Y A-T-IL UNE VIE AVANT LA MORT ?

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Y A-T-IL UNE VIE AVANT LA MORT ?
ahmed zitouni
y a-t-il une vie
avant la mort ?
roman
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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Être nègre aux États-Unis,
c’est être en colère tous les jours.
James Baldwin
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EN GUISE D’AVANT-PROPOS
Cet ouvrage n’aurait jamais dû voir le jour sous sa
forme actuelle. Encore moins se prévaloir du contenu
qui est devenu le sien. À l’origine, dans un fond de tiroir
de cervelle, il n’était qu’un vague projet de « fiction »
portant sur « la mémoire des Immigrés maghrébins de
Marseille » à concrétiser un jour ou l’autre. C’est dans
le but de m’y frotter que, en 1998, j’ai postulé pour une
aide à l’écriture auprès du Centre national du livre. Sans
trop y croire, je l’avoue.
À ma grande surprise, la bourse me fut accordée.
Probablement parce que « la mémoire des Immigrés »
était de saison dans quelques journaux ? Peut-être que le
temps était venu où les démangeaisons de bonne conscience pouvaient s’affranchir à peu de frais ? Peut-être
aussi que la « Mémoire » et ses « enjeux » étaient de mode
et commençaient à faire débat ?
Cette opportunité me permettait enfin de tenir un
(petit) bout de temps. Faire abstraction de mes difficiles fins de mois. Relever le défi d’un prurit de création
exigeant concrétisation. Pour une fois, me prendre pour
un écrivain à plein temps… même compté. Je pouvais
désormais affronter ce qui me taraudait, embrasser la
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douleur de réveiller de vieux démons susceptibles, écrire
à tombeau ouvert sans me soucier de l’inquiétude du
vivre.
Je m’y suis mis. Prêt à y laisser des plumes. Sinon, la
plume.
Épaulé par une association ayant pignon sur détresse
(CIDIM), un magnétophone dans la sacoche, j’ai ainsi
passé une année à sillonner les « cités » de Marseille en
quête de rescapés de la nuit de la grande galère migratoire, à recueillir des témoignages d’anonymes et
d’oubliés en bordure d’Histoire, à aborder de pudiques
continents de fierté et d’humiliation, à cogiter une équation impossible : comment réunir l’essentiel de ces épopées singulières en histoire collective, même concassée
en « roman » ?
Comment bricoler en toute impunité une « fiction »
à partir de fragments d’humanité restitués, ou plutôt exhumés, parfois pour la première fois, dans de bouleversantes et approximatives continuités ?
Avec Moustafa, trimard associatif, copain approximatif, et guide bénévole pour l’occasion, nous sommes
remontés à reculons dans les chronologies de vieux carnets d’adresses, d’indignations et de luttes communes,
la plupart perdues d’avance. Nous avons rencontré, souvent retrouvé, nombre d’hommes et de femmes qui nous
ont ouvert leurs portes et les digues de leur mémoire.
De ces rencontres préméditées, me restent (dans le
désordre) l’impression d’avoir côtoyé les encyclopédies
vivantes d’un temps occulté, un goût de thé froid au fond
de la bouche, l’image d’un magnétophone à l’arrêt sur
une table basse, un persistant sentiment d’inutilité et de
petitesse, un immense respect pour ces trajectoires de
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dignité se dévidant sur des fragments d’histoire indicible, des pages d’émigration maladroitement restituées
entre arabe et français, dans une sorte de francaoui marseillais en prise directe avec le cœur.
De ces invitations au goût d’effraction consentie, de
ces confessions, de cette infinie désolation de la vieillesse
déracinée se retournant sur les années noires de l’exil
définitif, de ces visages qui disaient plus qu’ils n’exprimaient, de leurs sourires éclos en pages blanches m’attendant dans un temps apaisé, enfin pacifié, de leurs yeux
mouillés de nostalgie, de leurs sanglots retardataires
domptés en pudeur s’habillant de gêne et de silence, je
me souviens avoir pris plus qu’il n’en fallait.
De ces moments où mon malaise capitulait face à
leur noblesse, j’avoue être souvent sorti terrifié par la
dette à honorer, grandi par la confiance accordée. À chaque fois bouleversé par la simplicité de ces êtres d’exception se revendiquant ordinaires.
À l’écoute de ces destins outragés et qui pardonnaient
pourtant, plus d’une fois je me suis retenu pour ne pas
pleurer quand une part de leur histoire ravivait un fragment de la mienne occultée. Plus d’une fois, j’ai éclaté
de rire quand des mots, des expressions naguère miennes, répudiées, interdites de séjour, bannies et réprouvées, retrouvaient sens et démesure dans la maladresse
des leurs.
Plus tard, mon enquête achevée (et une part de moi
avec elle), pas une seule fois, je n’ai trouvé la volonté et
le courage d’oser réécouter ou transcrire sur papier les
bribes de leurs cheminements emprisonnés en cassettes.
Je ne me sentais pas de taille.
Me découvrais petit. Si petit face à l’immensité de
ces humanités n’attendant même plus considération.
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Trop petit, face à la responsabilité qui m’était échue :
écrire LEUR livre. Me savais déjà coupable de trahison.
Incapable de récidive d’intrusion en territoire intime,
trop intime. Les mots pour les dire me paraissaient dérisoires, impotents, déjà complices des silences qui les
étouffaient.
Avec le temps et ses inévitables remontrances, j’ai
fini par reprendre le stylo.
Par devoir ?
Par lassitude ?
Pour le contrat implicite qui me reliait à mes frères
d’âme ?
Peut-être parce que je ne suis bon qu’à ça : écrire !
Non pour la vanité d’espérer les dire juste et tendre,
la certitude de les trahir une fois de plus, en témoin
indélicat, en détrousseur de mémoire, mais pour tenter
d’exhumer leur part d’humanité en moi. Réconcilier en
mots et en phrases ma part d’humanité rebelle apprivoisée par la leur. Retrouver quelques filaments d’enfance dans cette délicate brillance qui illuminait leurs
regards à chaque fois que la maladresse de leurs expressions dépoussiérait ce sentiment étrange, d’abandon de
soi et de tendresse gratuite, qui les envahissait quand ils
s’attardaient sur un moment d’émotion revendiquée, de
fierté et de dignité assumées. Ce sentiment étrange de
s’évoquer humain, de se redécouvrir radicalement humain dans les plus inhumaines situations de guerre et
d’exil.
J’ai quand même repris le stylo pour tenter
l’impossible auquel j’étais tenu : aborder enfin, avec mes
mots et les leurs, cet espace de malaise partagé qui mal
nous reliait à chaque fois qu’ils évoquaient leurs enfants,
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pressentaient les miens dans les leurs. La douloureuse
signature d’authentification du déracinement bue en miel
d’espoir et en bile de continuité trahie.
J’ai quand même repris le stylo, perclus de leurs
contradictions, en délinquant du verbe, en assassin de
ce Verbe hérité de ceux qui les avaient piétinés sans parvenir pour autant à avoir raison de leur humanité, pour
leur (me) dire que je suis resté des leurs. Leur fils rebelle, à travers la part maudite et la grandeur de leur histoire occultée. Un de leurs enfants crucifiés en entrefilets
de faits divers à défaut de livres d’histoire : poissards et
illuminés, délinquants des dignités bafouées, porteflamme d’une classe ouvrière agonisante, grévistes des
loyers ou de la faim, galériens de la carte de séjour, puis
Français par la force des choses, à l’usure, à la rage, à la
vie, à la mort. Petites lumières continuant de griller avec
fierté dans la nuit de l’exclusion.
J’ai repris le stylo. Solitaire par vocation. Solidaire
par nécessité. En enfant. Un des leurs envers et contre
tout. Singulier et saturé de tous leurs enfants réunis dans
le même bouillonnement de colère. Bannis en périphéries urbaines, en lisière d’humanité visible, en bout de
considération. L’émotion cisaillée entre deux mélodies,
entre deux rives de malentendu. La lucidité palpitant en
braise arrogante. Mes mots en dérisoire revendication
d’humanité offensée. Vacillante, mais encore vivante.
Notre commune humanité. Encore à redresser. À imposer, une fois de plus !
Voilà pourquoi j’ai repris le stylo. Qu’importe si, pour
me mettre au net avec une mémoire défaillante, la mienne
et les leurs souvent confondues, il m’a fallu refaire un
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itinéraire effectué vingt ans plus tôt. Qu’importe la mise
en lumière de la dépouille d’un de leurs fils, enterré dans
un fait divers sanglant, auquel je m’étais identifié et que
j’avais hâtivement mis en équation littéraire. Le sujet et
le héros de mon premier livre. Un de leurs fils : mon
premier personnage de roman. Que de la rage et de la
colère mises en mots et en chapitres pour conjurer l’horreur qui guettait chacun d’entre nous. Un de leurs fils,
moi ou le fils de chacun d’entre eux, à la genèse de
l’outrage. N’importe lequel d’entre nous, exposé en gibier de faits divers, en mortel raccourci, en anonyme
échantillon de victime du racisme ordinaire.
Avant de me représenter à eux, en chair et en mots, il
fallait me réconcilier avec ce fantôme dans lequel j’avais
souvent transité, que j’avais dénommé, par commodité
romanesque, Impermastic. Il m’a fallu cinq ans pour oser
le dénuder et le questionner à nouveau, prendre conscience de sa part d’aliénation en moi, l’accepter, la comprendre, puis la vomir en mots exigeant réparation,
purification par la colère. Tout un territoire de mots à
déminer pour l’apprivoiser et apprendre à convertir ses
reproches en leçons de conduite. En nouveau livre.
De cette confrontation entre l’auteur et « son » personnage, de mes difficiles retrouvailles avec Impermastic,
de ce retour immobile sur les années sacrifiées, celles de
l’Émigration et les autres, sont nés ce livre et une interrogation : « Y a-t-il une vie avant la mort ? »
Je n’en sais foutrement rien. Mais il m’arrive souvent de me demander si le cinglé qui a osé cette inscription sur le mur d’un cimetière de Belfast pensait aux
fantômes des morts sans sépultures qui jalonnent les
nouveaux chemins d’exil, aux milliers de tragédies oc14
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cultées en indécentes statistiques de recalés définitifs de
« l’immigration clandestine », à leurs barques de misère
aux allures de cercueils flottants, aux images de leurs
corps gonflés et à leurs regards pétrifiés dans les pourrissoirs de la terre promise, dans l’indifférence d’une
brève de journal, une vague culpabilité dans les arrièrecours des consciences autorisées. Peut-être pensait-il
aussi à nous tous qui ne cessons d’émigrer de l’intérieur
ou à ce que chacun de nous ignore de grand déjà décomposé en lui ?
Des fois, je me dis qu’il n’était pas cinglé, mais juste
exaspéré en lucidité lumineuse.
Aix-en-Provence, le 10 mars 2004
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Je connais ces îles de Monos à Nassau
Matelot au crâne rouille et aux yeux glauques.
On m’appelle Chabin, le surnom en patois
De tous les nègres rouges, et moi, Chabin, j’ai vu
Ces taudis de l’empire quand ils étaient en paradis.
Je ne suis qu’un nègre rouge qui aime la mer.
J’ai reçu une solide éducation coloniale.
J’ai du hollandais en moi, du nègre, et de l’anglais.
Et soit je ne suis personne, soit je suis une nation.
Derek Walcott (Divided Child), Another life
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La vie d’artiste est un long et merveilleux suicide.
Oscar Wilde
Pour une fois, le temps était ancré au beau fixe. Larmoyant. Crépusculaire et tiède. Peu importe que ce soit
dans ma tête ou sur les traverses évanescentes d’Aix-enProvence, que je sentais se liquéfier par-delà l’univers
tranquille de mon bistrot d’amarrage. Temps de saison
en déliquescence dans un esprit en rupture de saisons.
Sensation de bien-être. Tranquillité fugitive. Moment de
délicate béatitude. Il faisait divinement bon éperonner
cet avant-goût de cuite solitaire.
– Roger, un demi !
Ma commande était passée comme une rose anonyme
dans le décor d’un corbillard. Discrète. À peine chuchotée. Roger a obtempéré illico et en silence. J’ai fermé les
yeux. Apprécié comme il se devait le miracle d’un verre
plein, son faux-col de mousse à l’agonie trônant près de
mon journal ouvert sur la page des mots croisés. Tiré
une longue bouffée de ma cigarette. Savouré l’instant de
quiétude offerte. Me suis imaginé en lévitation immo19
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bile dans une vieille matrice insonorisée. L’espace d’un
instant, sirotant ma bière, j’ai cru entendre goutter des
perles de nostalgie dans une pénombre d’enfance et
d’oubli. Enfin boire comme si on tétait à reculons. Penser qu’on ne pense à rien. Larguer les amarres vers un
néant apaisé où des fantômes de femmes inconsistantes,
habillées de torpeur et de compassion, vous ouvrent leurs
longs bras décharnés. Une vilaine houle m’a entraîné dans
un corridor de pénombre, vers des cuisses sans fin mordillant une touffe anonyme entr’ouverte sur un ricanement morose. J’ai ouvert les yeux.
– Roger, un demi !
Comme dans un vieux film muet, entre deux éclairs
sur fond grisâtre, une figure de vampire mal maquillé a
soudain traversé le champ de mes divagations. C’en était
fini de ma paix. Pressentiment que le charme noir de ce
fugace instant de grâce était rompu.
Le briseur d’enchantement était inscrit dans le cadre
de la porte d’entrée du bistrot. Une tête de fantôme cassecouilles du plus bel effet. Une de plus. Inconnue de mes
registres.
Comment dire ?
Comment expliquer ?
Dès que mon regard a effleuré cette tête de déjanté
majeur, dès qu’il a fui son profil adipeux prenant ses
aises sur la grande vitre de la porte d’entrée, en même
temps que s’éparpillait dans mon échine l’habituel frisson annonciateur d’emmerdements en cascade, j’ai su
que c’était pour ma pomme.
Prémonition ?…
Intuition ?…
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Une sorte de sixième sens acquis grâce à la fréquentation quasi permanente d’emmerdeurs de tout poil qui
me faisait les reconnaître au premier coup d’œil ?…
Ancienne certitude, tapie au fin fond des angoisses les
plus inconscientes, qui remontait en alarme hérissée ?…
Sincèrement, je ne sais quoi avancer. Disons que j’ai
une sorte de don pour renifler l’emmerdeur s’apprêtant à
fondre sur sa proie. Une proie réticente certes, mais
toujours consentante, sans doute par curiosité atavique :
ton serviteur, comme tu n’as pas manqué de le deviner.
Mais pour en revenir à notre lascar, dès que j’ai vu sa tête,
j’ai eu la lugubre impression que je n’y couperais pas.
Cette tête ! Cette hure d’esquinté permanent ! Cette ogive
de nœud volant carrelée en mosaïque flasque. Cette têtelà ! Ce bourgeon emplumé. Ce magma de viande pourtant
à peine entr’aperçu sur la porte d’entrée du bistrot. Cette
tumescence d’outre-monde. Cette bouille étrange, et
combien ordinaire, de somnambule halluciné – que tu ne
connais pas encore et que je suis, hélas, condamné à te
décrire –, avec l’infinie perspective de poisse délayée dans
son absence d’auréole, ne pouvait que m’être prédestinée.
Une fois de plus, stoïque et désabusé, j’ai constaté que
dès qu’un ciel s’alourdit des nuages noirs de la déveine,
dès qu’un comptoir de hasard se couvre d’effluves de désespoir, dès qu’un début de tension électrise les haleines
et les regards des biberonneurs accrochés à la rampe de
leurs épopées sans gloire, dès qu’un grain de sable ou de
merde s’égare dans le fragile ordonnancement des paix
armées des bistrots dans lesquelles je resquille en croyant
me réfugier, le sinistré de l’en dedans, le naufragé du
moment, le frappé d’ici ou l’allumé d’ailleurs, ne manquera pas de tituber dans ma direction. Je suis, comme
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qui dirait, abonné aux réceptions maladroites et aux
échouages des grands fracassés urbains. Le terminus provisoire des cisaillés et des éclopés. La boussole défaillante,
en bout de perdition des ravagés du bulbe, des albatros
clandestins, des handicapés de la vie toujours suintant
d’humanité crue. L’écho retardataire des confessions de
leurs batailles perdues d’avance et trop ressassées. Le rugueux et incommode miroir de leurs détresses hoquetées
en postillons de vinasse, en quête de point de fixation ou
d’exaspération. Je crois que, « Avec le temps » (salut,
Léo !), j’ai fini par me métamorphoser en papier tuemouches vers lequel, immanquablement, convergent les
plus grands emmerdeurs de la Création. Et pourtant, je ne
pense pas être quelqu’un de gluant ou d’attirant. Plutôt
discret et distant, dans mon genre ! Des fois, il m’arrive
de me demander si, dans la plus louche des géométries
irrationnelles qui fondent les destinées humaines, je n’ai
pas hérité d’une place de choix : psychanalyste du pauvre. Consultation à l’œil et la tournée pour ma pomme.
Comme si j’avais hérité d’une malédiction tranquille, transmise en boulet d’existence.
Dans la complexe alchimie de la vie, j’étais né réceptacle des errances en mal d’écoute, d’aide ou de consolation, comme d’autres naissent difformes ou sculptés dans
la glaise des réussites, avec les yeux bleus ou verts, une
cuiller d’argent dans la bouche ou un invisible pal de
malédiction dans le fion. Une villa de luxe ou une bordure de caniveau en périmètre de jeux. Miss Univers ou
une cellule de Maison Centrale déjà estampillées dans
les promesses de leurs vagissements.
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Feignant l’indifférence, j’ai pris acte de cet avis de
fortes turbulences dans l’univers de mes géographies
éthyliques. Tenté d’évaluer l’ampleur des dégâts que ne
manquerait pas de charrier dans son sillage cette nouvelle intrusion. Sans doute soupiré pour la forme ? La
fatalité ?… Une vague prière de répit adressée au Dieu
des poivrots, absent comme d’habitude. Engueulé ses
énarques célestes dans la foulée. Puis me suis replongé
dans mon occupation coutumière de scribouillard sans
statut, en quête de paix… aussi provisoire qu’illusoire :
venir à bout de mes mots croisés.
Rapide et négligent coup d’œil vers la porte d’entrée, l’air de rien, comme pour chasser du regard une
poussière invisible. Mon furoncle humanoïde est toujours en faction, et en surimpression, sur la vitre. Et c’est
dans ma direction que son regard scrute et farfouille.
Éclusé un reliquat de bière, puis posé mon verre, histoire de me donner un semblant de contenance, malgré
le malaise qui m’envahit.
J’ai baissé les yeux sur mes mots croisés.
« Effet de lune », en quatre lettres… ça commence
bien ! Effet de lune ?… Effet de lune ?… En quatre lettres, qui plus est ! Impossible de se concentrer, d’amorcer un début de réflexion, sachant que l’Autre était
toujours en faction derrière sa vitre, hésitant avant d’entrer, procédant aux dernières vérifications de son fichier
mental pour s’assurer que j’étais vraiment sa victime.
Effet de lune ?…
Indéboulonnable, cette tête d’empaffé. Si au moins
elle pouvait se balancer sur une pique derrière sa vitrine
d’exclusion… provisoire.
Effet de lune ?…
Oublier un instant la sentinelle attentive. Imaginer
l’auteur de cette définition à la con, le pisse-copie snobi23
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nard à l’œuvre, dans son bureau d’ex-grand journal parisien – devenu repaire de midinettes et de cireurs de
pompes sophistiqués à l’affût du moindre renvoi d’ascenseur –, en train d’accoucher de son effet de lune, un
sourire triomphant en devanture, les yeux pétillant de
jubilation malsaine, ses ratiches jaunies de crétin transcendant mordillant un mince cigare de parvenu.
Effet de lune ?…
Dérivé en douce. Puis abandonné les cogitations stériles que je colmatais sur mes mots croisés. Pas le plus
petit regard pour mon visiteur du soir, sa hure moustachue, maintenant inamovible sur sa vitre. Supputations
diverses et indigestes. Cette tête, selon toute vraisemblance, devait surmonter un corps. Et ce corps, tête incluse, ne pouvait qu’abriter une personne, accessoirement
une personnalité, avec nom, prénom, date et lieu de naissance, petits et grands moments de joie et de chagrin,
petites bandaisons, grandes déroutes… Bref ! Tout ce
qui fait l’ordinaire du pedigree d’un connard urbain en
migration douloureuse vers la fosse commune de son
terminus.
Effet de lune ?…
À quoi bon se prendre la tête pour si peu. Mon olibrius finira bien par se décider. Entrer ou déguerpir. Pour
un meilleur inespéré ou un pire prévisible. Il ne va quand
même pas prendre racine. Devenir à lui seul la nouvelle
enseigne de Chez Roger. Dernier regard, avant extinction de mes feux de veille, sur l’avant-propos de gélatine amère scotché sur la vitre d’entrée.
Effet de lune ?… en quatre lettres !
Il était temps. Môssieur s’est enfin décidé. Au bruit
de la porte grinçant sur ses gonds j’ai su que mon Indien
était sur le sentier de la guerre. Crucifié en pleine lu24
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mière, j’imagine. Ses petits yeux de libellule effarouchée clignant féroce sous la lumière crue du néon d’angle (un attrape-couillons destiné aux indésirables et aux
Parisiens de passage). Moment d’hésitation. Mon visiteur du soir ne devait pas avoir l’habitude des bistrots de
quartier, avec leurs indéchiffrables clientèles et habitudes, leurs lumières de missiles blafards, ainsi que de leur
légendaire sens de l’hospitalité… sélective.
– Vous cherchez quelque chose, monsieur ? a demandé Roger, sans lever les yeux de son journal… Si
tant est qu’on peut qualifier Le Figaro de journal.
L’Autre n’a pas relevé l’absence d’invite contenue
dans le ton aigre et doucereux du maître des lieux. Ignorant cette hostilité à peine voilée que les Provençaux
dénomment « politesse », il s’est contenté de traîner sa
corpulence de pachyderme à la dérive vers l’espace habité de la salle.
Sur les quatre tables du réduit, qu’il faut, faute de
mieux, appeler « salle », une était occupée par les joueurs
de belote du vendredi, une autre par la vieille Nicole et sa
conquête du jour, une sorte de routard anémique qui se
délayait aux petits ballons de rouge pour se donner du
cœur ou du courage, effacer les dernières réticences qui
l’empêchaient encore de s’embourber la vieille contre le
gîte et un maigre couvert. Ne restaient que deux tables. La
mienne et sa sœur jumelle, ce soir, miraculeusement vide.
Peut-être que, au dernier moment, l’Autre, par la grâce de
je ne sais quel sursaut de bienséance, se déciderait-il à
opter pour la table voisine, ainsi qu’à une saine solitude
dans laquelle il pourrait siroter le poison de son choix, me
laissant à mes mots croisés et à ma relative quiétude.
Tu parles !
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DU MÊME AUTEUR
aux éditions de la différence
Au début était le mort, roman, 2008.
chez d’autres éditeurs
Avec du sang déshonoré d’encre à leurs mains, roman, Laffont,
1983.
Aimez-vous Brahim ?, roman, Belfond, 1986.
Attilah Fakir (les derniers jours d’un apostropheur), roman,
Souffles, 1987 (prix de l’Événement du jeudi).
Éloge de la belle-mère, essai, Laffont, 1990.
La Veuve et le Pendu, roman, Manya, 1993.
À mourir de rire, nouvelle, Kaléidoscope Publishers, LTD, Gyldendal Education, Copenhague, 1997.
Une difficile fin de moi, roman, Le Cherche-Midi, 1998.
Amour, sévices et morgue, roman, Parc, 1998.
Manosque, aller-retour, nouvelle, Autres temps, 1998.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2007.
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