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José Emilio Pacheco
Tu mourras ailleurs
roman
traduit de l’espagnol (Mexique)
par Gérard de Cortanze
Minos
La Différence
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Tu mourras ailleurs.
Je porte avec moi la terre et la mort.
Quevedo/Sénèque
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À Fernando Benítez,
à Noé Jitrik.
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SALONIQUE
De l’annulaire et de l’index il entrouvre le store
métallique : dans le parc, là où repose le puits recouvert
d’une tour de maçonnerie, est assis un homme, le même
qui, hier, sur le même banc, lisait la même rubrique, « Petites Annonces », du même journal : El Universal. Des
enfants jouent au football. Le gardien du parc parle
avec un balayeur. Une odeur de vinaigre imprègne tout.
Dans une des maisons, qu’au travers du store métallique M pourrait apercevoir, se trouve une vinaigrerie.
Nous ne sommes pas à proximité d’appartements tous
identiques ni d’une villa aux carreaux blancs construite
il y a soixante ans, quand le terrain sur lequel reposent
le puits en forme de tour et l’homme qui lit assis sur un
banc, observés au travers du store métallique entrouvert, n’était que le faubourg d’un village aujourd’hui
absorbé par la ville.
Il ne s’agit pas non plus d’un immeuble édifié vers
1950. Enfin, M ne peut s’amuser à jouer aux devinettes.
Il ne s’agit pas d’un jeu, mais bien d’une énigme qui le
hante depuis qu’il est venu habiter au second étage de la
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maison de sa sœur (date de construction : 1939. Patio
intérieur sans plantes. Escalier en colimaçon. Terrasse
encerclée par des immeubles neufs. Chambre qui devait
être une chambre de bonne, aujourd’hui investie par M ;
il y vit et observe un homme assis sur un banc lisant les
« Petites Annonces » du quotidien El Universal).
Nous insistons : cette devinette n’est pas un jeu : il
s’agit d’une énigme dont le point de départ pourrait se
situer ce jour de 1946 ou de 1947 vers midi, lorsque,
descendant d’un taxi, M sentit dans le parc une odeur de
vinaigre. Mais M essaie peut-être de résoudre un autre
problème : l’homme assis sur le banc du parc est-il là
pour le persécuter ? Si tel était le cas, M serait acquitté.
Serait-il alors victime d’une paranoïa exacerbée par une
réclusion volontaire à peine voilée et cela à l’occasion
de certains voyages interrompus – il faut bien le reconnaître – dans les premiers mois de 1960 ?
Même si dans son délire subsistent la lucidité, l’esprit
inquisiteur, la capacité déductive, la foi en sa force propre
qui caractérisent, pour notre malheur, le M que nous
connaissons tous, ce dernier doit bien se poser un certain nombre de questions dont l’évidence se justifie si
l’on veut prendre en compte la situation décrite au début.
En admettant même que l’homme ne soit pas un persécuteur, pourquoi est-il ici à heure fixe, à faire toujours la
même chose et à se retirer quand le jour décline1 ? In1. Moment précis où probablement un autre observateur se substitue à lui.
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contestablement, si l’homme surveillait M, il n’utiliserait pas cette façon infantile et littéraire. Alors :
[a] C’est un ouvrier qualifié que l’automatisation a
mis au chômage. Il lui est très difficile de trouver un
autre métier, car son habileté dans une branche déterminée de l’industrie, sa haute spécialisation, sa maîtrise
garantissent son inexpérience pour les autres secteurs
technologiques.
À ce que laisse deviner, obliquement, le champ visuel créé par deux lames presque invisibles écartées grâce
à l’action d’un levier créé par l’annulaire et l’index,
l’homme a au moins cinquante ans : ce qui explique sa
ténacité à examiner scrupuleusement les offres, les sollicitations, les menaces de la rubrique imprimée en corps
huit :
Recherchons hommes de 20 à 25 ans pour Groupe
financier prestigieux... Besoin urgent de mécaniciensélectriciens pour usine de produits chimiques. 25 à
35 ans... Entreprise hôtelière recherche un chef du personnel parlant anglais... Jeunes gens, bonne présentation, expérience souhaitée pour cafétéria...
Démarcheurs pour vente porte-à-porte d’articles de luxe.
Commission intéressante... Voyageur de commerce, anglais exigé, présentant bien, 24-30 ans...
Et il se laisse emporter par la lecture d’autres petites
annonces qui n’ont plus rien à voir avec les urgences
qui sont les siennes : Farben de Mexico. Insecticides,
raticides, fumigènes. Technique allemande, action immédiate. Une entreprise à la mesure de vos besoins...
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Ernesto Dominguez Puga, détective. Filatures discrètes, surveillance, mauvais payeurs, vols, adresses personnelles, enquête de moralité. Sérieux, efficacité,
rapidité, honnêteté, discrétion garantie. Présentez-moi
votre problème. Prix raisonnables, autorisation gouvernementale... Pepe : reviens. Maman très malade en ton
absence. Elle t’a tout pardonné... Devenez un dirigeant.
Instructeur des deux sexes... Attractive young American
couple, recently arrived, wish to correspond and meet
with couples and ladies who would like to get a little
more out of life. Own home and very discreet. Photo
and phone appreciated... Petite chienne cocker perdue
mercredi cité Juarez. Répond au nom de « Sultane »...
Pour cause de départ vends une élégante demeure meublée. État neuf... Un rêve intime. Pour ceux qui savent
et peuvent vivre bien...
La barrière fatidique de la quarantaine. L’étape du
décollage économique. L’accumulation du capital. L’inhumanité du système. Les cinq cent mille jeunes ou plus
qui, chaque année, se retrouvent sur le marché du travail. La dépendance. Le sous-développement. L’engorgement du marché. L’enrichissement des riches. La
paupérisation des pauvres. La barrière fatidique de la
quarantaine. Et cet homme a envoyé cent demandes
d’emploi et n’a reçu que onze réponses – toutes négatives. Grâce à la voiture d’un ami, il est taxi de nuit. Avec
un salaire inférieur de moitié à ce qu’il gagnait avant, il
permet à sa famille de ne pas mourir de faim. Il a laissé
dans cette affaire son énergie et sa jeunesse. Sa récom-
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pense : d’interminables heures de lecture sous un peuplier noir recouvert de graffiti à environ quatorze ou
quinze mètres du puits.
Chez cet homme, jadis serein, calme, apparaissent
aujourd’hui des tics, des mouvements qui sont des plaintes ou comme une protection inconsciente. Un jour, il
ouvrira les yeux et découvrira que sa jeunesse s’est enfuie. Et le voilà : condamné à passer devant M tous les
jours de toutes les années qui lui restent à vivre, à s’asseoir sur le banc du parc imprégné de l’odeur de vinaigre,
avec dans les mains cette même page de El Universal ;
pour que M l’observe, en fasse un persécuteur – lui, qui
pourtant a si peu à voir avec l’histoire de M – et rende
ainsi plus vivables son oisiveté, sa réclusion, sa peur, par
des déductions qui ne sont ni brillantes ni originales, inspirées par la lecture des journaux qui s’entassent dans sa
chambre avant d’aller alimenter, imbibés de pétrole, le
vieux calorifère incommode, placé en plein air, sur le petit balcon aux dalles rectangulaires sur lequel tombent les
aiguilles de pin et certains mois ces chenilles que les enfants appellent « cinglantes » et que M, nostalgique,
vivisectionne à l’aide d’une lame de rasoir puis écrase1
ou jette dans le feu. Là, les chenilles, prêtes à se précipiter
sur la grille, dans la cendre mouchetée de braises, évoquent l’imagerie catholique de l’enfer.
1. Ce qui provoque la sécrétion d’un liquide jaune purulent.
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DIASPORA
I. Moi, Josèphe, juif de naissance, natif de Jérusalem, prêtre, parmi les premiers à combattre les Romains,
contraint après ma reddition et ma captivité à devenir le
témoin de ce qui arriva, je me propose aujourd’hui de
vous faire le récit de cette histoire.
II. Fatigués des pillages et du mépris, les Juifs se
soulevèrent, expulsèrent le procurateur romain et établirent leur propre gouvernement. Josèphe, nommé commandant militaire de Galilée, tenta de pactiser avec
l’ennemi. Les Zélotes, avec à leur tête Jean de Giscala,
l’en empêchèrent. Alors, Josèphe défendit la forteresse
de Jotapata. Quand les légions de Vespasien brisèrent la
résistance, Josèphe et quarante de ses proches se cachèrent dans une grotte. Trente-neuf se donnèrent la mort
les uns après les autres. Josèphe sauva sa vie par la ruse ;
il se livra à Vespasien et lui prophétisa que son fils Titus
Flavius et lui régneraient sur toutes les terres et toutes
les mers.
III. Titus investit Giscala et Jean se réfugia à Jérusalem. La population entière vint l’accueillir. Jean sou-
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tint qu’il fallait défendre la capitale. Les Zélotes avaient
bon espoir : les peuples du Moyen-Orient se joindraient
à eux pour chasser l’oppresseur. En proie à des luttes
intestines, Rome était de plus en plus isolée. Les Gaulois et les Germains se soulevèrent. Néron mort, les
généraux se disputaient l’Empire. Galba fut assassiné
en plein Forum. Othon régna trois mois et deux jours
et se suicida en apprenant la déroute de Betriacum. Ses
troupes se mirent aux ordres de Vitellius que les légions de Germanie venaient d’élever au trône des Césars.
IV. Vespasien différa sa marche sur Jérusalem, prétextant qu’il n’était pas opportun de combattre à l’étranger alors que la guerre civile ravageait l’Italie. Plus
tard, l’armée d’Orient se souleva contre Vitellius et
exigea de son Général qu’il secourût la patrie souillée
par l’imposture. Vespasien accepta le titre d’Empereur
et partit à Alexandrie pour se joindre à Tibère Alexandre, préfet d’Égypte. Antonius Primus, procureur de
Mesia, fut contraint d’entreprendre une marche sur
Rome. Sabinus, le frère, et l’autre fils du nouveau César prirent la tête de la rébellion. Vitellius accula les
légions germaines dans le Capitole et les anéantit en
incendiant le Temple de Jupiter. Le lendemain, Antonius
Primus entra dans Rome. On découvrit Vitellius caché dans son palais. Promené à travers la ville, il fut
conduit, nu, jusqu’au Forum. Sur la Via Sacrée, on le
couvrit d’outrages. Pour finir, son cadavre fut jeté dans
le Tibre.
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V. Chez les Juifs une nouvelle révolte éclata. Simon
bar Giora se souleva contre Jean de Giscala ; il libéra
les esclaves et organisa la rébellion dans les montagnes.
Il mit à sac les villes iduméennes qu’il traversait et rallia
beaucoup d’hommes à sa cause. Il finit par se présenter
au pied des murs de Jérusalem.
VI. Ses troupes s’étant retournées contre lui, Jean
de Giscala dut se réfugier dans le Temple. Simon bar
Giora se fit ouvrir les portes de la ville. Aussi, avant de
rejoindre Rome, Vespasien ordonna-t-il à Titus Flavius
de prendre Jérusalem et de mettre fin à la guerre des
Juifs.
SALONIQUE
[b] C’est un maniaque sexuel qui, avec patience et
maîtrise, attend de se fondre dans la vie quotidienne du
parc afin de choisir une victime, parmi ces enfants qui
jouent et courent dans les allées au sortir de l’école.
Les iniquités commises en cet endroit ne semblent
guère perturber l’observateur. Quant au reste, il est parfaitement plausible qu’au vu de la régularité inébranlable
avec laquelle l’homme s’assied pour lire dans le parc il
finira par l’interroger et obtiendra comme réponse une
histoire similaire à celle proposée dans l’incise a ;
ou bien une réplique irritée dans laquelle foisonneront les concepts du parc en tant que voie publique,
livré à la volonté d’un citoyen qui n’agit pas au détri-
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ment d’un autre ; ou peut-être encore la découverte émue
que le lecteur et l’observateur partagent fraternellement
les mêmes habitudes – minoritaires, obscurément paternelles, désavouées par exception –, dans une société
chaque fois plus respectueuse des singularités et des
penchants sexuels.
Alors, pourquoi dissimule-t-il ? Sans doute la rubrique « Petites Annonces » est-elle un moyen d’éviter la
surveillance et la suspicion. Ainsi, celui qui observe ce
harcèlement sur le banc du parc aride avec une odeur de
vinaigre aura-t-il recours à l’hypothèse a, d’une certaine
façon la plus crédible et celle qui vous et moi peut nous
affecter.
L’aplomb avec lequel cet homme se tient aux aguets
est déjà en soi pervers. Acteur né, il vit sa créature, se
met dans la peau de son personnage, est l’ouvrier déplacé par les progrès de l’électronique et qui n’a plus
d’emploi, le technicien que notre époque a acculé au
désespoir. C’est pour cette raison qu’il lit l’une après
l’autre sans sauter une seule ligne les annonces classées
qui couvrent huit pages de El Universal, y compris celles qui n’ont rapport que de très loin avec ce qu’il recherche : résidences à Acapulco, immeubles à Las
Lomas, zone touristique à Insurgentes.
Très loin aussi, par moments, la barrière de brouillard et de poussière de salpêtre des lacs aujourd’hui à
sec, et qui permet de distinguer – en soulevant une des
lamelles supérieures du store – les escarpements et les
contreforts de l’Ajusco. Radieux parfois, rarement, plu-
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tôt sombres, si lugubres qu’il suffit de les regarder pour
comprendre :
le pessimisme de ceux qui habitent la ville ;
leur irritation à fleur de peau par-delà leur courtoisie
brisée ;
la douleur dans la région bronchiale, la certitude que
les montagnes interdiront toute sortie ou toute fuite ;
et, finalement, certaines théories sur la localisation
géographique des superstitions, lesquelles, au cours de
certaines périodes de l’histoire, ont exigé ou favorisé
des sacrifices humains.
DIASPORA
VII. Titus sortit de Césarée avec trois légions et un
grand nombre de troupes auxiliaires. Il campa à Gabat
Saul à trente stades de Jérusalem et, avec six cents cavaliers, partit observer la ville. Il espérait que, ravagée par
la discorde entre Simon et Jean, Jérusalem allait se rendre sans combattre.
VIII. Face à la tour des Femmes, un grand nombre
de Juifs sortit des murailles et s’interposa entre Titus et
les soldats. Titus chargea à travers l’ennemi et se fraya
un chemin sans qu’aucune flèche ne le touche. Puis, il
divisa ses légionnaires en trois campements et se rendit
à Scopo, mont qui dominait Jérusalem.
IX. L’imminence du siège provoqua un pacte entre
les rebelles. Pleins de fureur, ils s’élancèrent contre la
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dixième légion, occupée à dresser ses fortifications et
parvinrent à la disperser. Mais l’arrivée en renfort de la
garde prétorienne contraignit les attaquants à se replier
dans la ville.
X. Pour empêcher d’autres incursions, Titus disposa
sept lignes de défense : l’infanterie devant, les archers
et les arbalétriers au milieu, la cavalerie en dernier. Il
ordonna la destruction des murs, fit raser les ronciers et
couper les arbres fruitiers qui croissaient entre Scopo et
Jérusalem. Puis il fit dresser son campement à proximité de la tour des Femmes. La deuxième légion s’établit au pied de la tour des Chevaux. La dixième resta sur
le mont des Oliviers.
XI. Simon commandait quinze mille hommes et
avait retranché son quartier général dans la tour Fasael.
Jean occupait le Temple avec huit mille partisans. Ils
n’avaient ni l’un ni l’autre aucune envie de se rendre et
inventèrent de nouvelles ruses contre les Romains. Les
légionnaires étaient profondément déconcertés : la discipline de tout un peuple qui a formé ses jeunes garçons à l’art de la guerre technique et sans scrupules
était tenue en échec devant les portes d’une ville surpeuplée, divisée et désarmée.
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[c] C’est tout le contraire, c’est un père, un père
qui a perdu son fils et qui revient chaque jour sur des
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lieux si souvent foulés par le petit être chéri disparu.
Ici, probablement, il lui a appris à faire ses premiers
pas, à donner des noms aux choses, à lancer et à rattraper une balle. C’est là qu’il lui a acheté son premier
ballon, un dimanche, et qu’il vit couler ses larmes quand
ses mains le laissèrent échapper. Là, il l’aida à enfourcher les branches les plus basses ; lui enseigna le sentier des fourmis entre les herbes ; répondit à ses
questions quand ils rencontrèrent un moineau mort ;
l’empêcha d’escalader la tour jaune, si étrange, qui recouvre le puits. Il le vit grandir, étudier, se faire des
amis, s’éloigner. Aujourd’hui, il revient, tel un fantôme,
pour retrouver ses pas.
Il tourne volontairement le dos aux jeux, il ne regarde pas les autres enfants (ils ont peut-être l’âge de
son fils) ; mais la rumeur de leurs ébats, l’aridité du parc,
les constructions inégales, l’atmosphère imprégnée de
vinaigre composent l’unique fraction du monde qui appartient en propre à celui qui est mort.
Que cherche-t-il dans les petites annonces ? Rien.
Une forme de pudeur, une façon de cacher son chagrin
devant les autres et de s’épargner leur compassion, la
joie féroce qui se dessine sur certains visages quand ils
expriment leur pitié pour les choses qui ne les touchent
pas. L’homme dissimule ainsi l’étrangeté, l’étonnante
diminution signifiée par la perte d’un être que nous
jouons à faire revivre. Incapacité de trouver du réconfort dans la réflexion, oubli provisoire dans la drogue,
les calmants, l’alcool. Étrange façon de porter le deuil,
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sa présence sur ce banc du parc, à quelque quatorze ou
quinze mètres du puits, sous le peuplier noir couvert de
graffiti, n’est peut-être qu’une forme inconsciente et
muette de prière. Une telle douleur mérite, donc, du respect. Et surgit la gêne de l’équivoque, l’ambiguïté qui
occasionnera des jugements aussi opposés qu’injustes
chez un certain spectateur prétendant voir dans la perte
inconsolable de ce fils une preuve de l’hypothèse ainsi
simplifiée, dans l’incise b.
DIASPORA
XII. Les Juifs essayaient d’empêcher que les Romains n’élèvent leurs plates-formes de bois contre les
murailles de la ville édifiées sur deux collines. Avec des
flèches, des pierres et des brandons, ils mettaient en fuite
les soldats chargés de pousser les béliers ou de construire des terre-pleins. Pour protéger ses hommes, Titus
ordonna d’élever deux tours d’assaut équipées de balistes et de scorpions.
XIII. De ces installations, des machines légères, des
archers et des frondeurs lancèrent leurs projectiles contre
les défenseurs de Jérusalem. Quinze jours avant de commencer le siège, les béliers démolirent la première muraille et les Romains s’engouffrèrent dans la brèche
fraîchement ouverte. Jean et ses troupes défendirent le
portique septentrional du Temple, la tour Antonia et le
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tombeau d’Alexandre. Simon occupa la tombe du grand
prêtre Jean et le canal qui acheminait l’eau jusqu’à la
tour des Chevaux. Souvent les assiégés se lançaient dans
les luttes au corps à corps. Moins bien armés et ignorant
tout de la technique ennemie, ils ne devaient compter
que sur leur seul courage, leur capacité de résistance et
leur espérance de survivre. En retour, pressés par leur
soif de vaincre, les Romains luttaient infatigablement.
Le repos de la nuit était parcouru de frissons et l’aube
venue le combat reprenait.
XIV. Cinq jours plus tard, Titus s’emparait de la
seconde muraille. Il investit l’enceinte avec mille soldats choisis parmi les meilleurs de chaque centurie. Les
Juifs, au lieu de se rendre, avancèrent par les rues obliques, encerclèrent les Romains et les boutèrent hors de
la ville. Ils pensèrent alors que les envahisseurs n’oseraient plus pénétrer dans Jérusalem : résister sans abandonner les murailles, c’était leur offrir le triomphe sur
l’Empire.
SALONIQUE
[d] Ou il est l’amant d’une femme qu’il doit retrouver
dans le parc, rencontre ardemment souhaitée et dernier
recours après de multiples rendez-vous manqués, de vains
appels téléphoniques, d’amicales et diverses médiations.
Héros d’une histoire sordide, relation de deux êtres qui
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ont dépassé la quarantaine et jouèrent dans leur mariage
respectif, bien souvent, le rôle de victimes. Avant d’en
arriver là, ils passèrent par les étapes suivantes :
rencontre lors d’un baptême, dans un bureau de
comptables ou dans le grand magasin qui les emploie
tous deux ;
flirt anachronique et d’autant plus poussif que monotone, prévisible, tant de fois recommencé, voué à l’échec ;
réflexions imposées par une éthique distillée dans les
feuilletons télévisés et les romans-photos : ai-je le droit
de briser mon foyer pour ce qui n’est sans doute qu’une
passade ? – Trouver enfin le grand amour après toutes ces
souffrances, ne voilà-t-il pas ma triste vie enfin justifiée ?
prétextes, retards, absences, soupçons, discussions ;
rendez-vous minables toujours placés sous le signe
de la culpabilité dans des hôtels sinistres ;
rupture, peut-être dans le même lit, et utilisation de
phrases toutes faites : – je t’adore mais on ne peut continuer ainsi – je crois que mon mari s’en est aperçu et tu
n’imagines pas jusqu’où il est capable d’aller – surtout
mes enfants... mais la honte... la honte... tu comprends –
ce n’est pas leur faute ;
et pour ne pas altérer le code invariable : prière, promesse de tout lui abandonner, suicide, désastre organisé
et particulièrement grotesque chez un homme qui a dû
connaître tout cela quand il avait vingt ans ;
malaise, humiliation de devoir vieillir, de devoir
résister au naufrage conjugal, nostalgie d’une autre dont
le souvenir restituera la jeunesse ;
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
Batailles dans le désert, roman, 1987 ; 2e éd. 1998 ; 3e éd. coll. « Minos », 2009.
La Lune décapitée, nouvelles, 1991.
Le passé est un aquarium, poèmes, 1991.
Titre original : Morirás lejos.
Cet ouvrage a été publié pour la première fois à La Différence en 1988.
© Editorial Joaquin Mortiz, 1967.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2009, pour
la traduction en langue française.
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