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ÉRIC PESSAN
LES GÉOCROISEURS
roman
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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J-74
Entendu chez Georges, le boucher.
– Conneries, pardon, mesdames, mais c’est de la
connerie tout ça.
– Vous croyez ? Ils ont dit que c’était la même
chose pour les dinosaures.
– Les dinosaures, les dinosaures... ils y étaient peutêtre avec les dinosaures pour savoir ce qui s’est passé ?
Ils ont demandé leur avis aux dinosaures ?
– Enfin, en attendant il ne faut pas se laisser aller.
– Ah, ça non ! Tant qu’il y a de la vie, comme
dirait l’autre...
– Quand même, moi je me fais bien du souci.
– Je vais vous mettre du premier choix, une fois
mangé ce morceau le moral reviendra !
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J-36
Entendu dans la rue.
– Toute une vie, laisser toute une vie derrière soi...
Abandonner mon jardin, j’ai pas le cœur, pas le cœur.
– Allons, ne pleurez pas.
– Laisser toute une vie...
– Il vaut mieux laisser toute une vie que la vie tout
court...
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J-3
Mon cas est grave, j’ai enfreint la loi, je ne me suis
pas soumis comme mes concitoyens aux ordres, je pose
un problème, oui, un sérieux problème, un problème de
plus et ce n’est pas le moment, parce que des problèmes
on en a jusque-là (geste), alors j’ai intérêt à ne pas en
rajouter, mon attitude est irresponsable, me fait-on savoir, irréfléchie et légère. Je suis un écervelé, s’énervet-on. La colère les tient. Je revois leur première réaction.
Stupéfaction. Bouches arrondies de surprise, ils
n’auraient pas cru, ah ça non, si on leur avait dit, ça
alors ! J’ai produit mon petit effet. Ainsi je suis le dernier, le dernier à m’accrocher, à ne pas avoir quitté la ZI,
l’ultime être humain dans un rayon de quatre cents kilomètres, le seul habitant du cercle dont le centre est à peu
de chose près ma maison. Mais qu’est-ce qui peut bien
me passer par la tête ? veut-on savoir. Je ne sais donc
pas que je vis au cœur de la ZI ? Z comme zone et I
comme impact. Dans trois jours le paysage sera remodelé, dévasté, annihilé. Hein ? Il n’est pas au courant ?
Il (c’est-à-dire moi) n’a pas entendu les infos ? Il n’a
pas lu les courriers ? Car il en a reçu des courriers, plusieurs, à en-tête bleu-blanc-rouge, en recommandé, il a
forcément signé l’accusé de réception. Il n’a rien com12
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pris, alors ? Gênés, les deux gendarmes tournent en rond.
Empêtrés par leurs bras, ils acceptent de s’asseoir, de
m’écouter, d’entendre mes arguments. Je ne partirai pas,
et d’ailleurs je ne suis pas le seul, ils relèvent les yeux,
ils n’ouvrent plus la bouche. Quoi ? disent leurs regards,
il y en a d’autres ? Un complot ? Un bataillon de dissidents ? Une secte millénariste résolue au suicide collectif ? Des allumés en attente des ovnis ? Des entêtés
espérant la rencontre du troisième type ? Des agneaux
volontaires pour holocauste piaculaire ? Des dégénérés
consanguins sans cervelle ni jugeote... Non, pas un complot, Michèle, mon épouse, reste également, nous n’évacuerons pas la Zone d’Impact. Comprenez, commence
l’un des deux gendarmes, le plus âgé, le chef sans doute,
je ne suis pas assez renseigné en matière d’insigne de
gendarmerie pour pouvoir déduire sa supériorité hiérarchique d’un quelconque indice. Comprenez, dit-il. Non,
je coupe vivement sa phrase hésitante, non, excusezmoi mais j’ai déjà compris, bientôt un an que le seul et
unique sujet de conversation se circonscrit à la catastrophe à venir. La catastrophe, on me l’a expliquée, on a
déroulé sous mes yeux d’interminables rubans d’hypothèses. On m’a forcé à la comprendre, la catastrophe.
Tout a déjà été dit, reconnaissez-le, tout et bien pire. À
la télé, dans les journaux, à la radio, dans la rue, dans les
files d’attente des commerçants, tenez, le petit carnet
sur le bureau, à côté de votre bras, passez-le-moi voulezvous, écoutez bien, j’épie les conversations, je prends
des notes, j’observe, je consigne, c’est pour moi une
sorte de marotte, une activité machinale. Vous voulez
savoir ce qui se dit dans le village depuis le début de
cette regrettable affaire ? J’ai tout archivé, je peux restituer les conversations jour par jour. Non, le gendarme
m’interrompt, il ne veut pas, il n’est pas entré pour que
je lui fasse la lecture, il me lance un regard noir. Son
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collègue, plus jeune, en profite pour remonter sa manche et jeter un œil à son bracelet-montre. Il est tard. Bref,
j’explique, je sais tout ce que j’ai besoin de savoir sur le
sujet, excusez-moi mais on en a bouffé de l’information
depuis un an, n’êtes-vous pas de mon avis ? J’appuie
mon interrogation d’un geste du bras. Et, effectivement,
le gendarme se tait, il ne répond pas à ma question, se
contente de baisser les yeux. Son coéquipier ne bouge
pas. Je sais les risques, je sais le point d’impact, je sais
les conséquences, je sais notre fin certaine, ne me faites
pas la morale, par pitié, pas la morale, j’ai passé l’âge,
croyez-moi. Le plus jeune relève les yeux, j’ai peut-être
gaffé en parlant de mon âge, j’aurais peut-être dû garder
cet argument pour parer une insistance, pour les contrer
s’ils s’étaient mis en tête de me convaincre par un exposé
raisonnable. Là, ayant évoqué en premier ma vieillesse,
je crois lire un doute dans le regard du plus jeune, une
question surnage, comme un espoir d’en finir au plus
vite. J’ai toute ma tête, dis-je aussitôt. Et pour combler
la brèche, infirmer l’hypothèse, je me lance dans le récit
de ces derniers mois, savez-vous que je m’intéressais à
cette affaire bien avant la découverte qui nous préoccupe tous, savez-vous que je me passionne au sujet des
objets célestes depuis des années, savez-vous, par exemple, que le 14 juin 2002 un astéroïde gigantesque baptisé 2002 MN s’est approché à 120 000 kilomètres de la
terre, un mouchoir de poche à l’échelle du système solaire, vous en conviendrez. Il a pourtant fallu attendre
le 17, trois jours plus tard, pour qu’un astronome découvre, totalement par hasard, son passage au raz de
notre planète. Ce n’est pas un hasard, par contre, si je
vous raconte cette histoire déjà vieille, 2002 MN
causa quelques frayeurs au monde scientifique, il servit de prétexte pour tirer des sonnettes d’alarme et
obtenir des crédits afin d’établir un vaste programme
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de détection et de recensement des astéroïdes susceptibles de menacer notre ciel. L’étude, je ne vous apprends
rien, eut des difficultés à se mettre en route, la recherche
fut ralentie par des problèmes de budget, par la marginalité de l’objet d’investigation et les réticences des gouvernements à s’accorder sur un échange international
de compétences. De plus, vous devez le savoir, l’étude
portait sur des millions d’astéroïdes, l’espace est saturé
de poussières, cailloux et autres glaces en mouvement.
Il fallut observer, trier, mesurer, calculer les trajectoires
pour se concentrer uniquement sur les géocroiseurs, ceux
qui s’approchent. J’ouvre ici une parenthèse, je suis sans
doute vieille France, aussi je préfère employer le terme
de géocroiseur à celui de near earth object adopté par
les médias, j’ai toujours des difficultés à employer l’anglais. Near earth object ne signifie rien pour moi. Et
c’est encore pire avec les initiales, Neo. Les journalistes
adorent ce genre d’abréviations-chocs, Neo. Ils aiment
forger les mots à la mode, Neo. Les Neo s’avancent, je
lis dans les journaux, excusez-moi, mais je n’ai pas l’impression de bien comprendre... Pourquoi employer ces
initiales, Neo, si ce n’est pour refuser d’admettre la vérité, pour s’échapper, pour se dire que les Neo n’existent pas, qu’on regarde un film, qu’on lit un roman de
science-fiction. Les Neo sont un péril abstrait, ne trouvezvous pas ? Les géocroiseurs, eux, évoquent la lourdeur
guerrière d’une masse en mouvement… J’ai donc tendance à utiliser le terme français... J’en reviens à mon
histoire, 2004 EP 70 fut la principale trouvaille de ce
programme d’inventaire. Rappelez-vous, le premier article à parler de ce géocroiseur décrivit un merveilleux
bolide, détailla ses deux kilomètres de long et expliqua,
sous forme de boutade, qu’un tel météore pourrait provoquer la fin du monde. Deux semaines passèrent, 2004
EP 70 fit la une de la presse, avec un chiffre, 90 % de
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probabilités pour une collision avec la terre, et un constat : jamais depuis la naissance de l’humanité un objet
de cette taille ne s’était présenté dans notre ciel. Alerte
rouge sur l’échelle de Turin. Et deux mois plus tard,
l’autre choc, les manchettes sensationnelles. 2004 EP
70 ne venait pas seul, au moins quatre autres cailloux le
talonnaient, entraînés à sa suite. Les deux gendarmes
m’écoutent sans m’interrompre, j’espère détourner leur
attention de possibles soupçons liés à mon âge, la sénescence n’affecte en rien mes facultés mentales, je dis,
je ne vais pas me laisser déloger, ils n’abuseront pas de
la situation, je file doux, parle, je prends sur moi d’être
diplomate, amical. Le plus jeune bouge sur sa chaise, il
a rentré la tête dans les épaules, a caché ses mains dans
les poches de sa veste. Son visage témoigne d’une absence. Je songe à un hologramme inventé par Morel en
son île. Vous ne chauffez pas, dit-il, sa voix exprime
moins une question qu’un regret. Ah, le froid. Au plus
fort de l’hiver, je réponds, les températures avoisinent le
zéro dans ma cabane, c’est ainsi que je nomme cette
pièce malcommode où vous m’avez débusqué. Nous
sommes au-dessus du garage, la toiture est en tôle, j’ai
cloué des plaques de polystyrène entre les poutres pour
rabattre la chaleur à l’intérieur. Le vent glisse par les
joints craquelés des vitres, tourne dans la pièce et ressort
sous la porte. Alors, que voulez-vous, le petit convecteur
électrique ne parvient pas à lutter, à peine réussit-il à
maintenir ma cabane hors gel, et encore gaspille-t-il dans
sa bataille une quantité démesurée d’électricité. Démesurée, parfaitement. La facture, il y a de cela quelques
années, était le sujet de violentes disputes. Michèle, mon
épouse, m’ordonnait de renoncer à ma cabane, de m’installer au salon pour effectuer mes bricolages. Je dois
vous faire une confidence, vous pardonnerez mes digressions, Michèle nomme « bricolage » le temps que
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j’emploie à l’écriture et à la lecture. Bricolage convient
sans doute mieux à un homme comme moi. Un mari
bricole, surtout depuis la retraite, il épuise ses mains, il
se rend utile, il réalise les menus travaux nécessaires. Il
soulage, entretient, répare et bidouille mille et une choses plus ou moins pratiques. Le bricolage est l’activité
reine du temps libre. Ma cabane, si au moins je la bricolais, si je calfeutrais la porte, changeais les fenêtres, isolais correctement le plafond, voilà qui serait dans la
norme. L’effort de coups de masse et de marteau, la vrille
d’une perceuse, un tas de ciment frais au sol remué à
grandes pelletées. Laine de roche, BA13, peinture. Me
comporter comme se comportent les hommes, agir, améliorer mon quotidien. Une facture en diminution, une
douce température, au lieu que je sois assis, frigorifié,
des mitaines aux doigts, à bricoler mes cahiers, et vous
reçoive dans de si mauvaises conditions. Je n’ai jamais
été doué pour les travaux, je ne mésestime pas l’inconfort de ma cabane, pourtant je ne me résous pas à y remédier. Je suis désolé de vous accueillir dans un tel froid.
Nous ne restons pas, commente celui que je prends pour
le chef, nous passions quand nous avons vu la lumière
de votre... cabane. Oui, je bricolais, je m’excuse à nouveau de ne pas vous recevoir dans la maison, il est déjà
tard et Michèle se couche tôt. Écoutez, fait le chef en se
levant, en cela aussitôt imité par le plus jeune, visiblement ravi de remuer avant de mourir, pris par les glaces.
J’observe leurs mouvements identiques, chorégraphie
bleu marine, déplacements de képis. S’il vous plaît, disje, s’il vous plaît, ne tentez pas de me convaincre, je
vous l’ai déjà dit, je veux rester, je sais vos raisons, avec
Michèle nous avons décidé de ne pas bouger, nous souhaitons demeurer ici, à Saint-Hilaire du Coin, au cœur
exact de la Zone d’Impact. Nous refusons l’évacuation,
le relogement, l’exil, nous attendons, nous voulons en17
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caisser ce coup porté de l’espace, nous nous sommes
dissimulés lorsque l’armée a ratissé la région à la recherche des derniers réfractaires, nous avons joué à cachecache comme des enfants, et nous avons gagné la
partie, toute notre vie nous nous étions comportés comme
des souris, nous nous sommes montrés chats. Vous avez
dû, j’imagine, participer aux opérations d’évacuation des
derniers récalcitrants, c’était très impressionnant. Dès
le matin, les camions, les soldats déployés, les cris, les
mains qui vérifiaient la fermeture de chaque porte, les
injonctions au porte-voix. Vous devez évacuer la commune. Vous êtes au cœur de la Zone d’Impact. Y’a quelqu’un ? Y’a-t-il encore quelqu’un ? Vous devez évacuer.
L’armée contrôlait les villages, allait de hameau en hameau, à la recherche d’éventuels rebelles, d’illuminés
persuadés que les géocroiseurs étaient un signe de Dieu,
des extraterrestres, la manifestation d’une force transcendante, l’appel du destin, des ovnis camouflés, la parousie, la venue de l’Antéchrist, la rédemption, le salut,
la damnation, une manœuvre politique destinée à cacher l’existence des aliens, comme dans le film de Spielberg lorsque l’armée fait croire à un empoisonnement
de l’air pour masquer l’arrivée des petits hommes fluos.
Les soldats cherchaient des vieillards abandonnés par
leur famille, des retardés, des ermites, des désespérés
qui refusaient de quitter leur maison, quelques Siméon
oubliés au sommet de leur colonne. Et ils en trouvaient,
souvenez-vous, à la pelle, par camions entiers. On voyait
les images à la télévision, les journalistes abasourdis par
tant de misère, d’ignorance et de méchanceté. Des vieux
gâteux perdus en route par les enfants, des vieillards
édentés, enfermés dans une mansarde, cadenassés au grenier, allongés dans une cave, ayant recouvré brusquement leurs réflexes de la dernière guerre, pensant se
protéger des géocroiseurs comme ils s’étaient protégés
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des bombardements de l’aviation alliée. Et des veuves
en tabliers misérables, vivant en totale autarcie. Des jeunes aussi, claquemurés, le regard éteint, semblant ne pas
très bien comprendre pourquoi on les emmenait, pourquoi on les filmait... Les pouvoirs publics refusant
d’avouer qu’ils savaient si peu de choses des gens... L’armée fouilla le village, ratissa les rares rues. Des soldats
frappèrent aux portes, rigolèrent doucement car ils savaient bien que les gens n’étaient pas si fous, que les
gens ne voulaient pas se prendre une météorite sur la
gueule, quand même. L’armée fit beaucoup de bruit, des
messages furent diffusés par de puissantes sonos, on rappela que la ZI était dangereuse, que la ZI serait dévastée
par les géocroiseurs, que la ZI était interdite à quiconque. On qualifia de martiale la loi appliquée aux territoires de la ZI. L’armée s’agita, le village bruyait de
camions, d’avertissements, de rires des soldats, de pas,
de courses, de poings heurtant les portes, puis le calme
revint, l’armée partit inspecter une autre commune, à
deux kilomètres, située elle aussi en Zone d’Impact. L’armée nous laissa. Il fut si facile de se cacher, un véritable
jeu d’enfant… Les gendarmes m’écoutent dans le froid,
ils n’osent sautiller, ils ne peuvent s’asseoir par crainte
de geler. Mais je vous embête avec ces histoires que
vous devez déjà connaître, j’enchaîne sans leur laisser
le temps de prendre la parole, vous avez regardé les
mêmes émissions que moi… Si ça se trouve, vous avez
participé à ces vastes opérations de cueillette des égarés, vous avez donné du poing contre des portes, vous
savez tout cela bien mieux que moi… Pour l’heure, vous
avez froid, vous désirez sans doute regagner votre véhicule. Pas sans vous ni votre épouse, me dit le chef, les
yeux figés dans les miens, d’une voix de missionnaire,
gorgé de la conviction du juste, il exprime sa tâche, son
devoir, il me fait savoir qu’il ira jusqu’au bout. Le rap19
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port de force, si rapport de force il doit y avoir, sera
inégal, que puis-je, moi, face à deux hommes jeunes, en
bonne santé, armés, reliés au monde par radio, pouvant
réclamer ambulance, camisole, calmants, anesthésiants.
Le faible, je suis le faible, pot de terre, j’ai vécu une
existence de faible, d’employé, de soumis, d’obéissant.
Je suis l’assujetti, je n’obtiendrai rien par la violence, je
dois déployer le miel, me rendre sympathique, faire taire
les protestations qui montent en moi. Sinon, je perdrai.
Dès que les gendarmes s’énerveront, je perdrai. Oubliezmoi, si vous aviez tourné à gauche de l’église vous
n’auriez pas aperçu ma lumière, le choc est pour aprèsaprès-demain, vous devez être débordés, des millions
de gens à reloger, le pays entier à préparer à la catastrophe, les incendies à prévenir, les effondrements à éviter,
l’hystérie à juguler, vous avez mieux à faire, vous perdez votre temps à vous préoccuper d’un couple de
vieillards, vos bras, votre force et votre intelligence sont
attendus ailleurs, oubliez ma cabane, oubliez-moi, disje calmement, ma voix glisse sur du velours, aucun tremblement n’altère son flux, transformant ce qui aurait pu
n’être qu’une supplique pleurnicharde en affirmation décidée, opiniâtre même. Ne vous obstinez pas, me répond sobrement le chef supposé, montrant par là qu’il a
compris le ton de ma voix et que sa conviction n’en est
pas pour autant ébranlée. Vous partirez avec nous, je
suis désolé pour vous mais vous n’avez pas le choix.
Laissant à son chef le soin de me ramener à la raison, le
plus jeune entreprend de faire les cent pas dans ma cabane, un véritable exploit vu l’étroitesse du lieu. Hormis le canapé et la table transformée en bureau, la pièce
est tapissée de livres. Des étagères garnissent les murs
du sol au plafond. Le jeune gendarme s’approche, détaille certains titres et se retourne vers moi. Je ne les ai
jamais comptés, dis-je, précédant sa question, il doit y
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avoir entre dix et douze mille ouvrages. Il me sourit, je
lui rends son sourire, je ne sais s’il sourit de ma perspicacité à deviner sa question à venir ou s’il sourit tout
simplement à la présence des livres. Un gendarme qui
aime les livres c’est plutôt bon signe, je pense, puis je
reprends mon bavardage à l’attention de son chef, je ne
laisse pas de blanc, j’aimerais parler sans interruption,
user des mots pour brouiller leur méfiance, produire une
longue phrase, pâteuse, épaisse, sans silence, sans respiration, une phrase insécable, une phrase enclume pour
les assommer. Le chef ne manifeste, hélas, nulle curiosité vis-à-vis de mes livres, je peux même affirmer qu’il
s’en fout de mes livres. Indifférence totale, il ne s’approche pas pour savoir s’il s’agit de littérature, d’ouvrages techniques ou de manuels de cuisine, non, il me fixe,
inflexible, insensible à la présence de tant de papier. Ne
pouvez-vous respecter ma volonté, je lui demande, je
me suis retenu à temps de ne pas qualifier ma volonté de
dernière, trop d’emphase et de drame nuirait à ma tentative de persuasion. Je n’en ai pas le droit, me répond-il.
Oh combien je hais les réponses de cette sorte, ce maquillage infâme des mots, il se cache derrière sa fonction, le je, sujet de la phrase, est asservi au droit.
L’individu disparaît derrière le devoir, une brusque envie de crier me prend, une envie de grossièreté, j’avais
entre dix et quatorze ans pendant la dernière guerre, j’en
ai connu des gens comme ce gendarme, l’époque encourageait cette attitude, les imbéciles terraient leur je
sous une fonction, s’ensevelissaient sous les circonstances. Pas besoin d’une météorite pour cela, pas besoin de
milliers de tonnes de rocs extraterrestres, juste la banalité d’une tournure d’esprit. J’en avais vu des miliciens,
des gendarmes au je englouti sous une chape putride de
il-faut-bien, ce genre de pensée s’accompagne de maximes ignobles Si-ce-n’est-pas-moi-un-autre-le-fera, apho21
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rismes destinés à laver la pensée, à bien reboucher le
trou dans lequel est tombé le je, des fois qu’il se débattrait encore. Je deviens on, je deviens il. Collabo, ai-je
failli crier, me retenant à la dernière minute, disciplinant
mon langage, parvenant à maîtriser mon élan. Pas d’éclat,
pas de vague, si je m’énerve, je suis cuit, il fera jouer
l’irresponsabilité, il n’aura aucun remords à m’envoyer
en express dans la zone prétendument sûre, il nous y
flanquera, Michèle et moi, dans l’ambulance, allez !
ouste ! les vieux schnocks ! virés de la ZI, et que ça saute !
Il s’assurera personnellement de la bonne fermeture des
portes, et roulez vers une maison de retraite ! Pin pon,
avec sirène et gyrophare ! Il exécutera ce que le droit lui
dicte, sa conscience bien à l’abri sous la couverture de
sa mission, de son rôle. Saloperie de gendarme, me disje pour me calmer. Chez certains l’insulte exalte, chez
moi elle apaise, même en pensée. Dans l’un des livres
qui patientent sur les étagères de ma cabane, un poète
explique qu’il fabrique du saucisson avec certaines personnes, il détaille comment il malaxe les maréchaux,
comment il a inventé la mitraillette à gifle et comment il
tue plusieurs fois par jour ses proches. M’inspirant de
ses méthodes, j’assassine le gendarme, cela se passe très
vite, je m’adosse à la table, saisis le grand coupe-papier,
me jette sur lui, plante la lame de bois exotique dans son
bras, il crie, je m’empare de son arme de service, il est
furieux, il tente d’extraire le coupe-papier en gémissant,
son visage a certainement pris une expression terrible,
cramoisie, et pan !, je l’abats presque à bout portant. Le
crâne explose, œil délogé de l’orbite, jet de cervelle, éruption de sang, etc., etc., on a tous vu la scène à la télévision. J’épargne le plus jeune, on verra plus tard. Les
consignes sont formelles, fait le cadavre étêté du gendarme en chef, nous avons ordre d’évacuer le secteur
dans un rayon de quatre cents kilomètres, vous devriez
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être parti depuis au moins un mois, nous pouvons utiliser tous les moyens nécessaires afin que la loi soit appliquée, la loi martiale, ajoute-t-il, est en vigueur sur
l’ensemble de la Zone d’Impact. À bien y regarder, il
parlait moins de son vivant, tuer ne soulage que le temps
d’imaginer le meurtre, il ne faut pas faire confiance aux
livres. Aussi, poursuit-il, je vous prie d’aller réveiller
votre épouse, de préparer quelques bagages et de nous
suivre sans tarder, comme vous l’avez si précisément
remarqué, nous ne pouvons perdre notre temps, l’impact est prévu dans trois jours, vous devez rallier la zone
de sécurité au plus vite. Zone de sécurité, je lève les
yeux au ciel, zone de sécurité, les hypothèses sur les
conséquences du choc avec 2004 EP 70, dis-je à voix
haute, on en dénombre trois principales. Premièrement,
la plus improbable, la force de la collision disloque la
terre. En mille morceaux. Paf ! Boum et silence.................. Et finies les questions. La communauté
scientifique est très partagée sur cette supposition, on
maintient qu’un projectile de deux kilomètres de long,
même lancé à une vitesse prodigieuse, ne pourrait désintégrer la terre. Deuxièmement, le choc serait suffisant pour décrocher la terre de son orbite. On peut
imaginer notre planète s’éloignant du soleil, se glacer
peu à peu, perdre son atmosphère, devenir progressivement inhospitalière, impropre au maintien de la vie. Plus
raisonnablement, on peut supposer qu’elle pivote sur
son axe, transformant durablement l’équilibre climatique. Si elle bascule de 90°, les pôles deviendront des
zones tropicales et les actuelles zones tempérées subiront une importante glaciation. Pareil phénomène s’est
déjà produit, nous assure-t-on, il y a des milliards d’années, le léger décentrement actuel de l’axe de la terre
serait la conséquence d’un choc gigantesque, vous avez
dû l’entendre comme moi à la radio, un choc datant
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d’avant l’apparition de la vie... S’il vous plaît, tente le
gendarme en chef. Troisièmement, je dis d’une voix
plus forte, coupant ses velléités de m’interrompre, on
se hasarde à penser que la course de la terre ne sera pas
altérée. Notre planète pourra encaisser le projectile sans
dévier, les entraves qui la ficellent à son orbite résisteront à ce violent télescopage. Si on se chamaille beaucoup autour de ces trois hypothèses, l’on s’accorde à
dire que pareil choc dévastera une zone dont le périmètre n’est pas réellement délimitable. Le reste de la planète sera vite recouvert de poussières, noyé par les eaux
et rapidement inhabitable. Sur ces conséquences, on est
unanime. À quoi bon m’obliger à faire un saut de deux
cents kilomètres dans ce cas ? Le silence seul répond à
ma question, le gendarme en chef est désemparé, il ne
doit pas être très gradé, un vrai chef est à l’abri du désarroi. L’homme a tout au plus une quarantaine d’années, un léger embonpoint maintenu à distance par une
pratique sportive régulière, une allure athlétique – épaules larges, un bon mètre quatre-vingts de hauteur –, une
absence surprenante de moustache, mon regard glisse
sur ses pieds, autre surprise, il possède de tous petits
pieds, sa pointure n’excède pas le trente-neuf/quarante,
une pointure honorable dans l’absolu, un peu ridicule
associée à une stature d’un tel volume. Je souris, intérieurement bien entendu, un grand chef peut-il avoir de
petits pieds ? La question est grotesque, comment a-telle pu se former en mon esprit ?, l’heure est aux pensées sérieuses. Julien, ordonne le gendarme aux petits
pieds, descends dans la maison et va réveiller madame.
Julien, puisque c’est son prénom, se détache à regret de
l’inventaire des étagères et désigne la porte au fond de
ma cabane. Ma cabane est une extension construite sur
le toit de mon garage, je l’ai déjà précisé, on peut y
accéder directement par un vieil escalier en pierre
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ouvrant sur la route. La porte n’est jamais fermée, un
luxe, je m’amuse à braver la paranoïa nationale. Un
jour, tu te feras voler, me prédit Michèle. Voler quoi ?
Mes carnets ? Des livres qui n’intéressent plus les bouquinistes ? L’autre porte, celle que désigne Julien le gendarme, mène au garage, d’où l’on accède à la cuisine
et, de là, à l’ensemble de la maison. C’est fermé de
l’intérieur, je mens pour gagner du temps, et puis
Michèle... Michèle... Je laisse ma phrase en suspens, ce
qui ne manque pas d’énerver Petitpied le gendarme,
quoi, Michèle ? il demande. Mon épouse... je réplique,
évasif. Quoi, votre épouse ? Vous avez déclaré qu’elle
dormait. Oui, elle dort, mais... Quoi ? Il faut que je vous
explique pour Michèle. Michèle sucre le bourguignon
et sale les crêpes. Littéralement. Je vous livre la vérité.
À table elle nie l’évidence, me rétorque que je suis difficile, que je n’aime pas sa cuisine, que je n’ai qu’à
aller me faire cuire un œuf, et elle feint de manger avec
appétit, sourit à chaque bouchée. Je dois me lever, ôter
gentiment son assiette. Elle pousse les hauts cris, s’indigne de mon attitude, gémit, ne comprend pas, déplore
mon absence de reconnaissance, se plaint. Je trouve
toujours à redire, dit-elle, puis elle éclate en sanglots.
Du bout de la fourchette elle insiste pour regoûter à la
viande, frissonne en avalant cette sauce à la mélasse. Je
soupire de soulagement, elle s’est réveillée, elle ne s’obstine plus dans son erreur. Je la prends dans mes bras,
calme ses pleurs et me lève pour préparer une omelette
ou une casserole de nouilles que nous mangeons en riant.
Heureusement ces retours sont encore fréquents. Messieurs, voyez cette pièce sommairement aménagée, ce
local incertain que je nomme ma cabane, au nord une
fenêtre ouvre sur l’arrière de l’église, Jésus tend sa
paume en négatif, le vitrail demeure sombre, garanti
d’éventuels actes de malveillance par un fin grillage.
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
L’Effacement du monde, roman, 2001.
Chambre avec gisant, roman, 2002.
© SNELA La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris,
2004.
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