Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en
Transcription
Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en
Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en question Aude BRUS, Gilles BOETSCH Mots-clés : surpoids, obésité, variabilité inter populationnelle, norme bio-médicale Définition du statut nutritionnel d’un individu Ces dernières décennies, les pays industrialisés ont connu une alarmante augmentation des prévalences du surpoids et de l’obésité, tant chez les enfants que chez les adultes. Ce problème n’est cependant pas exclusivement occidental, les statistiques devenant également inquiétantes dans de nombreux pays dits « émergents », où il a par exemple été constaté que les prévalences du surpoids chez les jeunes femmes étaient supérieures à celles de la sous nutrition (Mendez et al. 2005). Ce phénomène est d’ailleurs observé autant dans les régions rurales que dans les zones urbaines. L’Organisation Mondiale de la Santé (1998) classifie désormais l’obésité parmi les maladies épidémiques. Cette maladie chronique est devenue un enjeu majeur en santé publique car elle est associée à des risques de morbidité et de mortalité élevés avec d’importants enjeux en termes de financements sanitaires. Afin de facilement repérer les individus à risques et mesurer l’étendue de l’épidémie, l’OMS a proposé en 1995 une classification établie à partir de l’Indice de Masse Corporelle (IMC). Des valeurs-seuils permettent de répartir les sujets en trois grands groupes: les individus en insuffisance pondérale (IMC inférieur à 18,5 kg/m²), ceux qui sont dans la « norme » (IMC entre 18,5 et 24,9 kg/m²), et ceux qui présentent une surcharge pondérale (surpoids si IMC entre 25 et 29,9 kg/m² et obésité au-delà de 30 kg/m²). Ces recommandations sont applicables sur tous les individus adultes quels que soient le genre, l’âge et l’origine géographique. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Construction d’une norme clinique quantitative en question Nous pouvons nous interroger sur la pertinence de la norme appliquée, et notamment sur la méthodologie de sa construction scientifique. L’obésité est médicalement définie comme une accumulation excessive et anormale de réserves adipeuses, dépassant 25% du poids chez les hommes et 30% chez les femmes. Cet excédent de graisses est associé à une augmentation des facteurs de risques sanitaires (Basdevant 2004). Diverses méthodes permettent d’évaluer le pourcentage de masse grasse corporelle d’un individu : l’absorption biphotonique à rayons X (ou DEXA), des techniques d’imagerie médicale (tomodensitométrie ou imagerie par résonnance magnétique), impédancemétrie,… Cependant, toutes sont assez coûteuses et entraînent une logistique lourde et sont donc difficilement applicables sur le terrain sur de grands échantillons. Le consensus s’est alors accordé sur l’utilisation de l’IMC. Cet indice, conçu initialement par Quêtelet en Belgique en 1835 (Quêtelet 1835), a été retenu car c’est un rapport défini à partir de mesures simples, fiables et reproductibles, de plus, bien corrélé à l’adiposité (Garrow, Webster 1985). Il est cependant reconnu que cet outil présente plusieurs limites. Il ne permet pas, par exemple, de connaître la répartition des graisses, notamment le pourcentage de graisse abdominale, pourtant significativement impliqué dans les risques de maladies chroniques ultérieures (OMS 1995). La détermination des limites définissant surpoids et obésité est par ailleurs issue d’études épidémiologiques qui s’intéressaient aux associations observables entre l’IMC et l’augmentation de la prévalence de maladies chroniques telles que des cardiopathies ou le diabète. Ces études, menées uniquement auprès de cohortes 47 Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en question d’individus dits « caucasiens » (i.e. « européens »), ont montré qu’endessous de 19 kg/m² et au-dessus de 31 kg/m², les risques de mortalité étaient élevés. La communauté scientifique s’est ensuite rapidement accordée sur les valeurs-seuils que nous connaissons désormais et l’OMS a publié ses directives, « universellement » applicables, en 1995. Face à l’expansion rapide des problèmes de surcharges pondérales et à la nécessité de cerner efficacement l’état de santé des populations, cette classification, certes rigide mais pratique, a facilement été adoptée. Lors de l’établissement de cette nouvelle norme, les intérêts scientifiques se sont donc centrés sur les risques sanitaires associés à un excès pondéral, délaissant la problématique de la représentativité des échantillons d’étude et de l’applicabilité de telles références à toutes les populations. des « caucasiens ». A contrario, les populations chinoises, thaïs, indonésiennes et enfin éthiopiennes avaient des IMC inférieurs à celui du groupe de référence. L’application d’une même valeur-seuil clinique sur estime donc les risques associés à un excès de masse grasse dans le premier groupe populationnel, et au contraire les sous estime dans le second. Figure 1 : Variation de l’IMC à genre, âge et composition corporelle identiques dans différentes populations, d’après Deurenberg et al. (1998). Cependant, les relations entre l’IMC et le pourcentage de masse grasse dans le corps, et donc avec les risques sanitaires associés, présente une grande variabilité inter populationnelle. L’application d’une norme unique, applicable à toutes les populations du globe, est donc débattue. Une variabilité inter populationnelle Pour comparer les relations entre l’IMC et le pourcentage de masse grasse dans différentes populations, deux types d’approches existent : soit, à partir d’un pourcentage de masse grasse fixe, les auteurs définissent les IMC correspondants, soit à l’inverse, à partir d’un IMC donné, ils déterminent le pourcentage de masse grasse correspondant dans divers groupes. Deurenberg et al. (1998), s’appuyant sur 32 études publiées, ont comparé les variations de l’IMC dans sept populations, à genre, âge et pourcentage de masse grasse identiques (fig. 1). L’échantillon des « caucasiens », regroupant des américains, des australiens et des européens, a servi de groupe de référence pour les analyses. Il est apparu que, pour une proportion de masse grasse égale, les polynésiens et les noirs américains présentaient des IMC significativement supérieurs à celui L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 48 Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en question D’autres études corroborent ces observations. Ainsi Wang et al. (1994) ont comparé la composition corporelle de deux groupes de new-yorkais : les uns « caucasiens » et les autres d’origine asiatique (chinois, japonais, coréens et philippins). Ils ont constaté que, à genre et âge identiques, les individus asiatiques présentaient un IMC plus bas mais une proportion de graisses dans le corps plus élevée que les caucasiens. De nombreux pays asiatiques présentent ainsi une faible prévalence d’obésité mais des taux élevés de maladies liées à un excès pondéral significatif (risques cardio vasculaires, hypertension ou diabète de type 2 par exemple) (Cho 2002 ; Kim et al. 2004). Ces tendances ont également été observées en Chine (He et al. 2001 ; Lear et al. 2007), à Singapour (Deurenberg et al.., 2000), au Japon (Gallagher et al. 2000 ; Kagawa et al. 2006), en Indonésie (Gurrici et al. 1998), ou encore à Taiwan (Chang et al. 2003). Mis à part les travaux de Deurenberg et al. (1995 ; 1998), les études concernant les populations africaines sont peu nombreuses. Rush et al. (2007) ont comparé deux groupes de femmes sud-africaines : les unes noires et les autres d’origine européenne. Ils ont constaté, à l’instar de Deurenberg et al. (1998), qu’à pourcentage de masse grasse identique, les femmes noires présentaient un IMC inférieur aux femmes d’origine européenne. Luke et al. (1997) ont, quant à eux, comparé deux populations américaines possédant un héritage génétique africain (Etats-Unis et Jamaïque) et une population du Nigéria et ont démontré que, pour un IMC égal à 25 kg/ m², les Nigérians présentaient un pourcentage de masse grasse plus faible que les américains (respectivement 16,4% et 25,8%). Les travaux de Rush et al. (2007) corroborent également les résultats de Deurenberg et al.. (2008) concernant la population polynésienne. Ils ont en effet comparé la variabilité de la relation entre l’IMC et la composition corporelle en NouvelleZélande, séparant les femmes d’origine européenne, maori, pacifique et indo-asiatique. Ils ont ainsi montré que, à composition corporelle identique, les femmes L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 polynésiennes présentaient des IMC significativement supérieurs à celui des femmes d’origine européenne. Craig et al.. (2001) ont suivi la même démarche en rapprochant un échantillon de polynésiens des îles du Tonga avec des Australiens d’origine européenne. Tant chez les femmes que chez les hommes, les IMC correspondants à une même composition corporelle sont plus élevés dans le groupe du Tonga. Ainsi, la relation entre l’IMC et la composition corporelle présente une grande variabilité inter populationnelle. Les prévalences définies à partir de la classification de l’OMS peuvent donner une image biaisée des risques sanitaires réels. En effet, une sur-estimation ou au contraire une sous-estimation des prévalences modifiera le degré d’alarme et se répercutera directement sur les modalités des plans d’action en santé publique. Des modulations des limites ont donc été proposées selon les populations considérées : un abaissement dans l’ensemble des populations asiatiques : 23 kg/m² pour le surpoids et 27,5 kg/m² pour l’obésité (OMS 2004) ; et au contraire une élévation dans les populations polynésiennes : 28-29 kg/m² pour le surpoids et au-delà de 35 kg/m² pour l’obésité (Craig et al. 2001) Respecter de la variabilité humaine Nous pouvons nous interroger sur la pertinence des différences « inter ethnies » fréquemment signalées dans la littérature. Dans différentes études, deux critères ont été utilisées pour différencier les diverses populations : la localisation géographique sur le globe, chaque population étant alors déterminée par un territoire (Deurenberg et al. 1998 ; Craig et al. 2001), ou un critère généalogique, les origines des aïeuls déterminant la population d’appartenance (Wang et al. 1994 ; Rush et al. 2007). La définition d’une population se limite donc soit à un facteur écologique très généraliste soit à un facteur génétique qualifié par l’ascendance « ethnique ». 49 Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en question Cette « typologie » des individus se révèle insatisfaisante car elle paraît rigide et fixiste, ignorant toutes les dimensions culturelles et comportementales induites par la notion de population. La variable « population géographique » n’est pas en effet informative car elle englobe un pool de facteurs éco-sociaux très différents d’une région à l’autre : les environnements physiques (climat ou niveau d’urbanisation) diffèrent, les comportements alimentaires varient (en termes d’apports caloriques journaliers, d’aliments de base ou de mode de préparation par exemple), le niveau d’activité physique et les dépenses énergétiques sont différents, les contextes socio-économiques, politiques et religieux sont divers. Une approche davantage holistique de la variabilité inter populationnelle paraît nécessaire car cette dernière résulte de l’interaction entre des caractères intrinsèques et un large éventail de facteurs extrinsèques. L’individu ne peut pas être résumé à un assemblage de liaisons simples, il est le résultat d’un « processus » caractérisé par un grand nombre de variables aléatoires (Guerci et al. 2007). Enfin, le choix entre une norme identique pour tous ou un standard spécifique à chaque population est une problématique commune à tous les champs de recherche qui s’appuient sur la mesure du corps. Cette question est par exemple particulièrement aigüe dans le domaine de la croissance. Référentiels locaux et internationaux coexistent et finalement se complètent au quotidien : les référentiels internationaux de l’OMS permettent de standardiser les études et de comparer les modalités de croissance entre populations, les standards locaux semblent quant à eux plus appropriés pour suivre la croissance et évaluer l’état de santé d’un individu dans un contexte clinique quotidien. Il reste dans tous les cas nécessaire de rester attentif lors de la sélection du modèle normatif auquel nous nous référons car ce choix influencera à terme les politiques de santé et de prévention, ainsi que les moyens financiers engagés. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Références bibliographiques BASDEVANT (A.) 2004, Définitions et classifications des obésités, in A. Basdevant et B. Guy-Grand (éd.), Médecine de l’obésité, Flammarion, Paris, p. 3-7. CHANG (C.J.), WU (C.H.), CHANG (C.S.), YAO (W.J), YANG (Y.C.), WU (J.S.), LU (F.H.) 2003, Low body mass index but high percent body fat in Taiwanese subjects: implications of obesity cutoffs, International Journal of Obesity and Related Metabolic Disorders 27 (2): 253-259. CHO (V.) 2002, WHO reassesses appropriate body-mass index for asian populations, The Lancet 360: 235. CRAIG (P.), HALAVATAU (V.), COMINO (E.), CATERSON (I.) 2001, Differences in body composition between Tongans and Australians: time to rethink the healthy weight ranges?, International journal of obesity 25: 1806-1814. DEURENBERG (P.), WOLDE-GEBRIEL (Z.), SCHOUTEN (F.J.M.) 1995, The validity of predicted total body water and extra-cellular water using multi-frequency bioelectrical impedance in an Ethiopan Population, Annals of Nutrition and Metabolism 63: 4-14. DEURENBERG (P.), YAP (M.), VAN STAVEREN (W.A.) 1998, Body mass index and percent body fat: a meta analysis among different ethnic group, International Journal of Obesity and Related Metabolic Disorders 22 (12): 1164-1171. DEURENBERG-YAP (M.), SCHMIDT (G.), VAN STAVEREN (W.A.), DEURENBERG (P.) 2000, The paradox of low body mass index and high body fat percentage among Chinese, Malays and Indians in Singapore, International Journal of Obesity and Related Metabolic Disorders 24 (8): 1011-1017. GALLAGHER (D.), HEYMSFIELD (S.B.), HEO (M.), JEBB (S.A.), MURGATROYD (P.R.), SAKAMOTO (Y.) 2000, Healthy percentage body fat ranges: an approach for developing guidelines based on body mass index, American Journal of Clinical Nutrition 72: 694701. 50 Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en question GARROW (J.S.), WEBSTER (J.) 1985, Quetelet’s index (W/H²) as a measure of fatness, International journal of obesity 9 (2): 147-153. GUERCI (A.), RAMIREZ-ROZZI (F.), RUDAN (P.), SARDI (M.) 2007, Variabilité morphologique des populations actuelles, in A.-M. GuihardCosta, G. Boëtsch, A. Froment, A. Guerci, J. Robert-Lamblin (éd.), L’Homme et sa diversité. Perspectives et enjeux de l’Anthropologie biologique, CNRS Editions, Paris, p. 45-55. GURRICI (S.), HARTRIYANTI (Y.), HAUTVAST (J.), DEURENBERG (P.) 1998, Relationship between body fat and body mass index: differences between Indonesians and Dutch Caucasians, European journal of clinical nutrition 52 (11): 779-783. HE (M.), TAN (K.), LI (E.), KUNG (A.) 2001, Body fat determination by dual energy X-ray absoptiometry and its relation to body mass index and waist circumference in Hong Kong Chinese, International journal of obesity 25: 748-752. KAGAWA (M.), UENISHI (K.), KUROIWA (C.), MORI (M.), BINNS (C.) 2006, Is the BMI cut-off level for Japanese females for obesity set too high? A consideration from a body composition perspective, Asia Pacific Journal of Clinical Nutrition 15 (4): 502-507. KIM (Y.), SUH (Y.K.), CHOI (H.) 2004, BMI and metabolic disorders in south korean adults: 1998 Korea National Health and Nutrition Survey, Obesity Research 12 (3): 445-453. LEAR (S.A.), HUMPHRIES (K.H.), KOHLI (S.), BIRMINGHAM (C.L.) 2007, The use of BMI and waist circumference as surrogates of body fat differs by ethnicity, Obesity 15 (11): 2817-2824. LUKE (A.), DURAZO-ARVIZU (R.), ROTIMI (C.), PREWITT (E.), FORRESTER (T.), WILKS (R.), OGUNBIYI (O.J.), SCHOELLER (D.A.), McGEE (D.), COOPER (R.S.) 1997, Relation between Body Mass Index and body fat in black population samples from Nigeria, Jamaica, and the United States, American journal of epidemiology 145 (7): 620-628. MENDEZ (M.A.), MONTEIRO (C.A.), POPKIN (B.M.) 2005, Overweight exceeds underweight among women in most developing countries, American Journal of Clinical Nutrition 81: 714-721. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 OMS 1995, Utilisation et interprétation de l’anthropométrie. Séries de rapports techniques, 854, Genève. OMS 1998, Obésité: prévention et prise en charge de l’épidémie mondiale. Série de Rapports techniques 300, Genève. OMS 2004, Appropriate body-mass index for asians populations and its implications for policy and intervention strategies, Lancet 363: 902. QUETELET (A.) 1835, Sur l’Homme et le développement de ses facultés ou essai de physique sociale, Bachelier, Paris, 327 p. RUSH (E.), GOEDECKE (J.), JENNINGS (C.), MICKLESFIELD (L.), DUGAS (L.), LAMBERT (E.V.), PLANK (L.D.) 2007, BMI, fat and muscle differences in urban women of five ethnicities from two countries, International journal of obesity 31: 1232-1239. WANG (J.), THORNTON (J.C.), RUSSELL (M.), BURASTERO (S.), HEYMSFIELD (S.), PIERSON (R.N.) 1994, Asians have lower body mass index (BMI) but higher percent body fat than whites: comparisons of anthropometric measurements, American Journal of Clinical Nutrition 60: 23-28. Les auteurs Aude BRUS Chercheure Post-Doctorante UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] Port. Sénégal : (00221) 77 742 87 85/ Port. France : (0033) 06 62 47 54 86 Gilles BOETSCH Directeur de recherche au CNRS Directeur de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés» UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali) courriel : [email protected] 51