Prise en charge des patients obèses en réanimation. Aspects

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Prise en charge des patients obèses en réanimation. Aspects
Réanimation 15 (2006) 439–444
http://france.elsevier.com/direct/REAURG/
Mise au point
Prise en charge des patients obèses en réanimation.
Aspects physiopathologiques et thérapeutiques
Management of obese patients in the intensive care unit.
Pathophysiological and therapeutic aspects
C. Clec’h*, F. Gonzalez, Y. Cohen
Service de réanimation, hôpital Avicenne, 125, route de Stalingrad, 93009 Bobigny cedex, France
Disponible sur internet le 10 octobre 2006
Résumé
L’obésité est un problème majeur de santé publique responsable d’une morbimortalité élevée. Du fait d’une évolution démographique confinant à l’épidémie et des complications lourdes qui lui sont associées, elle amène fatalement un nombre croissant de patients en réanimation.
L’essor du traitement chirurgical de l’obésité (chirurgie bariatrique) ne fera certainement qu’accentuer cette tendance. En conséquence, il apparaît
essentiel pour les médecins réanimateurs de s’adapter à cette nouvelle population qui constitue une part toujours plus large de leurs patients. Le
but de cet article est de faire le point sur les particularités physiopathologiques des patients obèses et sur les applications thérapeutiques qui en
découlent.
© 2006 Société de réanimation de langue française. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Abstract
Obesity is a major public health challenge in terms of morbidity and mortality. As obesity increases exponentially and bariatric procedures
become more popular, because obesity is an important risk factor for many diseases, it is not surprising that obese patients constitute an everincreasing portion of patients admitted to the intensive care units. Thus, the knowledge of fundamental issues associated with obesity is essential
to effectively manage and improve the outcome of this rapidly growing population. The purpose of this article is to review the main pathophysiologic concepts related to the treatment of obese patients in the critical care setting.
© 2006 Société de réanimation de langue française. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Obésité ; Réanimation ; Physiopathologie
Keywords: Obesity; Intensive care unit; Pathophysiology
1. Introduction
L’obésité est définie communément par un indice de Quetelet, appelé également indice de masse corporelle (IMC), supérieur ou égal à 30 kg/m2. Elle est divisée en trois classes de
gravité croissante : modérée (IMC entre 30 et 34,9), sévère
(IMC entre 35 et 39,9) et morbide (IMC supérieur ou égal à
40). Deux types d’obésité sont distingués : l’obésité androïde
* Auteur
correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (C. Clec’h).
ou centrale, pourvoyeuse de la majorité des complications, et
l’obésité gynoïde ou périphérique. C’est le premier type qui est
essentiellement abordé ici. Il s’agit d’un problème majeur de
santé publique dans les pays occidentaux, tant par son évolution démographique que par la morbimortalité qui lui est associée.
Aux États-Unis, la prévalence est passée de 23 % en 1988–
1994 à 30 % en 1999–2000 [1]. En Europe, la situation est
également préoccupante, avec d’importantes variations régionales toutefois. Au Royaume-Uni, la prévalence a doublé
entre 1980 et 1991, passant de 6 à 13 % chez les hommes et
1624-0693/$ - see front matter © 2006 Société de réanimation de langue française. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.reaurg.2006.09.011
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de 8 à 15 % chez les femmes. En Scandinavie et en France, la
prévalence est moindre, aux alentours de 10 %. En Europe de
l’Est, en revanche, elle peut atteindre 50 % chez les femmes
[2].
Comparativement aux individus de poids normal, les sujets
obèses ont des taux de mortalité plus élevés [3], expliqués en
grande partie par le développement plus fréquent de comorbidités respiratoires, cardiovasculaires, neurovasculaires et néoplasiques notamment [4]. Les sujets obèses sont également à
risque périopératoire accru [5].
Évolution démographique confinant à l’épidémie, comorbidités et autres complications lourdes associées à l’obésité amènent fatalement un nombre croissant de patients obèses à
l’hôpital, et plus particulièrement en réanimation. Ainsi, la prévalence actuelle dans les services de réanimation médicochirurgicale se situe entre 9 et 26 % pour l’obésité en général, et
entre 1,4 et 7 % pour l’obésité morbide [6]. L’essor du traitement chirurgical de l’obésité (chirurgie bariatrique, du mot grec
baros signifiant poids) ne fera certainement qu’accentuer cette
tendance [7].
En conséquence, il apparaît essentiel pour les médecins réanimateurs de s’adapter à cette nouvelle population qui constitue une part toujours plus large de leurs patients. Le but de cet
article est de faire le point sur les particularités physiopathologiques des patients obèses et sur les applications thérapeutiques
qui en découlent.
2. Particularités cardiovasculaires
L’obésité est un facteur de risque cardiovasculaire en soi,
indépendamment de la coexistence d’un diabète sucré ou
d’une hypertension artérielle [8]. Les atteintes cardiovasculaires observées semblent proportionnelles à l’ancienneté et à la
sévérité de l’obésité [9]. Elles sont multiples et résultent de
plusieurs mécanismes plus ou moins intriqués.
Le principal mécanisme impliqué est l’altération des conditions de charge du ventricule gauche avec une augmentation à
la fois de la précharge et de la postcharge. L’excès de masse
corporelle et la demande métabolique accrue entraînent une
élévation de la volémie, elle-même responsable d’une augmentation de la précharge, du volume d’éjection systolique et du
travail myocardique [9]. L’augmentation de la postcharge est,
elle, liée à l’activation du système rénine–angiotensine–aldostérone et à des taux plus élevés de catécholamines circulantes
[10]. La polyglobulie, secondaire à l’hypoxémie, joue tant sur
la précharge (hypervolémie) que sur la postcharge (hyperviscosité) [11]. En réponse à ces modifications de charge, le ventricule gauche se dilate et s’hypertrophie et apparaît la dysfonction diastolique caractéristique des patients obèses [9].
Parallèlement à cette dysfonction diastolique peut exister
une dysfonction systolique en rapport avec la diminution des
récepteurs β-adrénergiques entraînant une altération de la
contractilité myocardique [12].
Le ventricule droit subit des modifications de ses conditions
de charge identiques à celles du ventricule gauche. La précharge et la postcharge augmentent du fait de l’hypervolémie
et de l’hypertension artérielle pulmonaire respectivement.
L’hypertension artérielle pulmonaire est d’origine double, précapillaire (vasoconstriction pulmonaire hypoxique) et postcapillaire (répercussion en amont de l’augmentation des pressions
au niveau des cavités gauches). À l’extrême s’installe donc une
insuffisance cardiaque globale.
Enfin, les troubles du rythme et de la conduction sont fréquents du fait de l’association à des degrés divers d’une hypertrophie myocardique, d’une hypercatécholaminergie, d’une
hypoxémie, de lésions coronaires sous-jacentes, d’un syndrome
d’apnées du sommeil et d’une infiltration graisseuse du nœud
sinusal et du tissu de conduction. Ces troubles du rythme et de
la conduction peuvent être à l’origine de mort subite [13].
Sur le plan thérapeutique, les patients obèses doivent être
considérés comme souffrant potentiellement d’une insuffisance
coronaire, même en l’absence d’autres facteurs de risque classiques, ce d’autant plus que la symptomatologie habituelle
manque souvent du fait du mode de vie sédentaire. Il faut
ainsi éviter au maximum l’anémie (seuil transfusionnel à 9 g
d’hémoglobine par décilitre), l’aggravation de l’hypoxémie
basale, la tachycardie et l’hypotension.
La pression artérielle est au mieux mesurée de façon invasive, les méthodes non invasives pouvant conduire à une surestimation des vraies valeurs de 20 à 30 % liée à la taille inadaptée des brassards. En cas d’instabilité hémodynamique, une
exploration précise de la fonction cardiovasculaire par échocardiographie, doppler œsophagien ou cathétérisme artériel pulmonaire (Swan-Ganz) est indispensable pour faire la part
entre une défaillance cardiaque pure et une défaillance vasculaire ou mixte, les signes habituels de défaillance ventriculaire
gauche étant difficiles, voire impossibles à mettre en évidence
chez l’obèse. Doppler œsophagien et cathétérisme artériel pulmonaire, qui sont des techniques de monitorage en continu, ont
par ailleurs l’avantage de guider et d’évaluer l’efficacité des
traitements entrepris, du remplissage vasculaire notamment
rendu particulièrement délicat par la dysfonction ventriculaire
gauche diastolique.
En l’absence d’évaluation cardiovasculaire récente et précise, une exploration systématique à l’entrée en réanimation
en dehors de toute instabilité pourrait s’avérer utile, soit pour
optimiser d’emblée la fonction cardiovasculaire des patients
obèses, soit pour servir de référence et mieux ajuster le traitement en cas de défaillance secondaire.
Au décours de la phase critique, la nécessaire adaptation du
traitement cardiovasculaire ne diffère probablement pas de ce
que l’on fait chez les non-obèses. Elle s’effectuera idéalement
en collaboration étroite avec les cardiologues.
Enfin, une prise en charge spécifique de l’obésité doit être
organisée à la sortie de réanimation, la perte de poids s’accompagnant d’une amélioration cardiovasculaire globale [14].
3. Particularités respiratoires
L’obésité se traduit constamment par une atteinte de la fonction respiratoire de type restrictif. Les anomalies retrouvées
lors de la réalisation d’épreuves fonctionnelles respiratoires,
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diminution de la capacité pulmonaire totale, de la capacité
vitale et de la capacité résiduelle fonctionnelle notamment,
s’accentuent avec l’ancienneté et le degré de l’obésité. Le syndrome restrictif s’explique de façon mécanique par l’infiltration
adipeuse entraînant une diminution des compliances pariétale
et parenchymateuse et par l’augmentation du volume sanguin
intrapulmonaire [15]. Les troubles de compliance s’associent à
des atélectasies et induisent une augmentation du travail respiratoire à laquelle participent également l’élévation des résistances des voies aériennes supérieures et la production accrue de
CO2 (augmentation du quotient respiratoire) en rapport avec
une déviation métabolique favorisant l’utilisation des glucides
au détriment de celle des lipides. Le rendement du diaphragme,
cependant, est diminué en raison de l’allongement de son rayon
de courbure. Nécessaire augmentation du travail respiratoire
d’un côté et rendement diaphragmatique abaissé de l’autre
créent un déséquilibre à l’origine d’une hypoxémie d’autant
plus grave que l’obésité est sévère.
La fonction respiratoire du patient obèse peut également être
altérée par la coexistence d’un syndrome d’apnées du sommeil.
La prévalence de ce syndrome, qui touche surtout les sujets
masculins, peut atteindre 71 % en cas d’obésité morbide contre
5 % dans la population générale [16,17]. Le mécanisme des
apnées est à la fois périphérique (obstructions répétitives, partielles ou complètes, des voies aériennes supérieures) et central
(diminution de la commande des muscles dilatateurs du pharynx durant le sommeil). Les désaturations itératives et l’hypoxémie nocturne qui en résultent, se compliquent de polyglobulie, d’hypertension artérielle systémique et pulmonaire et de
troubles du rythme ou de la conduction cardiaque associés au
sommeil pouvant conduire à la mort subite [18].
La connaissance des répercussions respiratoires de l’obésité
a des implications importantes pour la mise en œuvre et le
sevrage de la ventilation mécanique.
Du fait du syndrome restrictif et de l’augmentation des
pressions au niveau des voies aériennes supérieures, le
volume courant délivré doit être calculé en fonction du
poids idéal théorique (PIT) et non du poids réel afin d’éviter
les complications à type de barovolotraumatisme (avec
PIT ¼ X þ 0; 91 # ðtaille en cm % 152; 4Þ, où X vaut 50
pour les hommes et 45,5 pour les femmes). La limite supérieure de pression de plateau à ne pas dépasser est de
35 cmH2O. L’adjonction d’une pression positive de fin
d’expiration de 10 cmH2O au moins est recommandée pour
prévenir les atélectasies et faciliter le recrutement alvéolaire
[19]. Enfin, l’application de la position de Trendelenburg
inversée à 45 degrés est une mesure simple qui améliore globalement la mécanique ventilatoire par rapport au décubitus
dorsal [20].
Le sevrage ventilatoire des patients obèses est souvent difficile comme l’atteste l’allongement de la durée de ventilation
mécanique comparativement à des patients témoins non obèses
[21]. Le respect des mesures décrites ci-dessus permet certainement d’aboutir plus précocement à l’extubation. En cas
d’échec, la réalisation d’une trachéotomie peut être envisagée.
Toutefois, les particularités anatomiques de l’obèse (cou court,
441
infiltration adipeuse et rétrécissement du calibre trachéal au
niveau cervical) rendent l’intervention risquée. Si l’indication
est retenue, la technique chirurgicale est possiblement préférable à la technique percutanée même si le débat n’est pas tranché, aucune étude à notre connaissance n’ayant comparé spécifiquement les deux techniques chez l’obèse. Cependant, dans
une série récente de 474 patients dont 73 obèses, la trachéotomie percutanée était associée à un risque de complications vitales per- et postopératoires 4,9 fois plus élevé chez les obèses.
Le taux global de complications était de 43,8 % pour les obèses
contre 18,2 % pour les non-obèses [16]. Ces résultats sont toutefois à pondérer par ceux d’une autre série récente qui n’a
retrouvé que 6,5 % de complications chez 89 patients obèses
ayant eu une trachéotomie percutanée (essentiellement la
nécessité de conversion en trachéotomie chirurgicale), ce taux
étant identique en cas de trachéotomie chirurgicale [22]. Quelle
que soit la technique, la canule de trachéotomie doit être adaptée à la morphologie de l’obèse en termes de longueur et de
courbure [23].
Durant toute la durée de sevrage de la ventilation mécanique, véritable épreuve d’effort en soi, une surveillance rigoureuse s’impose à la recherche de complications à type d’ischémie myocardique ou d’insuffisance cardiaque congestive.
4. Particularités postopératoires
La période postopératoire est particulièrement risquée chez
l’obèse.
Les complications les plus fréquentes sont d’ordre pulmonaire. Elles sont favorisées par les atteintes préexistantes et
sont en soi un facteur de mauvais pronostic [21,24]. Les
patients obèses développent deux fois plus d’événements respiratoires critiques (hypoxémie, hypoventilation, obstruction des
voies aériennes) nécessitant un traitement actif que les nonobèses [24]. Ces événements sont liés notamment à l’anesthésie générale, à la survenue d’une embolie pulmonaire ou à
l’existence d’un syndrome d’apnées du sommeil. L’anesthésie
générale entraîne systématiquement des atélectasies liées à la
myorelaxation et aggrave l’atteinte restrictive basale. L’instauration rapide d’une kinésithérapie intensive ainsi que d’une
analgésie efficace après l’intervention chirurgicale est ainsi
indispensable pour optimiser la mécanique ventilatoire et prévenir les défaillances respiratoires et les infections pulmonaires
[25,26].
L’embolie pulmonaire est une occurrence fortement favorisée par l’obésité et associée de façon indépendante à la mortalité postopératoire [27]. Il n’existe pas de protocole universel
de prévention des complications thromboemboliques, les
patients obèses étant généralement exclus des études sur les
anticoagulants du fait des perturbations pharmacocinétiques et
des difficultés d’interprétation des examens à visée diagnostique induites par l’obésité. Une prophylaxie multimodale associant héparine de bas poids moléculaire, bas de contention et
compression pneumatique intermittente est probablement intéressante. La prophylaxie doit être débutée dès la période préopératoire. La posologie requise pour les héparines de bas poids
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moléculaire n’est pas consensuelle mais nécessite possiblement
d’être augmentée [28]. La déambulation postopératoire précoce
inscrite dans de nombreux protocoles de suivi de chirurgie
bariatrique est une mesure adjuvante utile [29]. Pour les
patients ayant un IMC supérieur à 50, des antécédents thromboemboliques veineux ou une hypertension artérielle pulmonaire, la mise en place prophylactique d’un filtre cave inférieur
mérite d’être discutée [30].
Le syndrome d’apnées du sommeil a une prévalence élevée
chez l’obèse allant de 39 à 71 % dans les séries de patients de
chirurgie bariatrique [16,17]. Si le diagnostic n’a pu être documenté en préopératoire par une polysomnographie mais est fortement suspecté (notion de réveils nocturnes fréquents, de ronflements, de céphalées matinales, de somnolence diurne), une
vigilance prolongée s’impose, les épisodes d’apnée étant susceptibles de ne réapparaître qu’avec le sommeil à mouvements
oculaires rapides, soit entre la troisième et la cinquième nuit
postopératoire [31]. Le recours large à la ventilation en pression positive continue (CPAP) doit être encouragé, ce d’autant
que les craintes de complications à type de lâchage de suture
apparaissent infondées [17].
Les autres complications chirurgicales classiques chez
l’obèse sont l’infection de paroi, la rhabdomyolyse et le syndrome du compartiment abdominal qu’il faudra donc systématiquement dépister [19,30].
Les complications plus spécifiques de la chirurgie bariatrique sont détaillées dans un autre article de ce numéro. Il
s’agit principalement des péritonites par fuite au niveau des
sutures ou des anastomoses dont le diagnostic est difficile. En
cas d’orientation clinique (fièvre persistante, polypnée, tachycardie, douleurs abdominales, hoquet), la laparotomie exploratrice doit être la règle, même si les examens radiologiques ne
sont pas concluants [32].
5. Particularités nutritionnelles
L’idée parfois admise que les patients obèses peuvent « jeûner » en réanimation sans conséquences négatives du fait de
leur excès de masse grasse, voire même que cela est positif,
est tout à fait erronée. Plus que les sujets de poids normal, les
obèses sont exposés à la malnutrition protéinocalorique. En
effet, la résistance à l’insuline et l’hyperinsulinisme basal qui
en résulte sont responsables d’une diminution de la mobilisation des réserves lipidiques [33]. Les protides deviennent alors
avec les glucides la source énergétique principale. La réponse
hormonale au stress (production de glucagon, cortisol, catécholamines…) aggrave ces désordres. En cas de traumatisme
sévère, la mobilisation des réserves protidiques est sensiblement plus élevée et celle des réserves lipidiques moins élevée
chez les obèses que chez les non-obèses [34]. Le métabolisme
basal étant fortement augmenté, la protéolyse nécessaire à la
néoglucogenèse devient rapidement préoccupante et peut
conduire à une fonte musculaire aux répercussions négatives
multiples (difficultés de sevrage de la ventilation mécanique,
déambulation retardée, allongement de la durée de séjour).
L’objectif principal de la nutrition des obèses en réanimation est donc d’assurer l’équilibre de la balance protidique, la
perte de masse grasse n’étant qu’un objectif secondaire bien
qu’appréciable. Les données actuelles de la littérature permettent de penser que cet objectif est atteint au mieux avec des
régimes hypocaloriques, hyperprotidiques (20 Kcal/kg et 1,5
à 2 g/kg de poids idéal théorique, par jour) qui devraient
ainsi s’imposer à l’avenir comme la pratique standard. Les
régimes traditionnels plus riches en calories et plus pauvres
en protides aboutissent potentiellement à l’hyperglycémie de
mauvais pronostic en réanimation, à la production accrue de
CO2 pouvant compromettre la fonction respiratoire, à l’accumulation de masse grasse et à la perte de masse maigre. Les
calories sont fournies essentiellement sous forme de glucides,
avec une supplémentation en acides gras essentiels. Pour ce qui
est de la voie d’administration, la voie entérale apparaît aussi
sûre et efficace que la voie parentérale même si la plupart des
études chez l’obèse ont utilisé la voie parentérale [35].
6. Particularités pharmacocinétiques
Ce sujet fait l’objet d’un article spécifique de ce numéro. On
se limitera donc ici à résumer les notions pharmacocinétiques
principales et les applications à quelques molécules couramment utilisées en réanimation.
La biodisponibilité est globalement non modifiée par
l’obésité. La voie orale peut être utilisée sans restriction.
Seule la voie sous-cutanée est à éviter du fait du caractère
imprévisible du délai et de la durée d’action des substances
ainsi administrées. Les modifications pharmacocinétiques intéressent essentiellement la distribution et l’élimination.
L’augmentation du rapport masse grasse sur masse maigre
entraîne une augmentation du volume de distribution (Vd)
des substances lipophiles. Le calcul de la posologie se fonde
alors en première intention sur le poids effectif [36]. Pour les
substances hydrosolubles, à l’inverse, le calcul se fonde plutôt
sur le poids idéal théorique afin de ne pas s’exposer au risque
de surdosage et de toxicité [37]. Toutefois, ces règles ne sont
pas absolues. Certaines substances lipophiles comme la digoxine ou le propanolol ont un Vd diminué, suggérant que des
facteurs autres que la liposolubilité interviennent, et les substances hydrophiles peuvent avoir un Vd plus élevé du fait de
l’augmentation de l’eau extracellulaire. Les modifications de
fixation aux protéines plasmatiques jouent aussi sur les variations du Vd. Le cholestérol, les triglycérides et les acides gras
libres en excès peuvent diminuer la fixation protéique par un
mécanisme de compétition et augmenter la fraction libre des
substances. Parallèlement, l’augmentation de l’alpha-1 glycoprotéine acide peut au contraire réduire leur fraction libre.
L’élimination dépend des métabolismes rénal et hépatique.
Le débit de filtration glomérulaire est habituellement augmentée [38] mais les complications à type de diabète ou d’hypertension artérielle, fréquentes en cas d’obésité, peuvent entraîner
une dysfonction rénale. Il est donc recommandé d’évaluer précisément la fonction rénale, par la clairance mesurée, et non par
la clairance calculée, les formules habituelles telle que la for-
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mule de Cockroft et Gault n’étant pas applicables chez les
patients obèses [39]. L’élimination hépatique est, elle, globalement inchangée.
La pharmacocinétique de quelques molécules fréquemment
utilisées en réanimation a été étudiée chez les patients obèses et
permet de dégager quelques principes d’utilisation.
Concernant les hypnotiques, le propofol a un Vd augmenté,
une clairance augmentée et une demi-vie d’élimination inchangée. Les doses d’induction et d’entretien sont ainsi calculées
sur la base du poids effectif [40]. Les benzodiazépines ont un
Vd augmenté, une clairance inchangée et une demi-vie d’élimination allongée. Les doses d’induction et d’entretien sont donc
calculées en fonction du poids effectif et du poids idéal théorique respectivement [41]. La sédation peut être interrompue de
façon quotidienne afin de réduire la durée de ventilation mécanique et de sevrage [42].
Concernant les morphiniques, le sufentanil a un Vd augmenté, une clairance inchangée et une demi-vie d’élimination
allongée. Le calcul des doses se fait donc comme dans le cas
des benzodiazépines. Pour le rémifentanil dont la pharmacocinétique n’est pas influencée par l’obésité, les doses initiale et
d’entretien se calculent sur le poids idéal théorique [43].
Parmi les curares, le vécuronium et l’atracurium se comportent du point de vue pharmacocinétique de la même façon chez
les obèses et les non-obèses, ce qui implique, là encore, un
calcul des doses à partir du poids idéal théorique [44]. Pour
le suxaméthonium (succinylcholine), il faudrait théoriquement
se fonder sur le poids effectif du fait de l’augmentation de
l’activité des pseudocholinestérases liée directement au poids.
Cependant, des patients de plus de 130 kg ont pu être intubés
dans de bonnes conditions avec des doses modérées (75 à
100 mg) [45,46].
Pour ce qui est des antibiotiques, les modifications pharmacocinétiques liées à l’obésité restent en grande partie méconnues, à quelques exceptions notables. La vancomycine, par
exemple, a un Vd augmenté, une clairance augmentée et une
demi-vie d’élimination raccourcie. Le calcul des doses se fait
ainsi sur le poids effectif et il existe un intérêt théorique à la
réduction des intervalles de réinjection [47], voire à l’administration continue. Pour les aminoglycosides, les fluoroquinolones et les bêtalactamines, des études cliniques suggèrent de
calculer les doses sur la base d’un poids corrigé, ce poids corrigé s’obtenant par la formule :
poids corrigé ¼ poids idéal théorique
þ ðfacteur de correction
# ½poids effectif % poids idéal théorique(Þ
où le facteur de correction vaut respectivement 0,45, 0,45 et
0,3 pour chacune des classes d’antibiotiques [48–50]. Enfin,
il pourrait être inutile d’ajuster la posologie du linézolide qui,
utilisé à doses standard chez l’obèse, semble avoir une activité
bactéricide prolongée malgré des taux sériques abaissés [51].
La protéine C activée dans le sepsis sévère peut être utilisée
en considérant le poids effectif [52].
Ces quelques principes ne doivent pas faire oublier
qu’aucune règle universelle de prescription empirique ne peut
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être établie. Les modifications pharmacocinétiques des patients
obèses étant complexes et susceptibles d’interférer les unes
avec les autres, la « balance » pharmacocinétique nette est délicate à estimer, d’autant plus qu’il existe communément en réanimation des facteurs d’interférence surajoutés tels que : insuffisance circulatoire, acidose, inflammation ou défaillances
rénale et hépatique. Le monitorage clinique et paraclinique
(dosages sériques des antibiotiques entre autres) reste donc la
seule règle.
7. Conclusion
L’obésité est une pathologie à part entière, aux facettes multiples, touchant tous les appareils et les fonctions vitales de
l’organisme. Du fait de sa gravité et de son caractère épidémique, elle intéresse de nombreux acteurs du système de
santé. En dehors de la réanimation, son traitement pluridisciplinaire (médical, chirurgical et psychologique) a largement
progressé ces dernières années. En réanimation, la prise en
charge est moins bien codifiée en raison du nombre limité
d’études ayant porté spécifiquement sur les obèses. La connaissance des particularités physiopathologiques principales de ces
patients permet cependant de définir quelques règles thérapeutiques simples et efficaces en attendant que la recherche se
développe et aboutisse à des recommandations plus précises.
Outre ces aspects physiopathologiques, les particularités de la
prise en charge technique des obèses abordées dans l’article
suivant sont également essentielles à appréhender.
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