Efficace ensemble Un défi français

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Efficace ensemble Un défi français
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NOTE DE LECTURE
Efficace ensemble
Un défi français
Jean-Pierre Segal
Éditions du Seuil, 2009, 224 pages, 18,50 euros
Les Français, on le sait, sont, dans l’entreprise comme à la guerre, capables de se
surpasser dans des exploits volontiers
héroïques en oubliant pour un temps les
querelles intestines qui, dans le quotidien
des organisations, consomment une partie
démesurée de leur énergie. Peuvent-ils faire
preuve des mêmes vertus quand il s’agit
d’exercer au jour le jour des activités où
l’aventure n’est guère au rendez-vous ? Ils
savent certes, spécialement sans doute dans
le monde public, construire des bureaucraties au sein desquelles chaque catégorie
professionnelle, dûment barricadée derrière un statut, marchande chèrement sa
coopération en échange de solides avantages catégoriels. Mais c’est alors, même si
chacun pour sa part exerce son métier avec
conscience, au prix de grandes résistances
à tout changement susceptible de mettre en
cause les situations acquises et d’une efficacité globale médiocre. Comment aller
au-delà, trouver les voies d’une coopération ouverte et efficace, là où « normalement » règne un certain enkystement. Dans
Efficace ensemble, Jean-Pierre Segal nous
offre des pistes pleines de promesses.
Bien loin d’une collection de vœux pieux,
ou d’une reconstruction mythique des hauts
faits d’un dirigeant charismatique à qui rien
ne résiste, nous avons accès à ce qu’ont
vécu, dans la durée, sans oublier les
moments difficiles, les acteurs d’une révolution improbable. Au sein de la ligne 14 de
la RATP, Météor, pourvue d’un métro sans
conducteur, des agents ordinaires d’une
entreprise publique où l’esprit corporatiste
règne en maître, ont vécu une sorte de
conversion. Ils se sont mis à se faire
confiance et à travailler ensemble, avec
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Revue française de gestion – N° 200/2010
cœur et même un certain enthousiasme, audelà de tout ce qui les sépare : agents de
base et encadrement, aristocratie de l’entretien et plèbe des guichetiers, « vrais »
agents de maîtrise, sortis victorieux de
l’épreuve d’un concours, et collègues à la
légitimité moins assurée. Cette transformation de toute une manière d’être, individuellement et collectivement, questionne d’autant plus que la tendance la plus
« naturelle », dans l’univers du métro parisien, est de tenir pour suspecte, voire de
railler une telle adhésion aux projets de
l’entreprise. Ceux qui, devenus adeptes
d’une nouvelle façon de travailler
ensemble, ont voulu la faire partager, une
fois revenus dans une ligne « classique »,
par ceux qui n’avaient pas suivi le même
chemin en ont fait la cruelle expérience.
Comment une telle transformation a-t-elle
pu s’opérer ? Les obstacles étaient redoutables. Les attitudes défensives qui marquent, ailleurs que dans la nouvelle ligne, le
fonctionnement du métro parisien, comme,
de manière plus générale, le monde du travail français, constituent une manière avisée
de s’adapter, du moins mal possible, à un
univers où règne une forte violence symbolique : où chacun doit constamment se
défendre face au risque permanent d’être
traité de haut, ou du moins ignoré. Car on
est bien, et une comparaison avec la
manière dont la vie de travail est vécue au
sein du métro de Berlin le donne particulièrement à voir, dans un univers français, où il
revient à chacun de défendre son rang, élément crucial de son identité. Pour que chacun échappe à une attitude défensive, oublie
de se protéger sans cesse, il faut que tous
soient convaincus qu’à jouer un autre jeu, à
baisser sa garde, on ne risque pas que ceux
qu’on côtoie en profitent pour s’affirmer à
ses dépens. On ne peut changer de manière
d’être que si on est convaincu que les autres
vont faire de même. Comment donc sortir
du cercle vicieux par lequel chacun, par la
manière dont il se défend lui-même, entretient chez les autres les attitudes défensives
qu’il s’agit de surmonter ? Certes, il arrive
dans les entreprises françaises qu’une
grande qualité de coopération puisse se
créer, pour un temps, au sein d’un groupe
restreint où règne une entente exceptionnelle. Mais ce phénomène est en général
très local et éminemment fragile, prêt à succomber au moindre changement de personne. Ce que Jean-Pierre Segal nous donne
à voir se situe à une autre échelle, marque le
fonctionnement de toute une organisation et
pas seulement d’un petit groupe.
En racontant tout du long l’histoire qui a
conduit à l’avènement d’une manière nouvelle de travailler ensemble, l’ouvrage nous
fait découvrir l’alchimie qui s’est produite.
Dès le départ, il a fallu surmonter bien des
difficultés. Ainsi, au moment de concevoir
l’organisation générale de la ligne et de
négocier avec les partenaires sociaux, il a
fallu apprivoiser la caste des conducteurs, à
qui il n’était pas facile de trouver une place
dans un métro dont une caractéristique
essentielle était d’être sans conducteur. Il a
fallu, au quotidien, résoudre mille problèmes, par exemple trouver une manière
de créer un lien entre les techniciens d’entretien, engoncés dans la fierté de leur
métier, et les agents de station au métier
problématique. Au départ, le fait de se
retrouver, tous nouveaux venus au sein de
Météor, engagés dans une belle aventure –
la création d’un métro d’une nouvelle
espèce – se sentir grandit tous ensembles
par cette nouveauté même, a aidé à la formation d’un groupe solidaire. Mais il a fallu
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aussi faire en sorte que tous aient pu
prendre leur part dans l’aventure, que tous
se sentent estimés, respectés, jusque par
ceux, plus huppés, qui, ailleurs, les traitent
pour le moins avec condescendance. Il a
fallu que le chemin ait été montré par un
chef digne, par sa stature et sa proximité
envers ses hommes, que ceux-ci lui fasse
allégeance.
Partant d’une analyse approfondie de ce cas
singulier, l’ouvrage éclaire, de manière plus
large, les conditions d’une coopération efficace dans un univers français. Et, d’un
même mouvement, il contribue à faire progresser notre compréhension de bien des
questions qui touchent à la vie des organisations et au management : la conduite du
changement, avec le rôle que peut (et doit)
y jouer la capacité à s’appuyer sur des
potentialités, jusque-là en friche, d’un
ensemble humain ; une juste perception du
monde public français, souvent caricaturé,
qu’on le diabolise (les ronds de cuir) ou
qu’on l’encense (le service public) ; la
manière dont une culture nationale, loin de
conduire à des comportements stéréotypés,
est compatible avec une grande diversité de
fonctionnement local, pour peu qu’on sache
tirer parti de ses virtualités.
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Au total on a affaire, avec Efficaces
ensemble. Un défi français, à un ouvrage
exemplaire par la manière dont la qualité de
l’analyse s’appuie sur celle du travail de terrain. Il offre en particulier aux enseignants
et aux étudiants en gestion une passionnante
étude de cas. L’approche conceptuelle du
management ignore trop souvent le fait que
l’entreprise constitue un corps social dont
les membres donnent du sens à ce qu’ils
vivent. Les conséquences de cette ignorance
sont dévastatrices, et pas seulement en
termes de souffrance au travail. À se plonger
dans les réalités d’une démarche réussie de
changement, à comprendre les résistances
qu’elle a soulevées et les complicités qu’elle
a suscitées, on échappe au risque d’irréalité
qui menace tant de propos portant sur la
conduite du changement, les résistances au
changement, ou encore les freins culturels
au changement. Gageons que ceux qui
auront examiné ce cas en détail, auront
réfléchi sur l’enchaînement de ses péripéties
et auront saisi en profondeur quelles ont été
les conditions de la réussite en sortiront
mieux armés pour conduire au succès ceux
qu’ils auront la charge de diriger.
Philippe D’IRIBARNE
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