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ÉRIC PESSAN LES GÉOCROISEURS roman LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE GEOCOISEURSBON.p65 5 Noir 02/06/04, 15:44 J-74 Entendu chez Georges, le boucher. – Conneries, pardon, mesdames, mais c’est de la connerie tout ça. – Vous croyez ? Ils ont dit que c’était la même chose pour les dinosaures. – Les dinosaures, les dinosaures... ils y étaient peutêtre avec les dinosaures pour savoir ce qui s’est passé ? Ils ont demandé leur avis aux dinosaures ? – Enfin, en attendant il ne faut pas se laisser aller. – Ah, ça non ! Tant qu’il y a de la vie, comme dirait l’autre... – Quand même, moi je me fais bien du souci. – Je vais vous mettre du premier choix, une fois mangé ce morceau le moral reviendra ! 10 GEOCOISEURSBON.p65 10 Noir 02/06/04, 15:44 J-36 Entendu dans la rue. – Toute une vie, laisser toute une vie derrière soi... Abandonner mon jardin, j’ai pas le cœur, pas le cœur. – Allons, ne pleurez pas. – Laisser toute une vie... – Il vaut mieux laisser toute une vie que la vie tout court... 11 GEOCOISEURSBON.p65 11 Noir 02/06/04, 15:44 J-3 Mon cas est grave, j’ai enfreint la loi, je ne me suis pas soumis comme mes concitoyens aux ordres, je pose un problème, oui, un sérieux problème, un problème de plus et ce n’est pas le moment, parce que des problèmes on en a jusque-là (geste), alors j’ai intérêt à ne pas en rajouter, mon attitude est irresponsable, me fait-on savoir, irréfléchie et légère. Je suis un écervelé, s’énervet-on. La colère les tient. Je revois leur première réaction. Stupéfaction. Bouches arrondies de surprise, ils n’auraient pas cru, ah ça non, si on leur avait dit, ça alors ! J’ai produit mon petit effet. Ainsi je suis le dernier, le dernier à m’accrocher, à ne pas avoir quitté la ZI, l’ultime être humain dans un rayon de quatre cents kilomètres, le seul habitant du cercle dont le centre est à peu de chose près ma maison. Mais qu’est-ce qui peut bien me passer par la tête ? veut-on savoir. Je ne sais donc pas que je vis au cœur de la ZI ? Z comme zone et I comme impact. Dans trois jours le paysage sera remodelé, dévasté, annihilé. Hein ? Il n’est pas au courant ? Il (c’est-à-dire moi) n’a pas entendu les infos ? Il n’a pas lu les courriers ? Car il en a reçu des courriers, plusieurs, à en-tête bleu-blanc-rouge, en recommandé, il a forcément signé l’accusé de réception. Il n’a rien com12 GEOCOISEURSBON.p65 12 Noir 02/06/04, 15:44 pris, alors ? Gênés, les deux gendarmes tournent en rond. Empêtrés par leurs bras, ils acceptent de s’asseoir, de m’écouter, d’entendre mes arguments. Je ne partirai pas, et d’ailleurs je ne suis pas le seul, ils relèvent les yeux, ils n’ouvrent plus la bouche. Quoi ? disent leurs regards, il y en a d’autres ? Un complot ? Un bataillon de dissidents ? Une secte millénariste résolue au suicide collectif ? Des allumés en attente des ovnis ? Des entêtés espérant la rencontre du troisième type ? Des agneaux volontaires pour holocauste piaculaire ? Des dégénérés consanguins sans cervelle ni jugeote... Non, pas un complot, Michèle, mon épouse, reste également, nous n’évacuerons pas la Zone d’Impact. Comprenez, commence l’un des deux gendarmes, le plus âgé, le chef sans doute, je ne suis pas assez renseigné en matière d’insigne de gendarmerie pour pouvoir déduire sa supériorité hiérarchique d’un quelconque indice. Comprenez, dit-il. Non, je coupe vivement sa phrase hésitante, non, excusezmoi mais j’ai déjà compris, bientôt un an que le seul et unique sujet de conversation se circonscrit à la catastrophe à venir. La catastrophe, on me l’a expliquée, on a déroulé sous mes yeux d’interminables rubans d’hypothèses. On m’a forcé à la comprendre, la catastrophe. Tout a déjà été dit, reconnaissez-le, tout et bien pire. À la télé, dans les journaux, à la radio, dans la rue, dans les files d’attente des commerçants, tenez, le petit carnet sur le bureau, à côté de votre bras, passez-le-moi voulezvous, écoutez bien, j’épie les conversations, je prends des notes, j’observe, je consigne, c’est pour moi une sorte de marotte, une activité machinale. Vous voulez savoir ce qui se dit dans le village depuis le début de cette regrettable affaire ? J’ai tout archivé, je peux restituer les conversations jour par jour. Non, le gendarme m’interrompt, il ne veut pas, il n’est pas entré pour que je lui fasse la lecture, il me lance un regard noir. Son 13 GEOCOISEURSBON.p65 13 Noir 02/06/04, 15:44 collègue, plus jeune, en profite pour remonter sa manche et jeter un œil à son bracelet-montre. Il est tard. Bref, j’explique, je sais tout ce que j’ai besoin de savoir sur le sujet, excusez-moi mais on en a bouffé de l’information depuis un an, n’êtes-vous pas de mon avis ? J’appuie mon interrogation d’un geste du bras. Et, effectivement, le gendarme se tait, il ne répond pas à ma question, se contente de baisser les yeux. Son coéquipier ne bouge pas. Je sais les risques, je sais le point d’impact, je sais les conséquences, je sais notre fin certaine, ne me faites pas la morale, par pitié, pas la morale, j’ai passé l’âge, croyez-moi. Le plus jeune relève les yeux, j’ai peut-être gaffé en parlant de mon âge, j’aurais peut-être dû garder cet argument pour parer une insistance, pour les contrer s’ils s’étaient mis en tête de me convaincre par un exposé raisonnable. Là, ayant évoqué en premier ma vieillesse, je crois lire un doute dans le regard du plus jeune, une question surnage, comme un espoir d’en finir au plus vite. J’ai toute ma tête, dis-je aussitôt. Et pour combler la brèche, infirmer l’hypothèse, je me lance dans le récit de ces derniers mois, savez-vous que je m’intéressais à cette affaire bien avant la découverte qui nous préoccupe tous, savez-vous que je me passionne au sujet des objets célestes depuis des années, savez-vous, par exemple, que le 14 juin 2002 un astéroïde gigantesque baptisé 2002 MN s’est approché à 120 000 kilomètres de la terre, un mouchoir de poche à l’échelle du système solaire, vous en conviendrez. Il a pourtant fallu attendre le 17, trois jours plus tard, pour qu’un astronome découvre, totalement par hasard, son passage au raz de notre planète. Ce n’est pas un hasard, par contre, si je vous raconte cette histoire déjà vieille, 2002 MN causa quelques frayeurs au monde scientifique, il servit de prétexte pour tirer des sonnettes d’alarme et obtenir des crédits afin d’établir un vaste programme 14 GEOCOISEURSBON.p65 14 Noir 02/06/04, 15:44 de détection et de recensement des astéroïdes susceptibles de menacer notre ciel. L’étude, je ne vous apprends rien, eut des difficultés à se mettre en route, la recherche fut ralentie par des problèmes de budget, par la marginalité de l’objet d’investigation et les réticences des gouvernements à s’accorder sur un échange international de compétences. De plus, vous devez le savoir, l’étude portait sur des millions d’astéroïdes, l’espace est saturé de poussières, cailloux et autres glaces en mouvement. Il fallut observer, trier, mesurer, calculer les trajectoires pour se concentrer uniquement sur les géocroiseurs, ceux qui s’approchent. J’ouvre ici une parenthèse, je suis sans doute vieille France, aussi je préfère employer le terme de géocroiseur à celui de near earth object adopté par les médias, j’ai toujours des difficultés à employer l’anglais. Near earth object ne signifie rien pour moi. Et c’est encore pire avec les initiales, Neo. Les journalistes adorent ce genre d’abréviations-chocs, Neo. Ils aiment forger les mots à la mode, Neo. Les Neo s’avancent, je lis dans les journaux, excusez-moi, mais je n’ai pas l’impression de bien comprendre... Pourquoi employer ces initiales, Neo, si ce n’est pour refuser d’admettre la vérité, pour s’échapper, pour se dire que les Neo n’existent pas, qu’on regarde un film, qu’on lit un roman de science-fiction. Les Neo sont un péril abstrait, ne trouvezvous pas ? Les géocroiseurs, eux, évoquent la lourdeur guerrière d’une masse en mouvement… J’ai donc tendance à utiliser le terme français... J’en reviens à mon histoire, 2004 EP 70 fut la principale trouvaille de ce programme d’inventaire. Rappelez-vous, le premier article à parler de ce géocroiseur décrivit un merveilleux bolide, détailla ses deux kilomètres de long et expliqua, sous forme de boutade, qu’un tel météore pourrait provoquer la fin du monde. Deux semaines passèrent, 2004 EP 70 fit la une de la presse, avec un chiffre, 90 % de 15 GEOCOISEURSBON.p65 15 Noir 02/06/04, 15:44 probabilités pour une collision avec la terre, et un constat : jamais depuis la naissance de l’humanité un objet de cette taille ne s’était présenté dans notre ciel. Alerte rouge sur l’échelle de Turin. Et deux mois plus tard, l’autre choc, les manchettes sensationnelles. 2004 EP 70 ne venait pas seul, au moins quatre autres cailloux le talonnaient, entraînés à sa suite. Les deux gendarmes m’écoutent sans m’interrompre, j’espère détourner leur attention de possibles soupçons liés à mon âge, la sénescence n’affecte en rien mes facultés mentales, je dis, je ne vais pas me laisser déloger, ils n’abuseront pas de la situation, je file doux, parle, je prends sur moi d’être diplomate, amical. Le plus jeune bouge sur sa chaise, il a rentré la tête dans les épaules, a caché ses mains dans les poches de sa veste. Son visage témoigne d’une absence. Je songe à un hologramme inventé par Morel en son île. Vous ne chauffez pas, dit-il, sa voix exprime moins une question qu’un regret. Ah, le froid. Au plus fort de l’hiver, je réponds, les températures avoisinent le zéro dans ma cabane, c’est ainsi que je nomme cette pièce malcommode où vous m’avez débusqué. Nous sommes au-dessus du garage, la toiture est en tôle, j’ai cloué des plaques de polystyrène entre les poutres pour rabattre la chaleur à l’intérieur. Le vent glisse par les joints craquelés des vitres, tourne dans la pièce et ressort sous la porte. Alors, que voulez-vous, le petit convecteur électrique ne parvient pas à lutter, à peine réussit-il à maintenir ma cabane hors gel, et encore gaspille-t-il dans sa bataille une quantité démesurée d’électricité. Démesurée, parfaitement. La facture, il y a de cela quelques années, était le sujet de violentes disputes. Michèle, mon épouse, m’ordonnait de renoncer à ma cabane, de m’installer au salon pour effectuer mes bricolages. Je dois vous faire une confidence, vous pardonnerez mes digressions, Michèle nomme « bricolage » le temps que 16 GEOCOISEURSBON.p65 16 Noir 02/06/04, 15:44 j’emploie à l’écriture et à la lecture. Bricolage convient sans doute mieux à un homme comme moi. Un mari bricole, surtout depuis la retraite, il épuise ses mains, il se rend utile, il réalise les menus travaux nécessaires. Il soulage, entretient, répare et bidouille mille et une choses plus ou moins pratiques. Le bricolage est l’activité reine du temps libre. Ma cabane, si au moins je la bricolais, si je calfeutrais la porte, changeais les fenêtres, isolais correctement le plafond, voilà qui serait dans la norme. L’effort de coups de masse et de marteau, la vrille d’une perceuse, un tas de ciment frais au sol remué à grandes pelletées. Laine de roche, BA13, peinture. Me comporter comme se comportent les hommes, agir, améliorer mon quotidien. Une facture en diminution, une douce température, au lieu que je sois assis, frigorifié, des mitaines aux doigts, à bricoler mes cahiers, et vous reçoive dans de si mauvaises conditions. Je n’ai jamais été doué pour les travaux, je ne mésestime pas l’inconfort de ma cabane, pourtant je ne me résous pas à y remédier. Je suis désolé de vous accueillir dans un tel froid. Nous ne restons pas, commente celui que je prends pour le chef, nous passions quand nous avons vu la lumière de votre... cabane. Oui, je bricolais, je m’excuse à nouveau de ne pas vous recevoir dans la maison, il est déjà tard et Michèle se couche tôt. Écoutez, fait le chef en se levant, en cela aussitôt imité par le plus jeune, visiblement ravi de remuer avant de mourir, pris par les glaces. J’observe leurs mouvements identiques, chorégraphie bleu marine, déplacements de képis. S’il vous plaît, disje, s’il vous plaît, ne tentez pas de me convaincre, je vous l’ai déjà dit, je veux rester, je sais vos raisons, avec Michèle nous avons décidé de ne pas bouger, nous souhaitons demeurer ici, à Saint-Hilaire du Coin, au cœur exact de la Zone d’Impact. Nous refusons l’évacuation, le relogement, l’exil, nous attendons, nous voulons en17 GEOCOISEURSBON.p65 17 Noir 02/06/04, 15:44 caisser ce coup porté de l’espace, nous nous sommes dissimulés lorsque l’armée a ratissé la région à la recherche des derniers réfractaires, nous avons joué à cachecache comme des enfants, et nous avons gagné la partie, toute notre vie nous nous étions comportés comme des souris, nous nous sommes montrés chats. Vous avez dû, j’imagine, participer aux opérations d’évacuation des derniers récalcitrants, c’était très impressionnant. Dès le matin, les camions, les soldats déployés, les cris, les mains qui vérifiaient la fermeture de chaque porte, les injonctions au porte-voix. Vous devez évacuer la commune. Vous êtes au cœur de la Zone d’Impact. Y’a quelqu’un ? Y’a-t-il encore quelqu’un ? Vous devez évacuer. L’armée contrôlait les villages, allait de hameau en hameau, à la recherche d’éventuels rebelles, d’illuminés persuadés que les géocroiseurs étaient un signe de Dieu, des extraterrestres, la manifestation d’une force transcendante, l’appel du destin, des ovnis camouflés, la parousie, la venue de l’Antéchrist, la rédemption, le salut, la damnation, une manœuvre politique destinée à cacher l’existence des aliens, comme dans le film de Spielberg lorsque l’armée fait croire à un empoisonnement de l’air pour masquer l’arrivée des petits hommes fluos. Les soldats cherchaient des vieillards abandonnés par leur famille, des retardés, des ermites, des désespérés qui refusaient de quitter leur maison, quelques Siméon oubliés au sommet de leur colonne. Et ils en trouvaient, souvenez-vous, à la pelle, par camions entiers. On voyait les images à la télévision, les journalistes abasourdis par tant de misère, d’ignorance et de méchanceté. Des vieux gâteux perdus en route par les enfants, des vieillards édentés, enfermés dans une mansarde, cadenassés au grenier, allongés dans une cave, ayant recouvré brusquement leurs réflexes de la dernière guerre, pensant se protéger des géocroiseurs comme ils s’étaient protégés 18 GEOCOISEURSBON.p65 18 Noir 02/06/04, 15:44 des bombardements de l’aviation alliée. Et des veuves en tabliers misérables, vivant en totale autarcie. Des jeunes aussi, claquemurés, le regard éteint, semblant ne pas très bien comprendre pourquoi on les emmenait, pourquoi on les filmait... Les pouvoirs publics refusant d’avouer qu’ils savaient si peu de choses des gens... L’armée fouilla le village, ratissa les rares rues. Des soldats frappèrent aux portes, rigolèrent doucement car ils savaient bien que les gens n’étaient pas si fous, que les gens ne voulaient pas se prendre une météorite sur la gueule, quand même. L’armée fit beaucoup de bruit, des messages furent diffusés par de puissantes sonos, on rappela que la ZI était dangereuse, que la ZI serait dévastée par les géocroiseurs, que la ZI était interdite à quiconque. On qualifia de martiale la loi appliquée aux territoires de la ZI. L’armée s’agita, le village bruyait de camions, d’avertissements, de rires des soldats, de pas, de courses, de poings heurtant les portes, puis le calme revint, l’armée partit inspecter une autre commune, à deux kilomètres, située elle aussi en Zone d’Impact. L’armée nous laissa. Il fut si facile de se cacher, un véritable jeu d’enfant… Les gendarmes m’écoutent dans le froid, ils n’osent sautiller, ils ne peuvent s’asseoir par crainte de geler. Mais je vous embête avec ces histoires que vous devez déjà connaître, j’enchaîne sans leur laisser le temps de prendre la parole, vous avez regardé les mêmes émissions que moi… Si ça se trouve, vous avez participé à ces vastes opérations de cueillette des égarés, vous avez donné du poing contre des portes, vous savez tout cela bien mieux que moi… Pour l’heure, vous avez froid, vous désirez sans doute regagner votre véhicule. Pas sans vous ni votre épouse, me dit le chef, les yeux figés dans les miens, d’une voix de missionnaire, gorgé de la conviction du juste, il exprime sa tâche, son devoir, il me fait savoir qu’il ira jusqu’au bout. Le rap19 GEOCOISEURSBON.p65 19 Noir 02/06/04, 15:44 port de force, si rapport de force il doit y avoir, sera inégal, que puis-je, moi, face à deux hommes jeunes, en bonne santé, armés, reliés au monde par radio, pouvant réclamer ambulance, camisole, calmants, anesthésiants. Le faible, je suis le faible, pot de terre, j’ai vécu une existence de faible, d’employé, de soumis, d’obéissant. Je suis l’assujetti, je n’obtiendrai rien par la violence, je dois déployer le miel, me rendre sympathique, faire taire les protestations qui montent en moi. Sinon, je perdrai. Dès que les gendarmes s’énerveront, je perdrai. Oubliezmoi, si vous aviez tourné à gauche de l’église vous n’auriez pas aperçu ma lumière, le choc est pour aprèsaprès-demain, vous devez être débordés, des millions de gens à reloger, le pays entier à préparer à la catastrophe, les incendies à prévenir, les effondrements à éviter, l’hystérie à juguler, vous avez mieux à faire, vous perdez votre temps à vous préoccuper d’un couple de vieillards, vos bras, votre force et votre intelligence sont attendus ailleurs, oubliez ma cabane, oubliez-moi, disje calmement, ma voix glisse sur du velours, aucun tremblement n’altère son flux, transformant ce qui aurait pu n’être qu’une supplique pleurnicharde en affirmation décidée, opiniâtre même. Ne vous obstinez pas, me répond sobrement le chef supposé, montrant par là qu’il a compris le ton de ma voix et que sa conviction n’en est pas pour autant ébranlée. Vous partirez avec nous, je suis désolé pour vous mais vous n’avez pas le choix. Laissant à son chef le soin de me ramener à la raison, le plus jeune entreprend de faire les cent pas dans ma cabane, un véritable exploit vu l’étroitesse du lieu. Hormis le canapé et la table transformée en bureau, la pièce est tapissée de livres. Des étagères garnissent les murs du sol au plafond. Le jeune gendarme s’approche, détaille certains titres et se retourne vers moi. Je ne les ai jamais comptés, dis-je, précédant sa question, il doit y 20 GEOCOISEURSBON.p65 20 Noir 02/06/04, 15:44 avoir entre dix et douze mille ouvrages. Il me sourit, je lui rends son sourire, je ne sais s’il sourit de ma perspicacité à deviner sa question à venir ou s’il sourit tout simplement à la présence des livres. Un gendarme qui aime les livres c’est plutôt bon signe, je pense, puis je reprends mon bavardage à l’attention de son chef, je ne laisse pas de blanc, j’aimerais parler sans interruption, user des mots pour brouiller leur méfiance, produire une longue phrase, pâteuse, épaisse, sans silence, sans respiration, une phrase insécable, une phrase enclume pour les assommer. Le chef ne manifeste, hélas, nulle curiosité vis-à-vis de mes livres, je peux même affirmer qu’il s’en fout de mes livres. Indifférence totale, il ne s’approche pas pour savoir s’il s’agit de littérature, d’ouvrages techniques ou de manuels de cuisine, non, il me fixe, inflexible, insensible à la présence de tant de papier. Ne pouvez-vous respecter ma volonté, je lui demande, je me suis retenu à temps de ne pas qualifier ma volonté de dernière, trop d’emphase et de drame nuirait à ma tentative de persuasion. Je n’en ai pas le droit, me répond-il. Oh combien je hais les réponses de cette sorte, ce maquillage infâme des mots, il se cache derrière sa fonction, le je, sujet de la phrase, est asservi au droit. L’individu disparaît derrière le devoir, une brusque envie de crier me prend, une envie de grossièreté, j’avais entre dix et quatorze ans pendant la dernière guerre, j’en ai connu des gens comme ce gendarme, l’époque encourageait cette attitude, les imbéciles terraient leur je sous une fonction, s’ensevelissaient sous les circonstances. Pas besoin d’une météorite pour cela, pas besoin de milliers de tonnes de rocs extraterrestres, juste la banalité d’une tournure d’esprit. J’en avais vu des miliciens, des gendarmes au je englouti sous une chape putride de il-faut-bien, ce genre de pensée s’accompagne de maximes ignobles Si-ce-n’est-pas-moi-un-autre-le-fera, apho21 GEOCOISEURSBON.p65 21 Noir 02/06/04, 15:44 rismes destinés à laver la pensée, à bien reboucher le trou dans lequel est tombé le je, des fois qu’il se débattrait encore. Je deviens on, je deviens il. Collabo, ai-je failli crier, me retenant à la dernière minute, disciplinant mon langage, parvenant à maîtriser mon élan. Pas d’éclat, pas de vague, si je m’énerve, je suis cuit, il fera jouer l’irresponsabilité, il n’aura aucun remords à m’envoyer en express dans la zone prétendument sûre, il nous y flanquera, Michèle et moi, dans l’ambulance, allez ! ouste ! les vieux schnocks ! virés de la ZI, et que ça saute ! Il s’assurera personnellement de la bonne fermeture des portes, et roulez vers une maison de retraite ! Pin pon, avec sirène et gyrophare ! Il exécutera ce que le droit lui dicte, sa conscience bien à l’abri sous la couverture de sa mission, de son rôle. Saloperie de gendarme, me disje pour me calmer. Chez certains l’insulte exalte, chez moi elle apaise, même en pensée. Dans l’un des livres qui patientent sur les étagères de ma cabane, un poète explique qu’il fabrique du saucisson avec certaines personnes, il détaille comment il malaxe les maréchaux, comment il a inventé la mitraillette à gifle et comment il tue plusieurs fois par jour ses proches. M’inspirant de ses méthodes, j’assassine le gendarme, cela se passe très vite, je m’adosse à la table, saisis le grand coupe-papier, me jette sur lui, plante la lame de bois exotique dans son bras, il crie, je m’empare de son arme de service, il est furieux, il tente d’extraire le coupe-papier en gémissant, son visage a certainement pris une expression terrible, cramoisie, et pan !, je l’abats presque à bout portant. Le crâne explose, œil délogé de l’orbite, jet de cervelle, éruption de sang, etc., etc., on a tous vu la scène à la télévision. J’épargne le plus jeune, on verra plus tard. Les consignes sont formelles, fait le cadavre étêté du gendarme en chef, nous avons ordre d’évacuer le secteur dans un rayon de quatre cents kilomètres, vous devriez 22 GEOCOISEURSBON.p65 22 Noir 02/06/04, 15:44 être parti depuis au moins un mois, nous pouvons utiliser tous les moyens nécessaires afin que la loi soit appliquée, la loi martiale, ajoute-t-il, est en vigueur sur l’ensemble de la Zone d’Impact. À bien y regarder, il parlait moins de son vivant, tuer ne soulage que le temps d’imaginer le meurtre, il ne faut pas faire confiance aux livres. Aussi, poursuit-il, je vous prie d’aller réveiller votre épouse, de préparer quelques bagages et de nous suivre sans tarder, comme vous l’avez si précisément remarqué, nous ne pouvons perdre notre temps, l’impact est prévu dans trois jours, vous devez rallier la zone de sécurité au plus vite. Zone de sécurité, je lève les yeux au ciel, zone de sécurité, les hypothèses sur les conséquences du choc avec 2004 EP 70, dis-je à voix haute, on en dénombre trois principales. Premièrement, la plus improbable, la force de la collision disloque la terre. En mille morceaux. Paf ! Boum et silence.................. Et finies les questions. La communauté scientifique est très partagée sur cette supposition, on maintient qu’un projectile de deux kilomètres de long, même lancé à une vitesse prodigieuse, ne pourrait désintégrer la terre. Deuxièmement, le choc serait suffisant pour décrocher la terre de son orbite. On peut imaginer notre planète s’éloignant du soleil, se glacer peu à peu, perdre son atmosphère, devenir progressivement inhospitalière, impropre au maintien de la vie. Plus raisonnablement, on peut supposer qu’elle pivote sur son axe, transformant durablement l’équilibre climatique. Si elle bascule de 90°, les pôles deviendront des zones tropicales et les actuelles zones tempérées subiront une importante glaciation. Pareil phénomène s’est déjà produit, nous assure-t-on, il y a des milliards d’années, le léger décentrement actuel de l’axe de la terre serait la conséquence d’un choc gigantesque, vous avez dû l’entendre comme moi à la radio, un choc datant 23 GEOCOISEURSBON.p65 23 Noir 02/06/04, 15:44 d’avant l’apparition de la vie... S’il vous plaît, tente le gendarme en chef. Troisièmement, je dis d’une voix plus forte, coupant ses velléités de m’interrompre, on se hasarde à penser que la course de la terre ne sera pas altérée. Notre planète pourra encaisser le projectile sans dévier, les entraves qui la ficellent à son orbite résisteront à ce violent télescopage. Si on se chamaille beaucoup autour de ces trois hypothèses, l’on s’accorde à dire que pareil choc dévastera une zone dont le périmètre n’est pas réellement délimitable. Le reste de la planète sera vite recouvert de poussières, noyé par les eaux et rapidement inhabitable. Sur ces conséquences, on est unanime. À quoi bon m’obliger à faire un saut de deux cents kilomètres dans ce cas ? Le silence seul répond à ma question, le gendarme en chef est désemparé, il ne doit pas être très gradé, un vrai chef est à l’abri du désarroi. L’homme a tout au plus une quarantaine d’années, un léger embonpoint maintenu à distance par une pratique sportive régulière, une allure athlétique – épaules larges, un bon mètre quatre-vingts de hauteur –, une absence surprenante de moustache, mon regard glisse sur ses pieds, autre surprise, il possède de tous petits pieds, sa pointure n’excède pas le trente-neuf/quarante, une pointure honorable dans l’absolu, un peu ridicule associée à une stature d’un tel volume. Je souris, intérieurement bien entendu, un grand chef peut-il avoir de petits pieds ? La question est grotesque, comment a-telle pu se former en mon esprit ?, l’heure est aux pensées sérieuses. Julien, ordonne le gendarme aux petits pieds, descends dans la maison et va réveiller madame. Julien, puisque c’est son prénom, se détache à regret de l’inventaire des étagères et désigne la porte au fond de ma cabane. Ma cabane est une extension construite sur le toit de mon garage, je l’ai déjà précisé, on peut y accéder directement par un vieil escalier en pierre 24 GEOCOISEURSBON.p65 24 Noir 02/06/04, 15:44 ouvrant sur la route. La porte n’est jamais fermée, un luxe, je m’amuse à braver la paranoïa nationale. Un jour, tu te feras voler, me prédit Michèle. Voler quoi ? Mes carnets ? Des livres qui n’intéressent plus les bouquinistes ? L’autre porte, celle que désigne Julien le gendarme, mène au garage, d’où l’on accède à la cuisine et, de là, à l’ensemble de la maison. C’est fermé de l’intérieur, je mens pour gagner du temps, et puis Michèle... Michèle... Je laisse ma phrase en suspens, ce qui ne manque pas d’énerver Petitpied le gendarme, quoi, Michèle ? il demande. Mon épouse... je réplique, évasif. Quoi, votre épouse ? Vous avez déclaré qu’elle dormait. Oui, elle dort, mais... Quoi ? Il faut que je vous explique pour Michèle. Michèle sucre le bourguignon et sale les crêpes. Littéralement. Je vous livre la vérité. À table elle nie l’évidence, me rétorque que je suis difficile, que je n’aime pas sa cuisine, que je n’ai qu’à aller me faire cuire un œuf, et elle feint de manger avec appétit, sourit à chaque bouchée. Je dois me lever, ôter gentiment son assiette. Elle pousse les hauts cris, s’indigne de mon attitude, gémit, ne comprend pas, déplore mon absence de reconnaissance, se plaint. Je trouve toujours à redire, dit-elle, puis elle éclate en sanglots. Du bout de la fourchette elle insiste pour regoûter à la viande, frissonne en avalant cette sauce à la mélasse. Je soupire de soulagement, elle s’est réveillée, elle ne s’obstine plus dans son erreur. Je la prends dans mes bras, calme ses pleurs et me lève pour préparer une omelette ou une casserole de nouilles que nous mangeons en riant. Heureusement ces retours sont encore fréquents. Messieurs, voyez cette pièce sommairement aménagée, ce local incertain que je nomme ma cabane, au nord une fenêtre ouvre sur l’arrière de l’église, Jésus tend sa paume en négatif, le vitrail demeure sombre, garanti d’éventuels actes de malveillance par un fin grillage. 25 GEOCOISEURSBON.p65 25 Noir 02/06/04, 15:44 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE L’Effacement du monde, roman, 2001. Chambre avec gisant, roman, 2002. © SNELA La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris, 2004. GEOCOISEURSBON.p65 4 Noir 02/06/04, 15:44