Y A-T-IL UNE VIE AVANT LA MORT ?
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Y A-T-IL UNE VIE AVANT LA MORT ?
ahmed zitouni y a-t-il une vie avant la mort ? roman LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Y a-t-il une vie après la mort.indd 5 05/11/2015 16:32:41 Être nègre aux États-Unis, c’est être en colère tous les jours. James Baldwin Zitouni.p65 7 05/02/07, 10:06 Zitouni.p65 8 05/02/07, 10:06 EN GUISE D’AVANT-PROPOS Cet ouvrage n’aurait jamais dû voir le jour sous sa forme actuelle. Encore moins se prévaloir du contenu qui est devenu le sien. À l’origine, dans un fond de tiroir de cervelle, il n’était qu’un vague projet de « fiction » portant sur « la mémoire des Immigrés maghrébins de Marseille » à concrétiser un jour ou l’autre. C’est dans le but de m’y frotter que, en 1998, j’ai postulé pour une aide à l’écriture auprès du Centre national du livre. Sans trop y croire, je l’avoue. À ma grande surprise, la bourse me fut accordée. Probablement parce que « la mémoire des Immigrés » était de saison dans quelques journaux ? Peut-être que le temps était venu où les démangeaisons de bonne conscience pouvaient s’affranchir à peu de frais ? Peut-être aussi que la « Mémoire » et ses « enjeux » étaient de mode et commençaient à faire débat ? Cette opportunité me permettait enfin de tenir un (petit) bout de temps. Faire abstraction de mes difficiles fins de mois. Relever le défi d’un prurit de création exigeant concrétisation. Pour une fois, me prendre pour un écrivain à plein temps… même compté. Je pouvais désormais affronter ce qui me taraudait, embrasser la 9 Zitouni.p65 9 05/02/07, 10:06 douleur de réveiller de vieux démons susceptibles, écrire à tombeau ouvert sans me soucier de l’inquiétude du vivre. Je m’y suis mis. Prêt à y laisser des plumes. Sinon, la plume. Épaulé par une association ayant pignon sur détresse (CIDIM), un magnétophone dans la sacoche, j’ai ainsi passé une année à sillonner les « cités » de Marseille en quête de rescapés de la nuit de la grande galère migratoire, à recueillir des témoignages d’anonymes et d’oubliés en bordure d’Histoire, à aborder de pudiques continents de fierté et d’humiliation, à cogiter une équation impossible : comment réunir l’essentiel de ces épopées singulières en histoire collective, même concassée en « roman » ? Comment bricoler en toute impunité une « fiction » à partir de fragments d’humanité restitués, ou plutôt exhumés, parfois pour la première fois, dans de bouleversantes et approximatives continuités ? Avec Moustafa, trimard associatif, copain approximatif, et guide bénévole pour l’occasion, nous sommes remontés à reculons dans les chronologies de vieux carnets d’adresses, d’indignations et de luttes communes, la plupart perdues d’avance. Nous avons rencontré, souvent retrouvé, nombre d’hommes et de femmes qui nous ont ouvert leurs portes et les digues de leur mémoire. De ces rencontres préméditées, me restent (dans le désordre) l’impression d’avoir côtoyé les encyclopédies vivantes d’un temps occulté, un goût de thé froid au fond de la bouche, l’image d’un magnétophone à l’arrêt sur une table basse, un persistant sentiment d’inutilité et de petitesse, un immense respect pour ces trajectoires de 10 Zitouni.p65 10 05/02/07, 10:06 dignité se dévidant sur des fragments d’histoire indicible, des pages d’émigration maladroitement restituées entre arabe et français, dans une sorte de francaoui marseillais en prise directe avec le cœur. De ces invitations au goût d’effraction consentie, de ces confessions, de cette infinie désolation de la vieillesse déracinée se retournant sur les années noires de l’exil définitif, de ces visages qui disaient plus qu’ils n’exprimaient, de leurs sourires éclos en pages blanches m’attendant dans un temps apaisé, enfin pacifié, de leurs yeux mouillés de nostalgie, de leurs sanglots retardataires domptés en pudeur s’habillant de gêne et de silence, je me souviens avoir pris plus qu’il n’en fallait. De ces moments où mon malaise capitulait face à leur noblesse, j’avoue être souvent sorti terrifié par la dette à honorer, grandi par la confiance accordée. À chaque fois bouleversé par la simplicité de ces êtres d’exception se revendiquant ordinaires. À l’écoute de ces destins outragés et qui pardonnaient pourtant, plus d’une fois je me suis retenu pour ne pas pleurer quand une part de leur histoire ravivait un fragment de la mienne occultée. Plus d’une fois, j’ai éclaté de rire quand des mots, des expressions naguère miennes, répudiées, interdites de séjour, bannies et réprouvées, retrouvaient sens et démesure dans la maladresse des leurs. Plus tard, mon enquête achevée (et une part de moi avec elle), pas une seule fois, je n’ai trouvé la volonté et le courage d’oser réécouter ou transcrire sur papier les bribes de leurs cheminements emprisonnés en cassettes. Je ne me sentais pas de taille. Me découvrais petit. Si petit face à l’immensité de ces humanités n’attendant même plus considération. 11 Zitouni.p65 11 05/02/07, 10:06 Trop petit, face à la responsabilité qui m’était échue : écrire LEUR livre. Me savais déjà coupable de trahison. Incapable de récidive d’intrusion en territoire intime, trop intime. Les mots pour les dire me paraissaient dérisoires, impotents, déjà complices des silences qui les étouffaient. Avec le temps et ses inévitables remontrances, j’ai fini par reprendre le stylo. Par devoir ? Par lassitude ? Pour le contrat implicite qui me reliait à mes frères d’âme ? Peut-être parce que je ne suis bon qu’à ça : écrire ! Non pour la vanité d’espérer les dire juste et tendre, la certitude de les trahir une fois de plus, en témoin indélicat, en détrousseur de mémoire, mais pour tenter d’exhumer leur part d’humanité en moi. Réconcilier en mots et en phrases ma part d’humanité rebelle apprivoisée par la leur. Retrouver quelques filaments d’enfance dans cette délicate brillance qui illuminait leurs regards à chaque fois que la maladresse de leurs expressions dépoussiérait ce sentiment étrange, d’abandon de soi et de tendresse gratuite, qui les envahissait quand ils s’attardaient sur un moment d’émotion revendiquée, de fierté et de dignité assumées. Ce sentiment étrange de s’évoquer humain, de se redécouvrir radicalement humain dans les plus inhumaines situations de guerre et d’exil. J’ai quand même repris le stylo pour tenter l’impossible auquel j’étais tenu : aborder enfin, avec mes mots et les leurs, cet espace de malaise partagé qui mal nous reliait à chaque fois qu’ils évoquaient leurs enfants, 12 Zitouni.p65 12 05/02/07, 10:06 pressentaient les miens dans les leurs. La douloureuse signature d’authentification du déracinement bue en miel d’espoir et en bile de continuité trahie. J’ai quand même repris le stylo, perclus de leurs contradictions, en délinquant du verbe, en assassin de ce Verbe hérité de ceux qui les avaient piétinés sans parvenir pour autant à avoir raison de leur humanité, pour leur (me) dire que je suis resté des leurs. Leur fils rebelle, à travers la part maudite et la grandeur de leur histoire occultée. Un de leurs enfants crucifiés en entrefilets de faits divers à défaut de livres d’histoire : poissards et illuminés, délinquants des dignités bafouées, porteflamme d’une classe ouvrière agonisante, grévistes des loyers ou de la faim, galériens de la carte de séjour, puis Français par la force des choses, à l’usure, à la rage, à la vie, à la mort. Petites lumières continuant de griller avec fierté dans la nuit de l’exclusion. J’ai repris le stylo. Solitaire par vocation. Solidaire par nécessité. En enfant. Un des leurs envers et contre tout. Singulier et saturé de tous leurs enfants réunis dans le même bouillonnement de colère. Bannis en périphéries urbaines, en lisière d’humanité visible, en bout de considération. L’émotion cisaillée entre deux mélodies, entre deux rives de malentendu. La lucidité palpitant en braise arrogante. Mes mots en dérisoire revendication d’humanité offensée. Vacillante, mais encore vivante. Notre commune humanité. Encore à redresser. À imposer, une fois de plus ! Voilà pourquoi j’ai repris le stylo. Qu’importe si, pour me mettre au net avec une mémoire défaillante, la mienne et les leurs souvent confondues, il m’a fallu refaire un 13 Zitouni.p65 13 05/02/07, 10:06 itinéraire effectué vingt ans plus tôt. Qu’importe la mise en lumière de la dépouille d’un de leurs fils, enterré dans un fait divers sanglant, auquel je m’étais identifié et que j’avais hâtivement mis en équation littéraire. Le sujet et le héros de mon premier livre. Un de leurs fils : mon premier personnage de roman. Que de la rage et de la colère mises en mots et en chapitres pour conjurer l’horreur qui guettait chacun d’entre nous. Un de leurs fils, moi ou le fils de chacun d’entre eux, à la genèse de l’outrage. N’importe lequel d’entre nous, exposé en gibier de faits divers, en mortel raccourci, en anonyme échantillon de victime du racisme ordinaire. Avant de me représenter à eux, en chair et en mots, il fallait me réconcilier avec ce fantôme dans lequel j’avais souvent transité, que j’avais dénommé, par commodité romanesque, Impermastic. Il m’a fallu cinq ans pour oser le dénuder et le questionner à nouveau, prendre conscience de sa part d’aliénation en moi, l’accepter, la comprendre, puis la vomir en mots exigeant réparation, purification par la colère. Tout un territoire de mots à déminer pour l’apprivoiser et apprendre à convertir ses reproches en leçons de conduite. En nouveau livre. De cette confrontation entre l’auteur et « son » personnage, de mes difficiles retrouvailles avec Impermastic, de ce retour immobile sur les années sacrifiées, celles de l’Émigration et les autres, sont nés ce livre et une interrogation : « Y a-t-il une vie avant la mort ? » Je n’en sais foutrement rien. Mais il m’arrive souvent de me demander si le cinglé qui a osé cette inscription sur le mur d’un cimetière de Belfast pensait aux fantômes des morts sans sépultures qui jalonnent les nouveaux chemins d’exil, aux milliers de tragédies oc14 Zitouni.p65 14 05/02/07, 10:06 cultées en indécentes statistiques de recalés définitifs de « l’immigration clandestine », à leurs barques de misère aux allures de cercueils flottants, aux images de leurs corps gonflés et à leurs regards pétrifiés dans les pourrissoirs de la terre promise, dans l’indifférence d’une brève de journal, une vague culpabilité dans les arrièrecours des consciences autorisées. Peut-être pensait-il aussi à nous tous qui ne cessons d’émigrer de l’intérieur ou à ce que chacun de nous ignore de grand déjà décomposé en lui ? Des fois, je me dis qu’il n’était pas cinglé, mais juste exaspéré en lucidité lumineuse. Aix-en-Provence, le 10 mars 2004 15 Zitouni.p65 15 05/02/07, 10:06 Zitouni.p65 16 05/02/07, 10:06 Je connais ces îles de Monos à Nassau Matelot au crâne rouille et aux yeux glauques. On m’appelle Chabin, le surnom en patois De tous les nègres rouges, et moi, Chabin, j’ai vu Ces taudis de l’empire quand ils étaient en paradis. Je ne suis qu’un nègre rouge qui aime la mer. J’ai reçu une solide éducation coloniale. J’ai du hollandais en moi, du nègre, et de l’anglais. Et soit je ne suis personne, soit je suis une nation. Derek Walcott (Divided Child), Another life Zitouni.p65 17 05/02/07, 10:06 Zitouni.p65 18 05/02/07, 10:06 La vie d’artiste est un long et merveilleux suicide. Oscar Wilde Pour une fois, le temps était ancré au beau fixe. Larmoyant. Crépusculaire et tiède. Peu importe que ce soit dans ma tête ou sur les traverses évanescentes d’Aix-enProvence, que je sentais se liquéfier par-delà l’univers tranquille de mon bistrot d’amarrage. Temps de saison en déliquescence dans un esprit en rupture de saisons. Sensation de bien-être. Tranquillité fugitive. Moment de délicate béatitude. Il faisait divinement bon éperonner cet avant-goût de cuite solitaire. – Roger, un demi ! Ma commande était passée comme une rose anonyme dans le décor d’un corbillard. Discrète. À peine chuchotée. Roger a obtempéré illico et en silence. J’ai fermé les yeux. Apprécié comme il se devait le miracle d’un verre plein, son faux-col de mousse à l’agonie trônant près de mon journal ouvert sur la page des mots croisés. Tiré une longue bouffée de ma cigarette. Savouré l’instant de quiétude offerte. Me suis imaginé en lévitation immo19 Zitouni.p65 19 05/02/07, 10:06 bile dans une vieille matrice insonorisée. L’espace d’un instant, sirotant ma bière, j’ai cru entendre goutter des perles de nostalgie dans une pénombre d’enfance et d’oubli. Enfin boire comme si on tétait à reculons. Penser qu’on ne pense à rien. Larguer les amarres vers un néant apaisé où des fantômes de femmes inconsistantes, habillées de torpeur et de compassion, vous ouvrent leurs longs bras décharnés. Une vilaine houle m’a entraîné dans un corridor de pénombre, vers des cuisses sans fin mordillant une touffe anonyme entr’ouverte sur un ricanement morose. J’ai ouvert les yeux. – Roger, un demi ! Comme dans un vieux film muet, entre deux éclairs sur fond grisâtre, une figure de vampire mal maquillé a soudain traversé le champ de mes divagations. C’en était fini de ma paix. Pressentiment que le charme noir de ce fugace instant de grâce était rompu. Le briseur d’enchantement était inscrit dans le cadre de la porte d’entrée du bistrot. Une tête de fantôme cassecouilles du plus bel effet. Une de plus. Inconnue de mes registres. Comment dire ? Comment expliquer ? Dès que mon regard a effleuré cette tête de déjanté majeur, dès qu’il a fui son profil adipeux prenant ses aises sur la grande vitre de la porte d’entrée, en même temps que s’éparpillait dans mon échine l’habituel frisson annonciateur d’emmerdements en cascade, j’ai su que c’était pour ma pomme. Prémonition ?… Intuition ?… 20 Zitouni.p65 20 05/02/07, 10:06 Une sorte de sixième sens acquis grâce à la fréquentation quasi permanente d’emmerdeurs de tout poil qui me faisait les reconnaître au premier coup d’œil ?… Ancienne certitude, tapie au fin fond des angoisses les plus inconscientes, qui remontait en alarme hérissée ?… Sincèrement, je ne sais quoi avancer. Disons que j’ai une sorte de don pour renifler l’emmerdeur s’apprêtant à fondre sur sa proie. Une proie réticente certes, mais toujours consentante, sans doute par curiosité atavique : ton serviteur, comme tu n’as pas manqué de le deviner. Mais pour en revenir à notre lascar, dès que j’ai vu sa tête, j’ai eu la lugubre impression que je n’y couperais pas. Cette tête ! Cette hure d’esquinté permanent ! Cette ogive de nœud volant carrelée en mosaïque flasque. Cette têtelà ! Ce bourgeon emplumé. Ce magma de viande pourtant à peine entr’aperçu sur la porte d’entrée du bistrot. Cette tumescence d’outre-monde. Cette bouille étrange, et combien ordinaire, de somnambule halluciné – que tu ne connais pas encore et que je suis, hélas, condamné à te décrire –, avec l’infinie perspective de poisse délayée dans son absence d’auréole, ne pouvait que m’être prédestinée. Une fois de plus, stoïque et désabusé, j’ai constaté que dès qu’un ciel s’alourdit des nuages noirs de la déveine, dès qu’un comptoir de hasard se couvre d’effluves de désespoir, dès qu’un début de tension électrise les haleines et les regards des biberonneurs accrochés à la rampe de leurs épopées sans gloire, dès qu’un grain de sable ou de merde s’égare dans le fragile ordonnancement des paix armées des bistrots dans lesquelles je resquille en croyant me réfugier, le sinistré de l’en dedans, le naufragé du moment, le frappé d’ici ou l’allumé d’ailleurs, ne manquera pas de tituber dans ma direction. Je suis, comme 21 Zitouni.p65 21 05/02/07, 10:06 qui dirait, abonné aux réceptions maladroites et aux échouages des grands fracassés urbains. Le terminus provisoire des cisaillés et des éclopés. La boussole défaillante, en bout de perdition des ravagés du bulbe, des albatros clandestins, des handicapés de la vie toujours suintant d’humanité crue. L’écho retardataire des confessions de leurs batailles perdues d’avance et trop ressassées. Le rugueux et incommode miroir de leurs détresses hoquetées en postillons de vinasse, en quête de point de fixation ou d’exaspération. Je crois que, « Avec le temps » (salut, Léo !), j’ai fini par me métamorphoser en papier tuemouches vers lequel, immanquablement, convergent les plus grands emmerdeurs de la Création. Et pourtant, je ne pense pas être quelqu’un de gluant ou d’attirant. Plutôt discret et distant, dans mon genre ! Des fois, il m’arrive de me demander si, dans la plus louche des géométries irrationnelles qui fondent les destinées humaines, je n’ai pas hérité d’une place de choix : psychanalyste du pauvre. Consultation à l’œil et la tournée pour ma pomme. Comme si j’avais hérité d’une malédiction tranquille, transmise en boulet d’existence. Dans la complexe alchimie de la vie, j’étais né réceptacle des errances en mal d’écoute, d’aide ou de consolation, comme d’autres naissent difformes ou sculptés dans la glaise des réussites, avec les yeux bleus ou verts, une cuiller d’argent dans la bouche ou un invisible pal de malédiction dans le fion. Une villa de luxe ou une bordure de caniveau en périmètre de jeux. Miss Univers ou une cellule de Maison Centrale déjà estampillées dans les promesses de leurs vagissements. 22 Zitouni.p65 22 05/02/07, 10:06 Feignant l’indifférence, j’ai pris acte de cet avis de fortes turbulences dans l’univers de mes géographies éthyliques. Tenté d’évaluer l’ampleur des dégâts que ne manquerait pas de charrier dans son sillage cette nouvelle intrusion. Sans doute soupiré pour la forme ? La fatalité ?… Une vague prière de répit adressée au Dieu des poivrots, absent comme d’habitude. Engueulé ses énarques célestes dans la foulée. Puis me suis replongé dans mon occupation coutumière de scribouillard sans statut, en quête de paix… aussi provisoire qu’illusoire : venir à bout de mes mots croisés. Rapide et négligent coup d’œil vers la porte d’entrée, l’air de rien, comme pour chasser du regard une poussière invisible. Mon furoncle humanoïde est toujours en faction, et en surimpression, sur la vitre. Et c’est dans ma direction que son regard scrute et farfouille. Éclusé un reliquat de bière, puis posé mon verre, histoire de me donner un semblant de contenance, malgré le malaise qui m’envahit. J’ai baissé les yeux sur mes mots croisés. « Effet de lune », en quatre lettres… ça commence bien ! Effet de lune ?… Effet de lune ?… En quatre lettres, qui plus est ! Impossible de se concentrer, d’amorcer un début de réflexion, sachant que l’Autre était toujours en faction derrière sa vitre, hésitant avant d’entrer, procédant aux dernières vérifications de son fichier mental pour s’assurer que j’étais vraiment sa victime. Effet de lune ?… Indéboulonnable, cette tête d’empaffé. Si au moins elle pouvait se balancer sur une pique derrière sa vitrine d’exclusion… provisoire. Effet de lune ?… Oublier un instant la sentinelle attentive. Imaginer l’auteur de cette définition à la con, le pisse-copie snobi23 Zitouni.p65 23 05/02/07, 10:06 nard à l’œuvre, dans son bureau d’ex-grand journal parisien – devenu repaire de midinettes et de cireurs de pompes sophistiqués à l’affût du moindre renvoi d’ascenseur –, en train d’accoucher de son effet de lune, un sourire triomphant en devanture, les yeux pétillant de jubilation malsaine, ses ratiches jaunies de crétin transcendant mordillant un mince cigare de parvenu. Effet de lune ?… Dérivé en douce. Puis abandonné les cogitations stériles que je colmatais sur mes mots croisés. Pas le plus petit regard pour mon visiteur du soir, sa hure moustachue, maintenant inamovible sur sa vitre. Supputations diverses et indigestes. Cette tête, selon toute vraisemblance, devait surmonter un corps. Et ce corps, tête incluse, ne pouvait qu’abriter une personne, accessoirement une personnalité, avec nom, prénom, date et lieu de naissance, petits et grands moments de joie et de chagrin, petites bandaisons, grandes déroutes… Bref ! Tout ce qui fait l’ordinaire du pedigree d’un connard urbain en migration douloureuse vers la fosse commune de son terminus. Effet de lune ?… À quoi bon se prendre la tête pour si peu. Mon olibrius finira bien par se décider. Entrer ou déguerpir. Pour un meilleur inespéré ou un pire prévisible. Il ne va quand même pas prendre racine. Devenir à lui seul la nouvelle enseigne de Chez Roger. Dernier regard, avant extinction de mes feux de veille, sur l’avant-propos de gélatine amère scotché sur la vitre d’entrée. Effet de lune ?… en quatre lettres ! Il était temps. Môssieur s’est enfin décidé. Au bruit de la porte grinçant sur ses gonds j’ai su que mon Indien était sur le sentier de la guerre. Crucifié en pleine lu24 Zitouni.p65 24 05/02/07, 10:06 mière, j’imagine. Ses petits yeux de libellule effarouchée clignant féroce sous la lumière crue du néon d’angle (un attrape-couillons destiné aux indésirables et aux Parisiens de passage). Moment d’hésitation. Mon visiteur du soir ne devait pas avoir l’habitude des bistrots de quartier, avec leurs indéchiffrables clientèles et habitudes, leurs lumières de missiles blafards, ainsi que de leur légendaire sens de l’hospitalité… sélective. – Vous cherchez quelque chose, monsieur ? a demandé Roger, sans lever les yeux de son journal… Si tant est qu’on peut qualifier Le Figaro de journal. L’Autre n’a pas relevé l’absence d’invite contenue dans le ton aigre et doucereux du maître des lieux. Ignorant cette hostilité à peine voilée que les Provençaux dénomment « politesse », il s’est contenté de traîner sa corpulence de pachyderme à la dérive vers l’espace habité de la salle. Sur les quatre tables du réduit, qu’il faut, faute de mieux, appeler « salle », une était occupée par les joueurs de belote du vendredi, une autre par la vieille Nicole et sa conquête du jour, une sorte de routard anémique qui se délayait aux petits ballons de rouge pour se donner du cœur ou du courage, effacer les dernières réticences qui l’empêchaient encore de s’embourber la vieille contre le gîte et un maigre couvert. Ne restaient que deux tables. La mienne et sa sœur jumelle, ce soir, miraculeusement vide. Peut-être que, au dernier moment, l’Autre, par la grâce de je ne sais quel sursaut de bienséance, se déciderait-il à opter pour la table voisine, ainsi qu’à une saine solitude dans laquelle il pourrait siroter le poison de son choix, me laissant à mes mots croisés et à ma relative quiétude. Tu parles ! 25 Zitouni.p65 25 05/02/07, 10:06 DU MÊME AUTEUR aux éditions de la différence Au début était le mort, roman, 2008. chez d’autres éditeurs Avec du sang déshonoré d’encre à leurs mains, roman, Laffont, 1983. Aimez-vous Brahim ?, roman, Belfond, 1986. Attilah Fakir (les derniers jours d’un apostropheur), roman, Souffles, 1987 (prix de l’Événement du jeudi). Éloge de la belle-mère, essai, Laffont, 1990. La Veuve et le Pendu, roman, Manya, 1993. À mourir de rire, nouvelle, Kaléidoscope Publishers, LTD, Gyldendal Education, Copenhague, 1997. Une difficile fin de moi, roman, Le Cherche-Midi, 1998. Amour, sévices et morgue, roman, Parc, 1998. Manosque, aller-retour, nouvelle, Autres temps, 1998. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2007. Y a-t-il une vie après la mort.indd 4 05/11/2015 16:30:23