment relevés, il importe de revenir aux
handicaps fondamentaux de l’image enregistrée pour dégager ce qu’on
pourrait appeler l’impensé collectif de la vidéosphère où nous baignons
chaque jour (et d’autant plus dangereusement là où la presse écrite, plus
ou moins consciemment, prend la télé pour modèle et critère de
l’information utile). L’image physique ignore l’énoncé négatif. Un nonarbre, une non-venue, une absence, peuvent se dire, non se montrer. Un
interdit, une possibilité, un programme ou un projet —tout ce qui nie ou
dépasse le réel effectif— ne passent pas à l’image. Une figuration est par
définition pleine et positive. Si les images du monde réussissent à
transformer le monde en une image —ce monde sera autosuffisant et
satisfait, profondément conservateur. « A brave new world ». Seule
l’écriture peut anticiper sur le réel existant, avec des marqueurs d’opposition et de négation. L’image ne peut montrer que des individus ou des
particularités, non des catégories ou des types. Elle ignore l’universel et la
généralité. Elle n’est donc pas réaliste mais nominaliste : n’est réel que
l’individu, le reste n’est pas montrable. Ce qui vaut encore plus pour
l’image TV, condamnée au gros plan. L’audiovisuel est, au sens propre,
idiovisuel. La Suède, l’Humanité, le Capital ou la bourgeoisie comme la
Justice ou l’Instruction publique ne passeront jamais au petit écran, mais
tel Suédois, cet homme-ci, cet entrepreneur ou cet ouvrier-là. « Tous les
hommes naissent libres et égaux en droit » —voilà une proposition de droit
techniquement interdite à l’image, sauf commentaire surajouté.
L’image ignore les opérateurs syntaxiques de la disjonction (ou bien…
ou bien) et de l’hypothèse (si… alors). Les subordinations, les causalités
comme les contradictions. Les enjeux d’une négociation entre États ou
entre patrons et salariés —sa raison d’être concrète en somme –sont, pour
l’image, des abstractions. Non, le visage des négociateurs, qui ne sont en
réalité que les masques superficiels des intérêts réels en jeu. L’intrigue
compte moins que l’acteur. L’image ne peut procéder que par juxtaposition
et addition, sur un seul plan de réalité, sans possibilité de metaniveau
logique. La pensée par image n’est pas illogique mais alogique. Elle a forme
de mosaïque, sans le relief à plusieurs étages d’une syntaxe.
L’image enfin ignore les marqueurs du temps. On ne peut qu’en être le
contemporain. Ni en avance, ni en retard. La durée ? Une succession
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linéaire de moments présents équivalents les uns aux autres. Le duratif
(« Longtemps, je me suis couché de bonne heure »), l’optatif (« Levezvous, orages désirés… »), le fréquentatif (« Il m’arrivait souvent de… »), le
futur antérieur ou le passé composé n’ont pas d’équivalent visuel direct (du
moins sans l’aide d’une voix off).Ces quatre déficits sont des faits
techniques, non des jugements de valeur. Leur réunion cristallise une
subjectivité collective. Les valeurs du temps sont celles nos images : son
idéologie, une iconologie sui generis. Ce qu’on baptise « la nouvelle
culture », le culte de l’individu, de l’instant immédiat, du tangible et du
concret, n’est sans doute que l’éternel impensé de l’image actualisé par nos
nouvelles machines de vision.
Elles apportent peut-être une culture, mais non une connaissance,
universelle et nécessaire. On peut tout dire, mais on ne peut pas tout
montrer.

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