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pierre kyria
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Carnets intimes
1962-1988
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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Ce qu’un homme est en soi-même, ce qui l’accompagne dans
la solitude et ce que nul ne saurait lui donner ni lui prendre, est
évidemment plus essentiel pour lui que tout ce qu’il peut posséder
ou ce qu’il peut être aux yeux d’autrui.
Schopenhauer,
Aphorismes sur la sagesse dans la vie.
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Ouenza (sud-est constantinois).
Mai.
C’était une route sinueuse des Alpes au petit matin1. Dans les
camions, sur l’écran des bâches vertes qui claquaient au vent, les
visages étaient pâles, tristes ; on y lisait l’angoisse du grand départ
au bout de la route.
À Marseille, la file des coques et des proues, au long des quais.
La marge du temps rétrécissait encore avant le cri strident de la sirène, coupant comme l’aile de la mouette qui tournoyait dans le ciel.
Le pavois de l’exil. Chemin des vagues et du roulis et, dans les profondeurs du navire, l’âcre odeur des vomissures flottant au-dessus du
désordre des chaises longues où toute une bidasserie s’appliquait au
repos, au sommeil, à l’oubli…
Ce n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir, mais est-ce le vrai réel
cette suite de jours dissous dans une lumière blanche qui dessèche
tout avec le sang des roches ? Il n’y a plus un coup de fusil, plus un
coup de canon dans ce coin d’Algérie. C’est l’attente muette, rompue, à heures fixes, par les explosions de la dynamite dans le flanc
des mines de fer que l’on est censé garder.
1. Rentré définitivement en France en octobre 1961 après des années passées
à New York où j’étais arrivé à l’âge de dix-sept ans, je fus incorporé dans l’armée
en janvier 1962. Après mes classes au 159 e BIA de Briançon, je fus envoyé en
Algérie.
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On déjeune sur une terrasse dominant les déclivités brûlées par le
soleil. Plâtrée de grosse bouffe. Les bras, les visages sont hâlés, les
regards rieurs, rendus plus clairs par l’intense luminosité. On pourrait se croire dans une colonie de vacances.
Le soir, après les exercices, c’est la détente. Au fond, on ne sait
plus très bien à quoi employer ces soldats d’une guerre perdue. Il faut
faire son temps, c’est tout. On s’acoquine, on se chahute et d’aucuns
s’amusent à arracher à vif les pattes d’un souriceau rose, gros comme
le doigt d’une fille. Ses couinements percent les oreilles. Cruauté et
bêtise : alliage d’une complicité mâle sans emploi avant les traditionnelles blagues du coucher : lit en portefeuille, matelas arrosé à la
bière… Puis vient le silence sous la houle des respirations. Combien
de masturbations sous la toile écrue ?
Mon affectation au poste de secrétaire de compagnie me vaut un
certain respect rancunier. On m’envie les mi-bas officiers et les chaussures basses acajou en place des grosses galoches incongrues avec le
port du short. C’est comme de m’affiner, donc de faire bande à part.
Le dimanche matin, c’est la lessive, rythmée par les airs d’accordéon
que diffuse Radio Luxembourg. On blague, cigarette au bec, on se vanne
à la pépère, actifs, rigolards, désabusés, mais la mine réjouie. La propreté, c’est du sérieux. La coquetterie aussi. Les treillis, passés au savon, à grands coups de brosse, sèchent au soleil sans être rincés, histoire
de décolorer l’affreuse couleur kaki. D’autres s’affairent à les retailler
pour être plus sexy : mieux coller à son corps, défi au règlement…
Garde de nuit, en haut de la tour. Des cris déchirants d’enfant,
comme une plainte lancinante. Croyant à une ruse « fell », certains,
trop émotifs, lâchent une rafale de PM. Ce ne sont que des chacals
qui viennent se gaver des détritus au pied du bâtiment. À la radio,
« Route de nuit » ouvre, sous un ciel criblé d’étoiles, des perspectives illusoires, comme l’appel d’un ailleurs, bonhomme et rassurant,
pour accroître le sentiment d’une solitude hagarde.
Du poste de montagne, au pied du piton, on découvre Ouenza :
les mines de fer. Les cotations boursières à Paris portent ce nom que
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l’on retrouve inscrit sur des files entières de wagonnets en gare de
Bône. Par paliers successifs, la montagne plonge jusqu’au cœur de
cette poussière rouge qui remonte, avec la chaleur, monstrueuse respiration infernale. Vie régulière de la mine à ciel ouvert ponctuée par
les sirènes de l’aube, de midi, du soir. Explosions de 13 h 30 qui
accrochent, au flanc des roches, d’énormes feux de Bengale et font
trembler le sol du cantonnement. Ce sang des pierres colle à tout :
aux camions-bennes, aux grues, aux half-tracks et aux hommes qui
surgissent comme des damnés de ces fractures de la terre.
Je partage le repas des ouvriers arabes accroupis sous des morceaux de tôle brûlante : quelques dattes, un peu de galette, du lait ou
un verre de thé à la menthe. Un vieux manœuvre confie ses doléances : plus de vingt ans de service à la mine et un salaire quotidien
inférieur à trois francs. Tous me désignent du doigt le conducteur de
la grue. « Il n’y en a que pour eux ! Ils débutent à quatre ou cinq cents
francs, tout de suite, et ils ne sont même pas français, mais italiens ou
espagnols. »
Le foyer militaire s’enorgueillit d’un monstrueux bloc de lumière
jaune et mauve : un juke-box. Sur une brassée d’accords métalliques
jaillissent des voix, des cris, suscitant l’enthousiasme d’un rythme
qui pour tant de jeunes tient lieu d’exaltation spirituelle. L’hymne où,
avec tant d’autres, je reconnais les désespoirs idiots de l’adolescence.
Au creux de la nuit, sur un pan de mur blanc, des images falotes
et vacillantes retranscrivent une histoire d’amour. Des aboiements,
des hurlements accueillent les mirages de la femme désirable en un
lieu sans femmes. Des canettes de bière vont se briser sur les roches.
La nuit est criblée d’interjections, de bâillements nostalgiques et
d’éclats de verre. La masturbation suivra.
Patrouille de nuit. J’ai un casque blanc siglé rouge « PM » (Police militaire), un talkie-walkie et, sur le flanc, un pistolet-mitrailleur.
On s’enfonce par groupe de trois dans le dédale des rues du quartier
européen. La nuit est chaude. Derrière leurs rideaux de bambou ou
de verroterie, les pieds-noirs achèvent de dîner sur leurs terrasses,
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nous regardent passer. Aucune alerte. Tout est calme. Pourtant, sur le
trottoir face au Monoprix de la rue principale, on peut lire : « l’OAS
veille », répondant à tous les « Vive le FLN » qui couvrent les murs.
L’Européen s’en va. Chaque jour, on découvre un jardin où l’on n’arrose plus les fleurs, une villa aux persiennes closes, des amoncellements de bagages sur le seuil d’une demeure. Tous veulent partir
avant le 1er juillet. Le peu d’activité qui reste se concentre au Monoprix
des frères S… et au grand cinéma, luxueux, insolite, propriété de la
société minière.
À l’extrémité des quartiers musulmans, des enfants nous jettent
des pierres et nous insultent en français, mais pour les adultes nous
existons à peine. Nous ne sommes plus l’ennemi : un soldat vaincu
ne peut l’être. On nous ignore, même attablés au milieu du marché
arabe, dans l’âcre odeur du mouton grillé, la poussière, avec ces nuées
de mouches qui viennent pomper la moindre goutte de limonade sur
les tables.
« Écrire n’est pas vivre. C’est peut-être survivre. Mais rien n’est
moins garanti. En tout cas, dans la vie courante et neuf fois sur dix,
écrire… c’est peut-être abdiquer » (Blaise Cendrars, L’Homme
foudroyé).
Juin.
Marche dans le djebel. L’été croise ses fers de lance sur les pierres du chemin accablé d’un grand silence. Au passage, une famille
nomade nous salue. Au passage, on cueille une odeur de pourriture ;
l’exhalaison de la mort qui remonte du sol crevassé où quelques branches d’arbres indiquent l’emplacement d’un charnier « fell », odeur
que vient effacer celle des lavandes et des pins. Pérégrination morne
jusqu’à la route bitumée aux senteurs de caoutchouc chaud.
« L’OAS veille ». C’est écrit sur le trottoir de la Grand-Rue, en
face du Monoprix. Mais on découvre chaque jour des « Vive le
FLN » sur tant de murs. À la périphérie de la ville musulmane des
hommes dont le front est ceint de bandeaux vert et blanc frappés
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d’un croissant rouge s’activaient déjà l’autre jour à accueillir les
premiers groupes d’exilés qui rentrent de Tunisie.
1er juillet.
Un vent d’ivresse souffle sur Ouenza depuis la proclamation de
l’indépendance. Véritable orgie de drapeaux vert et blanc. Défilés,
manifestations, cortèges de jeunes que des meneurs entraînent déjà,
et parfois rudement, à marcher au pas. Les troupes de l’ALN occupent sans tarder les postes frontières ; ses soldats sont accueillis en
héros, ils se déplacent entourés d’enfants qui s’accrochent aux poches de leurs treillis, les pressent, se parent de leurs casquettes en
riant. Excepté pour les liaisons nécessaires, l’armée française reste
consignée dans ses cantonnements. Sur les murs : « Oui à l’Algérie
sociale » mais aussi : « Européens, vous êtes nos frères ; vous êtes
chez vous. » L’hiver dernier, à Paris, lors d’une vente de livres mondaine, le général Weygand dédicaçait un exemplaire de ses Mémoires
en ces termes : « À Monsieur X… en espérant que l’armée d’Algérie
aura sa revanche. » À quand la revanche ?
Au déclin du jour, la progression de l’ombre violette sur les paliers de la mine gardée maintenant par l’ALN. Les derniers éclats du
soleil se sont réfugiés là-bas, sur cette « Table de Jugurtha » en territoire tunisien et, à cheval sur l’Algérie et la Tunisie, sur ce piton tant
disputé, « la Raba », véritable place-forte souterraine du FLN – hôpitaux et dépôts de munitions – d’où partaient les bombardements
sur le barrage et qu’attaqua la Légion.
Mort à Paris de René Julliard.
14 juillet.
Dans « l’intimité » de notre camp, un colonel vient assister à une
prise d’armes et à la cérémonie des couleurs. Il croit devoir rappeler
qu’il n’y a jamais eu de morts inutiles. « Mes amis, conclut-il, ces
soldats vivent dans un autre monde et sont comme la rédemption de
la France. » Rédemption ? Coupables, toujours coupables… L’indécent rachat du sacrifice inutile par un bonimenteur galonné.
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Alger.
Octobre.
Suite à mon stage de dactylographie, je débarque à Fort-de-l’Eau à
proximité de la capitale pour entrer au service du colonel de l’Intendance. Je commence par l’appeler « commandant », trop à distance de
son bureau pour avoir bien pu compter ses barrettes. Il rectifie en précisant qu’on doit l’appeler « Monsieur l’Intendant » et m’interroge sur
mon roman1. Puis il en vient à parler de Marcel Proust…
Ce colonel a de rares délicatesses, tout au moins imprévues. Un
soir il m’invite à dîner au mess des officiers. À la porte, il insiste pour
que j’entre le premier dans la salle. Dans un sourd remuement de chaises tous les gradés se lèvent, me dévisagent, étonnés et sévères, avant
de se rasseoir en apercevant le colonel derrière moi. À table, il m’entreprend sur la littérature.
Un dimanche, il met à ma disposition sa voiture à fanions pour me
rendre à Alger et le deuxième classe que je suis apprécie l’ironie de se
voir présenter les armes par le piquet en faction au sortir de la caserne.
Je m’accoutumerais fort bien de rester ici et demande à mon intendant s’il ne pourrait pas me faire affecter pour de bon dans son régiment. Il n’en a pas le pouvoir : je relève d’une autre région militaire.
Un musulman : « Je pardonne, mais je n’oublie pas. » Aux récits
d’atrocités connues s’en ajoutent d’autres, plus raffinées, plus absurdes. On me cite les titres de gloire de l’OAS : l’opération « Fatma »
entre autres, joli tir aux pigeons rue Michelet. Parler à son voisin pour
le voir soudain déchiqueté par un obus de mortier, c’était encore la
réalité d’Alger, il y a à peine quelques mois.
Un jeune Algérien me raconte comment il a souffert de la faim, par
peur de sortir et de traverser la rue jusqu’au boulanger. Aujourd’hui,
Alger est calme et il est à peine croyable que, si peu de temps après de
telles violences, les deux communautés parviennent à se côtoyer, sinon à s’intégrer, apparemment indifférentes l’une à l’autre.
La police algérienne contrôle la ville : de nombreux barrages pour
s’assurer de l’identité des conducteurs. Des voitures sont volées en
grand nombre, beaucoup de chauffeurs n’ont pas de permis, ce qui
1. Manhattan Blues, mon premier livre, publié en 1961, chez René Julliard.
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donne lieu à une circulation fantaisiste, extravagante. Après l’exil massif des Européens cet été, un semblant de retour paraît s’amorcer. L’activité économique du port est toujours au ralenti : de rares bateaux au
long des quais où s’amoncellent d’immenses containers d’ameublement qui attendent le chargement depuis longtemps. « Ils foutent le
camp quand on a le plus besoin d’eux. C’est maintenant qu’ils obtiendraient le plus », me dit R…, conseiller technique français auprès de
l’Exécutif provisoire, et de me décrire la carence qui existe dans tous
les services administratifs : pas de secrétaires, pas de techniciens. Une
dactylo est devenue une espèce rare et avoir son BEPC sert de haute
référence. Il n’y aurait qu’un seul expert-comptable pour tout le port
d’Alger. Mais une certaine confiance semble revenir. Les banques rouvrent, les magasins aussi. Le soir, les rues d’Isly et Michelet, la place
de la Poste sont animées. Les cafés ont réinstallé leurs terrasses et du
haut des balcons de ces rues européennes, des familles musulmanes,
tout récemment établies en terrain conquis, regardent le soir tomber
d’un point de vue auquel elles n’auraient jamais cru pouvoir prétendre.
Mais, pour quelques fenêtres ouvertes, que de façades aux croisées
hermétiquement closes, que d’appartements et de magasins frappés de
l’habituel papillon : « Réquisitionné par les autorités algériennes. »
R… m’explique comment on a voulu le 13 mai et que, du seul
point de vue stratégique, rien n’était plus facile à défendre que le
Forum. Je lui objecte qu’il aurait fallu tirer sur la foule. Il me réplique qu’en d’autres circonstances, on ne s’en est pas privé.
Un souffle de panique parmi les pieds-noirs au moindre incident.
Un commandant français vient d’être tué – rixe provoquée par
l’ivresse. Une jeune femme européenne, rentrant de France, trouve
son appartement occupé. Pour le récupérer, elle se fait accompagner
chez elle par deux agents. Pris d’une soudaine folie, l’occupant indésirable l’abat d’une rafale de mitraillette.
Ces faits me sont rapportés comme exemples de la haine que porte
cette « sale race » aux pieds-noirs et de leur désir de vengeance. On
me parle aussi de la déchéance d’Alger qui « n’est plus comme avant »
depuis que tout y est mis à la « mode bougnoule » et où je ne saurais
reconnaître le « petit Paris » d’hier.
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Une jeune femme me confie la peur qui la hante chaque soir en
rentrant chez elle à Bab el-Oued. Hier invisible, le musulman est partout dans les rues maintenant, surtout ces bandes de jeunes qui ont tôt
fait de confondre anarchie politique et libre délinquance.
20 octobre.
Au Forum, seul militaire français dans cette immense foule musulmane, entraîné par un large mouvement enveloppant, porté par le youyou des femmes, les applaudissements, les cris, je me retrouve serré
contre les grilles de la Délégation générale pour attendre l’apparition
de l’homme du jour. On me lance des regards surpris, mais pas hostiles. Enfin, c’est un déchaînement : M. Ben Bella, entouré de son cabinet, descend les marches entre une haie d’agents et de plantes vertes,
pour gagner sa DS. Il est littéralement submergé, pressé, palpé, des
enfants grimpent sur le capot de la voiture, s’accrochent aux pare-chocs,
le tirent de-ci, de-là. Dégagé, Ben Bella sourit de toutes ses dents à sa
gloire en ce jour où il revient de New York.
21 octobre.
Dernière vision de cette ville qui descend vers la mer, là-bas, grise
et rose, entre les cyprès et les toits aux tuiles rondes, au-delà des murs
de bougainvillées. Le soir finit dans une longue et douce chaleur parfumée. À Paris, dans la solitude de son appartement, ma mère m’attend.
De ses vitres, elle voit la pente de zinc des toits, la fumée âcre, soufrée,
des premiers feux de l’automne, des antennes de télévision, un mur
aux briques rouges. Par la porte-fenêtre grande ouverte de la maison
où R… m’a accueilli, je vois la mer et tout de cet instant est résumé
dans ces lignes des Carnets de Camus : « Au soir, douceur du monde
sur la baie – il y a des jours où le monde ment, des jours où il dit vrai.
Il est vrai, ce soir – et avec quelle insistante et triste beauté. »
28 octobre.
Dans le train, en route vers Constantine.
Un paysage court le long de la vitre, un paysage aride, de roches
et de broussailles, d’oueds asséchés et de vallonnements ocrés, cendrés, rompus, çà et là, de bosquets au feuillage grêle. Décor plus que
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paysage et qui ne semble avoir guère trouvé de compromis avec
l’homme tant sa présence reste discrète : quelques maisons de terre
battue au pied d’une colline, un petit berger et ses chèvres, une femme
voilée, la cruche d’eau sur l’épaule – rares éléments humains dans cette
succession de pentes et de creux. De temps à autre, une gare qui ressemble à n’importe quelle petite gare d’une banlieue française : même
disposition du bâtiment central, de la maison du garde-barrière, avec
son jardin, même clôture de ciment blanc à ouvertures losangées.
Mais tout de suite après cette vision familière, le tragique d’un paysage désert réapparaît. Plaine au poil ras qui fuit vers le contrefort
bleu des montagnes, steppes essemées de touffes calcinées, poussiéreuses, lézardes du sol qui furent des cours d’eau. Et ce ciel qui exige
une soumission aveugle à son éclat soutient constamment plaine et
roches dans une brutale affirmation de déshérence humaine.
Dans le train, les soldats français croisent ceux de 1’ALN. On
se côtoie dans les couloirs, le wagon-restaurant. Mais, sur les quais
de gare, ce sont eux qui, mitraillette à la hanche, regardent partir le
convoi. La différence est là.
Constantine. Camp Frey.
Ville cahotante sur les roches. Cassée en son milieu par la profonde blessure du Rummel qu’enjambe un célèbre pont suspendu. La
paroi des ravins et des dénivellations prolongent la façade des immeubles. Une fuite de tuiles rouges, de murs sable, là-bas, vers la
crête des collines. La route monte en lacis, entre les pins. Grands
chantiers d’immeubles à vocation sociale, des piliers de maisons, des
grues immobiles. Le développement s’est-il arrêté avec la fin de « l’Algérie de papa » ? Ce fameux « plan de Constantine » semble être en
plan. Ici, plus évidents encore qu’ailleurs, les fanions de la pauvreté.
29 octobre.
Dans le train, en route vers Bône.
Route froide de l’aube. Ville bleue et noire. À la sortie de la gare,
cette chute abrupte du terrain qui entraîne le regard jusqu’à un groupe
d’arbres perdus, plus verts encore près des saillies du sol orangé et
bistre. Au-delà, une succession de creux et de bosses avec, çà et là,
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dans l’uniformité grise et jaune d’un sol pelé, ces bandes sombres qui
indiquent de récents labours. Cela à perte de vue, jusqu’aux contreforts brumeux et mauve des chaînes montagneuses. Au sommet d’une
paroi rocheuse à la verticale, un marabout blanc, isolé, au bord du
gouffre comme au seuil de l’éternité.
Bône. Camp des Anglais.
La pluie crépite sur la tôle ondulée. Un gros chat noir dort sur une
couverture kaki. « Ils » parlent de moteurs de camion, ils, mes compagnons de chambrée. La radio diffuse de la musique romantique.
Les pierres du mur sont froides, le râtelier des armes est dans mon
dos, exhalant une lourde odeur de graisse, mon treillis sent la terre
humide. Ailleurs se croisent en faisceaux les rails de chemin de fer
sous la pluie. Trains de nuit, routes d’évasion. Je suis hors contexte
de ce présent. Une image, une couleur, un son ; un son surtout peut
m’ouvrir un chemin. Douce musique et rythme de la pluie. La saveur
idiote de tout ça. Sans croyance ni foi en cet instant où ma vie fait une
halte. Rien qu’un relent d’amour inemployé et de tristesse, venu de
très loin. Tout cela diffus comme l’incertaine incandescence d’une
ampoule qui vacille mais ne s’éteint pas. Ai-je jamais possédé rien de
plus fragile, de ce beau inexplicable qu’égrènent ces minutes de rien ?
Au bureau de compagnie, on vient se réchauffer entre deux
manœuvres pendant que la troupe se les gèle. Un officier, les épaules
carrées, de petits yeux vicieux derrière les verres de ses lunettes de
myope, frais émoulu de Saint-Cyr, plaisante avec le chef du bureau,
malingre, une fine moustache soulignant son museau de chat. « Je
t’encule », « Je te baise »… On y va fort dans les plaisanteries qui ne
visent qu’à un souci d’humiliation. Le langage de l’armée si fortement sexualisé où les termes courants du désir ne révèlent qu’un souci
de domination, de dégradation. M’avisant derrière mon bureau, il me
lance, avec un rictus sournois : « Les intellectuels sont à fusiller en
premier. »
La pluie et le vent ont délavé la campagne. Les tentes grises émergent, flageolantes entre les flaques, les poutrelles, les pans de mur,
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les arbres, les fils barbelés qui s’égouttent. Un soldat dans son imperméable vert court comme le font à l’horizon ces lignes de pins noirs,
au-delà des clôtures – inaccessibles.
1er novembre.
L’Algérie fête sa révolution : la radio évoque les martyrs de la
guerre, les victimes des tortures, les « frères », les « sœurs » tombés
au combat…
Travail au « camp des réfugiés ». Rapatriement en France de ces
familles de harkis que l’armée a parfois accueillies et protégées dans
ses camps. Soldats d’hier harcelés par la peur, qui arrivent ici amputés, blessés, poursuivis et toujours menacés. Ils ont « collaboré » : à
l’extérieur, on ne leur pardonnera pas cette trahison. On s’occupe
maintenant d’eux après en avoir abandonné un grand nombre à leur
sort. Peut-être cela fait-il partie de la logique des guerres : on ne se
charge pas des poids morts. Les harkis le sont aujourd’hui. Pour ceux
qui trouvent ici un refuge, combien ont été rejetés, refoulés, n’ayant
plus lieu d’être puisque désormais « inutilisables », eux qui, bien
souvent, n’ont pas hésité à se montrer cruels, impitoyables, pour servir la France ? Quel avenir leur sera réservé dans le pays où ils aspirent aller ? La misère à la petite semaine, l’enceinte d’autres camps,
les rebuffades d’un racisme latent chez tant de citoyens du pays des
droits de l’homme ?
Toute la journée, au bureau, ce sont demandes et supplications
pour partir sur le prochain bateau, avec le prochain convoi, assorties
de colère, de cris et de reproches : « Lui part, pourquoi pas moi ? »
Certains viennent se présenter aux gradés responsables, citent leurs
titres de guerre : « Moi, j’ai été un bon militaire, toujours servi ! »
Qu’ils aient fait du « bon boulot », on le sait, mais on se retranche
derrière le règlement, les ordres, les plans établis pour leur signifier
qu’il faudra attendre.
Autour des hommes, les femmes et les enfants patientent, le visage muet. Les dactylos tapent des listes et des listes de noms : le sort
d’un être est lié à une faute de frappe, à l’inattention, à l’indifférence.
Le service social des Armées distribue des robes, des coupons de
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tissu, du papier hygiénique, des livres. « Pourquoi ? s’étonne un secrétaire. Ils ne savent pas lire. » Mais l’Armée ne peut leur offrir le
plus indispensable : une peau neuve.
Conversation entre deux harkis et un sous-officier français de
carrière. L’un était un spécialiste du couteau. Il s’en vante : « S’il n’y
avait eu que des gens comme moi, les “fells” n’auraient jamais gagné. » L’autre écoute en souriant. Il parle à son tour : « S’il y avait
une autre guerre, j’égorgerais tout : hommes, femmes, enfants. Je
raserais tout. » Il ajoute à ces mots un large geste de la main, évocateur. Tout cela dit sans violence, avec douceur même, sur le ton d’une
conversation amicale.
Un pot avec un harki. Il m’offre un pot. Il est heureux, sourit : il
part pour la France. À nouveau, il lui semble respirer en homme libre. Pendant quatre ans, cependant, il a lutté aux côtés des « fells »
avant de se rendre aux forces françaises et de combattre dans leurs
rangs, au sein d’une formation commando. Repris par l’ennemi, on
lui fit connaître l’avant-goût de la mort : on tailladait son dos à coups
de lames de rasoir, on lui liait les poignets avec du fil de fer barbelé…
Il s’est évadé. L’armée l’a recueilli. Ce soir, il s’embarque pour la
France. Il a une famille, une femme, un enfant, quelque part en Algérie. Mais on le croit mort. Il ne leur écrit pas, peut-être par prudence,
mais aussi parce qu’ils restent algériens alors qu’il ne l’est plus. Estil français pour autant ? Il restera en marge, isolé, en exil, une autre
sorte de déraciné que celle évoquée par M. Barrès. Il boit, il rit, il est
heureux. Ce soir, il part pour la France.
L’aube glacée et rose, striée par un vol de canards sauvages. Ou
rouge et où s’étirent de longs nuages noirs profilés comme les étraves de navires. Ou encore mauve où se dresse la hampe sombre et
déchiquetée d’un palmier. La beauté des premiers matins du monde…
Ce que je trouve dans l’ivresse : le plus haut sentiment d’indifférence qui me réconcilie avec la souffrance des autres, parce que plus
détaché, plus libre.
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Paris.
26-31 décembre.
À Paris pour deux semaines, en permission. Je retrouve des rues
froides, les gens engourdis par le tourbillon des fêtes de Noël, la
mélancolie de certains boulevards extérieurs lorsque, à la fin du jour,
les emplit la lourde rumeur de la circulation automobile. Une ville
sans histoires où j’en ai laissé beaucoup. Électricité de la nuit dans ce
quartier populaire où les grands ensembles modernes jettent à profusion cette haute note de mystère : le scintillement de leurs lumières.
Saint-Germain-des-Prés. Élégante détresse des nuits de Paris.
Chaque réverbère s’éteint au passage, comme une étoile, le long des
artères où glissent les mêmes ombres errantes. Les terrasses vitrées
des cafés regorgent de monde. Le froid mord aux visages. Silhouettes frissonnantes au détour d’une rue ou dans le renfoncement d’un
mur. Café mal famé : derrière les portes vitrées, un jeune loup surveille la place. La cité grille l’une après l’autre ces heures de la nuit
avec des regards de haine, de désir, de peur, de solitude.
Un salon, d’autres salons. D’élégantes discussions sur la littérature. Des portes qui en ouvrent d’autres. Parler, sourire, réinventer le
discours des autres par délicatesse et, à chaque fois, se trahir en se
livrant.
Paris, six heures du soir. La banlieue industrielle. L’arrêt de l’autobus : l’interminable queue des gens qui parlotent et commèrent. Le
raclement de toutes ces gorges, cette gouaille épicée de mots crus.
L’argot du titi parisien chez ces ouvriers en blouson de cuir et ces
matrones. Il neige. De la Seine, on ne voit, dans la nuit, que deux
quais blancs.
Champs-Élysées. La morne déambulation d’un dimanche d’hiver. Les grandes allées d’arbres nus et la grisaille des pierres. Un
austère classicisme du froid. Jardin public désert, aux bancs mouillés,
où je connus jadis la griserie d’une subite passion. Le mal d’aimer ne
m’a pas quitté mais il est à l’image de ce jardin : vide, gris et froid.
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1962
Place de la Concorde. La pierre des monuments est lavée de sa
crasse ancestrale. Elle réapparaît ainsi rose et ocre, nacrée au moindre
rayon de soleil. Tuileries verglacés, l’eau du bassin est gelée. Au bout
de la promenade, la Seine embuée, coulant avec un grand calme noir.
Un peu d’amour pour le dernier jour de l’année. À la sauvette. Un
peu de chaleur, un regain de vitalité mais couché une fois de plus sous
l’emprise d’un mythe qui m’a accroché pour toujours dans le temps.
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DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
La Plaie et le couteau, carnets intimes 2004-2008.
CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS
Fiction
Manhattan Blues, roman, René Julliard ; Fayard.
L’Été, à cœur perdu, roman, Mercure de France.
La Mort blanche, roman, Fayard ; Livre de poche.
Mademoiselle Sarah, roman, Fayard ; Livre de poche.
Pierrot des solitudes, nouvelle, Balland.
L’Heure froide, roman, Julliard.
Le Valet noir, roman, Éditions du Rocher.
« Une histoire française » :
* Vincent Hauttecœur, roman, Grasset.
** Le Partage des ombres, roman, Le Cherche-Midi Éditeur.
Pile-Poil, roman, Le Cherche-Midi Éditeur.
Comtesse Lipska, roman, Le Cherche-Midi Éditeur.
Les Yeux de la nuit, roman, Éditions du Rocher.
Essais
Jean Lorrain, essai, Seghers.
Lisbonne, récit, Champ Vallon.
La Passion Goncourt, essai, France Loisirs.
« Les extases lagunaires de Jean Lorrain » in Amoureux fous de Venise,
Olivier Orban.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2011.
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