L`Invention de la Ville Moderne

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L`Invention de la Ville Moderne
Philippe Cardinali
L’Invention de la Ville Moderne
VARIATIONS ITALIENNES 1297-1580
Les Essais
Éditions de la Différence
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PROLOGUE
SOCRATE : « Excuse-moi, mon cher : c’est que j’aime à apprendre ;
or la campagne et les arbres ne souhaitent rien m’apprendre, tandis que
les hommes des villes le font, eux. »
Platon, Phèdre, 230d
« Un des aspects essentiels du grand essor de l’Occident après l’An
mille, c’est le développement urbain, qui atteint son apogée au XIIIe
siècle. La ville change l’homme médiéval. »
Jacques Le Goff, L’Homme médiéval, p. 24
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DE LA VILLE À LA MÉGAPOLE
« Le débat sur les questions d’organisation des villes fait partie des
questions brûlantes de notre époque. »
Camillo Sitte, L’Art de bâtir les villes, Avant-propos (1889).
Jamais la ville ne se sera imposée aussi incontestablement
qu’aujourd’hui comme le milieu naturel, le Lebensraum d’une humanité devenue, pour la première fois de son histoire, citadine dans son
immense majorité –, et qui semble vouloir ainsi vérifier enfin, à vingtcinq siècles de distance, la définition qu’Aristote proposait de l’homme :
un « animal destiné par nature à vivre en cité (öýóåé ðïëéôéê’í æ²ïí)1 ».
« Ruralisez la ville, urbanisez les campagnes… Replete terram2 » :
le mot d’ordre mis par Cerdá en exergue de sa Théorie générale de
l’urbanisation se réalise au-delà de toute attente. Mais avec une radicalité
où il n’est pas certain que son auteur se reconnaîtrait, lui qui attendait de
la nouvelle science de la ville dont il se voulait le promoteur (« La construction des villes deviendra bientôt une science à part entière3 ») qu’elle
élaborât les connaissances et les outils indispensables pour purger de
leurs « vices […] ces amas anarchiques d’immeubles que, sous le nom
de “villes”, nous a légués le Moyen-Âge4 ».
1. ARISTOTE, Politique, L. A, 1253 a 3.
2. CERDÁ, La Théorie générale de l’urbanisation, p. 70.
3. CERDÁ, « Jugement critique du rapport du jury », in La Théorie…, p. 230.
4. Ibid.
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Nos modernes mégapoles phagocytent inexorablement leur périphérie, pour y installer à moindre coût les constructions indispensables à
leur fonctionnement, mais à qui leur nécessaire ampleur – pour ne rien
dire de la spéculation… – interdit de trouver place en leur centre : réduits ainsi à de simples appendices généralement dérobés aux regards,
et construits la plupart du temps au rabais, ces édifices où s’expriment
les besoins les plus spécifiques de notre temps – de l’aéroport à la gare
routière en passant par l’inévitable centre commercial, et le plus récent
parc de loisirs – ne paraissent pas devoir écrire la page la plus glorieuse
de l’histoire de l’architecture, s’ils occupent en revanche l’essentiel des
surfaces bâties. Les centres historiques, eux, n’en représentent plus guère
qu’1,5 %.
La séparation entre ville et campagne s’estompe ainsi d’autant plus
inexorablement que dans le même temps, les zones rurales épargnées
par les constructions commerciales et industrielles sont progressivement
mitées par un habitat pavillonnaire dont l’imagination ne paraît pas devoir être la qualité la plus saillante. L’habitat sauvage installé par les
laissés-pour-compte de la cité dans les interstices demeurés vacants du
tissu urbain témoigne en général d’une inventivité architecturale et
urbanistique bien supérieure : qu’on songe à certaines favelas, classées
par l’UNESCO.
Fusionnées à leurs marges avec un bonheur d’autant plus relatif que
le processus, induit par le développement plus métastatique que concerté
de leurs périphéries, obéit d’abord à des objectifs de rentabilité immédiate, auxquels les nécessités de la géographie et les marques de l’histoire
n’opposent qu’un modeste contrepoint, ces villes de hasard que l’on désigne heureusement du vilain nom de « conurbation » s’offrent comme autant
de labyrinthes erratiques aux parcours indécis d’humains motorisés qui
ne doivent en général de pouvoir encore y trouver un chemin qu’à une
signalisation stéréotypée, sans laquelle ils seraient bien en peine de savoir
qu’ils viennent de passer d’une « ville » dans une autre…
« La culture des peuples – écrivait Cerdá – est inscrite dans leurs
habitations ou, ce qui revient au même, […] la civilisation et l’urbanisation vont de pair et sont une même chose5 . »
Dis-moi comment tu habites, je te dirai qui tu es : si la sentence est
vraie, notre temps peut s’inquiéter du jugement futur de l’Histoire…
« Celui qui est sans cité (¿ Tðïëéò) – écrivait Aristote juste après
avoir défini l’homme öýóåé ðïëéôéê’í æ²ïí – est, par nature et non par
hasard, un être ou dégradé ou supérieur à l’homme : il est comme celui
à qui Homère reproche de n’avoir “ni clan, ni loi, ni foyer6 ” ; un tel
5. Ibid., p. 85
6. HOMÈRE, Iliade, ch. IX, v. 63.
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homme est en même temps avide de guerre ; il est comme un pion isolé
au jeu de dames. […] Par conséquent, c’est soit une bête sauvage (èçñßïí),
soit un dieu7 . » À l’encontre de l’idéal d’Aristote, qui était encore celui
d’un Cerdá faisant dériver (d’ailleurs en parfaite conformité avec l’étymologie du mot8 ) la civilisation de l’urbanisation, les agglomérations
modernes auront vu éclore une sauvagerie urbaine qui ne relève pas
seulement du phantasme. Le phénomène des bandes – dont nombre de
faits divers récents ont montré qu’il n’était plus cantonné aux mégapoles
du Tiers-Monde ou aux zones tiers-mondisées par la mondialisation économique des grandes villes des pays développés – paraît vouloir donner
une illustration particulièrement perverse de ce que Kant nommait « l’insociable sociabilité des hommes9 ». Sous cet oxymore fameux, il désignait la « tendance à entrer en société, tendance toujours cependant liée
à une constante résistance à le faire qui menace sans cesse de scinder
cette société10 » – en laquelle il reconnaissait le moteur du progrès humain : du fait de « ce caractère insociable qu’il a de vouloir tout diriger
seulement de son propre point de vue11 », l’individu humain « s’attend
à des résistances de toute part, de même qu’il se sait lui-même enclin de
son côté à résister aux autres12 », et « c’est cette résistance qui éveille
toutes les forces de l’homme, qui le conduit à surmonter sa tendance à la
paresse et, sous l’impulsion de l’ambition, de la soif de domination ou
de la cupidité, à se tailler un rang parmi ses compagnons qu’il supporte
peu volontiers, mais dont il ne peut pourtant pas non plus se passer13 ».
Les « agglomérations » contemporaines (et il n’est pas sans signification que le jargon techno-administratif préfère de plus en plus ce vocable à celui de « ville » : « agglomérer », c’est, selon Littré, « assembler,
réunir, entasser ») tendent paradoxalement à devenir le lieu d’élection
de replis communautaires dont le phénomène des bandes n’est guère
que la manifestation la plus spectaculaire et médiatisée : qu’on songe à
la prolifération d’ailleurs parfaitement connexe des « cités privées »,
ces ensembles résidentiels clos, disposant de plus en plus de leurs pro7. ARISTOTE, Politique A, 1252 b 8 sqq.
8. Le mot « civilisation », qui n’apparaît qu’avec l’édition de 1835 du dictionnaire
de l’Académie, est formé sur le verbe « civiliser », lui-même forgé à partir de
l’adjectif « civil », dérivé du latin civilis, qui désigne ce qui caractérise le civis, le citoyen, l’homme de la civitas, la cité – distincte de l’urbs, qui est la ville envisagée dans
sa dimension géographique et urbanistique.
9. KANT, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, Quatrième proposition.
10. Ibid.
11. Ibid.
12. Ibid.
13. Ibid.
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pres forces et dispositifs de sécurité, et qui, imaginées à l’intention des
couches les plus favorisées de la population, tendent maintenant à connaître des versions plus populaires, aux USA notamment. Quand la ville de
naguère opposait son ouverture multilatérale à la clôture sur soi de la
communauté villageoise, lieu par excellence de l’esprit de clocher, l’agglomération contemporaine paraît vouloir à rebours « envillager14 » la
ville en la métamorphosant en une mosaïque de « quartiers » dont l’identité tend à se définir en termes de plus en plus communautaristes. Et
quelle qu’en soit la forme – insidieuse ou explicite, violente ou policée
– ces replis communautaristes témoignent d’une figure de l’insociable
sociabilité particulièrement perverse, en ce que le rapport à l’autre et la
confrontation avec lui, qui seuls peuvent pousser l’individu à développer ses potentialités dans toute leur diversité, et dont la ville pouvait
apparaître le lieu naturel, est éludé au profit d’un rapprochement aussi
peureux que systématique avec un autre qui n’est autre que numero.
Mais peut-on honnêtement s’étonner que des villes de hasard n’éclosent que des humanités de rencontre ?
Impuissant face à la chose, ce temps témoigne en revanche d’un
instinct très sûr quand, entre tous les euphémismes possibles, il choisit
celui d’incivilité pour désigner les multiples comportements asociaux
dont il constate avec une inquiétude effarée la prolifération.
Si l’homme, en tant qu’être de culture, est bien « par nature destiné
à vivre en cité », simultanément cependant, rien n’est moins « naturel »
que cette même cité. Celles-là mêmes des villes auxquelles leur ancienneté paraîtrait conférer quelque chose de la nécessité propre aux réalités
naturelles ne connaissent en fait de pérennité que celle propre au phénix : résultats d’une perpétuelle métamorphose lors même qu’elles ne
sont pas passées par une succession de destructions et de reconstructions, elles ne s’imposent guère avec l’évidence des productions naturelles qu’à proportion de l’ignorance où on est de l’histoire qui les a
vues et fait naître, prospérer ou décliner.
Plus encore que le feu volé par Prométhée à Zeus – et à la maîtrise
duquel Vitruve liait d’ailleurs son apparition15 –, la ville est la condition de possibilité de tous les arts humains16 en même temps que le
14. Je m’autorise ce néologisme en manière de clin d’œil à Claude-Nicolas Ledoux,
qui parlait de dévillager Paris grâce à ses portes d’octroi. Sur ce point, voir plus loin
Épilogue – Le projet de la Saline, p. 721-722.
15. VITRUVE, Les Dix Livres d’architecture, l. II, ch. I.
16. Qu’on songe à la façon dont Platon fait dépeindre à Protagoras la situation des
hommes après que Prométhée leur eut donné les arts et le feu : « les humains, ainsi
pourvus, vécurent d’abord dispersés, et aucune ville n’existait. Ainsi étaient-ils détruits
par les animaux, toujours et partout plus forts qu’eux, et leur industrie, suffisante pour
les nourrir, demeurait impuissante pour la guerre contre les animaux ; car ils ne possé-
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résultat de leurs actions convergentes. Et de tous les produits de l’humaine industrie, aucun assurément n’est plus qu’elle en situation de revendiquer la dignité d’œuvre d’art totale, qu’un Wagner avait naguère
rêvée au profit de l’opéra – ou de ce qu’il entendait en faire.
Encore faudrait-il, cependant, qu’elle songe à le faire. Et dispose
des capacités indispensables à la charge.
Or, passée la vague d’optimisme rationaliste et volontariste née dans
la seconde moitié du XIXe siècle, dont Le Corbusier demeurera la figure
la plus emblématique, et pour partie au moins en conséquence des innombrables aberrations urbanistiques qu’elle a produites, surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale – l’académisme moderniste
et le mercantilisme aidant chez nombre d’épigones du prophète de la
« cité radieuse » – un minimalisme timoré semble devoir dorénavant
prévaloir en matière d’urbanisme. Comme si on ne sait quelle providence pouvait en la matière pallier l’absence d’imagination et de volonté, alors même que l’urbanisation galopante confronte la ville
contemporaine à une crise de croissance d’une ampleur sans précédent,
sinon celle que connut l’Europe à la fin du Moyen-Âge et à la Renaissance – cette Renaissance où s’origine notre modernité, au point que
Nietzsche a pu dire de sa version originale italienne qu’elle « recelait en
elle toutes les forces positives auxquelles nous devons la civilisation
moderne17 ».
Et s’il est un domaine où la chose est indiscutable, c’est bien celui
de la ville. Car lors même que leur fondation remonte à la plus haute
Antiquité, les villes modernes sont bien davantage les héritières du formidable essor urbain qui, engagé à la fin du Moyen-Âge – qu’il contribua à précipiter –, trouva son véritable aboutissement à la Renaissance :
lorsque celle-ci, habitée par un souci urbanistique sans équivalent en
Europe depuis Rome, entreprit d’en ordonner le processus, avec l’impétueux optimisme, la confiance en soi et l’inventivité qui constituent ses
plus constantes marques. Il n’est évidemment pas sans signification que
le mot français « ville », apparu semble-t-il au XIe siècle, ne dérive
d’aucun des deux termes dont les Latins usaient pour désigner le même
objet : celui de civitas, équivalent du grec polis, quand ils l’envisageaient
sous le rapport de la communauté humaine la constituant ; et celui d’urbs,
équivalent du grec astu, quand ils l’envisageaient comme l’espace habité délimité par une enceinte. Ni que l’italien ait confondu les deux
aspects sous le même nom de città, significativement dérivé de civitas
daient pas l’art politique [puisque la polis n’existait pas], dont l’art de la guerre est une
partie. Ils cherchaient donc à se rassembler et à fonder des villes pour se défendre »
(Platon, Protagoras, 322 b).
17. NIETZSCHE, Humain, trop humain, I, § 237, t. I, p. 568.
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dans le pays du mouvement des communes et des cités-États. Ce que
nous entendons par « ville » est une invention moderne, même si on
peut trouver d’illustres précédents dans l’Antiquité, qui sut fort bien
reconnaître que l’homme et ce qui ne s’appelait pas encore « ville »
avaient partie liée, et en énoncer la formule avec une remarquable économie de moyens : Qíϑñþðïò öýóåé ðïëéôéê’í æ²ïí.
L’avenir, disait Nietzsche, appartient à celui qui a la plus longue
mémoire. L’avenir de la ville contemporaine, si du moins on souhaite
qu’il ne prenne pas la forme d’une fatalité à laquelle rien n’invite à
s’abandonner en confiance, passera pour partie au moins par une
meilleure compréhension de ce que fut, lors de la Renaissance, l’invention de la ville qu’il est presque redondant de qualifier de « moderne ».
D’UNE IMAGERIE L’AUTRE
« … on croyait voir la réalité même. »
Antonio di Tuccio Manetti, Vie de Filippo Brunelleschi.
La formidable explosion urbaine dont notre temps est le spectateur
plus ou moins impuissant et dépassé va au demeurant de pair avec une
non moins formidable montée en puissance de ce que d’aucuns nomment la « civilisation de l’image ».
Apanage originel d’une petite élite n’en faisant qu’un usage parcimonieux – à raison et des difficultés techniques et économiques que pouvait
comporter sa mise en œuvre, et de la redoutable puissance qu’on lui reconnaissait –, l’image est désormais partout, pour tous et surtout par tous.
Déjà largement démocratisée par la chimie et la mécanique avec la
photographie et le cinéma, elle voit à présent le rythme de son expansion accéléré dans de vertigineuses proportions par les progrès conjugués de l’électronique et de l’informatique.
Infiniment plus ornée que le Parthénon ou n’importe quel temple
grec, et nombre de ses sœurs, la cathédrale de Chartres n’offrait après
tout que quelque 8 500 images aux regards des pèlerins, qui étaient de
surcroît préparés à leur contemplation par un long itinéraire initiatique,
aussi bien physique que symbolique. À raison de plusieurs dizaines par
minutes, combien d’images mitraillent au quotidien les rétines distraites de l’amateur contemporain de ces clips qui les multiplient à la limite
du subliminal, dans un staccato hallucinatoire ?
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Fixe ou animée, l’image nous entoure comme jamais.
Et sa prolifération massive passe au premier chef par une banalisation qui ne l’est pas moins.
En plus d’autoriser la réalisation d’images naguère encore impensables
(avec les stupéfiantes avancées de l’imagerie scientifique et médicale par
exemple), les progrès conjugués de l’optique et des systèmes électroniques
d’assistance à la prise de vue massivement intégrés aux boîtiers tant
argentiques que numériques (cellules photosensibles, colorimètres,
dispositifs de contrôle cybernétique de l’exposition, en lumière naturelle
ou au flash, autofocus, etc.) mettent à la portée de tout un chacun des
photographies naguère réservées aux techniciens les plus chevronnés.
De plus en plus, « on » peut photographier – ou filmer – tout ce
qu’« on » veut.
Quand au temps de l’iconoclasme, l’Église d’Orient et l’Empereur
s’affrontèrent avec une rare férocité pendant près d’un siècle pour s’arroger l’usage exclusif d’une image où ils pouvaient reconnaître le plus
universel des langages, sa banalisation contemporaine conduit l’image
à se singulariser jusqu’aux limites de l’idiotie – que celle-ci prenne la
forme bénigne et sympathique de l’album ou de la vidéo familiale, ou
celle, plus inquiétante parce que plus insidieuse, du reality show.
Et on se prive d’autant moins de filmer ou photographier n’importe
quoi lorsqu’on substitue au film argentique un support numérique. Facile à mettre en œuvre en même temps qu’immédiatement et quasiment
à l’infini réutilisable, celui-ci permet d’enregistrer à peu près tout ce qui
se présente à moindre coût – au propre autant qu’au figuré. On est évidemment très loin des conditions d’exercices du peintre médiéval, tributaire de murs ou de supports de bois également longs à apprêter, et de
couleurs qui ne l’étaient pas moins, en plus d’être fort onéreuses, à l’instar
de l’or omniprésent des fonds. Mais on n’est guère moins loin de celles
des premiers photographes et cinéastes, voire d’un Henri Cartier-Bresson théorisant à partir de l’emploi d’un Leica (pourtant infiniment plus
commode à manier que les encombrantes chambres des pionniers, et
même les moyens formats usuels à l’époque), l’« instant décisif », où il
convient d’appuyer sur le déclencheur, en s’interdisant toute retouche
ou tout recadrage ultérieurs.
En passant de la photographie argentique à la photographie numérique,
et du cinématographe à la vidéo, l’image passe de la réflexion au réflexe.
On a d’ailleurs d’autant moins besoin d’être sélectif a priori que
l’art de la retouche, naguère réservé à une petite élite de praticiens hautement spécialisés, se vulgarise à grande vitesse grâce à une informatique offrant en la matière des logiciels de plus en plus performants et,
comme on dit, conviviaux.
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On touche là au troisième aspect de la révolution iconique contemporaine – lequel est sans doute aussi le plus lourd de conséquences :
jamais il n’a été aussi aisé de produire et de manipuler des images, que
celles-ci soient fixes ou animées –, le premier « bidouilleur » informatique un peu soigneux pouvant en la matière faire bien mieux, et plus
vite, que jadis les meilleurs experts des grands services spécialisés de
propagande, rouges ou bruns.
Les techniques d’imagerie numérique ne permettent pas seulement
de voir ce qui naguère demeurait irrémédiablement celé aux regards –
l’intérieur d’un organisme vivant, ou le fonctionnement interne d’un
organe, par exemple ; ou de produire pour l’architecte et l’ingénieur des
images criantes de vérité d’objets n’existant encore qu’à l’état de simples projets. Elles permettent aussi, et suivant les mêmes procédures, de
donner corps aux songeries les plus abracadabrantes, de visualiser le
fictif, voire l’impossible, avec un réalisme que le plus optimiste Méliès
n’eût même pas osé rêver il y a encore très peu de temps : qu’on songe
aux effets spéciaux chers à un certain cinéma, qui tire une appréciable
partie de sa séduction, et de son succès (la quantité desdits effets devenant un argument publicitaire majeur), de sa capacité à mêler
inextricablement, dans un même plan, un réel et un virtuel que le spectateur ne peut plus guère distinguer qu’à la condition de refuser de s’en
remettre à ce qu’il voit pour ne plus se référer qu’à ce qu’il sait – renouant avec une méfiance autrefois prônée comme un préalable indispensable à toute réflexion rigoureuse par ce grand contempteur des
images que fut en un sens Platon.
Et l’état de sidération hallucinatoire où s’abandonne plus ou moins
voluptueusement le spectateur des productions concoctées dans les
laboratoires des Lucas lights and magic’s et consorts, ne saurait être
sans contresens rapproché de la panique manifestée par les premiers
spectateurs du Grand Café de Paris à voir foncer sur eux la locomotive
de L’Entrée du train en gare de La Ciotat : ils n’avaient peur qu’à
raison de leur connaissance de la réalité ferroviaire, quand le moins
informé et le plus crédule des spectateurs d’Alien ou de Stars War sait
bien n’avoir jamais lieu d’expérimenter réellement ce qu’il voit sur
l’écran.
Les techniques de réalité virtuelle n’ont d’ailleurs nullement vocation à cantonner leurs sortilèges au seul champ de la fiction. Les
images de synthèse ont déjà fait leur entrée dans les prétoires yankees,
que leur coût ne contribuera guère à rendre plus démocratiques : il
faut encore de solides revenus pour pouvoir faire réaliser une vidéo
mettant en scène la version des faits qu’on entend ainsi faire plus aisément prévaloir devant la cour. Mais l’exponentielle montée en puis-
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sance des ordinateurs permet maintenant de traiter en temps réel l’image
vidéo : pour adapter au pays où l’émission est reçue la publicité des
panneaux disposés autour d’un stade ou le long d’un circuit de formule 1, par exemple. Le téléspectateur se trouve alors dans la même
situation que le spectateur de Jurassic Park, à visionner des images où
se mêlent acteurs réels et créatures de synthèse – à ceci près que le
premier se sait au cinéma, quand le second pense assister à un spectacle « en direct ».
Dans un des plus célèbres plans de son Citizen Kane, Orson Welles
(dont le testamentaire et prophétique F for Fake, sorti en 1973, précéda
de quatre ans l’inaugurale Stars War de George Lucas18 ) montrait son
héros éponyme haranguer la foule d’un meeting électoral depuis une
tribune ornée de son portrait monumental. Le vrai Charles Foster Kane,
nu-tête, s’y réduisait à une infime silhouette gesticulante, éclipsé qu’il
était par sa propre image colossale placardée à l’arrière-plan : seule à
l’échelle de sa voix amplifiée par les haut-parleurs, elle le montrait en
buste, détendu et souriant sous un ample feutre. Les grands meetings
politiques reprennent volontiers une scénographie similaire, en remplaçant assez souvent maintenant l’affiche de l’arrière-plan par un mur de
moniteurs vidéo : ils ont sur l’affiche l’avantage de pouvoir montrer
l’orateur live, comme on dit, à des spectateurs pour lesquels il serait
sans cet artifice réduit à l’effacement giacomettien de l’antihéros imaginé par Welles.
Hormis un scrupule déontologique dont on peut se demander le poids
en regard du souci d’efficacité essentiel au politique, rien n’interdit plus
désormais de corriger en temps réel l’image de l’orateur, par exemple
en gommant tel ou tel trait disgracieux de sa physionomie, telle mimique mal venue, etc. En sorte que sa présence physique à la tribune ne
constituerait plus guère que le reliquat incompressible de réalité indispensable à la légitimation d’une image devenue absolument prévalente
par rapport à son objet : version prosaïque et utilitaire du dispositif imaginé dans Kagemusha19 par un Kurosawa auquel il offrait l’opportunité
d’une critique impitoyable de la théâtralité du pouvoir politique, en même
temps que d’une belle méditation sur l’enchevêtrement shakespearien
de la réalité et des apparences – contre lequel il entendait bien mettre
ainsi en garde à l’instar de son modèle élisabéthain…
18. Il est très remarquable que le futur fondateur de la Lucas Art Entertainement
Company, dont la division Industrial light & magic compte parmi les maîtres ès effets
spéciaux, ait commencé dans la carrière par un film, THX 1138, qui pour être d’anticipation, n’en présente pas moins de singulières affinités avec le mythe platonicien de la
caverne – ce dont la critique ne s’est guère avisée, à ma connaissance.
19. 1980. Produit par Francis Ford Coppola et… George Lucas.
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© S.N.E.L.A. La Différence, 47 rue de la Villette, 75019 Paris, 2002.
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