Démembrement de la propriété : droit réel de

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Démembrement de la propriété : droit réel de
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Démembrement de la propriété : droit réel de
jouissance spéciale
le 21 novembre 2012
CIVIL | Bien - Propriété
Un propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d’ordre public, un droit réel conférant le
bénéfice d’une jouissance spéciale de son bien. Contrairement au droit d’usage et d’habitation, qui
est soumis au même régime que l’usufruit, ce droit réel peut excéder trente ans.
Civ. 3e, 31 oct. 2012, FS-P+B+R, n° 11-16.304
Cet arrêt rendu par la troisième chambre civile est promis à un retentissement particulier du fait de
sa future publication dans le rapport annuel de la Cour de cassation, d’autant qu’il éclaire de façon
significative l’importante question de l’exhaustivité de la liste des droits réels énumérés par la loi
(V. J.-L. Bergel, Du numerus clausus des droits réels ?, RDI 2010. 409 ).
Au cas d’espèce, le litige était relatif à la vente d’un immeuble consentie en 1932 par une fondation
dont l’objet est, notamment, de préserver le patrimoine lié à la poésie. Le contrat prévoyait de
réserver la jouissance d’une partie du bien cédé au vendeur qui occupait les locaux concernés
depuis sa création. Plus de soixante-dix ans plus tard, l’acquéreur avait demandé en justice
l’expulsion de la fondation et l’indemnisation du préjudice résultant de l’occupation sans droit ni
titre des locaux. Accédant à cette demande, les juges du fond avaient estimé que le droit qui
résultait de l’acte de vente devait être qualifié de droit d’usage et d’habitation. Ils s’étaient ensuite
basés sur le fait que « les droits d’usage et d’habitation s’établissent et se perdent de la même
manière que l’usufruit » (C. civ., art. 625) pour décider que le droit conféré à la fondation était
éteint dans la mesure où l’usufruit qui n’est pas accordé à des particuliers ne peut durer que trente
ans (C. civ., art 619). Ce délai étant expiré au moment où l’action avait été engagée, le vendeur ne
pouvait continuer à occuper les lieux. La Cour de cassation avait donc à répondre à la question de
la qualification du droit conventionnellement prévu par les parties dans l’acte de vente. Censurant
le raisonnement de la cour d’appel, elle décide qu’il résultait de la convention un droit réel de
jouissance spéciale au profit de la fondation qui lui accordait, durant toute la durée de son
existence, la jouissance ou l’occupation des locaux concernés. Elle casse, en conséquence, l’arrêt
déféré aux visas combinés des articles 544 et 1134.
En reconnaissant un droit réel de jouissance spéciale, la Cour de cassation consacre ici ce qui
constituait une proposition du groupe de travail institué au sein de l’Association Henri-Capitant dont
la mission était de réfléchir à une réforme du droit des biens (V. Dalloz actualité, 13 nov. 2008, obs.
L. Dargent ). L’attendu de principe de l’arrêt commenté est, en effet, la retranscription de l’article
608 de l’avant-projet transmis à la Chancellerie en 2009. Ce droit réel original permet au
propriétaire d’utiliser librement, en vertu de son droit de disposer, la technique du démembrement
de la propriété. Ainsi peut-il porter uniquement sur une ou plusieurs de ces utilités et non pas
seulement, comme en matière d’usufruit, sur la totalité de l’usage d’un bien. Ce choix repose sur la
liberté de ceux qui les constituent, sous réserve des règles d’ordre public, comme le suggère le visa
de l’article 1134 du code civil. Il s’agit donc, pour reprendre les termes de l’avant-projet, d’un «
droit ouvert », qui permet d’envisager une très grande variété de droits réels grevant un bien,
lesquels ne se limitent pas à ceux prévus par la loi. Il faut noter que, dans cet arrêt, la Cour de
cassation va plus loin que l’avant-projet de réforme en admettant que le droit réel de jouissance
spécial reconnu puisse perdurer pendant toute la durée de l’existence de la
fondation. L’avant-projet prévoit (art. 611), en effet, que ce droit s’éteint par l’expiration du temps
pour lequel il a été consenti, « lequel ne peut excéder trente ans » ; or, en l’espèce, ce délai était
largement écoulé. Une telle précision est remarquable en ce qu’elle s’écarte sensiblement de la
solution retenue par la loi pour les droits réels classiques, au premier rang desquels se trouve
l’usufruit, dont le propre est d’être limités dans le temps sous peine d’emporter un éclatement de la
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propriété. De ce point de vue, la solution consacrée ne manquera pas de susciter certaines réserves
tenant à l’indétermination temporelle de ce droit réel de jouissance.
Malgré son caractère novateur, la solution retenue n’est pas totalement inédite. La décision se situe
dans une lignée d’arrêts qui reconnaissent au propriétaire la faculté de créer des droits réels
innommés portant sur sa chose, conférant ainsi une pleine efficacité à des démembrements sui
generis de la propriété. La liberté conférée au titulaire d’un droit réel d’aménager la situation
juridique de sa chose est même ancienne. Elle a été reconnue par la cour régulatrice dans l’arrêt
Caquelard qui avait admis la possibilité de créer des droits par convention dans la mesure où aucun
texte n’exclut les diverses mortifications et décompositions dont le droit ordinaire de propriété est
susceptible (Req. 13 févr. 1834, GAJC, 12e éd., 2007, n° 65). La Cour de cassation a ultérieurement
confirmé cette solution en retenant par exemple que le droit de jouissance exclusif et perpétuel sur
une partie commune attribuée par un règlement de copropriété a un caractère réel (Civ. 3e, 4 mars
1992, n° 90-13.145, D. 1992. Jur. 386, note C. Atias ; AJDI 1993. 87 ; ibid. 88, obs. M.-F. Ritschy ;
RDI 1992. 240, obs. P. Capoulade et C. Giverdon ; RTD civ. 1993. 162, obs. F. Zenati ) ou que la
perpétuité des droits réels ne se limite à la propriété mais s’appliquent aussi à des droits innommés
de jouissance partielle des choses corporelles (V., par ex., Civ. 3e, 23 mai 2012, D. 2012. Jur. 1934,
note L. d’Avout ; ibid. Pan. 2128, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; RTD civ. 2012. 553,
obs. T. Revet ). Emprunt de libéralisme, l’arrêt commenté consacre à l’évidence une certaine
flexibilité dans la constitution des droits réels, laquelle confère au propriétaire une large possibilité
de démembrement de son bien. Il soulève toutefois des interrogations quant à la détermination du
régime juridique de ce type de droit, un point sur lequel la présente décision est peu loquace.
par Mehdi Kebir
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