Lire un extrait
Transcription
Lire un extrait
, yves tenret maman roman - c . e e , indd 5 LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE 05/11/2015 11:33 Je ne discute pas l’hospitalité. Tu es de mon sang. Mais tu viens chaque fois sans rien, habillé comme un chiffonnier. Ça ne va pas ça ; ça ne va pas du tout. T’as vu ces photos de moi à poil ? Ce sont celles que j’envoyais à Dany en tôle. Pourquoi tu fais cette tête ? Ce que tu peux être coincé ! Sais-tu que c’est le gendarme Abgrall qui a découvert Francis Heaulme ? Je ne sais pas ce que j’ai mais en ce moment je suis à fond dans les serial killers. Je collectionne tout ce que je trouve sur eux et je le colle dans des cahiers. Je te les montrerai. Heaulme a beau avoir dix ans de moins que toi, il a quand même tué au moins soixante-dix personnes avec son Opinel. Et il aurait très bien pu ne jamais se faire prendre… 7 Maman.p65 7 22/12/06, 09:31 À seize ans, tu répétais sans arrêt à ton oncle Walter que Le Corbusier était un facho. C’était son maître mais ça le faisait beaucoup rire quand même. En 1945, à Evere, à la Libération, des partisans ont voulu me tondre à cause de ma chevalière. Elle était à mes initiales : SS ! C’est un voisin qui passait par hasard par là qui m’a sauvée et ramenée chez mon père. Je lui dois une fière chandelle à celui-là ! Les Arméniens ont un sens de la famille bien plus fort que nous. Et évidemment, toi, André, tu n’as jamais voulu l’appeler papa… Pourtant, tu avais à peine quatre ans quand je me suis collée avec lui. On pourrait penser qu’à cet âge-là tout reste possible, non ? De toute façon, vous avez quand même fini par vous habituer l’un à l’autre, non ? Alègre, qui l’a protégé ? Baudis passe pour une victime mais dans son livre il ne mentionne même pas les femmes qu’Alègre a tuées. Parce que c’étaient des putes ? Moi aussi j’en suis une et je l’emmerde ! Tout ça est loin d’être net ; je te le dis, moi. 8 Maman.p65 8 22/12/06, 09:31 André a tout de suite plu à mon père alors que Jacques, ton père, mon père le détestait. Mon père, c’était simple : soit tu travaillais et tu étais quelqu’un de bien, soit tu ne travaillais pas, et tu étais la dernière des fripouilles. Tu voulais faire l’acteur ; je t’ai payé des cours. Même des cours de chant ! Tu gagnais ta vie en faisant de la figuration mais comme d’habitude, au bout d’un an, tu as tout laissé tomber. Soi-disant parce que tous les acteurs étaient des pédés ou des crétins. Mais quelle importance ça avait, hein ? Personne ne t’obligeait à coucher avec eux, non ? Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vu, quatre ou cinq ans ? Tu me trouves changée ? Je suis restée assez bien, non ? De toute façon j’ai toujours fait plus jeune que mon âge. Il n’y a pas de raison que ça bouge maintenant. C’est un sous-sol, ok, mais grâce au soupirail et aux vitres de la cour j’ai autant de lumière qu’aux étages et c’est deux fois moins cher. Avec mon grand congélateur et avec les produits blancs que je prends, je ne me débrouille pas trop mal. 9 Maman.p65 9 22/12/06, 09:31 Dany pensait que tu devais me défendre et par tous les moyens ; tu pouvais même aller jusqu’à buter un type si nécessaire, car la justice, vu la mère que tu avais, pencherait automatiquement pour toi. Ce qu’il était fin ce salaud ! Les Lorrains appelaient le père de Heaulme « le Boche » à cause de son accent alsacien. Les hommes sont pas mal cons, non ? Des Lorrains qui se moquent de l’accent alsacien, c’est un sommet ça, non ? Ta tante Minia et Walter avaient deux enfants, un grand, Alain qui devait avoir dans les quatorze ans et le plus petit, Luc qui avait dix, onze ans. Toi, du haut de tes seize ans, tu jouais tout le temps avec Luc, le petit, et jamais avec Alain, l’aîné. Ça mettait mal à l’aise André. Il en a parlé à table. Walter l’a vanné et son autre beau-frère Edmond qui était aussi là t’a décrit comme un futur lécheur de minettes. Les deux t’ont dédouané de tous soupçons. Mais quand même, je continue à m’interroger. Pourquoi c’est avec le plus petit que tu jouais toujours ? Faut pas oublier que t’es quand même resté dix ans dans des pensionnats rien qu’avec des garçons… Toi, tu ne sais pas ce que j’ai vécu. Chez mon père, je n’avais le droit de tirer la chasse qu’après 10 Maman.p65 10 22/12/06, 09:31 les gros besoins. Nous devions prendre nos bains dans la même eau ; tous passer dans la grande bassine au milieu de la cuisine. C’était dégueulasse ! Ses parents avaient un restaurant décoré avec des samovars, des châles épinglés aux murs, des grandes photos des anciens quartiers arméniens d’Istanbul. Si on n’avait pas connu André, on en serait encore aux macaronis à la cassonade. C’est avec lui que j’ai appris à faire les aubergines, les courgettes et les poivrons farcis au boulgour. Il nous a sauvé des patates ! À Toulouse, on trouve une femme avec un bâillon enfoncé dans la bouche, les mains liées sur le ventre, la tête en équilibre sur une casserole et les flics concluent à un suicide ! Ma mère aimait Jacques. Il était doux comme toi et lui en plus avait beaucoup d’humour. Il lui racontait toutes les farces ridicules, toutes les pitreries qu’il faisait et elle, ça lui plaisait ! Tu sais, une fois, il est même revenu pour te voir. Tu devais avoir huit ans, enfin dans ce coin-là. Il avait acheté un manteau pour toi mais mon père a refusé de le laisser monter. Ma mère a sangloté mais lui est resté intransigeant. Jacques n’avait jamais 11 Maman.p65 11 22/12/06, 09:31 donné signe de vie, n’avait jamais expédié le moindre billet… Ah, ce que tu m’agaces, ce que tu m’agaces ! C’est vrai tu m’agaces toujours autant… Je n’ai jamais fait de tort à personne. On fait ce qu’on veut de son corps, non ? C’est la loi qui a tort. Je ne vais plus jamais en courses. J’achète juste ce qui m’est nécessaire, vraiment le strict nécessaire. Dany, tu ne le verras plus. Il a été abattu de sept balles 357 Magnum. Il avait quarante-quatre ans. J’ai gardé tous les articles des journaux. Tu pourras les lire demain. À Liège, on raconte qu’il aurait balancé. Sûr, qu’il n’avait pas envie de retourner en tôle mais de là à donner les autres. Surtout vu la bande avec laquelle il traînait… Heaulme, toi, tu serais bien capable de lui trouver des circonstances atténuantes. Il a grandi dans du Corbusier, à la Cité Radieuse délabrée de Briey, non ! Walter, il arrosait tout le monde. C’était ça son truc. Des enveloppes aux politiciens, des ca12 Maman.p65 12 22/12/06, 09:31 deaux aux services d’urbanisme, des chèques aux hommes influents du Rotary Club local. Au pensionnat, les bonnes sœurs nous obligeaient à nous laver sous la chemise de nuit, sans l’enlever ! Les salopes, ce qu’elles étaient mauvaises ! Et tordues ! Ils ont commencé par décapiter la tête, arrêter tous les responsables de la communauté, les docteurs, les prêtres, les professeurs. Ensuite, ils ont déporté et massacré huit cent mille Arméniens. Tout cela en quelques mois de 1915. Je ne demande pas qu’on mette Baudis en tôle. S’il aime les putes de luxe, c’est son problème et ça ne fait de tort à personne. Un Outreau suffit. Mais ça reste inadmissible que cela soit classé en suicide. Une pute ça ne se suicide pas, c’est acharné à la survie. J’aimais ton père mais que veux-tu, ces amours d’adolescents ne sont pas faits pour résister à la vie professionnelle. Vers dix-huit, dix-neuf ans, tu t’es mis à dire du mal de Sartre et de Camus, et puis même de Van Gogh, à ce moment-là j’ai pensé : il va se suicider, ce con. Et tu l’as fait ! 13 Maman.p65 13 22/12/06, 09:31 Je vais mieux, sauf que si je bouge trente minutes, je dois me reposer une heure. Mais ce n’est rien, je sens que je récupère, en tout cas, je lutte, j’ai un horaire de bébé, au lit à huit heures, épuisée, mais ça va. Je dois t’avouer que l’orage est le seul truc qui de toute mon existence m’a foutu le trac, sinon ni les hommes ni la vie et actuellement la maladie ne m’effraient, mais l’orage oui, c’est bête, non ? Un commissaire est venu me questionner plusieurs fois sur Dany. Il croyait qu’il m’avait filé une part du magot et il voulait savoir où je l’avais planqué comme si avec du chicon, je continuerai à vivre dans ce taudis ! Ces flics… Ne sont pas futés, hein ? Les serial killers, j’ai tous les magazines sur eux. Heaulme, son vieux le suspendait avec du fil de fer dans la cave de la cité, pour lui faire passer ses airs efféminés. À l’école, il est nul en tout et lorsqu’il va travailler son turfiste de père lui confisque sa paye. Walter faisait 1,95 mètre pour 100 kilos. Il les portait bien. Il y avait toujours au moins douze personnes chez lui. C’était un vrai chef barbare. 14 Maman.p65 14 22/12/06, 09:31 En 39, lors de ma communion solennelle, mon oncle Joseph a mis sa femme saoule au lit, il l’a bordée et il est resté avec elle à lui tenir la main. Jamais mon père n’aurait fait ça. Faire passer sa femme avant lui, ne pas se mettre au centre de l’attention, arrêter de s’imbiber avant d’avoir eu son compte, disparaître de la soirée... C’est à cause d’André que tu n’as pas une seule photo de ton père. Jaloux maladif, il les a toutes déchirées en mille morceaux puis jetées dans les chiottes… Quelle passion ! Il pensait peut-être que j’allais les recoller… Admettons qu’Alègre soit un indic. Est-ce que les flics laissent leurs indics tuer des putes ? Donnant/donnant ? Tu me donnes des renseignements et je te laisse te défouler de temps en temps sur une fille ? C’est comme ça que ça marche ? Pourquoi tous les crimes qu’il a commis ont-ils été classés en suicides ? Ça m’obsède vraiment ça. Jacques était un peu effacé, comme toi… Qu’est-ce qui a bien pu te rendre si mortellement sérieux ? Comment, toi mon fils, as-tu pu devenir chiant à ce point-là ? Pourquoi tu fréquen15 Maman.p65 15 22/12/06, 09:31 tes si peu de gens ? Tu as peur ? Qu’est-ce que tu préserves ? Ta torpeur ? Moi, j’ai toujours eu des amies. Et des vraies comme la grande Claudie, la Bruxelloise, celle qui a entretenu son fils jusqu’à l’âge de trente ans, soidisant qu’il s’était cassé le bras en jouant au basket, une brune, très grande, avec une bonne bouille, toute ronde, ah j’aimerais bien la revoir celle-là. Tu t’en souviens ? Mais oui ! Elle était là à l’enterrement de Mamy à Liège. Quand en 1984, sa maman, entre parenthèses, tout aussi alcoolique que son père, meurt d’un cancer, c’est la totalité de l’univers de Heaulme qui s’effondre. Il change du tout au tout. Il dépense son RMI à boire, se met à fréquenter n’importe quel vagabond, mélange alcool et tranquillisants. Il essaye à plusieurs reprises de se suicider en s’ouvrant le ventre avec des tessons de bouteille mais comme toi, il se rate à chaque fois. À vingtsix ans, orphelin, il abandonne sa collection de timbres-poste et saute sur son vélo pour partir droit devant lui… Walter avait acheté un immense domaine avec une très grande maison, l’Orangeraie. Son idée était de lotir ce domaine et de vendre des rési16 Maman.p65 16 22/12/06, 09:31 dences secondaires dans l’arrière-pays de Fréjus avec des piscines mais sans le tralala. Mon père me cognait dessus, puis dans son ivrognerie chialait et c’est moi qui devais le consoler. Un week-end, il m’avait mis une telle raclée que je me suis retrouvée avec un œil au beurre noir. Le lundi, je devais retourner au pensionnat à la mer et ma mère, son seul problème c’était : qu’est-ce qu’ils vont penser de nous là-bas ? Tu leur diras bien que c’est un accident, que tu es tombée dans l’escalier, me répétait-elle. Ton père a fini pompiste. Un jour qu’on roulait dans la campagne en Wallonie, André l’a vu et m’a fait passer cinq fois devant. Il croyait que cela me touchait… Comme si je devais me sentir en plus responsable de Jacques ! Je ne suis jamais arrivée à lui expliquer que ton père soit devenu pompiste ou PDG, pour moi c’était la même chose, je l’avais définitivement oublié. Il ne me croyait pas ! Et des gens calomniés qui passent à TF1 pour se défendre comme l’a fait Baudis, il n’y en a pas des masses non plus. En général, M. Tout-LeMonde, quand il est accusé de quelque chose, innocent ou coupable, il rase les murs ; il ne va pas 17 Maman.p65 17 22/12/06, 09:31 transpirer et se pavaner devant dix millions de spectateurs… Je ne voulais pas avoir de mioche, tu es un accident ; quand je suis tombée enceinte, j’ai voulu avorter mais je ne savais pas comment faire ; Jacques était à l’armée ; nous n’avions pas un kopeck et en Belgique, pays cent pour cent catho… Fallait donc aller en Hollande, mais sans oseille, c’était bien sûr impensable. Un vrai cercle vicieux, quoi. T’as vu comment André s’habillait et comment toi tu t’attifes, lui semblait toujours frais sorti du pressing et toi, t’as l’air de sortir d’une poubelle. Vous avez autant de ressemblance qu’un chien pure race et un corniaud des rues. Tu ne connais même pas ta propre pointure de chaussures ! Tu adorais être puni mais moi ça ne m’intéressait pas du tout de jouer ton jeu, de te laisser croire que tu étais une victime. Pour Claudie, tu pourrais demander à Nicole. Son copain qui bosse au fichier central, s’il m’a retrouvée, il peut bien la retrouver elle aussi, non ? J’en ai un peu marre des gens de cette maison. J’avais ces dernières années un meilleur ami qui habitait ici, homo, très ami, tu sais Serge… 18 Maman.p65 18 22/12/06, 09:31 indd 4 du même auteur aux éditions de la différence Comment j’ai tué la Troisième Internationale situationniste, roman, 2004. Portrait de l’artiste en révolté, essai, 2009. Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles, roman, 2015. CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS Le Gonflable comme expression du négatif, dans Air-Air Celebrating inflatables, Grimaldi Forum, Monaco, 2000. Humour – une biographie de James Joyce (avec Frédéric Pajak), PUF, 2001. Les Invendus, dans D’étoiles et d’écrits, Jean Scheurer, 2001. Le Souffle douleur, dans Gil Joseph Wolman – Défense de mourir, Allia, 2001. Stéphane Magnin, CAPC/Musée d’art contemporain de Bordeaux, 2002. Les Crucifiés du Futile, dans Lee 3 Tau Ceti Central Armory Show, Villa Arson, Nice, 2003. © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2007. 05/11/2015 11:33