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QUAND L’ITALIE ALLAIT AU BORDEL Alberto Bevilacqua, Dino Buzzati, Giancarlo Fusco, Fausta Leoni, Mario Soldati et Vincenzo Talarico traduit de l’italien et présenté par Carole Cavallera LA DIFFÉRENCE Quand l'Italie....p65 5 11/03/01, 15:39 PRÉFACE par Carole Cavallera Je suis entrée volontairement dans cette maison, j’ai fait ce métier avec enthousiasme, parce que c’était le seul qui me plaisait. J’ai connu beaucoup de monde, presque toujours des gens bien. J’ai mis de côté un petit magot et dans quinze jours, j’épouserai un riche agriculteur du Pô. Vous trouvez quelque chose à redire ? F. M., fille de Ferrare1. Le bordel n’était peut-être pas, comme l’ont pensé si fort moralistes de tous bords, une bastille à détruire. Laure Adler, Les Maisons closes. En 1965, sept ans après la fermeture définitive des maisons closes, dix-sept ans après la proposition de loi déposée au Sénat par Angelina Merlin, l’émule italienne de Marthe Richard, un éditeur romain demande à plusieurs auteurs d’évoquer leurs souvenirs de la « tolérance » transalpine. Il 1. Ces propos recueillis par Mino Maccari figurent dans un ensemble de citations qui complète l’édition italienne de cette anthologie. 7 Quand l'Italie....p65 7 11/03/01, 15:39 s’adresse à une bande de copains – son réseau dirait-on aujourd’hui avec tellement moins de légèreté – pour qu’ils racontent ce que furent ces institutions particulières, cachées au fond des ruelles obscures de Turin, Rome, Naples ou Milan. Parmi eux, deux romanciers déjà célèbres et qui le resteront : Dino Buzzati et Mario Soldati, scénariste de surcroît comme son cadet appelé à devenir l’un des auteurs les plus reconnus d’Italie, Alberto Bevilacqua, et un curieux journaliste, critique, acteur enfin, Vincenzo Talarico, qui, en révélant les habitudes des écrivains qu’il a côtoyés, convoque d’autres témoins glorieux tels que Vitaliano Brancati, Vincenzo Cardarelli ou Giuseppe Ungaretti... La jeune romancière Fausta Leoni se mêle, quoique femme, à cette joyeuse coterie en offrant l’hommage particulier d’une nouvelle aux maîtresses des maisons disparues. C’est cependant un auteur inconnu du public français et oublié aujourd’hui dans son « pays de peu de mémoire » – comme le déplorait Leonardo Sciascia –, qui ouvre le recueil, lui donne ton et couleur : Giancarlo Fusco. Chroniqueur brillant, Fusco s’est plus appliqué à vivre une vie aventureuse (il avait été, prétendait-il, boxeur, acteur, voyou...) qu’à écrire des livres ; les trois ou quatre qu’il a menés à bien (dont Le Rose del Ventennio, petite histoire hilarante des vingt ans du régime fasciste) font regretter que ses penchants pour le dilettantisme et la dive bouteille aient empêché son ironie mordante de s’exercer durablement sur ses contemporains. Dans l’ouverture qu’il offre à ce 8 Quand l'Italie....p65 8 11/03/01, 15:39 panorama des maisons de charme, de passe et d’Italie, il brosse, à la manière d’un Saint-Simon furieux et subjectif révélant les dessous passionnants du règne de Louis XIV, un extraordinaire tableau des mœurs de la Péninsule considérées par le petit bout de la lorgnette, par l’œilleton de la porte du bordel. Aussi divers soient-ils, les textes rassemblés ici reprennent et orchestrent le motif principal de cette ouverture : raconter ce qu’était l’Italie quand elle allait au bordel, quand elle tolérait, plutôt que décrire avec minutie les lupanars, leurs pensionnaires et leurs clients en terre très catholique. Parfois, au fil de ces récits intimes et familiers, on trouve tout de même des chiffres, des dates qui ne dépareraient pas une étude sociologique du fameux « casino ». On apprendra par exemple que la morale bourgeoise avait si bien retenu les recommandations du concile de Trente que, dans les terres du baroque, le bordel fleurait froidement le temple huguenot depuis qu’on en avait, par décision politique, banni le luxe. Si le Chabanais ou le One Two Two étaient des institutions parisiennes aussi épatantes et mémorables que Maxim’s ou les Galeries Lafayette, seul l’affligeant appétit du sexe pouvait justifier une visite du Grottino à Rome ou du Suprême à Gênes puisqu’il était rigoureusement interdit d’y boire, d’y manger et d’y laisser chanter une bonne humeur trop bruyante. En lisant ce joyeux recueil, on se dit pourtant que la censure a encore une fois raté son coup et que les fleurs du mal poussent d’autant mieux qu’on 9 Quand l'Italie....p65 9 11/03/01, 15:39 prétend les priver de terre et d’eau : le décor modeste des maisons, même réputées, a nourri l’exaltation des poètes et romanciers qui ont fait la gloire de la littérature italienne du XXe siècle et qui, transférés des étagères de bibliothèques aux canapés des maisons de plaisir par les souvenirs de Talarico, ne perdent rien de leur prestige dans ce déménagement périlleux. Les provocations de Brancati font retentir le rire clair d’Ungaretti, tandis que Longanesi, Maccari et Cremona s’amusent comme des gamins en compagnie de demoiselles ravies... Seul Cardarelli se rappelle qu’il est poète (et rien que cela d’ailleurs puisqu’il ne quitte jamais le salon d’attente pour la chambre) devant les belles hétaïres impressionnées par le grand homme qui, la voix vibrante d’émotion, ne sait que leur déclamer quelques vers de Baudelaire. Mieux encore : dans « La porte du bonheur », magnifique hommage aux prostituées, Mario Soldati explique le rôle déterminant qu’ont joué les filles qu’il a de si près connues dans son inspiration romanesque – comme ce fut le cas, rappelle-t-il, pour son collègue et ami Alberto Moravia. Ces escapades coquines d’auteurs tout droit sortis des manuels de littérature pour se glisser dans la chaude atmosphère des transparences érotiques illustrent la face noble, artistique d’une tolérance infiniment plus compliquée qu’on ne le croit : comme le Boudard de La Fermeture encore emporté par sa passion en 1986 et ébranlé par la complexité, l’ambiguïté morale de son sujet, Fusco, Soldati et Talarico se laissent déborder par une rétrospective 10 Quand l'Italie....p65 10 11/03/01, 15:39 qui ne saurait se cantonner aux chambres du péché, ni même aux salons d’attente plus ou moins célèbres du plaisir tarifé ; une rétrospective qui franchit les porches discrets pour se retrouver dans la rue, envahir la ville, se faire une place sur les bancs du Sénat et dans les discours des députés, continuer encore son expansion vers les terres lointaines du rêve colonial. Même dans les nouvelles de Bevilacqua et de Fausta Leoni, la prostituée échappe à l’ombre honteuse des lupanars pour subir les turbulences du siècle, rencontrer la guerre, la politique, les gens bien... Libre et enthousiaste, l’histoire des bordels italiens devient donc une espèce d’Envers de l’histoire contemporaine, une perspective renversée qui éclaire judicieusement l’époque et révèle d’autant mieux son humanité qu’elle la mesure à l’aune des plus méprisées de ses créatures. Ainsi par exemple les épisodes les plus importants de l’évolution politique du pays de Dante sontils revisités par Giancarlo Fusco dans un texte dont l’impertinence n’a d’égale que la drôlerie. Des années fondatrices qui menèrent l’Italie de l’unité nationale, en 1860, au début de l’ère fasciste solennellement inaugurée par la Marche sur Rome en 1922, Fusco, feignant l’innocence de celui qui se contente de mener à bien son projet, ne retient, d’extraits de discours en portraits de politiciens, que les épisodes les plus amusants sans doute de la vie parlementaire d’un État nouveau. Oubliés le sens patriotique de Mazzini ou de Cavour, le rêve 11 Quand l'Italie....p65 11 11/03/01, 15:39 ambitieux du Risorgimento, quand leurs héritiers, Crispi, Zanardelli et autres Nicotera, n’ont d’horizon que celui des rivalités de partis ! Si les gouvernements (déjà fugaces et instables) du jeune royaume d’Italie se souviennent de leurs glorieux ancêtres, de leurs figures tutélaires, c’est pour réévaluer les tarifs des passes en maison et assurer une caution morale à leurs lois coercitives contre les bordels ! Mais la cible préférée de Fusco, celle contre laquelle s’exercent le plus les traits de son ironie décapante, de sa virulence persifleuse, est sans aucun doute « le grand chauve », « l’homme de la providence », le duce, le chef de soldats que Bevilacqua ridiculise avec une joie sans pareille dans « Honneur au mérite ». Mussolini, toujours aussi autoritaire, toujours aussi dictatorial, mais tellement comique quand il soupçonne un complot aux ramifications internationales parce que les tauliers italiens tentent un rapprochement commercial avec leurs collègues des milieux parisien et marseillais ! Pitoyable mais hilarant Mussolini dont Fusco imagine que, perché sur le balcon du palais Venezia à Rome, il exhorte les Italiens non pas à faire la guerre mais à renoncer aux prostituées « parce qu’un vrai fasciste, les femmes, il ne les paie pas, il se les prend ! »... Et que dire encore de ses ambitions de conquêtes éthiopiennes réduites, par un effet d’optique ahurissant, à l’installation de maquerelles et de macs sur les terres du Négus ! De celui que Gadda appelait « le grand sociologue à perruque modeste et soignée », du « bouffon » qui a mené l’Italie d’une guerre à l’autre, on feuillette 12 Quand l'Italie....p65 12 11/03/01, 15:39 un album de photos choisies : en uniforme de parade sur la place publique ou en civil au bordel, toujours pressé ; en artisan maçon, paysan, soldat, grand sportif, bon père et bon mari, offert en exemple à son peuple admiratif. Omniprésent donc, l’œil sur tout, des affaires du pays aux incartades des intellectuels, armé de son célèbre crayon bleu pour annoter furieusement revues, articles, livres et opuscules, à en croire en tout cas tous ceux qui se sont vantés d’avoir été épinglés par « l’omnivisible fumier proclamé sauveur de l’Italie ». En forçant le trait, Fusco rejoint Soldati et Talarico dans le même constat politique, celui d’une Italie paradoxale, d’autant plus libre d’esprit et rebelle qu’elle vivait en dictature, et le paradoxe s’épanouit magnifiquement dans ces « lieux de tolérance » d’un pays intolérant. Pour surveillés qu’ils aient été par l’OVRA (la police politique du régime fasciste) les bordels ont pu apparaître tout de même comme un refuge de la liberté collective ; les maisons closes dressées contre les « maisons du Faisceau » semblent les défier comme se défieront, après la guerre, l’église et le siège du PC ; ordre fasciste contre désordre bordélique le jour de ce grand rassemblement devant l’Autel de la Patrie (le monument à Victor-Emmanuel II) lorsque les raides défilés de la parade militaire s’éparpillent dans la confusion inouïe d’un claque, sous les yeux narquois de Talarico et de Longanesi. La fin du Ventennio, les soubresauts cruels, en 1943-1944, de la République de Salò, les malheurs d’un pays dont les alliés deviennent les occupants 13 Quand l'Italie....p65 13 11/03/01, 15:39 et qui attend d’être libéré par ses ennemis d’hier ne donnent plus vraiment matière à rire ; dans la brutalité et la peur, c’est un monde qui finit que les maisons closes, réservées aux vainqueurs successifs puis soumises, dès 1948, aux attaques d’Angelina Merlin, suivront dans la tombe après une agonie de dix ans. On pourra évidemment taxer Fusco, Talarico, Bevilacqua et surtout Soldati de mauvaise foi lorsqu’ils font des bordels des lieux d’idées et de résistance dans la tradition des salons politiques du XVIIIe siècle ; il n’empêche qu’ils ont une intuition juste en y cherchant l’homme italien dans toutes ses contradictions, celui à qui le monde entier prête un regard de velours et le souci obsédant de séduire mais qui vient si souvent au bordel pour « faire flanelle », c’est-à-dire rester dans le salon sans monter, pendant des après-midi entières, comme Italo Svevo à Trieste ou Vincenzo Cardarelli à Rome... Qui parle à l’un, à l’une, à l’autre, pour le seul plaisir d’être là et de se croire un peu plus un homme... Flanelliste parce qu’esthète, flanelliste parce que sociable, flanelliste mais soucieux du qu’en-dira-t-on comme ces clients sages qui commandent à Paris les ustensiles les plus raffinés des perversions sexuelles non pour s’en servir mais pour maintenir la réputation de leurs concitoyens à l’étranger ! ... L’homme italien tellement fier de sa nation unifiée et qui pourtant désigne si souvent les prostituées par le nom de leur ville d’origine (ou celui 14 Quand l'Italie....p65 14 11/03/01, 15:39 qu’elles avouent au moins puisqu’il n’a jamais fait très bon se dire du Sud), au point que c’est parfois la première question qu’ils leur posent ! La Turinoise, la Bolognaise par exemple sont aussi recherchées, cotées que la Juive dans les maisons françaises. ... L’homme italien enfin que l’Église poursuit jusque sous sa courtepointe ; il est bien certain, et Fausta Leoni le rappelle avec humour, que même avant les années cinquante toutes les filles n’attendaient pas le mariage et toutes les épouses ne se limitaient pas à la procréation... Mais la crispation du prince de Salina embrassant sur le front sa bigote de princesse dans Le Guépard traduit bien le poids de tabous, d’« angoisses », affirme Soldati, qui pesaient sur la sexualité en Italie au XIXe comme au XXe siècle. D’ailleurs, dans une ruelle de Palerme, le prince va frapper chez une prostituée aux formes appétissantes, au regard admiratif, au sourire et au geste accueillant pour que la promesse érotique mêlée à la douceur féminine lui rendent son bonheur d’être un homme. Pour une Amélia – héroïne de la nouvelle de Bevilacqua – qui fait l’amour avec Guido (mais se repent tout de même et fait pénitence), combien d’autres ont fait de l’acte sexuel une chose compliquée et dégradante et se détournent avec mépris des vendeuses d’amour qu’incarne si douloureusement la Clélia de Fausta Leoni ? Voilà pourquoi tous les auteurs sont d’accord pour affirmer qu’il fallait d’abord changer les mentalités et que la loi d’abolition de la tolérance, qu’ils ont pourtant applaudie, n’était pas la révolution la plus urgente à accomplir... 15 Quand l'Italie....p65 15 11/03/01, 15:39 Le fait est que malgré l’immense nostalgie d’un passé qui fut celui des maisons closes, tous soutiennent encore que la loi de fermeture obtenue par Mme Merlin, sénateur si opiniâtre qu’elle mérite bien la féminisation de son titre, sénatrice donc, aussi enflammée que Marthe Richard le fut au conseil municipal de Paris en 1946, cette loi enfin était un progrès, un bien, une bonne chose. Pour toutes ces femmes qu’ils ont respectées, aimées souvent, ils ont approuvé une loi qui devait les libérer. Et pas un, même parmi les plus âgés qui ont longuement fréquenté les maisons de tolérance, qui s’y sont consolés de bien des défaites comme Buzzati et Soldati, pas un ne souhaite que l’on revienne sur cette loi. Tout leur amour justement, leur lucidité aussi s’expriment dans le souhait que la prostitution échappe à son carcan de honte, de souffrance et d’humiliation souvent, qu’elle puisse être pratiquée dans des maisons, pourquoi pas ?, mais alors, rêve Soldati, « par des filles libres d’y entrer, d’en sortir et de dire non comme ont toujours été libres d’y entrer et d’en sortir... les hôtes masculins ». Hélas, qui s’est réellement soucié de ces filles pendant les débats autour de la loi Merlin, débats acharnés et infinis alors que la France avait claqué si brutalement les portes de ses maisons au lendemain de la guerre ? Au nom de quel idéal la république balbutiante a-t-elle jeté sur le trottoir les belles de nuit de la monarchie ? Ces maisons que l’Église préférait ignorer plutôt que chercher à les abattre – puisque même les accords du Latran n’abordent pas la question de la tolérance et que 16 Quand l'Italie....p65 16 11/03/01, 15:39 les prêtres, chez Bevilacqua et Fausta Leoni, renoncent à condamner ceux qui cèdent à la tentation de franchir ces seuils peccamineux –, ces maisons ne sont certes pas tombées sous les coups des injonctions vaticanes ni de la morale à col cassé d’une bourgeoisie trop prude. Il faut entendre le désespoir de Dino Buzzati, la souffrance de Mario Soldati dont les romans ne cessent de revenir sur le désarroi provoqué par la fermeture pour comprendre, presque vingt ans plus tard, le gigantesque malentendu dont ils ont été victimes : il était en réalité devenu politiquement incorrect d’admettre qu’un homme pût vouloir abriter sa solitude et ses terreurs dans un asile d’amour mercenaire mais civil, qu’il pût avoir besoin de chaleur humaine, de sourires, de mots doux mensongers, tarifés, minutés plutôt que d’une illusoire promesse de bonheur indolore, inodore, à usage d’une humanité enfin propre et capable de triompher de sa part d’ombre ; et l’idée que des femmes avaient choisi parfois librement d’accueillir, de recueillir dans des maisons particulières ces hommes qui avaient besoin d’elles paraissait désormais inconcevable. Pourtant, quand l’Italie allait au bordel, elle se tolérait, grande et faible ; elle s’aimait. 17 Quand l'Italie....p65 17 11/03/01, 15:39 Titres originaux : G. Fusco, Quando l’Italia tollerava ; A. Bevilacqua, Onore al merito... ; M. Soldati, L’uscio del batticuore ; D. Buzzati, Come fece Erostrato ; F. Leoni, Ama il prossimo tuo ; V. Talarico, Le escursioni degli intelletuali, dans Quando l’Italia tollerava, CANESI, 1965. © SNELA La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris, 2003, pour la traduction en langue française. Quand l'Italie....p65 4 11/03/01, 15:39