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hugo lacroix
dix-sept histoires
au pays de 89
nouvelles
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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À Salim, Colette et Joaquim
Le symbole de masse des Français est
récent, c’est leur Révolution. Ils célèbrent
chaque année la fête de la liberté, devenue leur
vraie fête nationale. Le 14 juillet, n’importe qui
peut danser dans la rue avec n’importe qui.
Des gens, qui sont d’ordinaire tout aussi peu
libres, égaux et fraternels que dans les autres
pays, peuvent ce jour-là feindre de l’être.
Elias Canetti, Masse et puissance.
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LA CHAUMIÈRE D’UNE BLONDE
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Si les blondes s’achetaient au marché, ça enlèverait tout sentiment au désir.
Même regardée au soleil pour son teint pâle couronné de blondeur, une endive n’est pas elle. J’en achète
deux pour rafraîchir nos sandwichs, je ne fais que choisir la crudité du jour, mais la pensée pour elle – qui
n’attend qu’un signe et comparaît – me donne de l’empathie avec les blanches endives chevelues.
Je reconnais son sourire dans les croissants chez le
boulanger, ses lèvres dans le bouquet de roses que la
boulangère renouvelle toutes les quarante-huit heures.
Le timbre ondoyant d’une voix que j’aime écouter,
je l’entends aussi les jours où tombe la silencieuse pluie
bretonne. S’il arrive que je n’aie pas le privilège d’être
chez elle avec elle, je retraduis le langage confus de la
mer en la promesse d’un avenir commun. Rien de tel
que le paysage du sable pour le vague des pensées.
J’entre chez le marchand de journaux acheter un
magazine de rock français dont elle apprécie le ton élaboré des articles. Elle m’a raconté que les Bretons furent chassés d’Angleterre au Ve siècle et que ceux qui
restèrent dans l’île, sont devenus plus récemment les
Beatles, les Stones, les Clash, les Strokes.
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Je vénère la Bretagne nord. Je passe trois semaines par an sur la lande. Un gros port de pêche au bord
de la Manche. Ou un village de paysans. Cette année,
une coquette agglomération balnéaire (où elle est née).
Des promoteurs privés se sont offert la plage, l’ont
appelée Sables-d’Or, ont planté une pinède, l’ont appelée Sables-d’Or-les-Pins. C’était juste avant la Seconde Guerre mondiale.
L’arrivée de la guerre a limité le développement du
projet à un casino, plusieurs très grands cafés, un hôtel
de prestige, auxquels se sont ajoutées des pensions de
famille et, en sous-nombre, des maisons familiales.
L’inachèvement d’une entreprise humaine laisse planer sur elle une atmosphère poignante. Nostalgie. Ironie du sort. Des vaches broutent pas loin. Des paysans
cultivent du maïs derrière les pins maritimes. Des épouvantails à oiseaux veillent près des dunes, après que
les cerfs-volants sont rentrés. Je loue une chambre touristique à Sables-d’Or-les-Pins. Elle y vit dans une jolie maison blanche qui lui vient de famille.
Elle est revenue plusieurs fois des États-Unis. La
route 66. Santa Monica. Cornell. Attendue nulle part,
désirée partout. J’ai caressé ses bras nus. Je suis le dernier en date d’une longue série d’amoureux transis.
Nous avons partagé un dîner de langoustines au
restaurant. Ensuite, elle est rentrée chez elle sans moi.
J’ai rendu la table dix minutes après son départ, comme
elle me l’avait demandé, puis j’ai eu la joie de trouver
sur la nappe sa bague en argent qu’elle avait enlevée
de son doigt pour m’en faire présent. Surprenante...
Je sais ce qui m’attend derrière la dentelle des tamaris plantés par son grand-père, cette ombre blanche qu’elle habite, qui est pour moi la chaumière d’une
blonde.
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Elle me reçoit passé midi, toujours l’après-midi.
J’écrase le bouton de la sonnette presque tous les
jours.
Elle me sourit de la bouche, des yeux et des épaules.
« Bonjour ! Bonjour, mon amour.
– Non, s’il te plaît, me demande-t-elle. Ne complique pas notre amitié. »
Cette voix, sa clochette charnelle, j’en deviens tout
de suite le clocher. Que sa blonde chevelure soit mon
coq d’église !
Elle se maquille peu, s’habille pas trop serré. Elle
se dit mystique, unissant des pieds sur terre et un cœur
céleste. Elle me précède à pas féminins jusqu’à la
cuisine. Son cul est attirant comme son visage. Il a
l’esprit d’un visage. La même personnalité se retrouve.
Il lui manque seulement la parole.
Je prépare des sandwichs avec des feuilles d’endive et des tranches de gruyère. Nous les dégustons
sur place, à la bonne franquette. Elle nous a fait du
thé.
Dans un avenir proche, me prédit-elle, la planète
aura épuisé ses richesses en poissons. Les déserts océaniques pousseront l’homme à explorer les forêts pour
y attraper des insectes. Elle a reçu ce matin un courriel
envoyé de Santa Monica. Ses amis américains ont découvert des protéines comestibles dans certaines espèces d’araignées. J’adore l’animation de son visage.
Elle n’est jamais plus belle que sous son toit. Les murs
de sa maison semblent posséder des vertus cosmétiques, peut-être parce que sa propre enfance imprègne
les vieux papiers peints.
Son grand-père n’a pas pensé à bâtir une cheminée. Les radiateurs étaient impératifs à son époque.
Elle a envie d’une flambée.
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Elle quitte sa chaise. Elle farfouille. Chaque instant est rempli.
« J’ai trouvé ! » dit-elle. Elle me montre un crayon
à papier.
Ensuite, elle met le crayon à brûler dans son minuscule four électrique.
« Nous aurons au moins l’odeur du feu de bois ! »
dit-elle.
Elle porte les ongles longs, en amandes, comme
un message : je ne me masturbe jamais. Ses ongles
blesseraient son clitoris.
Entre ses narines et sa lèvre supérieure, elle a un
creux, une fente, la miniature de son sexe, le seul qu’elle
me permet d’embrasser. Baisers filtrés, à peine humides. Ses cheveux acceptent que mes mains les soupèsent, pareils à une lourde perruque baroque, mais
chaude à tenir. Elle en a beaucoup et ils sont épais. Ses
seins ne me fuient pas jusqu’à ce que j’aie tenté de les
déballer. Notre amitié amoureuse lui suffit. Son menton extraordinaire, osseux, poli, lumineux, distinctif,
semble perpétuer une fierté médiévale.
Tout un après-midi, nous itinérons entre la cuisine,
le salon et la chambre. De la chambre, nous ressortons
vite. Cette femme est une rivière dont il faut regarder
le lit sans espérer remonter vers sa source. Mais elle a
levé les bras pour se faire caresser les aisselles. Au salon, elle me raconte qu’elle a respiré l’air pur du Tibet.
Elle y a même parlé l’anglais avec un moine enfant. Et
il me vient brusquement une question que je garde pour
moi : a-t-elle parlé le tibétain avec les sympathiques
prix Pulitzer qu’elle a eus à l’université Cornell comme
professeurs d’écriture créative ?
Je distingue parfaitement la strate personnelle qui
s’est rajoutée dans la maison bretonne. Elle a choisi
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pour les rideaux des étoffes beurrées, des coloris solaires, pas le même dans chaque pièce. Je ne les ai
jamais vus autrement que tirés devant les fenêtres et
traversés par la lumière du jour, n’arrêtant que les
nuages. Il n’y a pas plus intime. Si elle désirait un
bébé, son salon pourrait lui servir de mère porteuse.
Peut-être suffirait-il que je renverse mon chaste thé
pour féconder son intérieur. Mon désir de jouir avec
elle ne perd pas son caractère officieux une seule seconde. Je reste en pourparler avec le bleu charmeur
du regard, charme banal par ici. Les yeux bleus sont
un peu le dernier costume régional.
Comment se prénomme-t-elle ? Les yeux dans les
yeux, je me rends compte que j’ai oublié son nom. Je
l’ai su. Je n’en sais plus rien. J’ai beau me creuser,
c’est devenu fluide. Pâté de sable. Château éboulé.
Qui est celle qui se fie à moi ? Elle qui m’a offert
sa bague en gage d’estime. Elle qui me confie ses
expériences et ses souvenirs. Ai-je oui ou non prononcé son nom aujourd’hui ? Je suis consterné par le
vide de ma mémoire.
Je l’ai sur le bout de la langue. C’est Aliénor !
Non, c’est Marion.
Depuis quinze jours, j’ai dit ce nom un grand nombre de fois. Donc, ça ne peut pas être Marion. Je n’ai
pas répété ce mot. Mon souhait de faire la lumière sur
son identité me revient dans la tête comme du soleil
renvoyé par un miroir. Seule certitude, elle n’a pas un
vilain prénom.
Impossible autrement. Son nom lui ressemble, je
le sais. C’est intuitif.
Il en existe un qui lui va et lui ressemble. Lequel
est-ce ? Ce n’est pas Anne. Ce n’est pas Morgane.
J’ai honte. Notre amitié... Mon amour ? Parlons-en !
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Je mime la familiarité avec elle, je lui contrefais les
yeux doux, et cet anonymat rapproché me panique.
Son menton n’est-il pas trop bossu ? Je suis moi-même
tellement tendu que les dingueries qu’elle me raconte
à présent sortent d’une idole en pierre.
Qu’est-ce que j’apprends ? Qu’elle a triomphé
d’une épreuve en Afrique ? Qu’elle a dormi dans la
case où sont nourris les pythons sacrés !
En tout cas, elle évite soigneusement d’être allée
à Pointe-à-Pitre. Au fond, c’est Bécassine – Bécassine en sexy. Elle a personnalisé la sonnerie de son
téléphone mais toutes le sont. Toutes sont communes
et attendues.
Elle parle à un homme dans l’appareil, un nommé
Laurent.
Elle lui dit qu’il ne peut pas venir, qu’elle se trouve
avec un ami. Elle lui donne mon nom sans trébucher
dessus. Ils marivaudent un petit moment au téléphone.
Elle me demande si j’accepte la venue de Laurent. À
moi de décider.
« Bien sûr, qu’il vienne ! » Il saura comment
l’appeler.
Je compte sur lui pour me tirer d’embarras.
Nous ne nous connaissons pas. Lui agent immobilier à Sables-d’Or, moi en vacances. Passée la légère surprise qu’il a de rencontrer chez elle un homme
à la peau noire, Laurent a tout pour me plaire. Ses
baisers sur les joues de... sont pudiques.
Une nouvelle tournée de thé nous est servie par...
Je suis vif avec l’homme et parle nonchalamment avec... Je masque derrière un écran de banalités, celles que m’inspire en général la thématique
des voyages à l’étranger, ma personnalité de pirate à
jambe de bois, en leur dissimulant les buts de notre
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échange : retrouver le trésor perdu, le vase précieux
que la vase a englouti, le brocart prisonnier d’un ballot de fripes au grenier – l’éclat d’un nom de femme.
Je donne du « Laurent » à qui de droit. Mais rien
de nouveau ne survient. Je continue à boire le thé de...
Qui a ciré le parquet ? Un gant perdu dans la rue.
Inconnue à son adresse... Étrangère en sa maison...
Elle nous propose de dîner à trois, sur le pouce. Je
serais volontiers resté. Malheureusement, la chose est
impossible. J’aurais trop peur de trahir mon oubli.
Une exhibitionniste comme elle reprend forcément la
main avec un inhibitionniste tel que moi. Je n’accepte
pas l’invitation. Le scandale éclaterait. À sa place,
n’importe quelle femme se sentirait rejetée dans l’innommable. Est innommable ce qui est unique (et n’est
que ça). Et tout ce qui est déchet.
Je serre la main de l’agent immobilier. J’embrasse
la disparue sans toucher sa bouche des lèvres et je me
sauve. Si je retrouve son nom dehors, j’en suis sûr, je
retournerai sur mes pas pour m’en servir comme un
imbécile. Quand même, c’est injuste. On n’oublie jamais les pires. Le nom d’Hitler revient assez spontanément. Moi au contraire, rien que pour me rappeler
celui de cette charmante femme, j’aurais besoin de
cinq psychanalyses.
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
L’Institut du monde arabe, album, 2007.
Dix-sept histoires de dolce vita, nouvelles, 2008.
Jo Vargas, monographie, 2011.
L’Enfer, album, 2013.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2010.
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