Régis Debray :

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Régis Debray :
Régis Debray :
l’itinéraire d’un militant et
d’un philosophe, un parcours
aux multiples facettes
Dans le cadre des « Lectures croisées » du GREP, et en partenariat avec la Médiathèque
de Toulouse, des animateurs du GREP ont présenté le 21 mai 2011, à la Médiathèque, un
hommage à Régis Debray, et on trouvera ici leurs interventions, et le débat qui s’en est
suivi :
Présentation de l’ouvrage de Régis Debray « Le feu sacré »
Paul Seff
Régis Debray : l’intellectuel républicain
Pierre Besses
Régis Debray et la médiologie
Alain Gérard
Régis Debray : une trajectoire vers le XXIe siècle
Jacques Richaud
(A propos des deux ouvrages « Le Moment Fraternité » et « Éloge des Frontières »)
Notes de lectures sur « L’Éloge des Frontières » et « Dégagements »
Daniel Goubier
Conclusion : philosopher et regarder, écrire maintenant
Guy Hennecart
Débat
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PARCOURS 2010-2011
Présentation de l’ouvrage
de Régis Debray « Le feu sacré »
par Paul Seff
Introduction
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Avant de pénétrer dans l’analyse forcément succincte d’un livre qui se présente comme une
réflexion sur les fonctions du religieux, il me paraît important de jeter un regard sur la personnalité intellectuelle, le style de pensée très original de ce penseur.
Régis Debray m’apparaît d’abord comme quelqu’un d’éminemment paradoxal non seulement parce qu’il se plaît à pointer les paradoxes des cultures, des idéologies, des systèmes
moraux, des modes de vie, des événements majeurs de notre modernité mais parce qu’il
est lui-même paradoxal dans sa façon de traiter l’analyse des phénomènes de société, des
principes et des valeurs qui les portent, des institutions qu’ils génèrent, en faisant abstraction
de ses propres valeurs et des convictions qui sont les siennes et transparaissent néanmoins
au fil de son discours.
Philosophe de formation, converti à la sociologie, appliquant avec rigueur les méthodes de
cette discipline, il ne cesse de soumettre ses résultats à une critique philosophique profonde
et originale qui ne cesse de les transcender.
Agnostique, détaché de toute vision métaphysique ou théologique du monde, il développe
amplement les vertus du religieux notamment sur la question qui tient une place centrale
dans ses préoccupations : ce qu’il nomme « les communions humaines », le pouvoir de créer
lien social et solidarités. Et l’un des axes de sa démonstration est que le sacré déborde amplement le religieux parce qu’il est une dimension essentielle de l’humain et qu’il est présent
dans bien des manifestations de la vie profane.
Venu du marxisme et de la pensée révolutionnaire, il critique avec une lucidité sans concession les causes de l’effondrement du communisme, comme il dénonce les limites d’un socialisme dont il a pourtant été un moment le porte-parole officiel !
On peut le définir comme un humaniste radical épris d’universalité, et cependant il ne
manque aucune occasion de souligner les difficultés que rencontre partout cet idéal issu
de la reconnaissance de l’unité humaine comme de mettre l’accent sur les limites et les
fragilités nombreuses de l’homme. Il se proclame républicain et démocrate mais ne cesse de
dénoncer les ambiguïtés, les contradictions et tous les dysfonctionnements de notre système
politique institutionnel. Cette posture perpétuellement critique obéit à une logique : c’est
précisément parce qu’il est profondément enraciné dans les valeurs de l’humanisme qu’il en
perçoit toutes les défigurations dans l’ordre de la réalité sociale et de l’histoire.
S’il ne s’enferme dans aucune idéologie sociale et politique, s’il se tient à distance de toute
métaphysique, c’est parce que sa critique ne se réfère qu’aux valeurs d’une éthique universaliste. Tel est le sens de sa ligne de conduite paradoxale.
Chez lui le souci d’objectivité scientifique fonctionne comme un dissolvant des théories
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
dogmatiques comme de tous les systèmes de croyance, le moteur de sa critique se situant le
plus souvent dans la valeur transcendante accordée à l’individu et à ses droits mais surtout à
la fraternité au sein de toutes les communautés de pensée et d’action tournée vers une finalité
éthique et universaliste.
Ajoutons à cela une culture encyclopédique absolument inouïe qui se manifeste par des références innombrables à toutes les religions du globe, avec une dominante des références bibliques, des aperçus critiques des systèmes politiques, économiques, des grands événements
historiques de l’Antiquité à nos jours, des allusions aux théories physiques et biologiques
de notre époque.
Lire Debray, c’est être pris dans un tourbillon vertigineux de cultures, d’idéologies et de
phénomènes de toute nature.
Fraternités
Il écrit au début de ce chapitre : « l’institution religieuse peut s’appréhender comme un
groupe conventionnel, non pas le seul, mais le plus résistant de tous. Elle révèle à ce titre
un trait caractéristique de notre espèce animale, commun aux Anglais et aux Indiens, aux
chrétiens et aux musulmans, aux dévots et aux libres penseurs, qui est de se regrouper non
pas seulement selon les liens du sang, du clan, du territoire ou de la tribu, mais en fonction
d’affinités électives. »
Ce qui préoccupe l‘auteur c‘est comment on passe du pluriel à l‘unité, au groupe ; le religieux lui paraissant le facteur le plus ancien de cohésion sociale. A quel moment et comment
se noue une communauté soudée par une commune croyance ?
Comme il le fait souvent, il remonte aux données de la biologie et de la physique pour expliquer les phénomènes psycho-sociaux. « C’est le propre du vivant de réordonner le chaos en
engendrant des singularités stables en dépit d’une tendance au désordre. »
En partant de l’exemple historique des États-Unis, « le pays le plus religieux du monde » ditil, il explique que ce n’est pas la spéculation théologique mais le recours à un symbole, les
mots « In God we trust » imprimés sur le dollar, qui contribue le plus fortement à souder une
nation problématique formée d’une infinité de peuples disparates. Car ce symbole illustre
d’une manière concrète à quel point la multiplicité des religions américaines fonctionnent
autour de l’idée de Dieu comme une seule religion civile qui est le facteur le plus unifiant
de la nation.
Le pourquoi du religieux ne s’explique pas selon R. Debray par des raisons métaphysiques
mais par sa fonction socialisante : produire une suite de symboles, de procédures qui relient
tous les éléments d’une communauté. Il récupère ainsi l’étymologie du mot religion qui
proviendrait du verbe latin « religerer » signifiant relier.
Mais, écrit-il : « l’unité d’un ensemble n’est pas l’addition de ses parties constituantes. Le
facteur unifiant transcende par nature les éléments qu’il relie. »
Le facteur unifiant, ce sont les figures multiples du divin dans les polythéismes, ou uniques
dans les monothéismes, comme celle de Jésus-Christ pour les chrétiens.
Il existe bien un sentiment de transcendance universel, celui d’un Être ou tout au moins
d’une Puissance sacrée que la pratique du culte va transformer en vérité ontologique c’està-dire dotée d’objectivité. Mais en matérialiste R. Debray ramène ce sentiment à une sorte
d’illumination qui serait à l’origine le fait de quelques personnages mystiques comme Paul
de Tarse sur la route de Damas.
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La religion est donc réduite à un phénomène psycho pathologique qui naturellement ne
prouve rien. « La psychologie des hallucinations et la médecine mystique commencent à
pouvoir décrire le phénomène mental » écrit-il. La seule force de la religion c’est de « donner vie à un sens » et de convertir ce qui n’est qu’une vision partagée par quelques-uns en
un monde commun organisé. On ne peut aboutir qu’à une seule conclusion : toute position
de transcendance ne peut avoir pour fonction que de produire les « singularités stables » que
sont toutes les communautés religieuses.
L’existence du spirituel fait partie de la réalité humaine mais le parti pris sociologique radical de l’auteur escamote la question métaphysique de la vérité croyance en une transcendance, notion dont il fait pourtant la clef fondamentale non seulement des communautés
religieuses ou de leurs caricatures à travers l’évocation des sectes, mais aussi dans les temps
modernes, des communautés politiques d’où les rapprochements fréquents entre religions,
utopies libertaires du XIXe siècle et communisme.
La croyance est donc reléguée en bloc au chapitre des grandes illusions de l’humanité, si
admiratif soit-il des produits communautaires positifs de ces illusions. Il n’ignore pas leur
énorme potentiel de violence dont il fait un procès radical mais dans un chapitre différent.
Donc tous les phénomènes proprement religieux ou ceux qu’il en rapproche parce qu’ils
transportent sur des terrains profanes la présence du sacré et le besoin de transcendance vont
être examinés en fonction de la force de communion qu’ils génèrent.
Curieusement ce sont les premières communautés monacales chrétiennes qui lui paraissent
constituer des modèles d’organisation dont il analyse les déterminants, les structures et les
modes de fonctionnement. Il cherche leur secret de fabrication.
Ce sont d’abord des sociétés qui, à la différence des autres sociétés humaines, naissent de la
volonté d’un fondateur aidé de quelques adeptes qui vont définir les finalités particulières
de chaque ordre, lui imposer des règles spécifiques, un vêtement d’une certaine couleur et
tout un ensemble de pratiques rituelles et de modes de vie qui permettent à chaque fidèle de
se fondre dans une identité collective, de s’isoler du monde profane par des bâtiments et des
enclos protecteurs, de tracer une frontière avec les ordres différents ;
L’auteur insiste sur les fonctions essentielles de la règle, du rite, de l’institution qui d’une
part semblent procéder d’une exigence de rigueur, de maîtrise de soi et de sa vie inscrit dans
la nature de l’esprit humain, et d’autre part dans le besoin d’unité, de participation à un
collectif lié à la socialité de l’homme et qui sert de marqueur identitaire procurant sécurité
et force intérieure à l’individu. Ce qui le fascine le plus c’est la solidité des communautés
bénédictines, cisterciennes, franciscaines et bien d’autres auxquelles il fait référence, qui ont
traversé les siècles en dépit de tous les aléas de l’histoire. Et avec une malice paradoxale, il
se plaît à comparer la longue durée des ordres catholiques ou orthodoxes avec l’instabilité
ou la faible durée relative de l’ensemble des institutions politiques, ce qui est assez étonnant
pour quelqu’un qui ne cesse de s’affirmer étranger à la religion.
Leur force se situe selon lui dans ce qu’il nomme plusieurs fois la verticalité, c’est-à-dire
l’exigence, l’intransigeance spirituelle, le désir d’une transcendance, même si elle paraît
inaccessible à l’homme.
Mais les ordres monastiques ne sont pas seulement producteurs de communautés stables.
Debray évoque à plusieurs reprises leur rôle historique : les abbayes souvent très riches ont
été des unités de production agricoles et artisanales qui ont constitué la base de l’économie
médiévale. De plus il constate qu’en dépit de leur caractère fortement hiérarchique et autoritaire, les ordres utilisent l’élection pour désigner leurs maîtres, ébauchant une pratique
démocratique qui équilibre la monarchie de leur mode de fonctionnement.
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Qu’est ce qui se donne à lire en filigrane à travers cet éloge lyrique des communautés monastiques ? Précisément quelque chose qui touche aux valeurs profondes d’un homme qui
voulut tout sacrifier pour les idéaux de la révolution dans sa jeunesse : le refus catégorique
d’une société tournée vers la jouissance des biens matériels et des richesses et la conquête
des pouvoirs, une volonté extrême de dépouillement, de pureté intérieure, de rigueur, le désir
de sacrifier son individualité à un idéal collectif qui la transcende infiniment et qui apparaît
comme une voie de salut pour l’humanité. Ce sont les valeurs de ce communisme des origines qui enflamma sa jeunesse et qu’il a abandonné au cours de sa carrière.
J’y vois une évocation nostalgique de sa grandeur en même temps qu’une reconnaissance
de son caractère religieux en raison de toutes les sacralisations qu’il a nourries, ce qui transparaît dans les multiples allusions, généralement critiques, qu’on retrouve tout au long de
l’ouvrage. Ce qui dénote aussi un rejet radical de la modernité actuelle en discordance avec
l’intransigeance d’un esprit scientifique qui en est pourtant un produit capital.
A travers cette vision exaltée des ordres monastiques médiévaux Régis Debray retrouve portée au niveau du sacré la transcendance de l’idéal, le rejet de tout individualisme, l’abnégation, l’esprit de sacrifice et la force de communion qu’il avait éprouvé dans le communisme
révolutionnaire tel qu’il l’avait trouvé à Cuba et au cours de son aventure bolivienne aux
côtés de Che Guevara. Je souligne que ce qu’il exalte, tant dans les ordres catholiques que
dans l’organisation révolutionnaire, c’est l’exigence éthique, c’est le modèle d’homme et de
communauté constitués autour de valeurs d’engagement, de dépassement de soi au service
des autres et de la société.
Pour autant Debray se défend avec force de légitimer dans l’ordre de la connaissance les
idéologies religieuses et politiques qui ont servi de fondements théoriques à ces phénomènes historiques. A maintes reprises et surtout à la fin de l’ouvrage, il affirme que toutes
les religions ont été édifiées sur des récits mythiques, des légendes dont les preuves restent
énigmatiques et indéchiffrables. Même la provenance, la rédaction, les intentions des textes
sacrés sont sujettes à des interprétations multiples souvent incertaines.
Et il ne réserve pas un meilleur sort au matérialisme dialectique de Marx qui se voulait scientifiquement fondé et n’a pas résisté aux épreuves de l’histoire. Selon lui le communisme est
une généreuse utopie morale et politique qui est aussi de l’ordre de la croyance parce que
les processus historiques ne se laissent pas enfermer dans les schémas marxistes en raison
de leur infinie complexité et en dépit des éclairages qu’ils apportent sur l’économie capitaliste et les rapports de classe dans les sociétés développées. Manifestement il reproche au
marxisme d’avoir sous-estimé l’importance du sujet individuel, de sa liberté et surtout de
ses droits.
C’est seulement sur le plan éthique et du point de vue de l’organisation et des pratiques communautaires qu’il perçoit une parenté entre christianisme et communisme.
C’est la raison pour laquelle il revalorise les utopies socialistes et communautaires du
XIXe siècle qui associent la fraternité chrétienne aux valeurs de liberté, d’égalité et de solidarité du socialisme, nonobstant le fait, qu’il mentionne lui-même, que toutes les expériences de vie en commun régies par les théoriciens de l’utopie ont échoué.
Le religieux et la condition humaine
L’universalité du fait religieux ne peut s’expliquer que par les fatalités qui pèsent sur la
condition humaine, sa fragilité face au monde et aux rigueurs de l’existence.
La fonction de la religion selon R. Debray a été de combler ce déficit existentiel parce que
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l’homo sapiens supporte difficilement ce qu’il est, il a besoin d’un changement d’être pour
se rassurer, se purifier, se grandir. D’où le travail d’auto transformation qu’on appelle ascèse
qui consiste à se donner une loi morale et des règles de conduite.
Quelles que soient les voies multiples proposées par les religions ou leurs substituts, la visée commune se retrouve partout. Les hommes ont besoin d’une finalité qui les dépasse et
donne sens à leur vie. On peut appeler cela une spiritualité mais ce n’est pas le monopole
de la religion. A cause d’un universel sentiment de déficience, d’aliénation face au destin,
si nous récusons les dieux des religions, nous nous créons d’autres guides, d’autres maîtres,
d’autres modèles plus ou moins sacralisés. Pour surmonter les épreuves de l’existence, peutêtre pour nous sentir moins seuls et rencontrer d’autres personnes qui ressentent les mêmes
désarrois, les mêmes manques et partagent avec nous les mêmes rêves de justice, de liberté
et de bonheur.
Nous n’avons pas seulement besoin de sens mais aussi de rencontrer des êtres qui partagent les
mêmes fins que nous afin de constituer une famille de pensée et d’action, une communauté.
Voilà ce qui va devenir pour Debray le ressort fondamental de toutes les voies de spiritualité.
Mais qu’est ce que le spirituel ? Tout l’imaginaire, l’irréel que l’homme produit grâce à la
fonction symbolique pour se représenter le monde, sa propre vie, les raisons et les moyens
de le changer. Selon Debray l’homme ne se contente pas du réel tel qu’il est et de l’existence
telle qu’il la subit. Doté de pouvoir de réflexion et d’imagination, il projette ses peurs, ses
désirs, ses espoirs dans des représentations, des images, des rêves et surtout des symboles,
qui sont l’expression et le langage de ce qu’il pense et ressent face aux réalités du monde.
C’est l’animal pour qui l’irréel, le virtuel, le récit symbolique ont plus de force que le réel
parce qu’ils lui fournissent le moyen soit de s’en évader par la pensée, soit surtout de le
transformer selon la finalité de ses désirs.
Bref chez lui le non-réel, l’idéal, le représenté prend le pas sur la simple observation du réel.
C’est l’explication de la pensée mythique et religieuse mais cette aptitude à projeter à la
fois hors du présent et hors du vécu est le moteur de beaucoup d’entreprises marquantes de
l’humain, comme l’art, toujours en quête de formes inventées et idéales de l’esthétique, de
la science qui poursuit un idéal de rationalité et d’intelligibilité, de l’éthique dont les ressorts
sont toujours des valeurs nées de l’esprit de justice, de liberté, d’égalité et d’humanité.
Même les projets de transformation, d’innovation politiques prennent leur source dans ce
pouvoir spécifiquement humain de créer des valeurs et d’idéaliser les réalités à travers des
imaginaires collectifs. La marque essentielle de l’homme est de toujours vouloir incarner
dans la matière ou l’objectivité du monde social, les exigences de son esprit et les besoins
innombrables et démesurés de sa sensibilité.
Les frontières de l’identité
« Il est deux façons de s’arracher à son nombril en subordonnant son village au genre humain, écrit Debray dans un chapitre intitulé « inéluctables frontières » ; le premier tour de
force a eu lieu à Athènes. Aristotélicien, il part du postulat que l’homme étant un animal
raisonnable, nous sommes unis par la même raison qui nous habite tous. Le second s’est
produit à Jérusalem. Il remarque qu’Adam ayant été créé à l’image de Dieu, nous relevons
via Noé et ses trois fils, d’un même arbre généalogique ».
Mais ces visions universalistes, que l’auteur partage profondément, n’empêchent pas le
sociologue-historien d’en faire une critique implacable. Elles n’ont jamais empêché les
cultures de se penser différentes et supérieures à celles de leurs voisins.
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Il en donne des exemples multiples, celles des conquêtes, des dominations et des colonisations d’autres peuples. « L’ethnocentrisme est si peu le propre des primitifs, si peu un trait
d’arriération qu’il a joué des tours aux révolutionnaires qui ont pensé l’espèce humaine
comme un seul peuple ». Il commence par les Hellènes, inventeurs de la philanthropia, qui
ont colonisé et réduit en esclavage les peuples d’Anatolie et traitaient de « barbares » les
Perses au moins aussi civilisés qu’eux parce qu’ils parlaient une langue incompréhensible.
Exemple archétypal qui s’est répété indéfiniment et partout au cours de l’histoire quand
l’étranger est traité de barbare
Il arrive souvent que R. Debray fasse remonter à des phénomènes biologiques l’origine de
réalités sociales. Ce qui est le cas de l’identité culturelle. Il relie le besoin de sécurité et la
peur des périls en provenance du monde extérieur à notre vie prénatale.
« Inconsciemment, écrit-il, nous gardons le souvenir de ce temps divin où nous flottions au
chaud dans l’éternité », d’où notre besoin de revenir à « une douillette quiétude » dont la
maison et le foyer seraient le symbole. Nous retrouverions dans la quiétude de la communauté familiale la sécurité et la douceur du ventre maternel. La famille où nous nous remettons du traumatisme de la naissance pourrait être le premier modèle de toute communauté, la
tribu n’étant que son élargissement à tous les descendants d’un même ancêtre.
Mais Debray étend sa fonction protectrice et sécurisante à toutes les communautés culturelles qui dépassent les liens de sang et sont fondées sur une identité de croyances et de
valeurs.
Certes aux origines de la civilisation, les liens généalogiques sont encore puissants : « Font
partie d’un même peuple ceux qui vivent sur le même terroir, ont les mêmes coutumes, rendent un culte au même dieu et descendent d’un même aïeul ».
Avec les grandes religions à vocation universalistes parce qu’elles proposent un Dieu unique
à toute l’humanité, comme le christianisme et l’Islam, toutes les appartenances ethniques
sont transcendées et l’identité par filiation qui domina au néolithique et une grande partie de
l’Antiquité fit place à une identité par adhésion. La plus forte expression de ce nouveau modèle d’identité se trouve dans la formule célèbre de Saint-Paul « Maintenant, il n’y a plus ni
Juifs, ni Grecs, ni Romains mais un seul peuple uni dans l’amour de Christ ». Les religions
monothéistes ont créé une ouverture vers la reconnaissance d’une universalité humaine mais
elles ne sont jamais allées au bout de ce principe car elles ont toujours rejeté et même parfois
hors de l’humanité tous ceux qui ne partageaient pas leur foi et leur idée de Dieu.
Toutes ont persécuté les mécréants, les infidèles, les mal-pensants qui restent en dehors du
culte intégrateur. Et les grandes religions conquérantes se sont affrontées dans d’énormes
chocs culturels comme ce fut le cas pour le christianisme et l’Islam dans le passé. C’est le
revers de toute identité religieuse… mais aussi des autres.
Ainsi toutes les religions produisent des frontières pour se démarquer des autres surtout si
elles sont proches par leur système de croyances.
Debray souligne le fait que les religions sont instituées souvent comme des dissidences, des
réformes de religions antérieures (ex. Zoroastre par rapport aux anciens cultes iraniens, l’orthodoxie et les réformes protestantes par rapport au catholicisme, le bouddhisme à l’égard
de l’hindouisme). Chaque religion va donc s’appliquer à fixer des frontières théologiques et
rituelles pour se démarquer des autres afin de préserver son identité et sa singularité.
Ce phénomène de démarcation a généré beaucoup de violence au cours de l’histoire même
entre les religions qui ont une vocation universaliste, mais l’auteur pense que les conflits
qui en résultent sont inéluctables comme la démarcation qui assure la pérennité des cultes.
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Toute confusion syncrétique aboutit en fait à la désintégration théologique et métaphysique
des religions comme on le constate dans les époques modernes et aujourd’hui surtout où les
syncrétismes religieux sont à la mode.
C’est la relation avec des systèmes de croyance différents qui a pour effet de durcir les
dogmes et d’afficher les singularités comme on le voit au début du christianisme, ce qui va
entraîner une prolifération des schismes et des variantes de ces religions.
Dès qu’une communauté élève un mur culturel c’est-à-dire met en avant toutes les qualités et
particularités qui les distinguent des autres, elle trace une frontière génératrice de méfiance,
de divisions et de conflits. « C’est pourquoi l’identitaire n’est jamais loin du sécuritaire ».
Les murs des maisons qui protègent les familles les séparent immédiatement des autres.
Nous avons là une symbolique majeure de l’identité.
De là naissent les frontières qui séparent chaque peuple des autres peuples et chaque culture
des autres cultures. Il s’agit là de frontières spirituelles, idéologiques, différentes le plus
souvent des frontières nationales qui peuvent englober une pluralité de cultures (cf. le régionalisme)
Les identités ont besoin de grands événements fondateurs et de héros dans lesquelles elles
trouvent leurs sources spirituelles, les symboles qui les définissent. Le passé est toujours
sacralisé, on peut toujours le ressusciter pour réveiller une foi fondatrice, rétablir une fierté
nationale. Tous les intégrismes prêchent le retour aux origines, aux formes plus ou moins
idéalisées d’une croyance au moment même de son avènement.
« Aussi n’y a-t-il jamais de religions mortes, écrit-il, de mythes dépassés ». Tout peut être
vivifié et resservir sous couvert de fondamentalisme ou sous un habillage de réforme.
Ce qui vaut pour la religion vaut pour les événements historiques fondateurs de l‘identité
nationale. Une transcendance idéale est toujours nécessaire à toute communauté. Elle a
d’abord été religieuse. Debray parle de « l’indépassable pouvoir coagulant d’une révélation
divine. Transcendance maximale, agglutinance optimale »
Si la foi religieuse est en déclin, elle sera remplacée par des transcendances politiques, formulées en abstractions dotées de majuscules de révérence : République, Nation, Peuple,
Europe, Occident, etc. Le réveil des « grands principes » sacralisés est évident dès qu’une
identité se sent à tort ou à raison menacée par une agression extérieure
« Rien d’étonnant si un dedans, agressé du dehors, se tourne d’instinct vers son au-dessus ».
Et l’auteur cite en référence la campagne nationaliste qui a fait suite aux États-Unis à l’attentat du 11 septembre. Le nous identitaire se renforce toujours face à un ennemi, qu’il soit
réel ou imaginaire.
Déclin du religieux ?
Au chapitre des problèmes d’actualité, la question du déclin du religieux tient une place
importante. Souvent proclamé comme une évidence sociologique, ce déclin ne convainc pas
Debray qui s’interroge sur sa pertinence. Certes le christianisme dans ses versions multiples
a beaucoup décliné en France mais également dans la plupart des pays européens.
Mais si on prend le problème dans sa dimension mondiale, on constate que l’Islam et le
bouddhisme témoignent d’une remarquable vitalité et que le catholicisme conserve de fortes
positions en Afrique et en Amérique du sud. Et que dire de la force des religions dans toutes
les cultures qui restent extérieures à la culture occidentale.
Mais le propos de l’auteur est plus singulier. Ce qu’il essaie de montrer c’est que le religieux
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
traditionnel même s’il décline au niveau de la pratique, ne disparaît pas mais se métamorphose en religiosité, notion floue qu’il définit comme une « sensiblerie anodine, le goût de
l’occulte ou l’attrait du mystère ». Ailleurs il montre que ce qu’on nomme religiosité correspond au sentiment du sacré même s’il est séparé de toute référence à une croyance religieuse.
En apparence la religiosité serait un reliquat du religieux. Mais Debray ne se contente pas de
cette explication. Il fait l’hypothèse que cette religiosité est peut-être le sol originel sur lequel ont poussé toutes les religions, à savoir une inquiétude métaphysique spontanée devant
les mystères du monde, de la vie, de la condition humaine.
De plus il étend le champ d’application du concept de religiosité à des phénomènes sociaux
et politiques qui n’ont rien à voir avec les vérités révélées et surtout les rites des religions.
Il y fait entrer les attachements, les passions collectives à tout ce qui apparaît chargé d’une
valeur plus ou moins haute et sacralisée selon les individus et affecte ces grandes abstractions qui servent de références morales et politiques que sont la République, la Nation, la
conscience internationale, la Nature dans l’ère de l’écologie, etc.
Dans ce cas le sacré détaché de toute référence au religieux ne désigne plus qu’un surcroît,
une surabondance de valeur.
Il note avec ironie que « les universaux posés par l’acte de foi humaniste restent aussi impalpables que l’étaient les esprits de la forêt pour les animistes ». J’ajouterai qu’ils remplissent la même fonction : conférer à notre société une identité morale autour de fortes valeurs
communes qui permettent un vivre-ensemble capable de surmonter les divisions et les différences inhérentes à toute collectivité. Cette extension extrême de la notion de religiosité procède chez Debray de l’idée originale qu’on retrouve à plusieurs reprises dans son discours :
le sacré est un sentiment qui déborde infiniment le cadre du religieux et peut se manifester
dans beaucoup de comportements profanes. C’est précisément parce que certaines valeurs
politiques prennent une forme transcendante au moins dans le discours comme celles de
république, de démocratie, de droits humains, qu’on peut parler de sacralisation ce qui est
assez différent de la religiosité qui s’appliquerait plutôt à des transcendances indéfinissables
comme le divin et qui serait seulement de l’ordre du sentiment et de la pure croyance face au
mystère de l’univers et de la vie.
La sacralisation n’est ici qu’une exaltation et une majoration de la valeur des principes et
des institutions.
Identité et mondialisation
La dernière grande idée du « Feu sacré » qui reprend à maintes reprises des textes figurant
dans une œuvre antérieure « la critique de la raison politique », c’est que la mondialisation techno-économique a pour effet et contrepartie la multiplication des replis identitaires
et donc une fragmentation accrue des sociétés. Nous ne pouvons plus réduire la religion
à celles de l’Occident qui dérivent toutes d’un christianisme originel, issu lui-même d’un
judaïsme biblique, et ignorer l’Islam, l’Inde, le Mexique et les sagesses non religieuses de
la Chine.
N’oublions pas non plus que la révolution des transports et des télécommunications fait que
les religions majeures circulent partout dans le monde.
« Il y a un christianisme asiatique et moyen-oriental, un islam chinois, et un bouddhisme
européen ». Dans le monde non seulement les religions ne déclinent pas mais elles résistent
à la modernité techno scientifique, et peuvent même progresser comme rejet d’une certaine
mondialisation des formes culturelles occidentales.
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Debray écrit : « L’abaissement des États qui libère la société civile, remet en selle les anciennes cléricatures, lesquelles ne deviennent plus seulement pourvoyeuse de sens mais
rectrices et directrices du destin collectif ». L’Europe est encore plus impuissante que les
États nations à enrayer les processus de balkanisation, de fragmentation communautaire, des
résistances des nationalismes qui affectent le continent. Parce que l’Europe est essentiellement un ordre économique basé sur les principes du libéralisme doublé d’un ordre politiquojuridique, qu’elle partage très peu la conception française de la laïcité, elle n’a aucune prise
sur les phénomènes communautaires religieux ou nationaux.
Par son idéologie économique, elle contribue à renforcer le processus de mondialisation,
mais en même temps il lui manque un ciment symbolique capable d’unifier toutes les différences, toutes les forces centrifuges de nature identitaires en réaction contre la mondialisation techno-économique. « Pour transformer une zone monétaire en un peuple, une géographie en histoire ou une somme de capacités en volonté, il faut un point de transcendance »
(qu’elle n’a pas).
En terminant cet exposé, j’ai le sentiment d’avoir abandonné une bonne partie de la richesse
de cet ouvrage hors normes. J’aurai juste tenté d’en mettre en lumière les idées les plus
percutantes et les plus révélatrices sur les rapports entre le religieux, la condition humaine
et la société.
Paul Seff
Régis Debray :
l’intellectuel républicain
Pierre Besses
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République, identité, citoyenneté : éloge de l’intellectuel terminal, version
2000, en idéologue républicain
I - La République, alternative aux mirages des deux communautarismes
anglo-saxons.
Proposé aux fondateurs toulousains de la Dépêche, le colloque du 16 avril 2011, ouvert aux
candidats de la Présidentielle de 2012, a parfaitement illustré les vérités politiques que Régis
Debray, dès 1989, proposait dans ses réflexions sur le bicentenaire de la Révolution de 1789.
Candidats et politologues ont tous admis une donnée majeure : on ne peut penser la République que dans le contexte de la nouvelle société multiculturelle issue du regroupement
familial des années 1970 ; Dans cette perspective, la pertinence de cette philosophie de la
République est évidente : sa première mission est de servir d’alternative critique aux mirages
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
des communautarismes européens calqués sur les modèles canadiens et américains. Ces
deux modèles, multiculturalisme et communautarisme, recouvrent une seule réalité : celle
d’un Etat-Nation qui tolère que les communautés des immigrés se barricadent et exigent
que la loi commune leur réserve des droits particuliers. Ce modèle politique anglo-saxon se
laisse voir mieux qu’ailleurs dans la législation canadienne. Un autre exemple est celui des
USA : une tribu indienne, dotée d’un territoire propre et certainement frustrée par l’histoire
de ce pays, expulse comme des corps étrangers les non-indiens qui veulent vivre chez elle et
même ceux qui sont mariés avec un Indien.
L’État-nation de Régis Debray est aussi l’antithèse d’une société conçue comme un parcellaire cadastral où les droits et devoirs seraient différents d’un canton à l’autre, où la loi ne serait plus que la traduction du pouvoir des groupes, et qui ne peut fonctionner dès lors qu’elle
est confrontée à des pressions migratoires fortes. C’est ce constat qu’ont dressé récemment
les dirigeants allemands, néerlandais et britanniques. Leur modèle est en échec car il n’est
pas fondé qu’un vouloir-vivre ensemble sur une règle de cohabitation réduite au minimum
pourrait se dénommer « soft apartheid ».
Pour Régis Debray la nation française n’est pas menacée dans son identité par l’afflux de
personnes d’une autre race, d’une autre langue et d’une autre religion. Ce qui peut être vrai
pour la Grande-Bretagne dont la monarchie accepte l’existence de micro-républiques closes
indiennes, pakistanaises, sri-lankaises ou ghanéennes ne saurait être appliqué à la France
dont la tradition est totalement différente.
La France et sa culture ne sont menacées d’aucune forme de submersion. Qu’elle soit gouvernée par la gauche ou par la droite, elle applique, au-delà des différences de discours une
politique assez constante de régulation des flux migratoires. Au demeurant et contre les
anathèmes fantasmés pour exploiter le désarroi social qui a bien d’autres causes, nul étranger
n’a envie de venir en France s’il n’est assuré d’y trouver, par le travail et par le respect de sa
propre identité, une vie digne de ce nom.
Dans le contexte de l’échec des sociétés multiculturelles en Grande-Bretagne et en Allemagne, la première mission critique de l’intellectuel terminal version 2000 est de persuader
l’opinion française que le communautarisme dépasse les règles républicaines. Cette réalité
qu’on peut observer notamment dans nos banlieues, signale plus l’échec de nos politiques
de mixité sociale dans le logement, d’intégration par l’école républicaine et d’égal accès aux
services publics, qu’une volonté des communautés immigrées de faire en somme « France
à part ». De plus, quand la solidarité nationale s’efface, chacun et chacune recherchent de
nouvelles solidarités pour faire face à l’avenir.
Les tableaux vivants et multicolores qu’offrent à Paris le marché du métro Château Rouge
ou à Marseille la sortie de la mosquée le vendredi à la porte d’Aix sont des preuves de la
capacité d’accueil d’un pays sûr de lui en ce qu’il est fort dans sa tradition républicaine. En
revanche, lorsque tous les Africains de la région parisienne appellent les quartiers nord de
Montreuil « Bamako sous Bois », lorsque les Chinois dénomment « Chinatown » le 13e
arrondissement de Paris, ils nous disent que nous avons laissé se constituer des ghettos et
donné une sorte d’autorisation tacite à l’édictions de règles qui leur seraient propres.
L’esprit communautaire, souvent très fort dans les milieux de l’immigration, est un atout
lorsqu’il est synonyme de solidarité. A l’inverse, le communautarisme deviendra la pente
naturelle et dangereuse qu’emprunteront les immigrés mais aussi tous les groupes sociaux
qui doutent de l’intégration républicaine si la République elle-même ne se montre pas fidèle
à ses principes et en particulier si elle ne garantit pas l’égalité en droits.
Le devoir civique de l’intellectuel version 2000 est aussi de défendre l’idée selon laquelle
PARCOURS 2010-2011
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dans toutes les générations précédentes, la France a démontré que son modèle d’intégration
permettait à toutes les composantes du pays de se rapprocher tout en respectant de leurs
singularités. A rechercher constamment des ennemis extérieurs ou « infiltrés » pour tenter
de rassembler les Français autour des réflexes de la peur et du rejet, on aboutirait à alimenter
en retour la tendance communautariste assortie des médiocres défouloirs que sont, pour les
individus, la transgression sociale et pour les groupes, la révolte dont on sent le souffle dans
les émeutes urbaines.
Comme alternative à ces faux modèles communautaires, la République de Régis Debray
sert de modèle pour comprendre l’échec de Carthage. « Salammbô » de Gustave Flaubert
commence par le festin des mercenaires à Mégara dans les faubourgs de Carthage. Le repas
offert par Hamilcar n’est qu’une maigre compensation puisque la ville phénicienne qui a
appelé des étrangers pour réaliser le travail, militaire en l’occurrence, qu’elle ne voulait pas
faire, se refuse après la guerre à payer ses soldats. La rébellion des mercenaires sera finalement matée mais on sait aussi qu’à la fin des guerres puniques Carthage sera détruite et que
même ses ruines seront plus tard renversées par les Vandales. Si l’on veut bien aujourd’hui
considérer la région parisienne, regarder la réalité de ses banlieues hors des quartiers chics
de l’ouest, mesurer la réprobation et les inégalités que subissent leurs habitants, on verra
clairement la ressemblance avec Mégara où campaient les étrangers désœuvrés et non payés.
On pourra en tirer la conclusion que les civilisations bâties sur l’ouverture, l’échange (à
Carthage, la navigation et le commerce) qui croient se sauver en se repliant sur leurs intérêts
égoïstes ne font que programmer leur ruine.
Cette République dans le contexte politique de 2011 affirme un premier postulat : « pour
le statut de ses citoyens immigrés, sa plus grande urgence est de refonder une intégration
républicaine pour redonner un sens concret aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité ».
(Baglet, L’identité républicaine, p. 43).
II - Construire une identité politique de citoyen en Républicain éclairé.
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Si cette République ne peut pas être plus pertinente comme alternative à ces dérives communautariennes, elle se légitime surtout par sa capacité à construire l’identité politique à partir
des paradigmes de 1789. En effet, elle est la seule capable dans l’Europe des démocraties
libérales de relever le défi le plus crucial de notre temps : comment, au royaume du « moije » retrouver le sens et la force du nous ?
La réponse du citoyen à cette question sur l’origine de son sentiment d’appartenance suppose qu’il comprend les vérités anthropologiques de la raison politique. Celle-ci devra payer
sa dette à l’égard des explorateurs inconscients que sont les pionniers de « l’inconscient
groupal » - Pontalis, Didier Anzieu, René Kaës, en particulier - mais on se limitera ici à
l’esquisse d’une logique des positions à décrire, sans entrer dans les rapports interpersonnels
que noue telle ou telle situation de groupe.
L’assignation par le groupe (à résidence, à comparaître, à se justifier devant) n’est pas de
type juridique, (même si elle peut emprunter son langage à celui du droit et déboucher sur
des parodies de justice) ; ni moral : ce n’est pas un impératif catégorique, ni une règle de
conduite. C’est d’abord un rappel. Tu n’es pas seul, j’étais là avant toi, tu n’existes que par
nous. La violence symbolique n’est pas de l’ordre du viol, lequel met aux prises deux (voire
plusieurs) personnes : l’une active l’autre passive, un criminel et une victime. Elle n’impose
pas une conduite du dehors, en chose contraignante : c’est plus en ce sens qu’un « fait social ». Elle s’impose du dedans en réveillant en sous-moi suggestif, et qui est le nous idéal
latent. Le rappel de l’individu aux devoirs qu’il se doit à lui-même commence par le rappel
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
du fait qu’il ne s’appartient pas, et que sa personne profonde n’est pas un bien personnel,
mais matrimonial. Non pas : « regarde autour de toi le cercle de famille », mais : « regardetoi dans la glace et soutiens mon regard ». Le groupe n’est pas concentrique, il rapporte à
un centre idéal, lui-même en tant qu’imago, ses périphéries individuelles. Le groupe d’appartenance est à la fois en amont de l’individu, et immanent à lui. Priorité phylogénétique,
donc primauté ontogénétique. Le statut « membre de groupe » ne s’additionne pas un sujet
substantiel comme une propriété parmi d’autres, il renvoie au processus de constitution du
sujet. Aussi bien à la crise du groupe met-elle le sujet à nu, face à lui-même, terriblement
« vulnérable », et donc en état de se rendre à sa convocation. La Patrie, l’Église, le Parti, la
Famille nous invitent à nous rappeler qu’ils nous ont fait ce que nous sommes. Notre idéologie est un ordre de route. Elle dort dans les tiroirs en période de calme. Mais le danger la
projette sur tous les murs de la Cité, sous la forme graphique de l’affiche de mobilisation,
figuration symbolique et réalisation fantasmatique de la structure d’enrôlement. I want you
for the U. S. Army. Le Groupe personnifié - Oncle Sam à gibus, ou Prolétaire à bonnet étoilé
- pointe son doigt sur chacun d’entre nous, en le regardant au fond des yeux
La structure idéologique est idéologiquement neutre, c’est pourquoi dans la Première Guerre
mondiale, l’art industriel aidant, l’Amérique, l’Allemagne, l’Italie, la Hongrie, et même la
Russie bolchevik, ont inventé, à leur insu, exactement le même « visuel » de propagande,
qui n’aurait pas aidé à recruter les derniers inconscients en état de porter les armes, si cette
affiche n’était elle-même le test projectif de l’inconscient politique.
« L’interpellation des individus en sujets » (Althusser) suppose que le sujet interpellé ne
soit plus un individu. Ce n’est jamais en tant que sujets individuels qu’est reconnue aux
hommes la qualité de sujets d’action, autrement dit, la faculté de faire l’histoire (l’action
individuelle, chez les anarchistes, est encore, en tant que point de doctrine et d’honneur, un
fait de groupe). Ce n’est jamais « hé, vous, là-bas ! » - abstraction an-ethnique, sans cause et
sans effets - mais « Françaises, Français », « Camarades ! », « chers Frères ! », la mobilisation s’opérant par fixation au sol et inscription en une totalité première (nation, parti, peuple
de Dieu…). C’est pourquoi, premier point : ce n’est pas une faculté qui est reconnue à titre
privé, mais une obligation publiquement signifiée. C’est pourquoi, deuxième point : ce n’est
pas une interpellation, mais immédiatement une convocation. Interpeller quelqu’un, c’est lui
adresser la parole brusquement, pour ensuite le questionner. Mais ici la réquisition devance
la requête parce qu’une « idéologie », religieuse ou laïque, apporte la réponse en même
temps que la question. Elle ne vise pas à faire dire, mais à faire faire.
Le groupe qui nous fait ses « représentations » nous place aussitôt en position d’infériorité,
mobilisable d’office et de plein droit. Cette infériorité n’est cependant pas punitive, mais
exaltante. Le groupe nous demande d’« être à la hauteur » - à la sienne. Nous sommes tacitement convoqués à l’héroïsme ou au martyre, non comme des suspects pour une déposition.
La mémoire du groupe charge chacun de fierté, et la remontrance s’expose en épanouissement. Dans une idéologie, c’est un groupe qui nous offre sa protection, et il sait que nous
en avons besoin. N’est pas proposé un contrat avec un système d’idées garanties « vraies »
ou « justes », mais avec une fratrie qui tiendra chaud au corps. Les idées d’une idéologie
fonctionnent parce que garanties par le groupe comme promesse d’appartenance, et non
l’inverse. Une idéologie est un drapeau, mais on ne se rallie pas à un drapeau au vu de ses
couleurs, on adopte le drapeau parce qu’on s’incorpore à la troupe. Il y a une symbolique
d’appartenance, mais le sentiment d’appartenance pèse infiniment plus que la symbolique
intellectuelle. « Le communisme français fonctionne comme une mémoire, et le marxisme
comme une mnémotechnique. » L’identité de groupe est le plomb stabilisateur des oscillations doctrinales. Ce qui se réfléchit d’ailleurs dans les mots, en surface.
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Étudiant les changements du vocabulaire communiste sur une assez longue période, un chercheur conclut : « Ce système cohérent et relativement stable possède un noyau caractéristique : le groupe, ses valeurs et sa permanence. En effet, notre coupe diachronique a montré
que le seul grand paradigme à rester constant tout au long de notre corpus était celui du
parti (PCF + classe ouvrière + communistes). Les autres groupes lexicaux et les propositions
fondamentales dans lesquelles ils s’insèrent sont sujets à d’amples modifications. Leur combinatoire varie sans cesse, mais elle continue à tourner autour d’un pôle quasi immobile : le
parti ». On ne peut donc pas, à notre sens, poser en thèse : 1/ que les idées d’un sujet « sont
ses actes matériels insérés dans des pratiques matérielles, réglés par des rituels matériels
eux-mêmes définis par l’appareil idéologique matériel dont relèvent les idées de ce sujet »,
et en thèse : 2/ que « la catégorie de sujet est constitutive de toute idéologie », c’est-à-dire
que « toute idéologie a pour fonction (qui la définit) de constituer des individus concrets en
sujets ». Car un rituel emporte une idée d’obligation et cette dernière traduit la pesée collective. Sauf à superposer les deux catégories de « sujet » et d’« individu ». Confusion qui
s’avoue dans la réduction personnalisée de l’idéologie religieuse chrétienne à un discours
du vocatif rapportant un sujet central et unique (Dieu, Christ) à des individus morcelés,
abstraits. « Je m’adresse à toi, individu humain appelé Pierre… ». Car le véritable catalyseur
de la première communauté chrétienne, l’organisateur par excellence qu’était saint Paul,
pratiquait, lui, le discours du remembrement : « Vous êtes le corps du Christ, et vous êtes
ses membres, chacun pour sa part » (Épître aux Corinthiens, XII, 12-30). Pierre est l’idéogramme de l’Église, bénéficiaire d’un joli jeu de mots, mais l’organigramme de l’institution
vient de Paul. L’homme des mises, ou remises en place catégoriales de l’autorité nouvelle
(Homme-Femme, Christ-Église, Parents-Enfants, Maîtres-Esclaves, etc.) a su trouver l’opérateur symbolique fondamental.
L’identité différenciée.
398
Mais si cette République a pour mission de construire l’identité politique de ses citoyens par
une relecture de l’idéologie politique selon Althusser, elle doit être aussi capable de relever
un second défi des individus qui la composent : le droit à une identité différenciée légitimé
par A. Renant dans Alter-Ego. La voie d’accès au nous suppose d’abord une éthique par la
fraternité de la reconnaissance de l’Autre dans sa différence culturelle. En effet, A. Renant
(ibid, p. 43) constate une donnée anthropologique sur la naissance des sociétés modernes :
« A travers leur devenir nous sommes passés de la méconnaissance de l’autre comme étant
lui aussi un « moi », au même titre et avec les mêmes droits que moi, à sa reconnaissance
comme tel sous le régime de l’identité. Mais il est apparu aussi et il apparaît désormais de
plus en plus nettement que cette reconnaissance de l’autre, sous le régime de l’identité,
doit s’opérer sans résorption de sa différence, donc sans réduction de son altérité. Toute la
difficulté et tout le paradoxe de l’identité démocratique tiennent précisément à cet entrelacement du même et de l’autre que tente d’exprimer ici la notion d’identité différenciée.
Ce qu’une histoire de la problématique de l’identité aurait donc à mettre en évidence, dans
une telle optique, ce serait au fond comment, pour chaque paramètre d’égalisation, s’est
opéré le choc de deux mondes, l’ancien et le moderne, constitués selon des postulations
symétriques et inverses. Pour que l’approche de ces transformations soit suffisamment fine,
encore faudrait-il toutefois qu’elle puisse prendre en compte une difficulté particulière : si
le monde que traversait de part en part la méconnaissance de l’autre a dû, pour céder le pas
au monde moderne, laisser réinscrire l’altérité sous l’identité (en attribuant à l’étranger, à la
femme ou à l’enfant la même identité spécifique), il fallait aussi, pour aboutir à l’égalité des
hommes en droit et non pas à une pure et simple assimilation, que l’identification de l’autre
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
s’accompagnait d’une reconnaissance de sa différence. Il semble alors qu’il faille distinguer,
par rapport à cette problématique générale de la rencontre de l’autre, trois dispositifs, que
l’on symbolisera ici par les désignations plus heuristiques qu’historiques de l’ancien, du
moderne et du contemporain.
Dans le dispositif ancien, l’autre se trouve perçu comme le « tout autre ». Une telle perception s’applique certes à l’autre au sens ethnoculturel : sa désignation comme le « barbare »,
parce que son idiome sonne à des oreilles grecques comme une cacophonie, témoigne par
elle-même de la manière dont il se trouve tenu pour extérieur à l’humanité. Après dissipation
de quelques interprétations mythologiques de l’histoire de la folie, on sait également comment cette appréhension de l’altérité a irrigué la relation à l’insensé : si sa présence était en
apparence moins problématique dans les sociétés archaïques, ce n’était en effet nullement
parce que ces sociétés étaient plus accueillantes à l’égard de la différence, mais au contraire
parce que, dans un cadre fondamentalement inégalitaire et hiérarchisé, la différence suscitait
moins d’interrogations que dans une société où l’autre est tenu pour un « semblable ». La
supposée tolérance à l’égard de l’insensé s’établissait donc sur la base d’une affirmation de
sa différence absolue d’avec le reste de l’humanité : tenu tantôt pour infrahumain (animalisé), tantôt pour suprahumain (presque divinisé), le fou était considéré comme un être situé
hors de l’humanité et hors de toute communication possible. La représentation de l’autre
sexe n’a pas davantage échappé à ce régime ancien de l’altérité - au sens où c’est l’infériorisation tenue pour intrinsèque du féminin qui priva la femme de droits considérés pendant si
longtemps comme l’apanage du sexe masculin.
Par rapport à ce dispositif, le régime moderne, où qu’on en situe l’émergence, est celui où
l’autre va au contraire être perçu comme le même, comme un sujet égal à tout autre sujet et
comme doté des mêmes droits que tout autre sujet. Ce qui est dès lors pris pour principe, c’est
l’égalité des conditions, au sens où l’individu est ce qu’il est et détient les droits qui sont les
siens, non pas en vertu de son appartenance à un groupe, mais en raison de son individualité
même. La logique de ce deuxième dispositif, solidaire de l’humanisme moderne, est alors
celle de la réduction de l’altérité, avec comme conséquence l’instauration d’une continuité
dans le champ social, supposé sans failles ou ruptures tenues pour infranchissables. C’est
cette continuité que concrétise la mobilité des sociétés démocratiques, du moins dans leur
principe, où chacun peut au même titre prétendre occuper toutes les places, où personne n’en
est exclu du fait de sa nature ou de son appartenance à un groupe, par opposition à l’immutabilité des sociétés hiérarchiques où la position de chacun se trouvait irrévocablement fixée
par ses appartenances : bref, en effet, pour les Modernes, il n’y a plus de différence substantielle ou essentielles entre les individus - ce que Tocqueville fut le premier à exprimer si
complètement en soulignant, dans « De la démocratie en Amérique », comment émergeait
ainsi la notion même du « semblable » : alors que la Grèce et Rome n’ont pas conçu cette
idée de la « similitude des hommes », et que, dans les sociétés aristocratiques, chacun ne
percevait ses semblables qu’à l’intérieur de sa caste. L’« état social démocratique » est celui
où « les hommes en viennent à se ressembler, cultivent cette ressemblance et souffrent de ne
pas se ressembler assez ». Renversement de l’imaginaire à la faveur duquel des êtres perçus
jusqu’ici comme essentiellement différents, tels que le maître et l’esclave, ou l’homme et
la femme, vont être tenus et se tenir eux-mêmes, par-delà l’écart effectif de leurs positions,
pour fondamentalement « mêmes » tout en se détournant de leurs différences réelles ou naturelles pour se retrouver l’un dans l’autre, donc en se considérant comme des semblables
d’apparences différentes.
Cette nouvelle perception de l’autre a profondément bouleversé l’économie générale de
l’altérité. La question sur laquelle s’est joué le passage d’un dispositif (ancien) à l’autre
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(moderne) n’était en effet pas celle de savoir s’il y a plus ou moins d’inégalités réelles, tant
il est vrai qu’il peut parfaitement exister, dans l’économie moderne de l’altérité, de très
grandes inégalités affectives entre les individus. En revanche, dans le dispositif ancien, si
l’un apparaissait être davantage que l’autre, c’était dans la mesure où cet écart de fait se trouvait conditionné par une division si radicale de nature que l’idée de se retrouver soi-même
dans cet autre de substance hétérogène semblait purement et simplement vide de sens. La
révolution moderne de l’égalité a en fait mis fin à ce système de clôture des êtres sur leurs
différences et a ouvert réciproquement les identités les unes sur les autres. Cette nouvelle
économie de l’altérité a ainsi transformé le style même de toutes les relations à l’autre, dans
le sens d’un rapport contenant la potentialité d’une identification mutuelle : c’est évidemment dans le cadre de telles transformations qu’il faudrait resituer les mouvements qui ont
imposé un droit nouveau des femmes, voire une notion comme celle des droits de l’enfant.
Puissante, la dynamique de l’identification a ainsi franchi bien des barrières que les sociétés
antérieures avaient perçues comme indépassables. Pour autant, ce franchissement, à mesure
qu’il se radicalisait, n’a pas manqué de soulever aussi un ensemble de difficultés dont la
solution est rien moins qu’évidente. Dans le dispositif ancien (que l’imaginaire raciste ou
sexiste ne cesse de tenter de réactiver), l’inégalité était supposée exprimer des différences de
nature ; Raisonnement qu’en général, si nous faisons nôtres les valeurs démocratiques, nous
condamnons catégoriquement en percevant tel propos tenu ici ou là sur l’évidence supposée
des inégalités entre les races humaines comme inacceptable et criminalisable (l’aberration
du propos consistant précisément à induire des inégalités à partir des différences). La question ne s’en pose pas moins de savoir dès lors que faire des différences sexuellement ou
ethniquement déterminées, qu’il serait pour autant absurde, voire redoutable, de nier : si
la démocratie commence lorsqu’on refuse d’induire des inégalités à partir de différences
tenues à tort pour des différences de nature, comment procéder quand interviennent des dissemblances fondées réellement en nature et quand leur négation apparaît elle aussi comme
une mutilation grave ? Ne pas en induire des inégalités implique-t-il de nier absolument ces
différences, ou en est-il un mode de reconnaissance qui soit compatible avec l’affirmation
égalitaire de d’identité ? Selon que la réponse fournie à cette question est positive ou négative, le régime de l’identité peut connaître ou non une nouvelle transformation susceptible
de conduire du moderne au contemporain.
III - Vertus et faiblesses d’une religion civile des Droits de l’Homme,
l’Évangile de la Révolution.
400
Si le citoyen ne peut construire son identité politique de républicain que sur l’éveil de
sa conscience philosophique aux vérités althussériennes sur les idéologies, l’essentiel de
cette construction identitaire de républicain est de savoir ce que signifie concept de communion et de religion civile. Ces mots sont inséparables des mots religion, symbolique,
sacré, spirituel et croyance. La République, dans ses écoles de philosophies depuis Alain,
doit montrer que sous le mot trompeur de « religion » il est des réalités immémoriales.
Ainsi la communion américaine c’est du patriotique et biblique mêlé. C’est une combinaison démocratique de monothéisme libéralisé et de libéralisme théologisé. Comme le
dit excellemment Jean-François Colosimo : « Opposer une Amérique démocratique à une
Amérique religieuse ne revêt aucun sens. C’est au contraire toute la singularité de la religion civile américaine que de constituer la démocratie à la fois en politique religieuse et
en religion politique. La force de cette dialectique tient à ce qu’elle est originelle, qu’elle
forge dès les Pères Fondateurs un mythe de la modernité où la Raison et la Révélation
ne s’excluent pas, mais s’ordonnent à l’idée nationale. Autrement dit, la conjonction des
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
Lumières et de la Bible opère une laïcisation des principes théologiques et une sécularisation des instances confessionnelles qui instaurent en retour le pouvoir politique en
monothéisme abstrait, concentrant l’unique représentation commune de la transcendance
et du sacré. Dès le départ, il n’y a pas concurrence, mais coïncidence. Et, sur un peu plus
de deux siècles, cette interpénétration a fini par aboutir à une forme stable : les États-Unis
sont le seul pays où le fondamentalisme a réussi en ce qu’il s’y est fondu avec l’idéologie
démocratique, en a fait une croyance. Croire en Dieu, croire en la démocratie, croire en
l’Amérique valent même foi et même puissance ».
La communion française, c’est quoi ? C’est ce qui met toute la jeunesse sur le pont par gros
temps, quand se retrouvent menacés les idéaux de souveraineté populaire, de laïcité et de
raison. C’est une foi commune dans les valeurs de Liberté, Égalité, Fraternité. C’est une certaine conviction républicaine que ces valeurs universelles doivent s’appliquer à l’humanité
entière, et que le pays qui les a le premier proclamées à la face du monde a une vocation
particulière à parler pour tous les autres. Chaque pays, quels que soient ses déchirements,
a sa communion à lui - le Vanuatu inclus, et le Luxembourg. Sans quoi ce ne serait pas un
pays, mais un morceau de lune.
Cette religion civile ainsi définie doit lui servir de remède au cancer de l’opinion dominante
sur le devoir de dissensus. Les citoyens selon Régis Debray n’attendent pas du consensus
qu’il les débarrasse des naïvetés de l’idéologie. « L’âge de la communication » est bourré, tel
un obus nucléaire, de charges mythiques cent fois plus explosives que le TNT littéral de jadis. Il rend le bourrage de crâne bien plus facile aujourd’hui qu’hier, en dépit des apparences.
L’apparition du livre imprimé au XVIe siècle était porteuse d’une vision et d’une pratique
du monde, d’une mentalité, d’une organisation de la société et d’une mythologie collective.
L’image électronique au XXe siècle introduit une nouvelle donne. Elle n’est ni diabolique ni
angélique. Elle a, comme l’autre, ses contraintes, son rapport coût-efficacité, son jeu d’avantages et d’inconvénients, distincts mais pas plus inertes et neutres que ceux qui nous ont
apporté la Réforme, l’alphabétisation, et dans la foulée la Révolution. Ne pas croire que le
parti médiatique est passif et neutre pour la raison qu’il n’a pas la forme « parti », qu’il se
tient fonctionnellement au-dessus des partis (diviseurs d’audience et ruineux pour la crédibilité) et que la majorité des bons journalistes n’est pas, c’est un fait, de parti pris. Il véhicule
en toute bonne foi une vision et une pratique du monde où la notion de consensus apparaît
à la fois comme idéale et naturelle, quand elle n’est ni l’une ni l’autre. Le consensus est de
l’idéologie à l’état concentré : celle du positivisme conservateur, qui en fit la clé de voûte de
l’« harmonie sociale », qu’il appelait à juste titre la statique sociale. Personne ne songera à
se plaindre du consensus républicain, ou de l’adhésion aujourd’hui massive des Français, à
travers une forme du gouvernement, aux règles du jeu démocratique. Le cadre du combat
a changé, et c’est tant mieux ; il peut prendre aujourd’hui, grâce à tout ce sang versé hier la
forme d’un débat civilisé, non violent, respectueux des personnes. Mais point n’est besoin
de lire Marx pour se rappeler que la lutte des contraires est le moteur de toutes choses, et
d’abord du mouvement, du dynamisme, de la vie. Une société consensuelle est une société
morte. Le consensus conserve, c’est sa fonction. Il joue par nature du côté de l’ordre, c’està-dire des plus forts, qui ne l’auraient pas ainsi aménagé s’ils n’y trouvaient leur compte.
Nous sommes très précisément là pour briser le consensus et faire gagner les perdants,
non les gagneurs. Pour proposer des réformes dont par définition la majorité ne veut pas,
sans quoi elles seraient déjà faites. Pour incommoder ce qui dort, desceller le ciment,
semer la turbulence et la dissonance là où tout semble normal. Les gens du gouvernement
ne peuvent avoir une autre vocation que d’élargir les zones de dissensus. C’est leur seule
raison d’être. Il y a toujours assez de monde pour se pavaner dans les parcs du consensus.
Si nos ancêtres s’étaient entichés de cette orthodoxie encore innomée, nous ne serions pas
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là aujourd’hui pour présider aux pompes de la Bastille. Camille Desmoulins avoua un jour
de 1793 : « Nous n’étions peut-être pas à Paris dix républicains le 12 juillet 1789 ». Il n’y
a peut-être pas cent socialistes convaincus à Paris le 14 juillet 1789.
Les quatre morts intérieures.
402
Cet éveil de la conscience civique après deux siècles de sommeil de la raison libérale signifie
la faculté à comprendre sa frustration de la société de l’audimat. Il accède à la conscience
politique quand il découvre l’importance de ses quatre morts idéologiques. Il fait le deuil
d’abord de l’aventure collective et son irrationnel. Car il n’y a pas d’autre mot, dans notre
langue de comptables et en termes de comptabilité nationale, pour désigner ce non-sens économique que fut la Révolution. Si l’on tient la croissance pour un bien en soi, les révolutionnaires, qui n’étaient pas précisément de bons gestionnaires, doivent logiquement apparaître à
M. Boissonnat et à nous tous comme des fous furieux. Que la Révolution ait ou non signalé
le classique « naufrage au port » d’une économie ascendante et prometteuse, il est certain
que son bilan sous ce rapport a été catastrophique. La France en 1795 était plus pauvre qu’en
1789. Est-ce opportun, quand le sérieux économique et financier s’installe enfin dans les
esprits, de célébrer un tel moment d’égarement fanatique et antiéconomique ?
Mort, pour l’instant, le religieux et son élan. Car la nation est une chose non surnaturelle
mais proprement sacrale, comme tout ce qui relie l’individu à un groupe et un groupe effectif
à son passé mythique. Ce n’est pas un hasard si nous pensons « à côté » la Révolution française, en termes exclusivement individualistes. La Révolution appartient au XVIIIe siècle
par l’escarpolette et au XIXe par l’échafaud : elle fait la charnière entre deux univers historiques, mentaux, philosophiques. Or, nous la profilons vers l’arrière, sur l’horizon du
XVIIIe siècle, qui pense l’individu, le droit et le contrat, et non en avant, dans la perspective
du XIXe, qui, le premier, avec Hegel et Feuerbach, Michelet et Renan, pense l’histoire et le
religieux, ensemble et pour la première fois. Pour aller vite, le XVIIe a traité avec sérieux ce
qui ne l’était pas tellement et le XIXe avec légèreté ce qui s’est avéré plus lourd que prévu.
Reste qu’en dissolvant l’idée de communauté dans celle d’association, et le XIXe dans le
XVIIIe, nous appréhendons le plus grave par le biais du plus futile, et le tragique dans les
catégories du juridique. La communauté du chacun pour soi y prédisposait.
Mort, pour l’instant, le grand écrivain, maître à penser et à vivre. Les acteurs de la Révolution ont été des littérateurs, et parfois de grands savants. Couplet connu que celui des grimauds et pisse-copies prenant au pouvoir leur revanche de ratés, et l’ascension des hommes
de lettres réfléchie par Tocqueville apparaîtra à M. Chaunu comme « la montée en puissance
des tarés et des médiocres ». Depuis deux siècles, les liturgies républicaines conduites par
les prêtres des mots tiraient leur prestige de fusionner religion civile et religion littéraire. Il
allait de soi que l’humanité serait régénérée par les travaux des penseurs, que le philosophe
avait remplacé le théologien, le sacerdoce laïc assimilant deux fois sur trois le grand homme
au grand écrivain. Aux alentours de 1889, on panthéonise dans le même souffle et quasiment
d’un même discours Voltaire, Victor Hugo et Lazare Carnot. La mondialisation médiatique
d’à présent, ce n’est pas la culture de l’Écrit propagée dans le monde entier, c’est un changement de monde et de culture. Le livre désacralisé, les fascinations d’écriture envolées, la
politique se professionnalise, la pensée aussi, et les deux corporations divergent. Nul ne croit
plus en « l’utilité morale des lettres ». L’homme de lettres, qui trônait en professionnel au
milieu de ces amateurs du salut collectif qu’étaient les politiciens, rejoint les bouts de table
de la République, convive divertissant mais étranger aux choses sérieuses. Il peut « gratter »,
non programmer. L’Écrivain choisissait les substantifs, le « speech-writer », les épithètes.
Nos meetings électoraux ne demandent plus un supplément d’âme et de discours à André
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
Gide (1936) ou Malraux (1965), mais un complément de programme à Trenet et Barbara
(1988). Et nul ne remarque que l’ouverture à la société civile ferme la porte aux écrivains,
intellectuels et poètes. Les anciens « hommes d’affaires du génie de l’univers » s’éclipsent
avec discrétion d’un univers qui a confié son génie aux hommes d’affaires et où les financiers font figure de poètes.
Morte la passion en général. Cette maladresse nous semble non seulement sans objet dans
un pays où « l’un est l’autre » - situation peu propice aux grandes amours et aux grandes
haines ; mais dangereuse pour l’enflammé comme pour le pékin. Maîtrise en politique est
pour nous synonyme de détachement, comme intelligence de calcul. « Il ira loin, celui-là,
disait en 1789 Mirabeau du jeune député Robespierre : il croit en ce qu’il dit ». Le bon
clin d’œil au jeune député de 1989 procéderait plutôt à l’envers : « Allez-y gaiement, jeune
homme, mais sans trop y croire ».
Morte en particulier la passion de l’égalité. « Pour les Français de 1789, écrivait l’historien
Georges Lefebvre, la liberté et l’égalité sont inséparables et comme deux mots pour la même
chose ; mais s’il leur avait fallu choisir, c’est à l’égalité qu’ils eussent tenu avant tout ». Nous
avons cru comprendre qu’une forte disparité de revenus, salaires et patrimoines ne nous empêchait pas de dormir ; que ses plus sidérants extrêmes, dans la plus inégalitaire des démocraties occidentales, devaient être tolérés comme la rançon de l’incitation à l’effort propre
au dynamisme du marché car « le talent et le travail doivent être récompensés » ; et que si
nous laissons les militants entonner encore l’Internationale à la fin des meetings et banquets
républicains, on n’a pas fait mauvais accueil au démontage de la Machine égalitaire. Répéter
aujourd’hui : « l’opulence est une infamie », paraîtrait une infamie.
Religion de l’individu et religion de l’humanité.
Le citoyen doit aussi comprendre à la lumière de cette religion civile de la République que
celle-ci postule une doctrine de l’individu théorisée par Durkheim : celui-ci construit son individualisme sur une conception de la personne humaine qui fait droit à l’aspiration morale
et religieuse.
Contre l’individualisme utilitaire de Spencer, le citoyen selon Régis Debray doit se construire
sur une logique de l’individualisme républicain. Avant Debray, les références de Durkheim
ne sont pas alors très surprenantes. Kant, Rousseau, les spiritualistes, la Déclaration des
droits de l’homme, bref ce qu’il nomme le « catéchisme moral » des républicains est mobilisé. Quant à l’individualisme qui s’en déduit, il est présenté de façon un peu outrée, en
tout cas très rigoriste, comme l’exact inverse de l’individualisme utilitariste : « Bien loin
qu’il fasse de l’intérêt personnel l’objectif de la conduite, il voit dans tout ce qui est mobile
personnel la source même du mal ». Mais, ajoutant Rousseau à Kant, le contrat social à la
loi morale, la volonté générale à l’impératif catégorique, Durkheim donne la clef de ce qui
constitue le dispositif : « Ainsi, pour l’un et pour l’autre, les seules manières d’agir qui soient
morales sont celles qui peuvent convenir à tous les hommes indistinctement, c’est-à-dire qui
sont impliquées dans la notion de l’homme en général ».
Le critère moral, qui est aussi un critère politique, c’est la capacité à universaliser son motif ou son action. La politique républicaine est une politique morale, c’est une République
éthique que les fondateurs veulent construire. Dès lors, le sujet de l’individualisme est
l’homme qui partage avec ses semblables une commune nature, une commune humanité.
L’influence kantienne est ici aisément discernable. Celle de la Révolution française et de la
Déclaration des droits de l’homme aussi.
Apparaît l’importance stratégique jouée par cette notion d’humanité au cœur du dispositif
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républicain. Il serait aisé de montrer que c’est précisément cet humanisme ou humanitarisme
qui constitue le socle permettant de réunir dans une disposition commune les penseurs qu’il
appartient de reconsidérer pour écrire l’histoire vraie de la République. Car, depuis la Révolution, l’individualisme républicain et l’idée humanitaire cheminent ensemble et sont liés.
L’idée d’humanité est, ce que Leroux avait d’emblée bien compris, l’axiome ontologique
et le principe religieux de la pensée républicaine. On peut encore le formuler autrement : ce
qui réunit dans une même disposition Pierre Leroux, Auguste Comte, Saint-Simon, Edgar
Quinet, Jules Michelet, Benoît Malon ou Jean Jaurès, c’est non seulement leur refus tant de
l’individualisme que de l’étatisme, c’est non seulement leur recours à l’association comme
médiation entre liberté des modernes et liberté des anciens, c’est non seulement leur articulation de la liberté et de l’égalité grâce au moyen terme de la fraternité ; c’est aussi, et sans
doute d’abord, la mise en œuvre d’une religion nouvelle, la religion de l’humanité.
C’est dans cet effort d’ailleurs pour se donner un fondement théologico-politique que la philosophie républicaine et socialiste va se croiser et se féconder avec le protestantisme libéral
et son projet de religion laïque dont, selon la formule de Ferdinand Buisson et de Jean Jaurès, la Déclaration des droits de l’homme serait le seul texte sacré. On retrouve chez Henry
Michel une même inspiration non seulement en ce qu’il identifie aspiration socialiste et aspiration humaine, mais parce qu’il affirme clairement le caractère religieux de la démocratie
républicaine : « On le voit, la doctrine politique de la démocratie suppose une éducation, et
aboutit à une morale, à une religion même, à la religion de la justice ».
En d’autres termes, si l’on veut poursuivre la restitution entreprise, autour de l’associationnisme républicain, d’une autre tradition, qui est celle du républicanisme et du socialisme
français, il faut quitter à un moment la sphère du politique, du social, de la connaissance,
pour s’affronter à la question majeure, celle des fondements, et en particulier à la question de
la sécularisation comme question centrale posant problème au politique lui-même. A propos
de l’idéal républicain et de sa forme spécifique d’individualisme, Emile Durkheim, dont on
a vu qu’il en durcissait d’ailleurs le rigorisme, parle de « religiosité ». Et il ajoute : « Une
telle morale n’est donc pas seulement une discipline hygiénique ou une sage économie de
l’existence ; c’est une religion dont l’homme est, à la fois, le fidèle et le Dieu ».
Pour autant, il convient de veiller à ne pas tomber sous la critique adressée déjà, plus d’un
siècle plus tôt, par Joseph de Maistre à l’homme des droits de l’homme, à savoir son abstraction. C’est pourquoi l’universalité en chaque homme doit être articulée à l’individu concret
dans sa différence : « L’homme est un individu ». Cette religion de l’Humanité est donc une
religion de l’individu, les droits de l’individu étant portés au plus haut, et sacrés. Alors que
dans la doctrine utilitariste, l’utilité commune peut écraser l’individu et les libertés individuelles, « suspendues toutes les fois que l’intérêt du plus grand nombre exige ce sacrifice ».
L’individualisme républicain, héritier du libéralisme du XVIIIe siècle, n’admet aucune raison d’État. Les droits de la personne sont toujours, en toutes circonstances, au-dessus des
droits de l’État.
Si l’individu doit être respecté comme sacré, ce n’est pas en fonction de sa particularité. Si
cela était, alors il pourrait en effet se refermer sur lui-même, « dans une sorte d’égoïsme
moral qui rendrait impossible toute solidarité ». Ce n’est pas la conception développée par
l’individualisme républicain. Henry Michel reprend une même argumentation, et la centre
autour de la notion de personne : « Ce n’est pas le moi que la culture démocratique s’attache
à développer. C’est la personne, ce qui, dans l’individu, dépasse l’individu, ce qui est éminemment communicable et social ». La respectabilité de l’individu, sa personnalité, vient
donc d’une autre source, à savoir sa nature d’homme, partagée avec les autres humains :
« S’il a droit à ce respect religieux, c’est qu’il a en lui quelque chose de l’humanité. C’est
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
l’humanité qui est respectable et sacrée ; or elle n’est pas toute en lui. Elle est répandue chez
tous ses semblables ; par suite, il ne peut la prendre pour fin de sa conduite sans être obligé
de sortir de soi-même et de se répandre au-dehors. »
La religion civile des droits de l’homme ou la fausse universalité.
Mais à ces évidences de la raison politique s’oppose l’illusion d’un horizon idéologique
indépassable faisant consensus et servant de conscient aux deux États-Nations de 1787 et de
1789 qui ne peut avoir que des effets néfastes : produire la conscience fausse théorisée par
Marx et Gramcsi. En effet, le citoyen doit comprendre que les droits de l’homme de 1789
ont été défigurés en Religion de l’occident contemporain (Fraternité, pp.213-214). Autre
impact destructeur de cette illusion de l’universalité : « Il faut opter, écrit Rousseau, entre
faire un homme et faire un citoyen ». Pour être universelle, et s’appliquer à tous, la Déclaration de 1948 a préféré l’homme au citoyen. Cela partait d’un bon sentiment, car, à s’en
tenir aux citoyens, ressortissants d’États, on privait de leur dignité apatrides, réfugiés et toute
personne déchue de sa nationalité. C’était étendre la portée du principe, mais également, par
un malheureux concours de circonstance, avaliser, en continuité avec l’optique anti-étatiste
des Pères fondateurs américains, l’humiliation du politique par l’économique, des Africains
par l’imperium européen, et des obligations communes par le « c’est mon droit ». Logique :
nazisme et stalinisme avaient communié dans le mépris de l’individu, tandis qu’en démocratie, c’est l’individu qui est à protéger contre les abus de pouvoir, les immixtions de la police
dans sa vie privée, ses communications téléphoniques, son honneur et ses secrets. Libéraux
par la droite, libertaires par la gauche, nous avons assisté à un émouvant soulèvement des
cœurs et des esprits contre l’idée de puissance publique. De même que le mépris de l’argent est le privilège des riches, le dédain de l’État se porte bien dans les États providence,
comme le mépris du national dans les nations bien établies, qui n’ont plus rien à craindre
des voisins. Ventriloque, la ROC a ainsi fait parler dans sa langue de lointains insurgés qui
avaient de toute autre boussole, et d’abord parce que c’étaient des hommes en guerre et
que nous vivons en paix. Elle a enrôlé, à distance, sous sa bannière, Soljenitsyne, qui luttait
non pour les principes de 89, mais pour la grandeur de la Sainte Russie, comme Walesa,
pour sa patrie et la Vierge noire, et Nelson Mandela, pour la dignité de son peuple. Elle a
déguisé le deobandi afghan en freedom fighter, parce qu’il se battait contre les Soviets, mais
pas précisément pour la liberté des homosexuels et des athées. Leur programme, que leurs
partisans de l’époque préféraient taire, c’était l’Umma et la remise au pas des infidèles. Et
nous crions à la trahison quand nos héros d’antan hissent leurs couleurs de toujours. Quant
au contretemps, il serait savoureux s’il n’était dramatique. Les peuples veulent des frontières
et un État, quand nous idolâtrons les sans-frontières et la sacro-sainte société civile. Les
singularités se déchaînent, les généralités nous enivrent. Nos guerres civiles européennes
s’étant déroulées au nom et à l’abri de la souveraineté, nous avons décidé que la nation est
criminogène, que tout pêcheur à la ligne est un pétainiste qui s’ignore, et que le chemin vers
la paix passe, au-dehors, par le renoncement au principe de souveraineté. Mauvaise pioche :
elle prolifère. Il y avait cinquante-six pays à l’ONU en 1948 (dont huit seulement se sont
abstenus de voter la Déclaration universelle) ; il y en a le triple aujourd’hui. La planète est
nationaliste, cruellement, et notre Europe post-nationale, post-tragique, post-historique, naïvement aussi. L’humanité, aux quatre cinquièmes, prend le sens interdit, et nous la sifflons
en vain, tout étonnés de voir revenir ce que nous avions aboli sur le papier : l’aspiration à la
puissance et, au cœur même des interdépendances économiques, stimulée par celles-ci, la
volonté d’indépendance culturelle et politique.
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IV - Déconstruire le mythe libéral de Furet :
la Révolution n’est pas terminée.
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Si la République de Régis Debray suppose une théologie républicaine construite à partir de
la mort de Dieu, sa mission sécularisée est de réifier un Dieu Social pour une éthique de la
fraternité ; elle est aussi surtout de déconstruire le mythe libéral de Furet pour qui la Révolution est terminée. En effet, le citoyen doit à la lumière de sa raison républicaine être en mesure de réfuter les trois erreurs essentielles de cette vulgate libérale devenue vérité historique
après la chute du Mur de Berlin. La première erreur consiste à poser une incompatibilité
de principe entre société des individus et égalité. Cette erreur reposerait sur la confusion
entretenue entre deux sortes d’égalité qui doivent être pourtant soigneusement distinguées :
l’égalité des résultats d’une part, l’égalité des chances d’autre part. C’est pourquoi sans
cesse François Furet ferait comme si le modèle républicain était le couvent ou la caserne,
c’est-à-dire une juxtaposition d’individus non pas différents mais identiques. C’est pourquoi
aussi il serait conduit à prendre de telles libertés à l’égard des textes, puisqu’il ne peut jamais
prendre en compte, dans son argumentation, la revendication portée par les républicains
d’une différenciation des individus, alors même que cette différenciation est au cœur de leur
argumentation, et cela selon un double mode. D’abord, comme critique du marché et des
théories de la main invisible, lorsqu’ils montrent que l’abandon aux seules lois ou forces
du marché conduit au contraire à l’incapacité, pour le plus grand nombre, de produire leur
émancipation, à l’avertissement maintenu de ceux et celles qui ne possèdent pas les moyens
de choisir leur existence, à leur indifférenciation, voire à leur choséification.
Ensuite, de façon plus positive, lorsque les républicains montrent que les différences ne
sont légitimes, acceptables, que lorsqu’elles se sont produites de façon libre et individuelle,
qu’elles ne sont pas seulement la reproduction d’un héritage, d’une hiérarchie, d’une appartenance communautaire, mais bien une production de la liberté elle-même. C’est ce qui
justifie que la doctrine républicaine soit toujours construite à partir d’une priorité accordée à
l’éducation, éducation républicaine qui s’est toujours présentée comme une éducation libérale. Pour que l’inégalité des résultats soit légitime, elle doit être un produit de la liberté ellemême. Pour assurer cela, et donc mettre en œuvre une égalité réelle des chances telle qu’elle
permette de compenser les inégalités de départ et de produire une inégalité de résultats qui
échappe au déterminisme social, l’intervention de la puissance publique est nécessaire. C’est
à elle qu’il revient de créer les conditions de cette égalité des chances, et cela, selon JeanFabien Spitz, par trois moyens : « La dissolution des héritages, la formation initiale des individus, et l’assurance mutuelle contre le hasard ».
Ainsi restitué, le modèle républicain apparaît comme un libéralisme et un individualisme
plus conséquents que ceux des libéraux purs ou prétendus tels. Sans doute parce qu’il substitue comme moyen de l’individualisme la liberté à la nature, mais aussi parce qu’il substitue
des différences individuelles à des différences sociales. Le modèle républicain accomplit
ainsi l’idéal de liberté porté par la Révolution en lui conférant une légitimité, mais aussi
une effectivité, que le strict libéralisme détruit. Dans cette théorie républicaine telle que
la restitue Jean-Fabien Spitz, l’égalité des chances apparaît comme un concept central qui
détermine la « condition de la légitimité de l’ordre juridique » : « c’est parce que les individus voient que l’organisation sociale tend à ne laisser substituer que les inégalités résultant
des différences individuelles et elles seules qu’ils peuvent considérer que la loi n’est pas un
ordre de contrainte mais un ordre de droit ». Sans égalité des chances, et sans une intervention conséquence de la puissance publique pour assurer celle-ci, toute liberté se transforme
en destin et le droit se résorbe dans le fait.
La deuxième erreur de François Furet concernerait, selon Jean-Fabien Spitz, sa conception,
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
non plus de l’égalité, mais de la liberté. François Furet serait victime de l’illusion contractualiste selon laquelle la liberté est une propriété de l’individu avant que celui-ci ait commencé
selon laquelle la liberté est une propriété de l’individu avant que celui-ci ait commencé tout
commerce, toute relation avec ses semblables. Dès lors, l’entrée en société ne pourrait être
qu’une transaction entre des libertés préalables conduisant à leur limitation réciproque. C’est
d’ailleurs la définition que Kant donnait du droit dans sa doctrine du droit. Cette conception
a été sévèrement critiquée par Hegel selon une argumentation que chacun connaît. Qu’est-ce
que la liberté avant l’entrée en société, compte tenu que, selon l’affirmation même de Rousseau, l’état de nature ne peut être considéré que comme une « fiction » ? Soit c’est, comme
chez Hobbes, l’état de guerre de tous contre tous, et donc le règne du droit du plus fort, qui
n’est pas un droit mais un fait. Soit c’est un état de bienveillance et d’entraide, comme chez
Locke, mais alors on ne comprend pas pourquoi on en sort, et c’est déjà une forme d’état
social. Rousseau a donc été obligé, dans sa théorie, de recourir à deux types de subterfuges.
D’abord l’évocation d’un second état de nature, produit par des conditions climatiques, et
conduisant de nouveau à un horrible état de guerre. Ensuite la distinction entre liberté naturelle et liberté civile, et l’idée que de l’une à l’autre il y aurait un véritable changement
de nature de la liberté elle-même et de l’homme lui-même. Les républicains savent que la
liberté comme indépendance n’est qu’une illusion. Pour la raison bien simple que cette indépendance elle-même n’existe pas, que tout individu appartient à un milieu humain. Dès lors,
le vrai concept révolutionnaire et républicain de la liberté, selon Jean-Fabien Spitz, « n’est
pas l’indépendance mais la non-domination et la légitimité qui l’accompagne ».
Enfin, conséquence des deux premières, la troisième des « erreurs essentielles » pour Régis
Debray comme pour François Furet, concerne l’interprétation qu’il donne des « droits de
l’individu ». Pour que chacun puisse exercer ses droits, chacun doit disposer de ressources
relativement équivalentes. Étant donné l’impéritie de chacun d’entre nous à la naissance, le
complexe de potentialités que nous sommes et qui supposent, pour s’actualiser, une interaction avec un milieu, notre singularité, notre différence, ne peuvent être seulement un donné.
Les différences que nous voulons voir reconnues ne sont pas seulement celles que nous
avons héritées mais celles que nous avons choisies. Cela suppose, ce que François Furet ne
prend pas en compte, que nous puissions avoir accès à ce qui permet la production de cette
singularité et qui relève d’un bien commun. Sinon, les seules singularités qui nous sont
reconnues sont celles qui expriment des appartenances et des héritages qui se sont imposés
à nous. Le seul jeu de prétendues libertés naturelles dont le sujet-individu serait propriétaire
n’y peut suffire : « L’hétérogénéité est la conséquence de la transformation homogénéisante
de tous en citoyens, et elle sera d’autant plus grande et d’autant plus importante que l’action
publique de dissolution des castes sera elle-même vigoureuse. C’est une utopie - pour le
coup - de penser que la société se différencie spontanément, et que l’hétérogénéité libre et
individualisante est une donnée naturelle des groupes sociaux : l’hétérogène, la mobilité de
la société civile, le pluralisme, la diversité sont les produits du processus d’homogénéisation
et de l’action de la puissance publique en faveur de l’ouverture de la société », écrit JeanFabien Spitz, dans le sillage de la critique radicale de l’auteur de Fraternité.
A ces trois erreurs essentielles de la doxa libérale sur la République et la Révolution, il
convient d’ajouter l’idée que la Révolution est interminable. En effet, le défi de Furet habille
un vœu en constat : un règlement de comptes en observation impartiale. Un jugement de valeur qui n’ose dire son nom se porte toujours mieux en jugement de fait. L’histoire enseigne
que les arbitres qui annoncent cette fin de partie ont furieusement envie de jouer la revanche.
« La Révolution est terminée » est depuis cent quatre-vingt-quinze ans le faux lapsus de
ceux et celles qui pensent qu’il eût mieux valu qu’elle n’eût pas commencé, et que le temps
est venu d’y mettre le holà. C’est peut-être injuste pour la libérale baronne de Staël, fille du
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banquier Necker ministre de Louis XVI, qui fut la première à l’employer. Elle fut suivie,
avec plus de style et de résolution, par Bonaparte, le 18 Brumaire : « La Révolution est fixée
aux principes qui l’ont commencée : elle est finie ». L’ennui, c’est que la République l’était
aussi, par la même occasion. Ceux qui suppriment la mère aiment rarement la fille, et la
formule n’annonce jamais rien de bon pour l’avenir. L’antienne reprise après la chute de
Napoléon par les hommes d’ordre, pour faire pièce au mouvement, a servi de programme à
ceux qui préféraient le suffrage censitaire au suffrage universel et la limitation des libertés
publiques à leur extension. La Monarchie de Juillet a tellement répété « la Révolution est terminée » qu’elle en a d’ailleurs rendu inévitable une deuxième, 1848. Tout cela est anecdote.
L’essentiel est d’ordre philosophique.
La Révolution française est interminable, dans son approche et ses principes. C’est cela
même qui différencie une révolution d’une révolte. La révolte regarde le passé, et la révolution anticipe l’avenir. La dynamique des principes en déborde l’avènement, et ce débordement se nomme République, qui est toujours elle-même à refaire, comme la nation
selon Renan, création permanente et plébiscite de chaque jour. Si cela ne se refait pas à
tout instant, cela se défait à tout instant ; c’est pourquoi il y a des principes de 89, mais non
des acquis de 89 ; car s’il pouvait y avoir acquis, l’État français n’aurait pas succédé à la
République ni « Travail-Famille-Patrie » à « Liberté-Egalité-Fraternité » un an seulement
après le jubilé de 1939. Il y a quelque chose d’essentiellement inachevé dans Quatre-vingtneuf, qui fait corps avec l’événement. La Révolution est en elle-même un commencement
parce qu’elle ne pouvait être qu’un avortement. Son échec joue comme réquisition ; chaque
acteur en mourant (jeune, très jeune) a fait à son insu de sa mort un appel ; et c’est la suite
des réponses apportées aux demandes de la Révolution, aux promesses successives de 89,
92, 93, qui a fait se déployer l’histoire républicaine, comme libre interprétation des possibles révolutionnaires. Dans une République vivante, la Révolution dont elle procède ne
peut pas se terminer, sauf si les principes qui la meuvent viennent eux-mêmes à s’étioler
comme feuilles d’automne, cédant la place à l’égoïsme des intérêts et aux divers arguments
d’autorité. Toujours et partout, la mort du passé est mortelle pour le progrès. Chez nous aujourd’hui, ce qui disparaît avec la Révolution, c’est l’Idée du droit comme devoir infini dont
elle fut l’expression imparfaite et finie. Kant a vu dans la politique jacobine rien moins que
la manifestation de la nature morale de l’humanité concernant « l’humanité dans le tout de
son union ». Et il annonçait, en 1798 : « Même si le but visé par cet événement n’était pas
encore aujourd’hui atteint, quand bien même ma révolution ou la réforme de la constitution
d’un peuple aurait finalement échoué, ou bien si, passé un certain laps de temps, tout retombait dans l’ornière précédente, cette prophétie philosophique n’en perd pourtant rien de sa
force. Car cet événement est trop important, trop mêlé aux intérêts de l’humanité, et d’une
influence trop vaste sur toutes les parties du monde pour ne pas devoir être remis en mémoire
aux peuples à l’occasion de certaines circonstances favorables et rappelé lors de la reprise de
nouvelles tentatives de ce genre ».
Le citoyen dans le labyrinthe des Néolibéraux, les trois hommes-repères
sur le chemin de la vérité républicaine.
Si le citoyen doit intégrer dans la quête de son identité cette critique du mythe libéral de
Furet, il doit acquérir une raison politique. Par son pouvoir il prend conscience des faux
manichéismes « qui font la parade » (Supplique aux nouveaux progressistes du XXIe siècle,
pp.48-49). Ainsi l’usage de sa raison politique lui permet de voir trois bornes-repères : pour
Régis Debray, citoyen, elles sont enseignées en 1956 par Jacques Muglioni, professeur de
philosophie à Janson de Sailly.
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
Première borne-repère : dignité ou bien docilité face à l’Empire ? Puisqu’ainsi se nomment
normalement, et depuis quatre mille ans, les hyperpuissances qui s’estiment au-dessus des
lois internationales, dès lors qu’elles ne les dictent pas. Le dernier en date, par son ouverture de compas et le cumul des avantages, rend un peu riquiqui les prédécesseurs hittite,
égyptien, romain et même chinois. Plus l’Occident devient monocorde, plus la polyphonie
est appréciable. Là,t quand l’habitude s’est prise de nommer « solidarité » la vassalité et
« alliance » le suivisme, cette résistance est peu ou prou délictueuse. Pour légitimer le renoncement, nos politiques, droite et gauche, insistent sur la « communauté de valeurs ».
Le paradoxe d’une société démocratique coiffée d’un État impérial n’aurait pourtant pas
de quoi étonner les héritiers d’Athènes, d’Amsterdam, de Londres et de Paris, où ont fleuri
parlements à l’intérieur et bagnes à l’extérieur. La métropole est toujours ce qu’un empire
fait de mieux, et où se sent-on mieux, et les coudées plus franches, qu’à New York ou Los
Angeles ? Il ne faisait pas bon, en 1950, être « antifrançais » à Hanoi ou Alger, quand c’était
largement autorisé à Paris, et pas seulement au quartier Latin. Nos atlantistes indigènes ont
parfaitement raison : en matière de démocratie, les États-uniens sont fondés à nous donner
des leçons. Même si certains doutent que les libertés individuelles et publiques survivent,
sur le long terme, à l’expansion impériale, c’est un fait que l’esprit démocratique des institutions nord-américaines est originaire, congénital et enraciné par le bas, dès avant l’Indépendance (quand le nôtre a été tardif et administré d’en haut) ; christo-compatible, via l’ancrage
dissident et protestant (quand le nôtre a dû affronter la tradition catholique, intolérante et
hiérarchisée) ; inscrit dans la structure fédérale du pays, avec l’autonomie des États fédérés
(quand le nôtre doit tenir compte d’un État centralisateur) ; et enfin porté par le dogme économique de libre concurrence (le libre marché dynamisant y compris l’entreprise religieuse).
Enviable à maints égards, l’American way of life (patriotisme, courage civique, bonhomie,
dynamisme, élasticité, etc.), mais pas de quoi annuler ou même inhiber les éternels et fluctuants rapports de puissance entre pays et continents. L’Européen colonisé se console en se
répétant que les USA sont devenus impérialistes sans l’avoir voulu. C’est la règle générale.
Croit-on que Rome avait planifié l’impérium ? Il n’y a que les empires de pacotille qui ne
survivent pas dix ans aux lubies d’un tyran mégalo, qui font la bêtise de se mettre à l’affiche,
en gros caractères. Un empire sérieux relève d’une mécanique des forces, non d’une caractérologie des personnes. Bien sûr que les forts ne pensent pas à mal et ne veulent que du bien
aux Irakiens, Mexicains, Ukrainiens et cent autres qu’ils mettent gracieusement sous leur
coupe, à coup de bourses, de films, d’équipes du FMI ou de la Banque mondiale, et pour les
récalcitrants, de B-52. Les faibles auraient tort de voir dans cette angélique bienveillance un
espoir de solution : c’est justement le problème.
Deuxième borne-repère : pour ou contre les règlements d’État ? Plus va la mondialisation,
avec l’explosion des inégalités, plus les mastodontes économiques ignorent frontières et
cultures, plus, me semble-t-il, nous avons besoin de puissance publique. Il est des moments
et des pays où le laisser-faire laissez-passer doit faire sauter l’étouffoir étatique quand arrive
le point d’asphyxie. Il y a tout lieu de penser que nous voilà dans une phase inverse, hic et
nunc : la pyramide des féodalités que recèle la décentralisation, la montée des lobbies et des
groupes de pression, les barricades religieuses, les replis ethniques, les demandes multiformes de censure nous arrivent par « le bas », non par « le haut ». C’est précisément parce
que notre société civile n’a pas de tradition démocratique, mais représente, plus qu’ailleurs,
une foire d’empoigne d’intérêts et de passions, de passe-droits et d’obédiences, que l’avenir
de nos libertés civiles et d’un minimum de justice sociale est lié à la primauté du public sur
le privé, laquelle n’est pas par hasard un de nos traits distinctifs, en Europe. Sans parler
du patriotisme artistique, des équilibres écologiques et de nos paysages : que resterait-il
de nos centres-villes, de nos forêts, de nos bords de mer, de la fameuse bande de cent
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mètres inconstructible, si préfectures et tribunaux n’étaient pas en état de faire respecter
les lois de protection, envers et contre les pressions des bétonneurs et des maires, avides
d’empiétements et de menues entorses ? Que resterait-il de notre laïcité, cette déconnexion
toujours laborieuse entre l’école et la famille, entre intérêt général et intérêts privés, si
« groupe naturels » et « droits coutumiers » continuaient à reprendre du poil de la bête ? La
tolérance, dans notre histoire, ne sourd pas des tréfonds. C’est, au XVIe siècle, le parti dit
des politiques qui a imposé « l’édit de tolérance ». La naissante raison d’État, avec Henri
IV, a fait reculer la raison d’Église, et instauré la paix civile. Que resterait-il de nos libertés,
de conscience, de presse et d’expression, si les confessions, les autoreprésentations ethniques, les associations de droit privé pouvaient à tout moment faire-valoir leurs demandes
d’interdiction en invoquant l’injure commise envers une communauté, le respect dû aux
convictions et aux victimes, la diffamation ou le blasphème ? Ne savons-nous pas que c’est
le juge des référés et le juge du fond qui, maniant généralement et dans un sens libéral les
foudres de la loi, nous protègent de la censure a posteriori ?
Troisième borne-repère : souci ou déni des contradictions de classe ? Mentionner leur existence semblera du dernier vieillot. Les résultats d’un référendum récent - vote de classe
à l’état pur - en ont pourtant démontré l’insistance. Les inégalités sociales et territoriales
demeurent non pas les seules, mais pour un progressiste un peu buté (autant dire un réactionnaire de progrès) les premières à prendre en compte. Même s’il appartient lui-même à
la classe moyenne, il a plus à cœur de défendre les intérêts des ouvriers et employés que
ceux des patrons et cadres sup. Les gens de Liévin et Gennevilliers lui feront plus souci que
ceux de Versailles et Saint-Germain-en-Laye. Quand il vous entend dauber les populistes,
moquer le beauf et le franchouillard, le libre-penseur se prend à penser que maints vieux
curés pourraient donner, avec leur « option préférentielle pour les pauvres », des leçons de
révolution permanente à nos boute-en-train. Les chrétiens seront bientôt les derniers à utiliser ces mots obscènes : les riches et les pauvres. Dans notre désuète culture marxiste, on disait : les salariés et les exploiteurs. Quand les lois du marché succèdent à celles de l’histoire,
les fonds de pension américains au Commissariat au Plan, et que résonnent les valeurs de
compétitivité, concurrence, rentabilité, amortissement, bénéfices, profit, rajouter « égalité »
et « fraternité » à « liberté » tiendra bientôt de la provocation. Dette publique, blocages, taux
de croissance insuffisant… Le « mal français » est partout dénoncé (quoiqu’égal et souvent
moindre que celui de nos voisins). La réticence aux diktats du marché, et aux recommandations d’un milieu qui récompense la rente avant le travail, reste obstinément nôtre. Nous
qui continuons à nous sentir mal à l’aise dans un monde où le cinquième le plus riche de la
population dispose de 80 % des ressources, tandis que le cinquième le plus pauvre dispose
à peine de 0,5 %. Et pour qui le tiers-monde mérite infiniment plus qu’un remords de fin
de banquet au G8, et le quart-monde, à domicile, qu’une vente de charité ou une bouche
de métro accueillante. Comme il y a apparemment consensus sur ces généralités, et que
ce n’est pas le lieu d’aborder concrètement le vif du sujet, nous pouvons nous en tenir là :
un troglodyte de l’hypersphère ne se plaindra jamais de l’impôt, car il préfère la protection
sociale à la charité médiatique, ce paravent, et la redistribution égalitaire aux caprices plus
flatteurs des « pièces jaunes » et du Téléthon. S’il n’a pas fait vœu de pauvreté et a la chance
de vivre confortablement, il veille à ne pas se domicilier dans la high life, et préfère, quand
il a le loisir d’étudier l’époque in vivo, se rendre côté Sud, chez les plus démunis, et non côté
Nord, chez les nantis de la planète. Cela, pour obéir au principe de précaution. Le seul péché
irrémissible, c’est de s’habituer à vivre et penser entre soi : en l’occurrence, entre Blancs,
Occidentaux, riches et pharisiens.
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
V - « La République intérieure », au-delà des illusions positivistes
de Claude Nicolet.
Si pendant deux siècles l’idée de République se construit contre les catholiques en 1906 et
contre les Staliniens de 1945, la raison politique permet à Claude Nicolet de dépasser ses
apories positivistes par le concept de « République intérieure ». En effet, la morale républicaine a deux conditions sociales et intellectuelles : la pédagogie et la politique. Une critique
de la raison positiviste à la lumière de Régis Debray sur l’identité permet à Claude Nicolet
de définir le concept de socialisation du politique (p. 497). En effet, elle est devenue l’expression de la temporalité politique. C’est en fonction d’elle que le temps peut s’orienter.
Elle est à la fois le produit d’un passé, que tout préparait dans notre histoire, comme l’a dit
Michelet, et l’abolition de ce passé, qui n’est pourtant jamais tout à fait mort. C’est pourquoi
il faut l’achever en permanence, et il faut donc en permanence que chaque Français vive et
revive, par l’éducation, par la mémoire collective, à l’intérieur et à l’extérieur de lui-même,
les phases historiques de cette révolution. Elle est dans l’histoire, puisqu’elle est née un jour,
qui reste, malgré l’abandon du calendrier révolutionnaire, un « point zéro » du nouveau
temps. Mais elle est aussi hors de l’histoire : « La forme républicaine du gouvernement ne
peut faire l’objet d’une révision constitutionnelle ». Elle porte en elle toutes les virtualités
d’une révolution permanente ; mais, en même temps, on ne fait plus la Révolution contre
elle. Les radicaux de la Grande Époque, Bourgeois et Buisson, le diront tout nettement, à
l’intention des nouveaux révolutionnaires socialistes. Mais c’est parce qu’on peut et qu’on
doit la faire en elle, et par elle, par d’autres voies que la violence. La première et unique
Révolution s’était faite contre le droit divin, l’absolutisme monarchique, les égoïsmes des
castes héréditaires et juridiques. La révolution permanente qu’opère la République, c’est
d’abord l’abolition, dans les esprits de tous et de chacun, de ces éternels ennemis : le recours
à la transcendance, l’acceptation des « vérités » toutes faites, l’égoïsme des intérêts. D’où la
pédagogie, et la morale.
L’idée de République selon Régis Debray permet à Claude Nicolet de comprendre cette
sacralité du politique : quand on est obligé d’employer des mots de cette sorte pour parler de ce qui n’est, après tout, qu’un régime, il faut bien admettre une ressemblance, ou
une contamination, assez troublante ; ces aventures de la temporalité, ces transferts et ces
correspondances entre l’ordre du monde et celui des consciences, ce recours obstiné aux
métaphores de la vie spirituelle, rappellent dangereusement un air connu : celui de la Religion. La République emprunte au sacré, voire au divin, ses mots, et peut-être plus que ses
mots. Ce n’est pour surprendre ni les républicains ni les historiens. A toute une lignée des
premiers, l’Être Suprême a longtemps paru nécessaire. Ceux-là mêmes qui ont nié et détrôné
Dieu ont voulu instaurer un « culte » révolutionnaire, utiliser au profit de la République les
signes extérieurs d’un rituel. Pour d’autres, la République elle-même, sous la double espèce
de la Patrie puis de l’Humanité, devient le sacré lui-même. Il n’est pas jusqu’aux attributs
juridiques que les constitutions lui assignent - « une, indivisible, souveraine, imprescriptible » - qui ne témoignent de cette invincible aspiration à l’absolu. Après quinze siècles de
catholicité toute-puissante, on ne fait pas facilement sa part à la religion. Presque tous les
Français, au XIXe siècle, seront au moins d’accord pour dire qu’il faut ou s’en accommoder,
ou la remplacer. Le nouveau Dieu de Comte, la religion sans dogme de Buisson, la francmaçonnerie ou le socialisme jaurésien sont autant de réponses à ce besoin ou à ce défi. Mais
la France d’Ancien Régime avait connu trop longtemps et trop profondément la pénétration
réciproque de l’Église et de l’État pour que la République pût s’accommoder de la seule
égalité des cultes et de la seule liberté de conscience. Toute religion, divine ou séculière,
prend normalement chez nous la forme dogmatique et cherche naturellement à s’organiser
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en Église et à pénétrer l’État. Il fallait donc que la République, qui s’identifiait à l’État, trouvât en elle-même la garantie qui la mît à l’abri de tous les cléricalismes, le mot - introduit par
Sainte-Beuve dans la langue politique française - désignant précisément cette confusion du
spirituel et du temporel, cette tendance des religions à utiliser les États. La solution concordataire, possible avec les Églises strictement nationales, s’avérait impuissante dès lors qu’on
avait affaire à une doctrine et à une organisation ultramontaines - d’une manière générale, à
une religion qui, pour sa part, veut elle aussi organiser la société civile. L’anticléricalisme,
« cette manière d’être constante, persévérante, et nécessaire à tous les États », comme disait
Waldeck-Rousseau, n’était pas encore suffisant. Une réponse plus générale était nécessaire.
Ce fut la laïcité, imposée d’abord à l’enseignement public, puis étendue à l’État tout entier
par la loi de Séparation. Solution juridique et politique qui, le temps et la sagesse aidant, a
fini par rallier presque tous les suffrages, et peut à bon droit passer pour exemplaire.
Cette idée de la République selon Régis Debray permet aussi à Claude Nicolet de saisir le
sens de laïcité intériorisée de citoyen républicain. La laïcité est un peu plus qu’une institution ; un État a-religieux et anticlérical peut être, à son tour, dogmatique et totalitaire ; c’est
qu’alors il n’est pas laïque, c’est qu’il prétend diriger les esprits autrement que par la liberté
elle-même. La laïcité doit pénétrer les esprits et débusquer les dogmatismes jusqu’au cœur
de chaque individu, par une discipline permanente. Le respect de soi-même peut seul enseigner le respect des autres. La laïcité républicaine, sous sa forme la plus perfectionnée, est
un renversement épistémologique aussi considérable que tous ceux que nous avons essayé
d’identifier et d’expliquer jusqu’ici - le refus de la transcendance, la découverte des conditions sociales de la production de la pensée, la rétrospection du droit et de la liberté comme
idéalisme a posteriori. Nul ne s’en est si bien aperçu que le protestant libéral, et pourtant
libre penseur, Ferdinand Buisson, qui l’a exprimé le plus justement : « Le cléricalisme ne se
mesure pas à l’étendue plus ou moins restreinte de la prison où il enferme l’esprit humain,
il consiste à l’emprisonner. Catholique, protestant ou juif, on devient clérical à l’instant
précis où l’on incline sa raison et sa conscience sous une austérité extérieure qui s’arroge et
à qui l’on reconnaît un caractère divin. Quiconque accepte un credo renonce à être un libre
penseur pour devenir un croyant, c’est-à-dire un homme qui nous prévient qu’à un moment
donné il cessera d’user de sa raison pour se fier à une vérité toute faite qu’il ne lui est pas
permis de contrôler ».
Régis Debray, à la lumière de Claude Nicolet, comprend aussi que la laïcité républicaine est
bien à la fois une institution collective (c’est-à-dire une organisation de l’État telle qu’il s’interdise toute action autoritaire et déloyale sur les consciences, et qu’il veille soigneusement à
ce que nul parti, nulle secte, nulle opinion même ne puissent en exercer), et une ascèse individuelle, une conquête de soi sur soi-même. C’est à ce prix qu’on est républicain. C’est à ce
prix que la République peut enfin mériter d’être cette unité dans la diversité, cette aspiration
à l’universel au-delà d’un modeste hexagone, ce rêve français dont nous avons la charge. En
fin de compte, c’est là l’essentiel, le « beau risque à courir », comme l’a dit voici soixante
ans dans quelques pages méconnues un excellent écrivain, G. Guy-Grand : « Reconnaissant
pourtant, si l’on va au fond de ces idées de neutralité et de laïcité qu’elles ont une portée plus
profonde que l’idée d’une protection légitime de l’enfant, du citoyen et de l’État contre la
domination séculaire de l’Église ; elles sont grosses implicitement de toute une philosophie.
Cette philosophie dépasse le positivisme de stricte observance tel que l’entendait Auguste
Comte, elle l’élargit jusqu’à une nouvelle métaphysique, car toute doctrine vraiment grande
suppose une métaphysique. Cette doctrine, c’est essentiellement un grand acte de confiance
dans le pouvoir de l’homme de se sauver lui-même, d’organiser sa politique, son économie,
sa morale en dehors de tout appel au surnaturel, par l’action de sa raison disciplinant ses
aspirations vers la justice et la bonté.
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
A cette hauteur, la philosophie de la république, si l’on peut donner son sens plein à un mot
dont l’usage est généralement plus restreint, c’est l’humanisme, c’est-à-dire le plein épanouissement de toutes les puissances de l’homme, sous le contrôle de la plus humaine des
facultés, la raison. Confiance qui n’est pas aveugle, qui n’ignore rien des tares ancestrales
ni des survivances animales, mais qui fait crédit au génie humain pour se purifier toujours
davantage de ces survivances et affirmer progressivement la victoire de l’esprit sur la nature
brute. Et l’on sent bien qu’ici est le choix suprême. Beaucoup, même parmi les républicains,
ne croient pas que soit possible le salut de l’homme et des sociétés sans le recours à la puissance surnaturelle qui les enveloppe et les dépasse. Ils n’en ont pas moins droit de cité dans
un État qui ne légifère que pour l’ordre politique et respecte le mystère métaphysique de
chaque personne. Mais l’originalité de la IIIe République française, entre toutes les nations,
est d’avoir affirmé, par ses institutions, que l’homme peut, par lui-même, se sauver. Cette
croyance explique le soin jaloux avec lequel ces hommes d’État veillent sur l’idée de laïcité ;
elle les pousse à pénétrer de cette idée même son expansion lointaine : à côté des établissements religieux, et sans manquer aux lois de la tolérance et de l’amitié, la Mission laïque
française veut faire pour les indigènes ce que Ferry a fait pour les citoyens de la métropole.
Et l’on peut trouver que c’est orgueil, présomption, sacrilège. Peut-être. En tout cas, comme
le disait Socrate de l’immortalité de l’âme, beau risque à courir. Cette victoire de l’homme
sur l’homme, cette confiance en la raison exaltée par la justice et corrigée par l’expérience,
c’est tout le risque républicain ». (G. Guy-Grand, Au seuil de la IVe République : réflexion
sur la mystique et l’école républicaines, Paris, 1946, p. 168 sq. G. Guy-Grand fit une carrière universitaire qui le mena à la Direction du Collège primaire supérieur Lavoisier).
Pierre Besses
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Bibliographie
Ouvrages cités :
Régis Debray, Que vive la République, Odile Jacob, 1989, 218 pages.
Régis Debray, Supplique aux nouveaux progressistes du XXe siècle, Gallimard, 2006. Le
réexamen déchirant des manichéismes pour les colporteurs des clichés défraîchis. L’esquisse
d’une gauche tragique.
Régis Debray, Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion », Fayard, 2005.
Régis Debray, Le Moment Fraternité, Gallimard, 2009, 365 pages.
Régis Debray, Croire, Voir, Faire. Traverses, Odile Jacob, le champ médiologique, 1999.
Régis Debray, Entretiens d’un été, proposés par Dominique Rousset, France Culture, Desclee de Brouwer, 2010.
Régis Debray, I. F., suite et fin, Gallimard, 2000
F. l’intellectuel français.
I. O. l’intellectuel original, version 1900.
I. T. l’intellectuel terminal, version 2000.
Il importe de rapporter l’état ultime d’une figure à son état princeps pour embrasser l’élan,
l’inflexion et la chute, à la fois le confirmateur et son contraire.
Régis Debray, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Gallimard,
1992.
Régis Debray, Cours de médiologie générale, Gallimard, 1991.
Deuxième leçon, Propositions pour une médiologie civique, p. 299.
Douzième leçon, la loi des trois états, p. 357, Ordo, Lex, Medium. Trois âges en même
temps, p. 387.
Chantal Delsol, La République : une question française, P.U.F. 2002.
L’identité française, la République, mythe récit et mythe-fiction, confiance ou défiance, égalité contre solidarité, le désir et l’envie, conservatisme et exception française. La République
dogmatique, imminence et insuffisances de la fédération - dans le contexte de « l’effacement
de l’État-Nation » (p. 147). La République dans la perspective « néoconservatrice » de l’an
2000.
J.-M. Baylet et J.F. Hory, Qu’est-ce que l’identité républicaine ?, Paris, 16 avril 2011. Parti
radical de gauche. Actualité de la nation républicaine.
Sylvie Mesure et Alain Renaut, Alter Ego, les paradoxes de l’identité démocratique, Alto
Aubier, 1999. Problématise l’identité. Le libéralisme politique et ses ennemis, p. 60.
Ch. II, l’alternative républicaine. Les républicanismes, p. 162. Les équivoques du républicanisme contemporain, p. 169.
Pierre Nora, Les lieux de Mémoire, Gallimard, 1997. Quarto 1, la République, la nation,
1643 pages. P. 67-107 : Baczko Browslaw, « le calendrier républicain », décréter l’éternité.
Régis Debray, Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux, Gallimard, 1981.
Ch.3, l’impératif d’appartenance, p. 205-225.
Claude Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), Gallimard, postface inédite
de l’auteur, juillet 1994. Ch. XI, les fondements de l’idéologie ou la raison républicaine,
p. 467-507. Postface avec bibliographie, p. 509-510, essai d’histoire critique.
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ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
Vincent Peillon, La Révolution française n’est pas terminée, Seuil, 2008. Critique de la
raison républicaine, p. 30-35 : la sécularisation républicaine ou les métamorphoses du théologico-politique, p. 54-58 : les paradoxes de l’individualisme et de l’égalité selon Jean-Fabien Spitz, p. 58-64 : l’adieu à François Furet ou la vraie nature du libéralisme.
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Bibliographie commentée :
Claude Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), Gallimard, Rome, juillet 1994,
p. 509-511.
L’idée républicaine a fait l’objet de quelques comptes rendus sérieux et donc critiques :
P. Raynaud, Destin de l’idéologie républicaine, Esprit, décembre 1983, p. 27-39 ; J. Roman,
L’idée républicaine, Intervention, n° 7, 1983/84, p. 59-64 ; J.T. Nordmann, La République
et l’État en France, Commentaires, 30, 1985, p. 737-740 ; J. Godechot, Annales historiques
de la Révolution française, 253, 1983, p. 502-503 ; D. Maus, Sur la République, Revue de
Droit Public, 1985, p. 1741-1 752 ; A. Garrigose, Revue Française de sociologie, 24, 1983,
p. 587-589.
Il a aussi inspiré quelques ouvrages, qui l’ont utilisé largement : L. Ferry et A. Renaut,
Philosophie politique, tome III, Des droits de l’homme à l’idée républicaine, Paris, PUF,
1985, passim ; N. Tenzer, La République, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ?, 1993 ; F. Furet et
M. Ozouf, Le siècle de l’avènement républicain, Paris, Gallimard, 1993, p. 52/346/419 ;
S. Berstein et O. Rudelle, Le modèle républicain, PUF, 1992, passim ; S. Mastellone, Storia
della democrazia in Europa : da Montesquieu a Kelsen, Turin, UTET, 1986, p. 127-194 ;
F. Bracco, Louis Blanc dalla democrazia politica alla democrazia sociale, Firenze, 1983,
p. 68/84 ; il est également cité et utilisé dans M. Grawitz, Traité de science politique, PUF,
1985, et dans P. Ory, Nouvelle histoire des idées politiques, Paris, Hachette, 1989.
M. Agulhon, La République de Jules Ferry à François Mitterrand, Paris, Hachette, 1990 ;
P. Isoard et C. Bidegaray, Les Républiques françaises, Paris, Economica, 1988.
K. Barker, Au tribunal de l’opinion. Essais sur l’imaginaire politique au XVIIIe siècle,
Paris, Payot, 1993 ; cf. aussi sur le modèle antique sous la Révolution, J. Bouineau, Les
toges du pouvoir ou la Révolution de droit antique (1789-1799), Toulouse, Université de
Toulouse-Le Mirail, 1986.
Voir en particulier F. Furet, J. Julliard et P. Rosanvallon, La République du centre. La fin
de l’exception française, Paris, Calmann-Lévy, 1988 ; et F. Furet et M. Ozouf, Dictionnaire
critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988.
Yves Deloye, Sociologie historique du politique, nouvelle édition, La Découverte, 2003.
Dès 1980, Régis Debray ajoute une nouvelle dimension essentielle à la science du politique :
dans sa portée heuristique, sa critique de la raison politique sert de matrice féconde pour
penser les nouvelles sociologies du citoyen dans ses rapports au pouvoir et dans l’invention
de son identité soumise aux défis de la société multiculturelle générée par le regroupement
des familles immigrées dans les années 1970. « L’intellectuel terminal version 2000 » permet de comprendre le concept de nation « comme communauté imaginée », théorisé par
Benedict Anderson. Après Weber, cette nouvelle science du politique appliquée à l’idée de
République sert aussi à refuser les rapports entre citoyenneté et sécularisation,
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Régis Debray et la Médiologie
Alain Gérard
Avant de voir ce qu’est la médiologie, je voudrais faire un petit retour en arrière. Si l’on
regarde l’œuvre de Régis Debray un peu rapidement en s’en tenant aux ouvrages les plus
saillants, on pourrait penser qu’elle se diviserait en trois parties distinctes ayant chacune leur
thématique propre et sans trop de rapports les unes avec les autres.
Le parcours
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Il y aurait d’abord ses œuvres politiques de jeunesse, quand il était militant d’extrême gauche
en Amérique du Sud et qu’il avait été emprisonné par la dictature bolivienne (Révolution
dans la Révolution, Essais sur l’Amérique du Sud, La Critique des Armes, Critique de la
Raison politique). Il y aurait ensuite ses œuvres sur la religion (Dieu un Itinéraire, Le Feu
sacré, les Communions humaines). Et il y aurait enfin ses œuvres traitant de la discipline
qu’il a lui même créée, la médiologie (Manifestes médiologiques, Cours de Médiologie
générale, L’État séducteur, et les différentes publications de son Institut de médiologie).
Les œuvres tout à fait récentes sont davantage des textes d’actualité et ont moins de portée
théorique générale.
Nous ne nous étendrons pas ici sur les œuvres de la première période. Bien que souvent
prémonitoires et perspicaces, elles sont trop strictement ancrées dans le contexte politique
du moment pour encore avoir d’autre intérêt qu’historique. Il faut cependant signaler l’importance que cette période a eue pour Debray. Elle se situait tout entière dans le sillage de
Mai-68 et comme toute l’extrême gauche de cette époque, Régis Debray était alors honnis
autant par la droite classique que par la gauche stalinienne orthodoxe pour qui il était un
dangereux hérétique. Son incarcération eut un grand retentissement, comparable à celui des
prises d’otages de nos talibans d’aujourd’hui. Elle conféra d’emblée à Régis Debray une
notoriété considérable comme peu d’intellectuels en eurent et elle explique pour une part
son recrutement par François Mitterrand comme conseiller politique pour les problèmes de
l’Amérique du Sud et du Tiers-monde. Après cette période politiquement très active il quitta
pour un temps la vie publique.
Vint ensuite, à la croisée des deux siècles, ce qui serait la deuxième période, durant laquelle
il se consacra au commentaire et à la critique de la religion, tout en restant, il ne cessa de
le rappeler, incroyant lui-même. Mais il faut dire que la religion de Debray est singulière :
comme on vient de vous le dire dans les interventions précédentes, il analyse les institutions,
les constructions symboliques, l’histoire, la mythologie de la religion, mais sans jamais parler de Dieu lui-même, ce qui est quand même un paradoxe quand on parle du monothéisme.
Je vais y revenir tout à l’heure.
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
Parmi les livres de cette deuxième période, Dieu, un Itinéraire est une sorte de traduction, ou même comme on disait autrefois, de juxtalinéaire, des récits sacrés et de l’Histoire
Sainte. Vous savez qu’au temps où dans les lycées les potaches faisaient encore des versions
grecques ou latines, il existait des traductions des textes phrase par phrase en face à face
qu’on appelait juxtalinéaires et qui facilitaient évidemment le travail. Pour cette raison, elles
étaient pourchassées par les professeurs. Un peu de la même façon, Debray traduit le christianisme en langage sociologique, voire anthropologique, à coup sûr moderne, et facilement
accessible.
A titre d’exemple, voici comment il rend compte de la sortie des Hébreux de Babylone pour
rejoindre Jérusalem (dans le Livre d’Esdras), je lis : « Résumons la longue odyssée orientale. Jusqu’à la sortie du tourniquet. De -000 à -400, dans l’espace qui sépare les bulles
d’argile ou les galets encrés des rouleaux de papyrus, quand des bipèdes parlants établis
sur des berges heureuses maîtrisent un système de notation, ils n’ont pas à migrer. Et quand
d’autres doivent prendre leurs cliques et leurs claques, pour sauver leur peau ou trouver de
quoi manger, ils n’ont pas d’aide-mémoire entre les mains. Ce tourniquet coupait la route à
la transcendance sèche. Jusqu’au moment (encore impossible à fixer dans une chronologie
et sur une carte) du court-circuit entre migration et alphabet, qui fait étincelle. Le milieu
rébarbatif, tremplin du saut dans le mental pur ».
Voilà donc pour la religion. Après cette apparente deuxième période, viendrait la troisième,
qui est occupée par la médiologie. Elle se place un peu en doublure de la précédente et occupe Debray de 1990 jusqu’à aujourd’hui.
Les constances du parcours
Mais il faut tout de suite arrêter là cette énumération et dire que cette impression rapide
d’une trilogie dans son œuvre ne résiste pas à un examen un peu approfondi. Dès qu’on y
regarde de plus près, on s’aperçoit que les œuvres de Debray sont au contraire toutes traversées transversalement par plusieurs courants de pensée ou d’écriture qui leur sont communs,
et même se recoupent et se traversent mutuellement pour s’alimenter de leurs découvertes.
D’abord il y a son style, cette langue presque parlée est commune à tous les livres, depuis
Révolution dans la Révolution, jusqu’aux textes de la médiologie. Son discours est éclaté,
volontiers erratique, pointilliste, souvent réduit à des accumulations de faits, fruit d’une
culture prodigieuse. Comme tels, ses textes sont en général clairs et faciles à lire. Les textes
de Debray sont même souvent drôles. La difficulté est que ce discours n’a guère de structure
centrale et est le plus souvent impossible à synthétiser.
Ensuite il y a sa fascination des structures et des systèmes d’organisation de la religion.
Rien qu’un petit fait symptomatique à cet égard : le dernier livre de sa période militante
sud-américaine est donc Critique de la Raison Politique, et cet ouvrage paru en 1981 ne
porte alors dans sa première édition strictement que ce seul titre sans aucun sous-titre. Mais
curieusement, par la suite, chaque fois qu’il le cite il y rajoute « ou l’inconscient religieux »,
sous-titre totalement absent de la première édition.
Par ailleurs, et par un renversement de l’examen des œuvres de Debray, on s’aperçoit que les
formes et les manières de la médiologie, dernière thématique qui l’occupe, transparaissent
néanmoins comme sous-jacente en de multiples endroits dans ses œuvres antérieures bien
qu’elles ne lui soient pas du tout consacrées. Son examen de la religion suit en fait la méthode et les principes de la médiologie. La façon dont il démonte (certains diront déconstruit)
l’histoire du christianisme est proprement médiologique. On peut dire que la médiologie est
une théorisation, une mise en système, de l’ensemble de sa recherche et de sa manière.
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La médiologie
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Arrivés là, venons-en maintenant à notre sujet proprement dit : la médiologie. Qu’est-ce que
la médiologie ?
En janvier 1994 Régis Debray soutient en Sorbonne une « thèse d’habilitation à diriger des
recherches ». Ce travail est l’introduction dans les sciences humaines de ce qui sera « la
médiologie » et qu’il professera dans le cadre du CNRS jusqu’à aujourd’hui. Il en donne
la définition suivante : « la médiologie est la discipline qui traite des fonctions sociales supérieures dans leurs rapports avec les structures techniques de transmission. La méthode
médiologique est l’établissement, cas par cas, de corrélations, si possible vérifiables, entre
les activités symboliques d’un groupe humain (religion, idéologie, littérature, art, etc.), ses
formes d’organisation et son mode de saisie, d’archivage et de circulation des traces. Je
prends, dit-il, pour hypothèse de travail que ce dernier niveau exerce une influence décisive
sur les deux premiers ». En d’autres termes, entre les deux points extrêmes d’un acte ou d’un
fait social, entre le point de départ et le point d’arrivée, ou encore entre la cause et l’effet,
interviennent une série de facteurs techniques ou virtuels généralement jugés accessoires, et
qui pourtant ont autant d’importance dans le processus que le facteur de départ ou le facteur
d’arrivée.
Imaginons un exemple très concret. Pour qu’un article de journal soit lu par son lecteur, il
n’y a pas seulement l’action du journaliste qui soit opérative, il y a aussi celle de l’imprimeur, du porteur et du distributeur, du dépositaire, de la Poste parfois, de la législation sur la
liberté de la presse, des moyens de transport, de la réception pour le journal des dépêches de
l’Agence Centrale de Presse, etc. Et tous ces facteurs ont autant d’influence dans la réception
et la lecture de l’article par le lecteur que l’action du journaliste. Ils peuvent modifier la façon dont le lecteur prendra connaissance de l’article, dans quelles dispositions il le lira, etc.
Dans toute transmission, tout circuit, tout réseau, toute chaîne de communication ou de production, il y a des intermédiaires techniques, des outils, des méthodes, des modes qui ne sont
pas neutres mais qui influencent et agissent sur les entités extrêmes de départ et d’arrivée.
Les travaux pratiques de la médiologie seront publiés régulièrement en revue, de 1996 à
2004 dans « les Cahiers de Médiologie » (dont une anthologie a été publiée en un lourd et
épais volume en 2009) et ensuite dans la revue « Medium » publiée jusqu’à aujourd’hui.
La production de l’institut de médiologie de Régis Debray est donc parfaitement accessible et consultable. De grands noms de ces années-là participèrent à ses travaux : François
Dagognet, Bernard Stiegler, Michel Serres, Jean Baudrillard, Pierre Vidal-Naquet, Hubert
Védrine, Jacques Derrida, sans compter Régis Debray lui-même qui y place souvent ses
propres articles. Tout cela constitue une masse d’informations en tous genres tout à fait
captivantes.
Il est intéressant de noter que la médiologie prenait l’exact contre-pied d’un mouvement qui
eut beaucoup d’importance dans les décennies précédentes : le structuralisme. Le structuralisme entendait retrouver dans toutes les sciences et toutes les productions humaines, depuis
la physique et les mathématiques jusqu’à la psychanalyse et la sociologie, des « structures »
communes dont la filière aurait permis d’établir autant d’unités de la connaissance et du
savoir. Le pape et le théoricien du structuralisme fut Roland Barthes. Furent structuralistes
Lévy-Strauss, Edgar Morin, Lacan, Althusser, Foucault même, bien qu’il s’en défendit.
Quand mes enfants étaient encore au lycée, ils utilisaient au cours de français une « grammaire structurale », c’est dire l’influence que put avoir, non pas cette philosophie, car ce
n’en était pas une, mais ce mouvement intellectuel. Mais le structuralisme avait ses limites :
il ne permettait aucun recours à la subjectivité et la sorte d’uniformisation qu’il donnait au
savoir était souvent trop réductrice. Dans notre exemple du journalisme, il n’aurait pris en
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
compte que le journaliste et le lecteur, les comparant à d’autres acteurs de systèmes similaires, comme l’ingénieur et la voiture qu’il fabrique, ou les personnages d’un mythe traditionnel d’une peuplade quelconque en les comparant à ceux d’une autre, faisant l’impasse
sur tout ce qui intervenait en passant de l’un à l’autre et dont la médiologie fait son objet et
sa nourriture.
A travers la médiologie
Je voudrais faire avec vous un survol de la production de cette médiologie telle qu’elle apparaît dans ses publications, et notamment dans les Cahiers de Médiologie. Les différents
sujets d’étude sont classés par chapitres et sous-chapitres, autour desquels une série d’articles, tous d’auteurs différents, constituent autant de recherches. Il y a plus d’une centaine
d’articles dans le volume publié.
Je vais en prendre quelques exemples. Un chapitre s’appelle « L’Industrie des Formes ».
On y trouve un sous-chapitre sur « la Querelle du Spectacle », un autre sur « des Lumières
à la Lumière », avec les articles suivants : l’ampoule, l’esprit, les villes illuminées, l’Encyclopédie, les ombres projetées, les grandes pannes. Un autre sous-chapitre encore traite des
« Révolutions industrielles de la Musique », avec les articles suivants : « Comment manipuler nos oreilles », « de la Notation à l’Ordinateur », « le Jazz », le Baroque ». Un autre
sous-chapitre encore, plus complexe, appelé « Faire Face » traite du visage et on y trouve
les articles suivants : « Faire visage, comme on dit “faire surface“», « De la Photogénie »,
« Moi qui n’ai jamais pu me faire à mon visage », « Histoire de la Chirurgie plastique », « le
Laid idéal ». Vous voyez que tout cela est extrêmement varié, et que, en plus, dans chaque
chapitre, pour chaque sujet, les différents aspects du sujet sont traités sous des abords multiples et souvent inattendus.
Mais je voudrais vous résumer un sous-chapitre entier du chapitre « l’Empire des Véhicules », parce qu’il est assez amusant. Il s’agit de « la Bicyclette ». Premier article : « le
Vélo entre Culture et Technique » raconte l’histoire du vélo depuis le cheval, le vélocipède,
la draisienne. Il passe par le Tour de France et le Tour d’Italie, les cyclotouristes et les pistes
cyclables, jusqu’à la concurrence de l’automobile, qui relègue le vélo chic au rang du vélo
ouvrier (voir le film de Vittorio de Sica « le Voleur de Bicyclette ») au temps du Front populaire et de la chanson d’Yves Montand « a Bicyclette… ». Aujourd’hui, le vélo n’est plus
qu’un accessoire de loisirs, sauf le cas du Tour de France. Deuxième article : « A l’Ombre
des jeunes Filles en Vélo », il s’y place l’évocation des « jeunes filles en fleurs » de Proust,
qui, sur leurs vélos, régnaient sur la cité balnéaire de Balbec. Elles étaient la liberté en mouvement, est-il dit, et elles s’appropriaient l’espace et sortaient de l’espace des bonnes mœurs,
au grand scandale de la bourgeoisie stupéfaite. Troisième article, appelé « la Télépopée »
est tout entier consacré au Tour de France de l’après-guerre avec ses héros, Coppi, Bobet et
consorts, véritables héros des temps modernes qui œuvrent dans la souffrance et la douleur
pour l’émerveillement du grand public. Mais le quatrième article est le plus intéressant.
Intitulé « Sortir de la vue, entrer dans la vie » il traite du vélo dans l’art. On y évoque évidemment les sportifs de Fernand Léger, les futuristes et les dadaïstes, mais aussi le célèbre
guidon de cycle sans pédales de Marcel Duchamp placé à l’envers sur un socle, l’un des
premiers de ses ready made. Il n’y avait pas encore, à l’époque où cela fut écrit, de retour de
la bicyclette dans nos grandes villes.
Un troisième chapitre est plus austère. Il s’appelle : « Les Machines de Croyance ». Nous
voilà ramenés au thème cher à Régis Debray et à sa fascination pour le religieux. Et ces machines de croyance ne sont effectivement pas exactement ce qu’on pourrait croire. Arrêtonsnous à l’article signé Louise Merzeau et intitulé « Le Devoir de Croyance ». Un peu partout
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dans le monde, constate cette auteure, se produisent des actions qui sont dites « humanitaires » mais qui deviennent rapidement des interventions militaires violentes et remettent
en cause les anciens principes de souveraineté nationale des États. Leurs références sont morales et non plus juridiques, ce sont les Droits de l’Homme ou le Droit d’ingérence, et elles
sanctionnent des crimes nouveaux : génocide ou crimes contre l’humanité, famines, tortures,
déportations, incarcérations arbitraires. Leurs acteurs en sont des institutions extra - ou supra-nationales : ONG, OTAN, ONU. Les exemples concrets cités sont ceux de l’époque :
interventions en ex-Yougoslavie et au Kosovo, mais on pourrait y ajouter aujourd’hui : en
Côte d’Ivoire, en Tunisie, en Lybie.
Cependant, au-delà de tout cela, l’intéressant est que, se référant explicitement à Régis Debray, l’auteure affirme que ces événements nous interpellent parce qu’ils impliquent fondamentalement un nouveau « sacré ». Et on revient aux livres de Debray Le Feu Sacré et Les
Communions humaines. Le religieux traverse bien toute l’œuvre de Debray de part en part.
La médiologie est bien une théorisation de sa manière et de sa démarche dans leur ensemble.
Il est bien entendu précisé que ce sacré n’a rien à voir avec un certain « retour du sacré » dont
on parle dans les média et qui n’est qu’une régression vers l’irrationnel.
Il y a une « médiation du sacré au fondement de toute sociabilité », dit Louise Merzeau,
« une puissance organisationnelle propre à toute ‘‘religio“, athée ou non ». Et dans la nouvelle situation, il se dessine ainsi « un cynisme résolu qui tourne le dos à toute morale de la
connaissance et remplace le dilemme “vrai/faux“ par “performant/non-performant“». Et aussi : « la controverse n’est pas entre deux arguments, mais entre deux régimes de légitimité ».
Et cela va loin : « le refus du principe rabaisse l’individu au rang d’organisme susceptible
d’être modifié, cloné, détruit (…), tandis que le nouveau sacré reconduit à une conscience
affranchie de toute contrainte matérielle ». Il n’y a de cohésion sociale que soutenue par
la perspective d’un objectif qui la transcende. Et cela libère la conscience de toute entrave
matérielle avilissante. Toute proportion gardée c’est la re-mise en pratique du modèle des
communautés cisterciennes du Moyen-âge tant vantées dans Le Feu sacré. Soit. Mais ces
sociabilités sacrées peuvent-elles fonctionner sans le support initial qui est rien moins que le
Dieu du monothéisme ? Une transcendance (ou un sacré) nourri(e) d’un principe moral est-il
tout à fait comparable à une transcendance nourrie du grand Autre qu’est Dieu, créateur et
agitateur du monde ? Il y a là un problème qui n’est pas vraiment résolu.
Voilà pour la médiologie. On voit que cette discipline nouvelle est pleine d’imprévu mais
aussi de révélations passionnantes. Certes, les énumérations ressemblent parfois à ce qu’on
appelle « la petite histoire », et elles en restent parfois là, mais le plus souvent, elles amènent
à des comparaisons et à des interprétations tout à fait intéressantes. Les rapprochements imprévus ou même intempestifs font éclater des évidences insoupçonnées et les filières suivies
débouchent le plus souvent sur des révélations inattendues. Vraiment, je vous recommande
pour vos vacances d’essayer de vous procurer l’Anthologie des Cahiers de Médiologie (quel
que soit son poids et son encombrement : 800 pages en format 21/29,7), et de l’emporter
avec vous pour passer de riches moments de lecture.
Dieu, Régis Debray et la médiologie
Mais je voudrais pour terminer revenir à la remarque faite plus haut : Régis Debray fait la
médiologie du religieux sans faire la médiologie de Dieu. Que faut-il en penser ?
Evidemment il parle de Dieu, mais, pourrait-on dire, de l’extérieur. Il le range dans l’ordre
de l’imaginaire ou du symbolique, et dès lors, dans cet imaginaire, comme Dieu n’existe pas,
il n’y a sans doute rien, et donc rien à en dire. Mais cet imaginaire-là est quand même un
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
peu particulier. Il a de telles conséquences qu’il demanderait au moins une certaine attention
en soi. Les angles d’approche pour l’aborder ne manquent pas : psychanalyse ou neurologie, science ou littérature, philosophie ou théologie, pour y déceler inconscient ou habitude,
clairvoyance ou tradition, pari ou certitude…
Dans un chapitre entier des Communions humaines (« Histoire d’un trompe-l’œil »), Debray fait le décompte des multiples métamorphoses par lesquels le christianisme est passé
depuis ses premiers siècles, et il arrive à la conclusion qu’aujourd’hui tout cela disparaît
peu à peu, que les églises se vident, que la pratique s’amenuise, etc. Mais il reconnaît que,
contrairement à ce qu’on pourrait penser, la croyance subsiste néanmoins, souterraine et
plus ou moins inavouée, et qu’elle ne disparaît pas. Et arrivé devant ce constat tenace, ce
comportement indéracinable, il s’arrête sans se demander comment ni pourquoi au juste il
en est ainsi et ce qu’est ce Dieu qui n’existe peut-être pas mais auquel les hommes restent
attachés envers et contre tout.
Il relate que des croyants lui ont manifesté leur dépit à la parution de Dieu un Itinéraire parce
qu’il n’aurait « pas tenu compte de leur sentiment profond, eux qui vivent Dieu comme
la réalité suprême ». A quoi Debray répond : « Embarras ? Infondé, car celui qui tente de
réfléchir l’efficacité symbolique ne se pose pas une question qui dépasse ses limites intellectuelles. Qu’il y ait ou non un Elohim ou un Allah au-dessus de nos têtes, il ne peut hélas rien
en dire. Quel intérêt des êtres doués de raison ont-ils d’y croire, alors que rien ne manque
par ailleurs pour les en dissuader - ce très simple et interminable étonnement suffit à ses
migraines ». Ses migraines ? C’est un peu court comme réponse de philosophe. Il dit souvent
qu’il n’est pas philosophe, mais la médiologie ne se prive pas d’aborder des problèmes philosophiques, pourquoi pas celui-là ? Personnellement, je suis autant incroyant que lui, mais
il me semble que c’est quand même une curieuse lacune dans un discours aussi massif sur la
religion, dont Dieu constitue, qu’on y croie ou non, le pivot central absolu.
Cette lacune laisse subsister des questions et des contradictions qui ne peuvent rester ouvertes. Marcel Conche écrit que la souffrance des jeunes enfants doit être considérée comme
le mal absolu et demeure un scandale sans justification possible car les jeunes enfants ne
peuvent être soupçonnés du moindre péché. Mais Simone Weil (la philosophe morte en
1943) dit de son côté : « rien ne peut justifier une larme d’enfant, sauf une chose : Dieu
le veut ». Et les chrétiens disent « credo quia absurdum », « je crois parce que c’est absurde ». Et la diffusion en Israël du livre des archéologues Silbermann et Finkelstein The
Bible Unearthed (c’est-à-dire « la Bible déterrée », mal traduit en français par « La Bible
dévoilée »), qui démontre l’incompatibilité de l’Histoire des Hébreux de la Bible avec les
découvertes récentes de l’archéologie scientifique, n’empêche pas les jeunes israéliens de
rallier de plus en plus une pratique étroite du judaïsme.
Il ne s’agit pas de trancher « scientifiquement » de la question de l’adhésion ou non à telle
ou telle religion, il ne s’agit pas de « dépasser ses limites intellectuelles » : il s’agit de garder
présente à l’esprit la phrase de Merleau-Ponty « la raison sort d’elle-même pour tâter hors
d’elle-même ce qui n’est pas elle-même ».
Pas un instant il ne songe à examiner les effets de l’idée de Dieu sur les institutions qu’il
analyse, autant que sur la pensée, la conscience, l’esprit (peu importe le terme employé) de
l’homme et du croyant. Cette lacune contredit le principe de base de la médiologie qui veut
que dans tout processus de déroulement les facteurs intermédiaires aux terminaux ne sont
pas sans effets sur ces terminaux eux-mêmes et sur le processus dans son ensemble. Pas plus
qu’aucune autre, l’idée de Dieu ne peut être neutre et sans effets (et sans intérêt d’étude) sur
les institutions qu’elle engendre dans le processus de déroulement de la religion en son sens
le plus général.
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On pourrait d’ailleurs remarquer qu’à ne pas s’occuper de Dieu, la médiologie pourrait finir par se retrouver en mauvaise posture en face d’elle-même : est-ce que les institutions
religieuses de l’Histoire, les communautés cisterciennes du Moyen Âge, tant admirées et
recommandées par Debray, connaitraient une telle pérennité sans Dieu ? Le moins que l’on
puisse dire c’est que nos socialités modernes (ONG, Ligue des Droits de l’Homme, associations, etc.), dans lesquelles Louise Merzeau place le sacré en si bonne place dans son article,
sont loin de présenter la même pérennité que les communautés cisterciennes du Moyen Âge.
Pour revenir à ce concept de Dieu, on peut citer comme exemple à suivre pour l’entamer le
cas d’Emmanuel Levinas. Ce philosophe né dans un ghetto de Lituanie et qui, après avoir
suivi sa formation en Allemagne, est venu produire l’ensemble de son œuvre en France, ne
peut être soupçonné, comme c’est généralement le cas des rares philosophes restés croyants
et religieux à notre époque, d’être passé à côté de la grande philosophie européenne du
XXe siècle, elle-même toujours située hors de toute religion. C’est au contraire lui qui a
introduit les prémices de cette philosophie en France dès la moitié du siècle avec un livre
resté fameux : En découvrant l’Existence avec Husserl et Heidegger. Et Levinas est en même
temps toujours resté attaché à son judaïsme et a su souvent introduire l’idée de Dieu dans
sa réflexion.
Mais avec quelle finesse et quelles nuances ! On peut en faire de nombreuses citations :
« Dieu qui vient à l’idée » ; « Discours ordonné au présent, la philosophie est compréhension de l’être, ou ontologie, ou phénoménologie, (mais) la pensée humaine a cependant
connu des concepts ou elle a opéré, comme folle, avec des notions où la distinction entre la
présence et l’absence n’étaient pas aussi tranchée que l’idée de l’être l’aurait exigé, (…)
telle la notion de Dieu, qu’une pensée, appelée foi, arrive à faire proférer et à introduire
dans le discours philosophique ». Et « la divinité de Dieu se dissipe comme les nuées qui
servirent à décrire sa présence ».
Levinas a proposé que la phénoménalité de la phénoménologie husserlienne ne soit pas réduite à la vision et à l’objet, mais étendue à la sensation et à la jouissance, fondant ainsi une
« phénoménologie transcendantale ». « La transcendance, interroge-t-il encore, est-ce une
pensée osant aller au-delà de l’être ou une approche au-delà de la pensée que le discours
ose proférer et dont il garde la trace et la modalité ? »
Non qu’il faille accepter tout ce que propose Levinas, mais il montre que beaucoup peut être
dit et pensé sur l’idée de Dieu, même après qu’on y ait renoncé et qu’elle s’estompe dans
l’horizon de la philosophie occidentale.
Il nous reste donc à faire la médiologie de Dieu. Beau programme pour des incroyants !
Je vous remercie.
Alain Gérard
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
Une trajectoire vers le XXIe siècle
A propos de « Le Moment Fraternité » et « Éloge des Frontières »
Jacques Richaud
Régis Debray est « vivant » et reste impliqué dans les réflexions de notre siècle. C’est du
Régis Debray « politique » que je vais vous parler, pas celui des années Guevara, celui du
XXIe siècle, espérant vous donner envie de lire les ouvrages les plus actuels que je vais
évoquer.
La pensée de Régis Debray, même lorsqu’elle survole des domaines qui semblent distincts,
tels que l’histoire, le sacré, la politique, les medias, est constituée de couches qui se superposent mais ne peuvent s’ignorer.
Un essai de Régis Debray renvoie toujours à des essais précédents qui en étaient la prémisse.
Le moment « achevé » est celui ou il trouve « la formule » : il est un homme de formule et
j’en citerai beaucoup, souvent inattendues, usant du télescopage de sens qui suppose l’attention du lecteur, puisées dans une érudition immense et une pensée toujours complexe.
Dans chaque essai l’auteur bouscule en nous des préjugés que nous pensions peut-être ne
pas avoir ; il dérange parfois.
Il n’aura de cesse de considérer le poids des héritages, des traditions et de l’histoire, et de discerner les menaces du renouvellement présent des erreurs qui transforment les « croyances »
en tragédies. A la croyance il préfère la « conviction » qui elle, au moins, accepte de se
soumettre à la critique.
Il use souvent de la méthode qui consiste à déplacer la question en la reformulant, secouer
les préjugés et déconstruire les schémas mentaux trop simplistes, même ceux que véhiculaient ses compagnons de lutte politique.
Les deux ouvrages « Le moment fraternité » suivi de « Éloge des frontières », que je vais
évoquer, ne sont que les étapes abouties d’essais antérieurs visant à éclairer notre siècle dans
sa nature, ses tensions et son devenir non écrit encore.
Textes antérieurs
Des textes courts et antérieurs sur sa pensée politique, j’en citerai trois :
- En 2006 dans « Supplique aux nouveaux progressistes du XXIe siècle » dédicacé à Jean Daniel ; il déconstruit les catégories ”réac” et ”progressiste”et perçoit l’émergence de ce qu’il
nomme ”Une gauche tragique”, en stigmatisant je cite ”Le juteux de l’opposition binaire’et
cette ”théologie laïcisée” qui forme notre ”corset cérébral”. Je cite « Le XIXe siècle croit
dans l’histoire parce qu’il a cru en dieu, et pour continuer d’y croire… après qu’il a perdu
la foi. Ce qui se baptise Providence à l’église se nomme Progrès à la ville… ». Il prophétise
dans la lignée de Walter Benjamin : « Notre avenir contiendra beaucoup plus de passé que
vous ne l’imaginiez… ». Et sa question dérange : « Être de gauche au début du XXIe siècle
traduirait-il… un signe caractériel d’immaturité, une ankylose neuronale » ? Il nous parle à
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nous les ”Naufragés paléo progressistes”… Encore soumis à des ”passions pathogènes”…
Il cite Hegel ”La tragédie c’est quand les deux parties ont raison ensemble”… Et semble tirer le bilan de la Mitterrandie : « Quand on parle de ”changer la vie”, c’est qu’on va bientôt
renoncer à ‘changer le monde’… ». Il résume « Vous vous étiez endormi un soir avec ”La
légende des siècles” ; vous vous réveillez 20 ans après… dans un roman d’Harlequin… ».
Il rejoint Daniel Ben Saïd en affirmant « Un progressisme sans optimisme, cela revient à
vouloir la religion sans l’illusion, le mythe sans la mystification… ». Comme ce dernier il
rejoint Gramsci qui, je cite : « Du fond de sa geôle et d’une impasse historique plutôt désespérante… parlait d’allier l’optimisme de sa volonté au pessimisme de l’intelligence… ».
- En 2007 dans « L’obscénité démocratique » il croise la réflexion médiologique et politique. Il prolonge les avertissements de Guy Debord, de Ludwig Feurbach, sur les formes
de l’illusion et combien « Plus l’homme contemple, moins il vit… ». Il décline et actualise
les formes nouvelles en démocratie de la ”servitude volontaire” et combien parfois « Le
colérique se prendra pour un révolutionnaire »… Il craint « demain une religion civile de
l’incivilité… ». Et l’homme dit qu’il ne se connaît qu’une arme, « Le verbe contre la barbarie… », postulant que « La misère civique et sentimentale est la rançon des infra langues…
(et que) Ceux qui ont appris à échanger des mots ont moins envie d’échanger des coups… »
- En 2007 encore dans « Un mythe contemporain : le dialogue des civilisations », il déconstruit dans notre Occident le « Deux poids deux mesures ». Et combien « Dans l’instrumentalisation du spirituel… les agnostiques aux manettes peuvent fort bien rivaliser avec
les fous de Dieu… (en usant des) sermons sur l’universalité des Droits de l’Homme… ».
La définition même de la Culture est interrogée. Pour lui « Un de ces mots qui ont plus de
valeur que de sens, plus d’usage que de clarté ». Rappelant que si chez nous elle désigne
‘les choses de l’Esprit”; ailleurs elle peut désigner ”Une réalité collective plus profonde”.
En citant aussi Levi Strauss en défenseur de la diversité des cultures. Il ose « Le pire pour
une culture… est de rester seule (et)… Le chiffre ‘un’est souvent un étouffement de l’esprit.
Pensons aux hommes d’un seul ”livre”. Le chiffre deux parfois une malédiction. Pensons
aux intoxiqués de la ”lutte finale”. A trois, la liberté commence à respirer… » (Ce propos a
été tenu dans une conférence prononcée à Séville sous ”La fondation des trois cultures”.)
Le Moment Fraternité
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Puis vient en 2009 « Le Moment Fraternité » dédicacé à Stéphane Hessel, (C’était avant la
parution de son fameux ”Indignez vous !”) qui dit il « Avec d’autres, sauve l’honneur » :
Dans un débat avec Régis Debray, Édouard Glissant (disparu le 3 février 2011) lui disait :
« Tu sais, la fraternité ça ne peut pas se dire… L’amour ça peut se dire, mais la fraternité
ça ne se dit pas… ». Glissant disait aussi que lorsque l’approche de la différence dépasse la
seule acceptation formelle, apparaît une ”poétique” qui devient une ”politique”. Avec ses
mots à lui, Régis Debray lui répondait et nous dit aussi que son humanisme est fait de la
reconnaissance de chaque individu et de la réhabilitation de l’altérité.
Il constate en préface dans ”Le moment fraternité” : « L’individu est tout, et le tout n’est plus
rien ». Il affirme « Il est des ”nous” sans fraternité, mais pas de fraternité sans ”nous”… »
Il va décrypter « Ce mot valise, ce mot relique, ce mot épave… » : Fraternité.
Il rappelle que c’est Robespierre en 1790 qui a proposé inscrire Fraternité sur nos drapeaux,
applaudi par le bas clergé patriote qui y retrouvait un précepte évangélique et aussi par la
franc-maçonnerie ; mais ce n’est qu’en 1848 que le mot s’inscrira dans le triptyque républicain après la chute de l’Empire.
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
L’essai est divisé en trois livres :
- Le premier replonge dans « l’usage du Sacré », déjà traité ici. Un Sacré qui, dit-il, participe à la prolongation de soi, via l’affiliation à un ”nous” qui me précède et me survivra ».
Pourtant observe-t-il : « Rassembler c’est se démarquer » et « Une échelle de sacralité est
une échelle d’intolérance ».
- Le second livre, centre de l’ouvrage, traite du « Crépuscule d’une religion ; celle des droits
de l’homme ». Devenus une « religion civile » qui a « Atteint son niveau d’incompétence,
avec désormais trop d’effets pervers et sanguinaires ». La déclaration du 26 août 1789
s’abritait sous la déité du ”grand être”. La version de 1948 se voulait ”universelle” et
devenait ce que Régis Debray nommera désormais la ROC, la « Religion de l’Occident
Contemporain ». Elle est devenue la morale des vainqueurs et a « corrompu ses idéaux ».
Cette Religion là s’accommode, dit-il, de trois caractéristiques :
- Labsence d’église mais l’omniprésence de communicants qui peuvent avoir « Un moi a
Neuilly et un surmoi à Manhattan ». Le « peuple » est devenu ”cible” d’une démocratie
d’opinion. La ROC se veut « Irreligieuse… l’endoctrinement sans doctrine (est) appelé
communication ».
- Les ordres contemplatifs y sont remplacés par les ordres actifs, avec « une quête du Bien ».
Régis Debray synthétise « Le droit d’ingérence est l’enfant de Hitler et de la télé. Auschwitz
a ringardisé Condorcet, Kant et Pasteur… (en) apportant la colère des faits dans tous les
foyers entre deux pages de publicité ».
- Une « prétention caritative » qui succède à la « générosité coloniale » (entre guillemets)…
Le point commun restant que l’ailleurs vit dans une « sous culture ». La pensée compassionnelle ne connaît que le rapport ”coût bénéfice”, fille de la pensée binaire qui est au cœur de
la pensée unique. « La ROC carbure à la tartuferie… avec son lubrifiant hypocrisie ». Et
dit-il « Il faut bien admettre la morale universelle comme détour de l’intérêt particulier ».
Lorsque « La ROC préfère l’anathème à l’analyse… On peut se demander si ”du passé faisons table rase” qui fit le malheur des dictatures prolétariennes, ne fera pas demain celui
des démocraties libérales ».
Ainsi l’humanitarisme se fait nouveau cléricalisme et son arrogance devient système d’enfermement et de non reconnaissance de l’Autre précisera-t-il dans ”Le monde des religions”
en janvier 2010 ; et ”l’autosuffisance morale racornit notre champ de conscience”. Ce n’est
plus du narcissisme civilisationnel, c’est de l’autisme. ”La négation de la fraternité” dit-il.
A Marcel Gauchet qui réfute le lien entre le politique et le religieux il répliquait dans ”Le
Point” en février 2009 : « La ”vie” est un mot creux, mais les vivants sont très opératoires.
Le ”sacré” est une abstraction fumeuse mais les lieux et les livres sacrés se portent à
merveille. Allez faire cuire un œuf sur la flamme du soldat inconnu ou ouvrir une crêperie
à Auschwitz, vous m’en direz des nouvelles. Quelle communauté humaine, athée ou non,
n’est pas flanquée de sacrilèges punis par la loi ? Gauchet devrait voyager. Un tour du
monde de temps en temps, cela dérouille les neurones »
- Dans le troisième livre il traite du ”travail de fraternité”, « Cette vertu difficile et ambiguë, loin d’avoir son avenir derrière elle, pourrait bien devenir un moteur de la modernité… ». Car « La fraternité… Sait transformer l’humiliation en fierté » et lorsque « L’amitié berce, la fraternité secoue ». Mais lucide il observe que « Cette amitié politisée, la vie
politique lui est fatale, elle qui ne connaît que le rapport de force… En triomphant une
fraternité se renie parce qu’elle exige plus qu’elle ne peut obtenir ». Il existe « Des pathologies de la fraternité et des cancers de l’appartenance ». Il développe cependant « Un
plaidoyer pour la Fraternité ». Il s’en explique ainsi : « Ce que fait un individu chaque
PARCOURS 2010-2011
425
fois qu’il entre dans une loge ou une section… la communauté de Sant Egidio ou la IVe
Internationale… à la légion étrangère ou à Human Watch… engagements qui jurent entre
eux… (mais qui) ont pour point commun de ne pas aller de soi. Appelons-les des pas de
côté. Si l’Humanité donne parfois le sentiment d’aller de l’avant, et non de tourner en
rond, c’est à eux qu’elle le doit ». Car « On ne naît pas frère, on le devient » par « L’acte
de fraternisation ».
Dans un entretien d’avril 2009 avec Jean Daniel il dira : « Il y a quelque chose de patricien
dans l’amitié et de plébéien dans la fraternité » et aussi : « La fraternité est une praxis,
alors que l’amitié peut être indolente » ; aussi « L’amitié est un luxe, la fraternité un recours ». Pour lui « C’est une affaire de culture, une décision de conscience ».
Et Régis Debray nous explique : « Il n’y a pas mille façons de faire du ”nous” avec du
”on”. Il n’y en a que quatre… La fête, le banquet, la chorale et le serment… (qui sont)
les scènes primitives… les ritournelles de ”l’esprit ensemble” ». Ce qui le « Conduit à se
demander si le profane et le sacré… ne correspondent pas à une graduation d’intensité
dans l’assemblage…, une sacralité à plusieurs vitesses et formats ». Il décrit aussi : « Là
où fonctionne une fraternité, il y a une fratriarchie. Et dés qu’il n’y en a plus, ou qu’il
y en a trop, elle ne fonctionne plus ». Les fraternités « Naissant de l’adversité, ont de la
peine à se passer d’adversaire »… « On fraternise contre » dit il. Mais il précise : « Le
lien esquissé… ne s’achète pas au rabais. Il coûte. Il se trouve simplement que de ne pas
en prendre le risque en serait un plus grand encore, qui ne nous laisserait plus le choix
qu’entre les sécessions tribales reniant l’unité de l’espèce et l’abstraction humanité couvrant les cruautés de l’argent maître ».
Éloge des Frontières
426
Dans « Éloge des frontières » en 2010 il élargit sa réflexion : le titre choisi se précise ”A
contre-voie” dans le premier chapitre, parlant de cette ”Idée bête qui enchante l’Occident”
d’une pensée qui a ‘pignon sur rue’et arbore l’étiquette ”Sans frontière”… Pensée ramenée
a sa dimension ”d’illusion” en quelques pages.
Dans cette conférence faite à Tokyo ; Régis Debray fait ”de la pensée” comme Walter Benjamin faisait de l’histoire : ”A rebrousse poil”. Il se reconnaît lui-même une filiation dans
Édouard Glissant, le ”Poète du tremblement et de la relation” et, sans évoquer la psychanalyse il affirme ”Renoncer a soi même est un effort assez vain ; pour se dépasser mieux vaut
commencer par s’assumer”.
La frontière, il nous l’explique, s’inscrit comme ”signe”, là où l’animal ne laissait que des
”traces”. Il est d’emblée dans le refus de la pensée binaire, celle qui préfère le ‘non humain’à l’humain et légitime les barbaries modernes.
Il conclut le premier chapitre sur ”L’histoire longue des crédulités occidentales” et sur ”Le
hiatus entre notre état d’esprit et l’état des choses”. Il pose l’idée possible que la construction intellectuelle de ”La frontière” ait quelque chose à voir avec la construction du ”JE”.
Qui est ce ”je” qui reste entaché d’une défiance, qui suscite cette envie de ”séparation”?
En même temps que la ”reconnaissance de soi” apparaît, s’impose, l’évidence d’une ”différence” qui se recherche un signe symbolique, une limite entre le ”je” et les ”tu” et ”ils”…
Il parle de cette ”Absurdité très nécessaire… qui a nom frontière”.
Pour le démontrer son chapitre deux a pour titre : ”Au début était la peau” qui décrit cette
part du réel qui sépare notre dedans du dehors et fait partie de nous. Régis Debray remonte
aussi aux ”Légendes fondatrices” pour situer cette ”démarcation”. Il plonge dans la Genèse :
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
”Dieu sépara la lumière de la ténèbre” et prolonge : ”Ce sont toujours les prêtres qui fixent
les frontières. Ou les juges, nos prêtres laïcs”. Il rappelle que ”Le suprême arbitrage fait
passer l’arbitraire” et que la frontière est aussi l’expression d’un pouvoir.
Il dira ”Là où il y a du sacré il y a une enceinte, et là où il y a une enceinte il y a de la vie”.
Il est ”Normal de protéger le circonscrit qui nous protège”, c’est-à-dire en quelque sorte
de sauver notre peau. Il amorce ainsi le centre de sa démonstration : ”La peau est aussi loin
du rideau étanche qu’une frontière digne de ce nom l’est d’un mur. Le mur interdit le passage ; la frontière le régule”…Elle permet ”L’échange avec le milieu, terrestre, maritime,
social”.
Son dernier chapitre débouchera sur ”La loi de séparation” pour démontrer que ”L’indécence de l’époque ne provient pas d’un excès, mais d’un déficit de frontières”. Il décrit
lucidement les dilemmes irrésolus et que ”Les intégrismes religieux sont la maladie de
peau du monde global” et que ”Le monde entier devient une zone irritable”. Il accuse
”Le narcissisme des petites différences exacerbé par la communication en temps réel (qui)
engendre des paranoïas éclair”. Son analyse renforce ”l’illusion du sans frontiérisme”.
Mais sa projection sur l’avenir est sans ambiguïté et décourage toute fausse interprétation de
son propos : ”La mixité des humains ne s’obtiendra pas en jetant au panier la carte d’identité, mais en procurant un passeport à chacun” ; lorsque les frontières seront ”loyales” et à
”double sens”, attestant et c’est l’essentiel de son propos, que ”L’autre existe pour de vrai”.
Cet ouvrage est bien plus qu’une réflexion géopolitique. C’est un essai plus profond qui replace le débat entre le JE et le TU et les ILS à un niveau dont il n’aurait jamais du être écarté,
culturel et philosophique. Cet éloge des frontières est d’abord une réhabilitation de l’altérité.
Cet autre qui est parfois si différent d’apparence et de culture mais qui ‘existe pour de vrai’est
notre semblable dans sa demande de respect de son ”chez lui” où il peut nous accueillir, autant que dans son aspiration et son droit à franchir, s’il le désire, des frontières ”Reconnues
(qui sont) le meilleur vaccin possible contre l’épidémie des murs” nous dit Régis Debray.
Conclusion
Après les deux essais que nous avons évoqués Régis Debray est passé à l’exercice pratique
d’appliquer sa pensée à la Terre de Palestine devenue en partie Israël, dans « A un ami Israélien », (avec réponse incluse de Elie Barnavi en 2010) qui succédait à « Un candide en Terre
Sainte » de 2008, précédant ”L’éloge des Frontières”.
Sa préface notait ”Voyage au bout de la haine” et sa lucidité transpirait de ses inquiétudes.
Pour lui « Les religions révélées sont autant meurtrières que vivifiantes. La cohésion collective qu’elles assurent implique une démarcation par rapport à l’identité voisine… Et je
ne vois pas comment unir sans séparer » observe-t-il. Il précise : « Cette dimension tragique
est inhérente non au spirituel mais au fait collectif du religieux », (Dans un entretien du 13
février 2008 au Figaro).
Dans cet exercice sur un point chaud de notre temps il appuie là où ça fait très mal, lorsque
le religieux sert de paravent ou d’alibi à ce qui ne serait nulle part ailleurs acceptable : « A un
moment donné il faut sortir de la mémoire » disait-il le 20 mai 2010 dans une émission chez
Giesbert face à son ami Barnavi.
Au propos « Là où il n’y a pas de frontière, il n’y a pas de paix » et « La légitimité d’Israël
c’est l’ONU, ce n’est pas la Bible », Claude Lanzmann tranchera « Debray ne comprend
rien à Israël ». Impossible pour celui-ci d’entendre que « Les frontières sont le meilleur
vaccin contre les murs »…
PARCOURS 2010-2011
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Alain Gresh avec plus de recul en juillet 2010 dans Le Monde Diplo disait son apport considérable qui décrypte ”la novlangue” qui ”stérilise les jugements” autour de ce conflit et les
”euphémismes qui bâillonnent la pensée”.
Il est aussi d’autres champs d’application que celui-ci où la pensée de Régis Debray peut
nous aider à lire le monde d’aujourd’hui pour écrire le monde de demain.
Autour du sacré omniprésent il précisera dans l’entretien au ”Point” de février 2009 :
« Le culte d’Athéna a fait vivre Athènes. Il a aussi tué Socrate. Il faut une sacralité pour
construire une cité et des impies pour casser la baraque ».
Georges Bernanos avant lui avait éclairé son propre revirement par le constat : « Il faut beaucoup de gens indisciplinés pour faire un peuple libre ».
Mais Régis Debray, qui sait qu’il ”n’y a pas de sauveur suprême” nous affirme que « L’hyper individu du XXIe siècle » ne se débarrassera pas de ses ”invariants” qu’il nous faut
étudier et accepter ; il professe « Les ethnologues ne sont pas seulement faits pour étudier
les Papous ». Ce sera la dernière formule de lui que je citerai.
Jacques Richaud
Ouvrages cités :
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Supplique aux nouveaux progressistes du XXIe siècle (Ed Gallimard 2006)
L’obscénité démocratique (Ed Flammarion 2007)
Un mythe contemporain : le dialogue des civilisations (CNRS Éditions 2007)
Le Moment Fraternité (Ed Gallimard 2009)
Éloge des Frontières (Ed Gallimard 2010)
Un candide en Terre Sainte (Ed Gallimard 2008)
A un ami israélien (Flammarion 2010)
428
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
Notes de lecture :
« Éloge des Frontières »
et « Dégagements »
Daniel Goubier
A titre un peu de diversion et en marge des analyses de mes collègues, je vais revêtir la
tenue du simple lecteur et vous faire part de notes de lecture « brutes de décoffrage » en
me référant à un Debray de fraîche mouture : celui de L’Éloge des frontières (dont a parlé
Jacques Richaud) qui est une conférence prononcée à Tokyo en 2010, comme il vous l’a
dit, et ensuite celui de Dégagements, sorti la même année, qui selon les propres termes de
l’auteur est un « recueil plus ou moins saugrenu » d’articles parus dans la revue Médium. Je
m’autoriserai donc de cet aspect « saugrenu »
Je dis notes de lecture, y compris au sens musical du terme, c’est-à-dire en considérant l’instrument utilisé, qui est donc ici l’écriture avec le sentiment spontané et donc très subjectif,
qu’il peut provoquer.
Ce sentiment c’est d’avoir affaire à un auteur dans sa version fringante, souvent ludique,
quelque peu taquine et frondeuse, sans négliger bien sûr le sérieux du propos. Il se demandait encore récemment, pour mieux dire dans le dernier numéro de Médium, s’il n’aurait pas
dû se consacrer davantage à la littérature qui laisse plus d’empreintes que la philosophie,
pense-t-il (mais Guy Hennecart vous en parlera davantage). Il avoue même, en jetant un
regard en arrière, que ce qu’il a fait de mieux dans sa carrière, c’est le relevé géographique
d’une région de Bolivie à destination du « Che » pour y implanter les premières zones de
révolte populaire. Pour son malheur sans doute, ajoute Debray, il ne s’en servit pas !
Donc vous le devinez, rien ici d’un parcours sémantique ou morphologique, je n’en ai ni
le goût ni surtout les compétences. Simples sensations/perception immédiates de lecteur
lambda, je le répète.
Plus et mieux qu’ailleurs, dans ces deux textes il s’ébat comme en ré/création (dans toute
la portée du terme), il exerce la cursivité caustique de la parole bien sûr dans sa conférence
de L’Éloge des frontières, mais aussi tout au long de sa rubrique « pense-bête » tenue dans
Médium, cette revue trimestrielle de médiologie créée en 2005.
Risquons une familiarité amusée : dans ces deux ouvrages on voit un « Debray et de broc »
virtuose qui en quelque manière serait encore meilleurs à l’oral qu’à l’écrit.
Citons quelques exemples, faut-il dire très parlants :
Dès l’envoi de L’Éloge des frontières il se place sous le patronage du dieu Terme, protecteur
des bornes et des champs, qui comme par hasard, est la première syllabe du mot terminologie qui vient du latin terminus : il ouvre en somme part la fin !
D’autres taquineries frondeuses. : il suggère de créer : « un corps de douaniers sans frontières ». Un peu plus loin il rêve… des « westerns de la conquête joyeuse », de « cachez ces
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430
frontières que je ne saurai voir », du « tsunami qui emporte nos digues riquiqui » (l’actualité ici est cruelle). Il regarde l’euro comme « un billet de Monopoly en signe d’expiation »
et évoque un peu plus loin « les billets de tombola pour la vie éternelle » avant de rencontrer
« la fille de joie qui erre sans paroisse attitrée » et de conseiller « de se glisser sous l’édredon en fermant les écoutilles » etc.
En quelque manière il aime à penser qu’une évocation est plus expressive et marquante si
elle n’est pas exposée solennellement et pompeusement.
Mais au-delà, en vue planisphérique, à vol d’oiseau, on peut apercevoir deux attitudes, deux
procédures qui génèrent l’écriture de cet auteur en phase récréative et qui certes tranchent
sur les ouvrages politiques, philosophiques, médiologiques, ou même les essais sur l’art ou
le sacré dont on vous a parlé
Ici en premier lieu, il opère dans le surplomb de l’observateur en train d’observer ses observations… en d’autres termes il présente tous les symptômes d’une mise en abîme consciente
qui n’est pas sans répercussions dans sa médiologie justement par effet d’aller-retour
Dans un deuxième temps, je crois que l’on peut ressentir chez lui un développement polysémique de la pensée, qui procède souvent par échappées du mot vers l’idée plus que de l’idée
vers le mot. Il s’en suit un engendrement verbal qui progresse par cascade en débusquant
des idées, des concepts, des raccourcis, souvent déconcertants mais féconds et stimulants.
D’ailleurs ce côté stimulant est à placer en première ligne. C’est la monture verbale qui fraye
la route. Ca fait pschitt ! Ça fait crac ! Ça fait broum ! Il vous donne constamment l’envie d’y
aller voir de plus près, de vérifier les introductions qu’il procure, les ébauches qu’il caresse,
les raccourcis qu’il convoque, avant de passer à autre chose qui à son tour va rebondir et
s’esbaudir plus loin dans une étourdissante érudition sollicitant des collaborations et référents extérieurs nombreux. Ce cascadeur verbal sait se faire funambule, un peu marionnettiste, tirer de multiples ficelles, sans effort apparent, en se jouant, toutefois sans en faire une
fin en soi mais en privilégiant les vibrations de l’instrument. Il vous plaque incessamment
sous le nez, souvent de façon bipolaire (antithèses, antinomies, oxymores ? contre-pied,
paradoxes, aphorismes, acronymes, etc.) avant que vous ayez le temps de reprendre souffle
ou de vérifier la pertinence discursive de ces bouquets d’affirmations, de relations, d’excursions transverses dans le temps et l’espace, appelant à la rescousse de nombreuses langues, y
compris le japonais dans L’Éloge des frontières (mais ici nous sommes à Tokyo). Comme en
poésie, dont on peut soupçonner l’empathie qu’elle exerce sur lui, l’euphonie, l’allitération,
l’assonance, l’emportent souvent en limite de sens et dominent le signifiant immédiat. Il
semble que le brillant cacique normalien finalement préfère l’élève frondeur au professeur
et peut être bien l’oral à l’écrit.
Petit florilège encore :
« Le gotha qui tourne au ghetto »
« Les fées sont des faits »
« Le frotti frotta qui provoque de l’eczéma »
« Les cultes conjugués de Google (...) du gadget et de Gaia »
« Nos sociétés off shore qui se lèchent les babines »
« Les contorsions des contours et des conteurs »
« Les arrières pensées des avants postes », etc.
En traversant à la régalade cette gymnastique mentale, je ressens personnellement et presque
physiquement qu’il sonde verticalement le mot et horizontalement l’idée.
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
Sonder verticalement le mot c’est le creuser jusqu’en ses racines à la fois historiques, lexicales, morphologiques, phonétiques - très important -, symboliques et même anecdotiques,
quitte à laisser l’idée initiale en route, qu’il faudra investiguer plus tard ou ailleurs… Osons
dire qu’il fait rendre l’âme au propos, surtout si l’on considère l’attraction qu’exerce sur lui
le domaine du sacré certes laïcisé, la portée de l’image qu’il a longuement inventoriée par
ailleurs et en général « les matériels du spirituel » comme il le dit quelque part.
Si nous continuons à filer la métaphore tout cela aboutit a pratiquer le binage plus que le
bêchage, la herse plus que la charrue, de celui qui aime les instruments légers permettant de
toucher rapidement au but, privilégiant souvent la trace plutôt que l’empreinte.
Laissons-lui encore la parole :
« On cajole une planète lisse (…..) et sa paix du premier matin pareille à la tunique sans
couture du Christ »…
« L’équipe nationale de foot est un honorable substitut à l’armée. »
« La bastille a donné des ailes à un obèse (… marquis de Sade) »
« La première valeur des limites, c’est la limitation des limites ».
Je sais que dans l’énorme production de cet auteur et ses profondes investigations mises en
évidence par ces messieurs avant moi, il en est qui s’offusquent de le considérer comme ici,
du côté de la roue libre, des échappées de style et des transgressions allègres. Qu’ils veuillent
bien regarder du côté de ceux qui y trouvent le miel de la dégustation immédiate, de l’animation imaginaire sans pratiquer une martyrologie de neurones que l’auteur que nous vous
proposons aujourd’hui, je le jurerais, ne souhaite pas.
Les phénomènes cumulatifs que provoque cette inflorescence verbale finissent par constituer un corps de texte auquel Debray délègue des fonctions multiples. Tout en cheminant
dans ce riche univers de la syntaxe, parmi ces trouvailles d’images et références séduisantes, on lui emboîte allègrement le pas tout en se perdant un peu car l’élan est multidirectionnel, sonde jusqu’au vertige. La prospection de la matière littérale est à la fois commutative, transgressive, provocatrice, hasardeuse aussi avec des réplications, des découvertes,
des raccourcis qui ouvrent des perspectives au sens paysager du terme. Nous avons affaire
à un grand cascadeur, un peu prestidigitateur- au sens du tour de main, du tour de langue
et de la battue souvent espiègle du chef d’orchestre pour conserver une note musicale. Il
faut le reconnaître il y a grand risque que le lecteur laisse des plumes en route mais cela
participe à sa stimulation.
Question tout de même : sur ce terrain prospecté, préparé, amendé par les entrelacs du virtuose, qu’est-ce qu’on plante ici et maintenant ? Abreuvé de références, que va en faire le
lecteur ? Quelle envie va naître et susciter quels instruments ? Vaste question quand il s’agit
de sommer les mots de s’expliquer. Si nous n’y prenons garde, nous sommes ici acculés
entre le truisme de l’évidence et l’aporie du cul-de-sac. Bien évidemment notre auteur
aborde ces questions ailleurs, mes camarades le montrent fort bien… mais toutes voiles
dehors on ne peut, comme disent les marins, « astiquer la mer » tout le temps et dans toutes
les directions à la fois…
Simplement ces quelques inserts et digressions veulent montrer un Debray à la fois dans la
séduction avouée et la propension récréative, tout à fait assumées. S’en détourner, par esprit
de sérieux voir de docte, serait mésestimer l’instrument sous l’instrumentiste. Considérer en
somme que le pincement des cordes du violon ou la circulation du vent dans les tuyaux de
PARCOURS 2010-2011
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l’orgue sont triviaux et indignes, par exemple, de Bach ou de Mozart… ! Et nous savons que
le Mozart de la prose pour notre auteur, c’est Julien Gracq, c’est dire l’hommage implicite
qu’il adresse à la littérature et au style
Celui qui justement s’avise de se référer à cet « Éloge des frontières » et des limites se doit
de s’imposer ces mêmes limites… Donc, à défaut d’éloges, je m’arrêterai là dans la crainte
d’être accusé de ne pas respecter ces limites.
Toutefois en guise de post-scriptum, il est à signaler la parution au même moment que
« l’Eloge des frontières » d’un titre presque semblable : « L’écriture des limites et des frontières chez Albert Camus », aux Presses Universitaires de Bordeaux. Il s’agit d’un colloque
de haute tenue, piloté par l’université de Tunis en 2007. En dépit des différences de domaines d’application et d’époques, on ne peut s’empêcher d’observer d’indéniables convergences. Entre éthique et esthétique, révolte et révolution, immanence et transcendance, le
fils de la grande bourgeoisie parisienne et l’enfant pauvre d’une veuve illettrée d’un quartier
populaire d’Alger, se rencontrent éloquemment… mais est-ce si étonnant !
En d’autres termes, pour ces deux incroyants travaillés par une forme d’impératif spirituel et
d’approche laïque du sacré, à quel Absolu doit se soumettre le dialogue de la raison responsable et de l’absurde conscient. Mais aussi dans quelles limites devraient se situer la Force
et le Politique pour sauvegarder la dignité du vivant.
« L’entreprise humaine rencontre une limite au delà de laquelle elle se change en son
contraire (…….) il lui faut se maintenir sur la frontière la plus extrême de la lutte où le
déchirement ne se sépare pas de la lucidité (….) La mesure n’est donc pas la résolution
désinvolte des contraires. Elle n’est rien d’autre que l’affirmation de la contradiction et la
décision ferme de s’y tenir pour y survivre » (Albert Camus, Essai, Pléiade 1965).
Daniel Goubier
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ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
Philosopher et regarder,
écrire maintenant
Guy Hennecart
Les interventions précédentes décrivaient de manière attentionnée les positions qu’a occupées Régis Debray pendant plus d’un demi-siècle sur tous les grands thèmes du politique, du
religieux, de l’idéologique, de l’engagement, du culturel, du républicain, de l’historique, du
livre, du mot, du média, du transmis, de l’innovant, du nous. Des dizaines de Régis Debray,
en apparence, non docteur mais douteur, non professeur mais promeneur, non people mais
peuple. Régis Debray traque dans ce monde tourbillon (selon P. Seff) les grandes armatures
de la continuité du penser. Muni de tous ses titres de philosophe, (que D. Goubier a énumérés), « j’ai tous mes papiers » dit-il, il n’a cessé, imperceptiblement, pour beaucoup de
ses lecteurs, d’approcher le continent de la littérature et même précocement, le Prix Fémina
pour La neige brûle en 77, Masques, premier tome de sa trilogie Le temps d’apprendre à
vivre (1988), grand récit d’apprentissage. A l’inverse, certains essais décrits précédemment,
où le moteur dialectique tournant à fond, peuvent essouffler le lecteur : P Lecarme éminent
spécialiste de Régis Debray « est sensible à son extraordinaire capacité de susciter chez
le lecteur le désir vorace d’aller au terme de ce genre d’essais de 500 pages ». 2008, Un
candide en Terre sainte, plaisir continu dans le nouage des lieux, des peuples, des citations
de l’Évangile, des conversations et enfin des esquisses de paysages orientaux dont la douceur nuance l’éternelle tragédie du Moyen-Orient (Lecture p. 105). Cette enquête au gré du
« flâneur », pèlerinage furetant au cœur de l’homme, dans toutes ses dimensions profanes
ou sacrées, d’Orient ou d’Occident manifeste sa quête véritable : « j’ai cherché simplement
à savoir, non, à regarder et écouter comment les hommes vivent ce qu’ils croient et quels
changements apporte le monde aux idées qui ont changé le monde ». Optimiste lorsqu’il
rencontre à Nazareth son curé qui lui dit : « je suis arabe, de culture musulmane, de religion
chrétienne, de mémoire byzantine, et dans un milieu juif. Je n’aime pas les identités. Je n’ai
que des appartenances » et lucide à la maternité de Bethléem lorsqu’il conclut : « Mourir
par ici est chose aussi facile que naître, et plus on enterre, plus on enfante ».
Trente ans auparavant, Le Scribe, paru un an après « Le pouvoir intellectuel en France »,
stigmatisait la République des lettres, ce petit monde clos disposant de moyens considérables pour faire penser la société. Régis Debray interrogeait en mémorialiste, maniant l’histoire, la sociologie, l’ontologie même, ce qu’il a appelé la genèse du politique ; clercs de
Charlemagne, légistes de Philippe le Bel, humanistes de la renaissance, philosophes des Lumières, intellectuels contemporains, jusqu’à l’Hommedium, professionnel de la transmission
de la pensée et de l’écrit. Il en déduit que tous les grands systèmes idéologiques, religion,
rationalisme, philosophie, idéalisme universalisme, libéralisme, marxisme, ne sont que des
paravents, des étiquettes masquant les puissants à l’œuvre. A part quelques exceptions, l’intellectuel aura toujours été « la béquille des princes ».
Revenant au Candide en Terre sainte, Régis Debray reconnaît que « chaque métier a ses
démons, j’ai été philosophe, l’impressionnisme est ma philosophie. Je mets mon chevalet
dehors et cogite comme on peignait jadis, sur le sujet, à petites touches, entre deux averses ».
Le « point G » de l’itinéraire de Régis Debray, c’est, et J. Richaud dans son analyse en a bien
PARCOURS 2010-2011
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montré la permanence, la notion de frontière. Traitée en nouvelles en 1967, élogieusement
exposée en 2010, ou matérialisant en Israël-Palestine l’étanchéité des monothéismes 2008,
qui ont mal-civilisé l’homme. Le logos du mur contre le logos du médium, la « murologie » contre la médiologie chère à A. Gérard. Démarquer, cadastrer, discriminer, séparer,
retrancher, gratter, chaque fils qui forge sa petite personne imite en cela le dieu-créateur,
l’art d’enlever par opposition à l’art d’ajouter (p 443) sculpture versus peinture disait Michel-Ange, « la vie ne fait pas notre portrait, elle nous sculpte, nous extrait douloureusement
de notre gangue, à coups de ciseau et de chagrins », voici l’homme, ecce homo conclut ce
magnifique candide.
Il s’agit dans cet itinéraire d’écrivain de toujours mettre en valeur l’autre en restituant son
influence. Ce n’est pas une activité distractive du philosophe toisant la littérature, ou un
exercice d’admiration. En omettant A. Badiou, H. Cixous, ou M. Ozouf, deux exemples
suffiront pour noter l’engouement, l’affinité des philosophes pour l’écriture littéraire, Un
cœur intelligent d’A. Finkielkraut, et Le drame des sexes de S. Agacinski, étudié ici même,
il y a deux ans, et qui utilise les grands lucides scandinaves, Strindberg, Ibsen, Bergman pour
atterrir dans le concret littéraire. Leur devise pourrait être : « je pense, donc j’écris » comme
le titrait le Magazine littéraire de Septembre 2009. Pour Régis Debray ce goût du concret
littéraire s’associe aux expériences des exils dans les univers aussi contradictoires que la prison et le pouvoir et révèle que le roman se définit comme sagesse de l’incertitude (Kundera).
Sagesse, Sophia, philosophie, n’est-ce pas chez Régis Debray la réalisation du « Sortir philosophiquement de la philosophie », comme le réclamait le regretté Gérard Granel, lorsqu’il
enseignait au Mirail. (Il faut d’ailleurs signaler que le GREP avec A. Gérard organisera un
hommage à cet autre cacique de la Philosophie en Novembre 2011).
Régis Debray reconnaît (Le Monde 26/06/2010) comme père littéraire, Julien Gracq dont il
fût pendant prés de vingt années l’ami, jouant avec lui au boomerang le long de la Loire. Écrivain inégalable qui circule aussi librement entre le topographique et le poétique, entre réel
et surréel, un « imprécis d’histoire et de géographie, écrit B. Boie qui introduisit son œuvre
dans la Pléiade, je ne parviens pas à l’imiter, je cale, ma boîte à outils est trop pauvre ». Ce
que Régis Debray écrit de Gracq explique peut-être l’itinéraire de Régis Debray : « Le mystère est l’extraordinaire dédoublement entre Louis Poirier petit prof de géographie et Gracq
le flamboyant. Dehors effacé, sédition intime, non pas un révolté mais un réfractaire ». Ses
coups d’œil sont des coups de bistouri sensoriels on ne peut plus élaborés, cette appréciation
de connaisseur recoupe celle du peintre posant de côté son chevalet. Oui, Régis Debray
écrivain, à condition de modifier la précédente devise : je regarde et j’écris, donc je pense.
Hommage décalé à cette belle phrase de Gracq : « Tant de mains pour changer le monde, si
peu de regards pour le contempler ».
Discriminer, séparer, ces attitudes, constatées sur le plan religieux, sont aussi visibles sur le
plan des rapports entre ces deux « inséparables sœurs ennemies » : littérature et philosophie.
La question que nous sommes en droit de nous poser après ce trop rapide survol n’est-elle
pas : Régis Debray, qui avez vécu mille vies, celle que vous souhaiteriez que l’on retienne
n’est-ce pas celle de l’écrivain ? Pourquoi ne l’avez-vous pas été davantage ?
Laissons répondre et conclure l’écrivain (lors de l’émission de France Culture : Les mots de
la fin du 30/08/2009) : « Parce que j’ai longtemps cru que l’on pouvait agir sur le cours
des choses avec des mots et que maniant les idées on pouvait modifier les conduites des
hommes, j’ai mis du temps à m’apercevoir que c’était illusoire, prétentieux, et au fond
éphémère parce que les polémiques ne durent que parce que les circonstances durent. Au
fond, il n’y a que les écrivains qui laissent une empreinte, une empreinte de type émotif,
sentimental, ça s’est traduit par un style, et oui, il y a peut-être deux ou trois livres de littéANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
rature et pas de philosophie par lesquels peut-être, je laisserai une toute petite empreinte
quand je ne serai plus là. J’aurais dû, peut-être m’occuper plus de l’essentiel, qui est un
certain rendu esthétique de la vie. Mais il est encore temps, après tout, tout n’est pas fini. »
Conclusion
Le Régis Debray de 1980 du Scribe (p 332) avait déjà anticipé : « les écrivains en chair et en
os passent leur temps à faire sauter les partages de convention, écrivain/ auteur, personne/
personnage, silence/commentaire… il y a au moins autant d’intellectuels qui se prennent
pour des écrivains que l’inverse. Interrogez Stendhal, il aurait répondu : relisez donc mon
Racine et Shakespeare, Diderot, l’Encyclopédie et certainement pas Jacques le fataliste,
Rimbaud, qui sait ? Son livre de comptes : l’auteur des Mots est un écrivain, celui de Les
communistes et la paix, un écrivant. Comment coexistaient chez Hugo le député de l’Éternel
et l’éternel député de son arrondissement. Quel Châteaubriant se moquait de l’autre, le ministre ou le mémorialiste ? Et pourquoi Proust, que les proustiens louent de manquer d’idées
et même d’idéologie, s’est-il rangé parmi les premiers signataires du premier manifeste des
intellectuels ? »
Nous aimons la beauté à l’intérieur des limites du jugement politique et nous philosophons
sans le vice barbare de la mollesse (Thucydide, cité dans Crise de la culture d’Hannah
Arendt).
L’amie lectrice du GREP qui m’a fait connaître le Candide en Terre sainte a glissé un petit
brûlot de 1995 Contre Venise qui explicite l’exergue de Thucydide, voici le début : « Tant
que vous n’aurez pas tué le fantôme de Venise en vous, vous ne serez pas quitte avec l’ennemi intime. Ce n’est pas ma faute si l’histoire de l’Occident a niché le bijou de famille en
haut de la botte italienne, dans le pli de l’aine, miroitement obscène et tenace. Ne consommez pas du Venise, drogue qui n’est douce qu’au premier voyage ».
J’étais ici pour « vous enjoindre en clinicien du facile » de consommer du Debray avec les
regards des critiques qui m’ont précédé.
Guy Hennecart
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PARCOURS 2010-2011
Débat
Un participant - Si on voulait qualifier l’œuvre de Régis Debray d’un mot ce serait quoi ?
Pour Edgar Morin on dit la complexité, et pour Debray ?
Jacques Richaud - Je ne sais pas, je ne vois pas le terme qu’il faudrait. Mais pour répondre
négativement, je dirais que c’est quelqu’un qui s’est toujours refusé à avoir un regard unique
sur les choses et les problèmes. Comme on l’a dit aussi, c’est quelqu’un qui a une culture
époustouflante, qu’il utilise dans ses livres, c’est facile à voir. Et il se refuse à tout dogmatisme. Si c’est évident dans les derniers ouvrages ce l’était déjà il y a vingt ans. Je ne crois
pas qu’il revendiquerait lui-même un mot qui le résumerait. Dans les dernières interviews
que j’ai entendues sur le Net, il est même dans cette modestie, peut-être un peu immodeste,
de dire qu’il n’est pas un vrai intellectuel. Il est un peu dans la dépréciation de lui-même,
sur la déconstruction de ce qu’il a pu faire. Mais c’est un peu de la fausse modestie. En tous
cas ce n’est pas un dogmatique, même pas de la gauche. Il est très sévère pour la gauche. Il
reste de cette famille-là, il s’en revendique, mais il a une lucidité qui fait froid dans le dos,
parfois, pour tous les gens qu’il a côtoyés dans sa carrière, tout en n’étant jamais passé dans
le camp d’en face.
Paul Seff - Justement parce qu’il n’est pas dogmatique et qu’il a cette ouverture sur l’ensemble de la connaissance et l’ensemble de l’humain, je crois que le mot qui lui conviendrait
le mieux, et qu’il utilise très souvent dans ses ouvrages, c’est celui d’universel et d’universalité. Il a une position éminemment éthique, on le voit un peu partout. Qu’est-ce qu’il
exalte ? Ce sont les grandes valeurs de l’humanisme : la fraternité, et tout ce qui est facteur
de communion entre les hommes. Déjà ça le situe du côté de l’universalité. Mais du point
de vue, aussi, de la connaissance, de l’ouverture sur tous les hommes qui ont des problèmes,
il est universel.
436
Un participant - Vous parlez d’universalité, est-ce que ça ne va à l’opposé, à contre-sens,
de l’éloge des frontières qu’il a fait ? Quand on est universel, on est tous communs, et les
frontières séparent, distinguent. Et j’ai senti aussi que ce sont des contradictions dans son
discours.
Paul Seff - Oui, il y en a, mais sur ce point-ci il n’y en a pas. Jacques Richaud l’a bien
montré. S’il y a des frontières c’est parce qu’elles sont inéluctables pour la formation des
identités. Et son raisonnement, c’est que s’il n’y a pas d’identités, il n’y a pas non plus de
découverte et de reconnaissance de l’altérité. Sa façon de concevoir la frontière, comme une
peau en quelque sorte, c’est que c’est quelque chose qui limite mais qui en même temps
permet de communiquer avec l’autre. Il ne conçoit pas la frontière comme un mur, ni comme
une séparation, mais au contraire comme un moyen de contact. Et c’est donc aussi une voie
vers l’universel. C’est son réalisme sociologique. Il défend des valeurs mais il n’ignore pas
les identités et les communautés. Toute une partie de son œuvre est construite là-dessus.
Un participant - C’est vrai qu’il y a un paradoxe chez lui, vous l’avez tous plus ou moins
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
souligné. Il dit que le religieux est une nécessité vitale et en même temps il sécularise la
transcendance. Ce que j’ai compris c’est que derrière sa pensée il y a un fondement biologique très fort. Je pense que Régis Debray n’est pas dualiste. Il est moniste. Il ne croit qu’en
une seule chose : la matière. Il dit à un moment donné, si mes souvenirs sont bons : faisons
confiance à notre instinct de conservation pour renouveler nos références morales. Il a l’air
de fonder, finalement, ce religieux nécessaire à l’homme sur quelque chose de biologique.
Est-ce que l’un d’entre vous peut m’en dire plus sur cette dimension de la pensée de Régis
Debray ?
Jacques Richaud - Sur la référence très fréquente au biologique au sens large, je suis d’accord, c’est un constat. Il s’assume, c’est sa manière d’être darwinien et de considérer que
l’homme est un animal un peu différent des autres espèces et qu’il ne peut s’émanciper de
tout ce qui fait ses racines. Et l’Histoire de l’humanité montre qu’il y a un processus qui
fait qu’il est légitime de parler de la peau au XXIe siècle, comme étant la première frontière
séparant le dedans du dehors, le soi de l’autre, etc. Et la peau est ce qui sépare et en même
temps elle est notre visage, notre apparence. Donc l’altérité passe aussi par la peau telle
qu’on l’aperçoit.
Sur le religieux je ne suis pas tout à fait d’accord. Ce n’est pas le religieux qui est central
chez Debray, c’est le sacré. Et dans le sacré il met du religieux au sens conventionnel du
terme, mais aussi du profane. Pour lui le Mur des Fédérés c’est du sacré. Du sacré pour qui ?
Pour ceux qui sont dans la culture d’avoir la mémoire de l’événement et de la Commune. Et
dans la République laïque il y a quantité de lieux qui sont sacrés sans qu’on soit pour autant
obligé d’adhérer à des rites religieux ou à quoi que ce soit de nature religieuse. Et des rites
profanes il en décrit des quantités. Le livre dans lequel il synthétise le mieux cela c’est Les
Communions Humaines. Et s’il utilise le mot « communions », c’est pour bien montrer que
c’est cela qui fait sens dans un groupe humain. C’est ce qui fait qu’on vit ensemble. Le sacré
pour lui c’est autant profane que religieux. Et cela n’a pas forcément de relation avec une
transcendance. Même s’il constate que dans toutes les communions humaines il y a bien
une dimension religieuse, et si en Occident l’athéisme va plutôt en croissant, beaucoup de
sociétés humaines ne sont pas encore débarrassées de la pesanteur du religieux. Même quand
on se débarrasse du religieux, on ne se débarrasse pas du sacré.
Daniel Goubier - Il existe même à Toulouse un cercle qui s’appelle « cercle d’athéologie »
et qui revendique une « alter-sacralité ». J’avoue que c’est assez surprenant. A la rigueur
j’aurais préféré « alter-spiritualité ».
Jacques Richaud - C’est à cela que je faisais allusion quand je parlais de sa réponse à un
contradicteur : « allez vous faire cuire un œuf sur la dalle du Soldat Inconnu ou ouvrir les
crématorium à Auschwitz et vous verrez ! » Il ne s’agit pas de violer une église ou un temple
quelconque, mais il s’agit simplement de porter une atteinte symbolique à un lieu couvert
d’une certaine sacralité. Sa sacralité est profane. Je ne sais pas ce qui restera d’Auschwitz ou
de la flamme du Soldat Inconnu dans mille ans, mais l’alter-sacralité c’est cela aussi.
Paul Seff - Je voudrais ajouter un mot. On a parlé des contradictions de Debray. Et justement, là, on a un énorme problème, parce que philosophiquement il est ancré dans le matérialisme. On a parlé de « monisme », il est darwinien et il explique l’évolution du monde
par l’évolution du monde matériel. Mais alors comment expliquer cette énorme fascination
pour le religieux, et plus particulièrement les ordres monastiques ? Et en plus, du point de
vue de l’éthique, il n’hésite pas à parler de spiritualité, il emploie le mot constamment. Donc
PARCOURS 2010-2011
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je pense qu’il y a une discordance dans le positionnement de Debray, qui est constante et
qui est partout. Il veut éviter le dualisme, qui ne lui convient pas philosophiquement, mais
en même temps, en tant qu’homme, il donne une place éminente, et je dirais même prépondérante, à l’esprit. En face de son matérialisme, il y a l’éthique, il y a la fraternité, et
c’est un terme chrétien. Il y a là une véritable discordance métaphysique. C’est ma lecture.
Guy Hennecart - Je voudrais dire que sur l’universalité, dans Le Moment Fraternité, il
opère aussi à l’ombre des grands hommes. Dans le chapitre « commodité » il se retranche
derrière Lévy-Strauss et cite un passage de Tristes Tropiques. Il ne répond pas au sens biologique, il ne répond pas au sens de l’homme, il répond au sens des sociétés. Et Lévy-Strauss
dit : « aucune société n’est foncièrement bonne, mais aucune n’est absolument mauvaise.
Toutes offrent certains avantages à leurs membres, compte tenu d’une unicité dont l’importance paraît approximativement constante ». Et c’est ce qu’on peut reprocher peut-être
à Régis Debray, c’est d’être toujours en retrait. Je peux vous montrer une image de son site
qui explique cet intellectuel philosophe devenu médiologue et écrivain. On dit que c’est un
stylite qui de temps en temps descend de sa colonne de livres et sillonne le monde avec son
alpha et son oméga de la réflexion et n’arrive pas au commun des mortels, Un Candide en
Terre Sainte, et il moissonne un certain nombre de constats mélancoliques sur la constance
de l’iniquité.
Jacques Richaud - Je suis un peu gêné quand j’entends dire que Debray reste en retrait. Je
ne crois pas qu’il reste en retrait. Dans les débats il va très loin, il s’implique, il se mouille.
Simplement il englobe le doute dans sa propre pensée, il n’est pas dogmatique, ce n’est
pas un sentencieux, il a le sens de la formule et ce n’est pas un imprécateur. Il ne faut pas
prendre comme une timidité de son engagement intellectuel le fait qu’il soit sur la nuance
permanente. Je crois au contraire que c’est une richesse qui fait aussi la force et l’impact de
sa pensée.
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Alain Gérard - Il faut faire attention quand on emploie le mot de religion tel que l’emploie
Debray. Pour les ethnologues, les anthropologues, les historiens, les théologiens, le mot
religion recouvre à la fois le monothéisme que nous connaissons, et aussi l’animisme, le
chamanisme, le bouddhisme, le taoïsme, etc., etc. Et certains disent que le bouddhisme n’est
pas une religion mais une sagesse parce qu’il n’a pas de dieux. Debray ne s’occupe strictement que du monothéisme, et encore du monothéisme biblique, c’est-à-dire judaïsme et
christianisme, parce qu’il ne dit pratiquement rien de l’islam. Il a dit d’ailleurs quelque part
qu’il ne connaissait rien de l’islam. Et quand il parle des institutions et des contingences de
la religion ce ne sont que de celles du monothéisme judéo-chrétien. Mais le pilier central du
monothéisme, comme son nom même l’indique, c’est le Dieu vivant et tonnant de la Bible.
Or ce Dieu-là, Debray s’arrête juste devant, si on peut dire, et n’en dit rien de l’intérieur.
Comme incroyant il pense qu’il n’existe pas et qu’il n’y a donc rien à en dire. Personnellement je pense que ce n’est pas suffisant, comme je l’ai expliqué, vu l’importance du concept
et les résonnances qu’il ne peut pas ne pas avoir sur l’ensemble du phénomène religieux
monothéiste, même, pour paradoxal que ce soit, s’il n’existe pas.
Mais toujours est-il que ce que Debray envisage quand il parle de religion ce n’est qu’une
partie de ce que recouvre le concept global de « religion », une sorte de squelette de l’idée
en somme. Donc il ne faut pas s’étonner s’il nous semble qu’il procède à des amalgames,
comme par exemple mêler le sacré et le profane, ou la matière et l’esprit, ou s’il y a chez lui
des contradictions. La contradiction, si contradiction il y a, elle est au départ, elle est dans
l’usage même qu’il fait du terme « religion », qui n’en est qu’un usage restreint. Il prend
ANIMATEURS GREP ; Régis Debray, l’itinéraire…
dans la religion ce qui l’intéresse et en fait son affaire sans plus s’occuper du reste. C’est
d’ailleurs cela même qui fait aussi sa faiblesse : est-ce que ce pan de la religion, certes important et intéressant, peut encore servir de modèle à quoi que ce soit s’il est ainsi coupé de
tout ce qui l’entoure et le conditionne dans le phénomène « religion », et notamment de son
pilier central, l’idée de Dieu.
Un participant - Est-ce que cette façon de faire ne serait pas due à l’impossibilité de s’extraire d’une position monothéiste quand on vit en Occident ?
Jacques Richaud - Dans Les Communions Humaines, il pose d’emblée le sujet, disant qu’il
ne parlera pas que du religieux, qu’il va déplacer les appartenances. Il fait glisser le débat
d’un rôle à un autre. Dans le religieux il y a du sacré et dans les appartenances il y a aussi du
sacré, mais pour lui, les appartenances, qu’elles soient profanes ou religieuses, relèvent du
même processus, sur le plan intellectuel, philosophique et humain. Le mot « appartenance »
englobe le mot religieux au sens vaticanesque, hébraïque ou tout ce que vous voulez, mais
il ne veut pas se limiter à cela, parce qu’il pense que les communions humaines c’est autre
chose que l’appartenance à une église, qui généralement est issue d’une tradition familiale.
On naît catholique, protestant ou musulman selon son lieu de naissance. Alors que la communion humaine au sens où il l’entend, c’est quelque chose qui se construit selon qu’on
adhère ou pas à tel ou tel groupe humain. Et ceux qui dans notre civilisation sont sortis de
la religion en disant « je n’ai plus la foi, je suis athée » sont des gens qui ont été en rupture
avec une partie de leur appartenance dans ce schéma qu’on voulait leur imposer : « Ta mère
était catholique ou juive, tu seras catholique ou juif ». Et à cela il y en a qui disent : « Non,
je ne serai ni catholique ni juif ». Ce qui ne dissout pas l’appartenance à la communauté en
question, simplement on a un vécu qui est différent au sein de cette appartenance.
Le participant - Je n’ai lu aucun livre de Régis Debray, je l’avoue, mais ce qui m’interpelle
c’est l’emprise de la religion dans la vie en société.
Jacques Richaud - Lisez Les Communions Humaines, vous aurez toutes les réponses.
Guy Hennecart - Pour terminer, je voudrais vous lire un extrait d’une pièce de Régis Debray (car il a écrit aussi des pièces), qui est assez beau. Il parle de l’appartenance : « Je
suis arabe, dit un personnage, de culture musulmane, de religion chrétienne, de mémoire
byzantine, et dans un milieu juif, je suis tout cela à la fois, je suis l’Histoire de cette région
depuis trois mille ans, je n’aime pas les identités, je n’ai que des appartenances. Est-ce que
j’ai l’air déchiré ? ».
Médiathèque de Toulouse, le 21 mai 2011
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