Extrait - Dalloz

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Extrait - Dalloz
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8 septembre 2016
La réforme du droit des obligations, Commentaire théorique et pratique dans l'ordre du Code civil (Extrait)
Bibliographie. – Ph. Chauviré, « Les effets du contrat dans le projet d’ordonnance portant réforme
du droit des obligations », Gaz. Pal. 30 avr. 2015, no 120, p. 29, spéc. no 11 à 13 ; O. Deshayes,
« Les effets du contrat », JCP 2015, supplément au n o 21, p. 43, spéc. no 9 à 13 ; N. Dissaux,
C. Jamin, Projet de réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.
Commentaire article par article, Dalloz, 2015, p. 94 ; J. Ghestin, « Observations générales », LPA 4
sept. 2015, no 177, p. 17 ; M. Latina, « L’imprévision », blog Réforme du droit des obligations, Dalloz,
23 mars 2015 ; N. Molfessis, « Le rôle du juge en cas d’imprévision dans la réforme du droit des
contrats », JCP 2015. 1415 ; S. Pimont, « Le traitement juridique de l’imprévision dans le projet
d’ordonnance portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des
obligations – deux exercices d’interprétation », in Ph. Brun (dir.), Les perspectives de modernisation
du droit des obligations : comparaisons franco-argentines, Dalloz, 2015, p. 67 ; Ph. Stoffel-Munck,
« L’imprévision et la réforme des effets du contrat », RDC 2016. 30.
522. Présentation. La doctrine reproche parfois à la jurisprudence sa volatilité. Mais, s’il est un domaine dans lequel la
Cour de cassation a fait preuve d’une constance irréprochable, c’est bien celui de la théorie de l’imprévision.
L’imprévision est un terme générique qui désigne une situation dans laquelle un contrat a été déséquilibré par la
survenance d’un événement que les parties n’avaient pas prévu au moment de l’échange des consentements 1. Quoi qu’il
en soit, dans son célèbre arrêt dit du « Canal de Craponne », rendu le 6 mars 18762, la Cour de cassation avait refusé
qu’un juge puisse, à la demande d’une partie, corriger le déséquilibre provoqué par les circonstances. Ce faisant, la
Haute juridiction avait rendu un hommage appuyé à la force obligatoire du contrat. Elle avait en effet énoncé, dans une
formule restée célèbre, que la règle consacrée par l’ancien article 1134 du Code civil « est générale et absolue (…) » et
1
Le texte utilise l’expression « changement des circonstances », à l’image des projets de codifications européennes qui traitent du
« bouleversement des circonstances ». Le choix du terme « imprévision », largement utilisé en doctrine, n’est pas anodin, qui témoigne d’une
conception du contrat tournée vers la volonté des parties, plus que sur l’effet produit sur l’économie de l’opération contractuelle.
2
Civ. 6 mars 1876, Canal de Craponne, D. 1876. 1. 193 ; H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, t. 2,
11e éd., Dalloz, no 163.
La réforme du droit des obligations
Commentaire théorique et pratique dans l'ordre du Code civil
Auteur(s) : Gaël Chantepie, Mathias Latina
Coll. « Hors collection Dalloz », juin 2016
Isbn : 978-2-247-16273-4
29 € - 1193 pages
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qu’« il n’appartient [pas] aux tribunaux, quelque équitable que puisse leur paraître leur décision, de prendre en
considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles
à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ». Autrement dit, la jurisprudence faisait prévaloir
l’intangibilité du contrat, et la sécurité que celle-ci procure, sur l’intervention du juge, et la justice qu’elle peut
permettre d’insuffler.
Il s’agissait d’un véritable choix de politique juridique car, en vérité, la Cour de cassation ne manquait pas d’outils pour
traiter l’imprévision3. Si la disparition de la cause par l’effet des circonstances pouvait ne pas emporter la conviction 4,
les juges auraient pu puiser dans la bonne foi, voire dans l’équité, érigée en source des suites contractuelles par l’ancien
article 1135 du Code civil5, pour venir au secours de la partie victime du déséquilibre. Cette décision était ainsi
emblématique de la position de principe du droit contractuel français vis-à-vis du juge qui devait éviter toute ingérence
dans la sphère contractuelle, sauf autorisation expresse de la loi.
En matière d’imprévision, la Cour de cassation est donc restée ferme. Elle a toujours refusé de laisser les juges du fond
corriger les déséquilibres survenus par l’effet des circonstances, et ce, en dépit de décisions qui ont pu, parfois, susciter
un certain trouble6. Tout juste la Haute juridiction avait-elle consenti à sanctionner, sur le fondement de la bonne foi, le
contractant, bénéficiaire des circonstances, en cas de refus de renégociation de sa part7. Reste que le domaine dans
lequel ces arrêts avaient été rendus, à savoir le droit de la distribution, avait pu faire douter certains auteurs de la
généralité de l’obligation de renégociation en cas d’imprévision. La fermeté de la jurisprudence avait ainsi poussé la
pratique à mettre au point des parades en imposant contractuellement la renégociation, par le biais de clauses aux
dénominations variées (Hardship, rencontre, renégociation, material adverse change clause…)8, en cas de survenance
d’un événement imprévisible bouleversant l’équilibre contractuel 9. La faiblesse du contentieux permettait ainsi à
certains auteurs de dire que l’état du droit était satisfaisant, du fait de la « fonction répulsive » de la règle10.
Il n’en reste pas moins que, depuis l’affaire du Canal de Craponne, les pouvoirs d’intervention du juge sur le contenu
contractuel n’avaient eu de cesse d’augmenter sous l’impulsion du législateur, comme en matière de clauses pénales 11,
ou de la Cour de cassation elle-même, on songe à la faculté, reconnue aux juges du fond par la Haute juridiction, de
réputer non écrites les clauses abusives dans les rapports entre consommateur et professionnel à une époque où la loi ne
leur octroyait pas un tel pouvoir12. Certes, la multiplication des exceptions ne fait pas un principe, et la doctrine est
restée profondément divisée, comme en témoignent les positions opposées de l’avant-projet Catala, qui refusait la
révision judiciaire pour imprévision dans son article 1135-1, et de l’avant-projet Terré qui, sur le modèle des
codifications privées européennes13, l’admettait dans son article 92. Le législateur a finalement décidé d’octroyer au
juge le pouvoir de réviser le contrat, à la demande d’une partie 14. La révision judiciaire est toutefois le dernier recours ;
elle n’est possible qu’en cas d’échec des négociations, d’absence d’accord des parties sur une résolution amiable et de
refus de ces dernières de donner mandat au juge, d’un commun accord, d’adapter le contrat ! Ce schéma complexe, qui
rappelle d’ailleurs de manière superfétatoire la possibilité pour les parties de mettre fin au contrat d’un commun accord
ou de donner au juge le pouvoir de modifier le contrat 15, démontre que, pour le législateur, la révision judiciaire est une
atteinte exceptionnelle à la force obligatoire du contrat. La conception classique qui interdit au juge toute ingérence
dans le contrat subit donc une entorse, mais en des termes si prudents qu’elle en ressort en vérité confortée.
Toujours est-il que l’article 1195 du Code civil met en place un nouveau mécanisme de lutte contre l’imprévision ; il en
fixe ainsi les conditions (I), avant d’en donner les effets (II).
3
B. Fauvarque-Cosson, « Le changement des circonstances », RDC 2004. 67.
La cause était une condition de validité du contrat. L’impact de sa disparition en cours de contrat sur la destinée de celui-ci a toujours fait l’objet
de vives discussions.
5
V. supra, no 519 s.
6
V. Com. 29 juin 2010, no 09-67.369 : « Attendu qu’en statuant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si l’évolution des circonstances
économiques et notamment l’augmentation du coût des matières premières et des métaux depuis 2006 et leur incidence sur celui des pièces de
rechange, n’avait pas eu pour effet, compte tenu du montant de la redevance payée par la société SEC, de déséquilibrer l’économie générale du
contrat tel que voulu par les parties lors de sa signature en décembre 1998 et de priver de toute contrepartie réelle l’engagement souscrit par la société
Soffimat, ce qui était de nature à rendre sérieusement contestable l’obligation dont la société SEC sollicitait l’exécution, la cour d’appel a privé sa
décision de base légale ».
7
Com. 3 nov. 1992, no 90-18.547, Bull. civ. IV, no 338, Huard ; Defrénois 1993. 1337, obs. J.-L. Aubert ; JCP 1993, II, 22164, obs. G. Virassamy ;
RTD civ. 1993, obs. J. Mestre ; Com. 24 nov. 1998, Chevassus-Marche, no 96-18.357, Bull. civ. IV, no 277, CCC 1999, comm. no 56, M. MalaurieVignal ; Defrénois 1999. 371, obs. D. Mazeaud ; JCP 1999, I, 143, obs. C. Jamin ; RTD civ. 1999. 98, obs. J. Mestre ; RTD civ. 1999. 646, obs. P.-Y.
Gautier.
8
W. Dross, Clausier. Dictionnaire des clauses ordinaires et extraordinaires des contrats en droit privé interne, Litec, 2008, p. 249 s.
9
L’obligation de renégocier n’emporte pas obligation de parvenir à un accord : Com. 3 oct. 2006, no 04-13.214 ; D. 2007. 765, note D. Mazeaud ;
RTD civ. 2007. 341, obs. J. Mestre et B. Fages.
10
F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, Droit civil. Les obligations, 11e éd., Dalloz, 2013, no 471.
11
C. civ., art. 1231-5.
12
Civ. 1re, 14 mai 1991, no 89-20.999, Bull. civ. I, no 153 ; CCC 1991, comm. no 159, obs. L. Leveneur ; D. 1991. 449 note J. Ghestin ; JCP 1991,
II, 21763 note G. Paisant ; RTD civ. 1991. 526, obs. J. Mestre ; Les Grands arrêts de la jurisprudence civile, t. 2, no 159.
13
PDEC, art. 6.111 ; DCFR, art. III 1.110 ; v. aussi Principes Unidroit, art. 6.2.3 ; v. cep. Code Gandolfi, art. 1135-1.
14
Ce n’était pas le cas dans le projet d’ordonnance de février 2015.
15
V. infra, no 529.
4
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I. LES CONDITIONS DE L’IMPREVISION
523. Trois conditions. L’article 1195 du Code civil prévoit trois conditions pour que son mécanisme puisse produire
effet. Il faut un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat, changement dont aucune des
parties n’avait souhaité assumer le risque, et qui rende l’exécution du contrat excessivement onéreuse. En revanche, à la
différence de l’avant-projet Catala16, le Code civil ne restreint pas le domaine de l’imprévision aux contrats à exécution
successive. En effet, ces derniers n’ont pas l’exclusivité des problèmes que peut engendrer l’étalement d’un contrat dans
le temps17. Que l’on songe par exemple à une vente dont les effets seraient affectés par un terme suspensif ou par une
condition suspensive. Le lien contractuel peut en effet perdurer dans le temps, indépendamment de la durée d’exécution
des obligations qu’il engendre18.
524. Changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat. La première condition de
l’article 1195 du Code civil a trait à la circonstance qui vient bouleverser l’économie du contrat. Celle-ci doit avoir été
« imprévisible lors de la conclusion du contrat ». La question qui vient immédiatement à l’esprit est celle du caractère
objectif ou subjectif de l’imprévisibilité. Faut-il que la circonstance ait été objectivement imprévisible, pour toute
personne placée dans les mêmes conditions que les contractants lors de l’échange des consentements, ou suffit-il que les
parties n’aient pas envisagé la survenance de la circonstance en question. La parenté évidente entre la théorie de
l’imprévision et la force majeure invite immédiatement à faire une comparaison entre les conditions de l’une et de
l’autre. Or, le législateur n’a pas utilisé la même formule. S’il exige un « changement de circonstance imprévisible lors
de la conclusion du contrat » en matière d’imprévision, il impose la survenance d’un événement « qui ne pouvait être
raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat » en matière de force majeure. Faut-il en déduire que la
circonstance susceptible de déclencher le mécanisme de l’article 1195 du Code civil et l’événement de force majeure
diffèrent, non plus seulement quant à leur effet, c’est-à-dire rendre l’exécution excessivement onéreuse pour la
première, et impossible pour le second, mais également quant à leur nature ? La tournure plus stricte employée dans
l’article 1195, alinéa 1er, du Code civil pourrait le laisser penser. Conçu comme une dérogation à la force obligatoire du
contrat, le mécanisme de traitement de l’imprévision ne pourrait être mis en branle que si la circonstance était
radicalement imprévisible au moment de la conclusion du contrat, et non pas seulement raisonnablement
imprévisible… Autrement dit, les parties pourraient être tenues de supporter la survenance d’un événement dès lors que
celui-ci aurait pu être prévu, fût-ce en envisageant le pire. Évidemment, cette interprétation réduirait le domaine
d’application de l’article 1195 du Code civil. Il n’est, en outre, pas certain qu’elle soit adoptée par la Cour de cassation.
On pourrait en effet soutenir que, compte tenu de la proximité des hypothèses d’imprévision et de force majeure, le
texte de l’article 1195 du Code civil doit être éclairé par celui de l’article 1218 qui se contente d’un événement
raisonnablement imprévisible. Cette seconde interprétation peut d’ailleurs sembler légitime. Après tout, si le pire n’est
jamais sûr, il peut toujours être envisagé par les plus inquiets. Autrement dit, rien n’est jamais radicalement
imprévisible pour les pessimistes. Se contenter de ce qu’une personne raisonnable aurait envisagé dans des
circonstances identiques est la seule manière de donner une réelle effectivité au texte, la première interprétation
conduisant, en quelque sorte, à sa désactivation. Toujours est-il que cette différence de rédaction est regrettable. Les
principes Lando, qui ont servi de source d’inspiration, utilisent en effet une formule similaire pour l’imprévision et la
force majeure19. Cette solution était plus cohérente et l’on comprend mal pourquoi les principes Lando, qui font
référence à ce qui a pu être pris raisonnablement en considération au moment de la conclusion du contrat, ont été suivis
en matière de force majeure20, mais non d’imprévision. Le rapport de présentation de l’ordonnance n’éclaire pas
l’interprète sur ce point.
525. Refus d’assumer le risque. En outre, aucune des parties ne doit avoir accepté d’assumer le risque d’un
changement de circonstances. Si c’est le cas, comme lorsqu’une partie ne se contente pas de promettre un résultat, mais
de le garantir, le contrat se colore d’un aléa économique, sinon strictement juridique. Le plus souvent en effet, un
contractant va accepter de prendre un risque dans l’espoir d’obtenir un gain ou plutôt, en la matière, de conserver le
gain qu’il aura obtenu de l’autre en contrepartie du risque qu’il aura accepté d’assumer seul. Reste que les clauses par
lesquelles une partie accepte d’assumer un risque de changement de circonstances devront être rédigées soigneusement.
Sur la forme en particulier, rien n’interdit qu’une partie accepte de supporter certaines catégories de circonstances
« imprévisibles », mais non d’autres. Par ailleurs, la question se posera sans doute parfois de savoir si une des parties
n’a pas accepté tacitement un risque. Si une clause ambiguë peut servir de support à cette allégation, la preuve pourra
alors être rapportée par tous moyens puisqu’il s’agira d’interpréter un écrit. En revanche, si l’instrumentum du contrat
ne contient rien à ce sujet, la preuve ne pourra être administrée que par écrit puisqu’il s’agira de prouver « outre » un
autre écrit21. Sur le fond, en outre, dans un contrat d’adhésion, la clause qui prévoirait par avance que l’autre accepte le
16
Avant-projet Catala, art. 1135-1.
J. Rochfeld, « Les modes temporels d’exécution du contrat », RDC 2004, no 1, p. 47, spéc. no 12.
En ce sens, S. Pellet, L’avenant au contrat, IRJS éditions, 2010, no 5.
19
Comp. art. 8.108 : « (…) empêchement (…) que l’on ne pouvait raisonnablement attendre de lui qu’il le prenne en considération au moment de
la conclusion du contrat » et art. 6.111 « un changement des circonstances (…) qui ne pouvait être raisonnablement pris en considération au moment
de la conclusion du contrat ».
20
C. civ., art. 1218.
21
C. civ., art. 1359 al. 2.
17
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risque d’imprévision pourrait être sanctionnée au titre du déséquilibre significatif 22.
526. Exécution excessivement onéreuse. Enfin, le changement des circonstances doit avoir eu pour effet de rendre
« l’exécution excessivement onéreuse pour une partie ». La circonstance susceptible de déclencher le mécanisme de
l’article 1195 du Code civil ne doit pas seulement rendre l’exécution plus difficile. Le texte réclame en effet un
« excès ». Le législateur n’a pas ressenti le besoin, comme les rédacteurs de l’avant-projet Terré, qui s’étaient inspirés
des codifications privées européennes23, de préciser que « les parties sont tenues de remplir leurs obligations même si
l’exécution de celles-ci est devenue plus onéreuse »24. Il est en effet clair que, même plus onéreuse, l’exécution d’une
obligation doit être spontanée. C’est là que l’on s’aperçoit que le débiteur, dont l’obligation est devenue excessivement
onéreuse, dispose d’une option. Il peut, d’une part, tenter d’user du mécanisme de l’article 1195 pour obtenir la
correction du déséquilibre ou la résiliation du contrat. Mais il peut aussi, d’autre part, attendre que le créancier agisse
contre lui en exécution forcée et lui opposer « la disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur et son intérêt
pour le créancier », au sens de l’article 1221 du Code civil25. En outre, si d’excessive, l’exécution devient impossible,
c’est l’article 1218 du Code civil relatif à la force majeure qui devra être sollicité 26.
II. LES EFFETS DE L’IMPREVISION
527. Absence de suspension du contrat. La survenance d’un événement imprévisible, qui rend l’exécution du contrat
excessivement onéreuse, n’est pas une cause de suspension du contrat. L’article 1195, alinéa 1er, du Code civil précise
en effet que la victime des circonstances doit continuer d’exécuter ses obligations, aussi excessivement onéreuses
soient-elles, pendant toute la renégociation. Le législateur a souhaité décourager « les contestations dilatoires »27. Reste
que, pris a contrario, cet article signifie que la victime pourra légitimement cesser d’exécuter ses obligations dès le
refus de renégocier signifié par l’autre partie, ou à partir de l’échec consommé des renégociations. En pratique, cette
règle pourrait justement donner lieu à des manœuvres dilatoires de celui qui bénéficie des circonstances ! Ce dernier
pourrait être tenté, plutôt que de refuser la renégociation, de l’accepter, afin de la faire traîner en longueur et de profiter
de l’exécution du contrat le plus longtemps possible. Certes, l’article 1195 ne renvoie pas à l’article 1112 du Code civil,
qui traite de la négociation précontractuelle 28, comme le proposait l’avant-projet Catala29. Il est toutefois clair que celui
qui ne renégocierait que pour tirer profit de l’absence de suspension du contrat pendant cette période, manquerait à la
bonne foi et pourrait être sanctionné sur le fondement de l’article 1104 du Code civil30. Il s’exposerait ainsi à devoir
payer des dommages et intérêts, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, sans préjudice d’une éventuelle
révision judiciaire du contrat demandée par la partie lésée en cas de dépassement du « délai raisonnable »31 dans lequel
les négociations doivent aboutir.
528. Absence d’obligation de renégocier. L’une des originalités du mécanisme mis en place dans le Code civil, par
rapport à ceux qui étaient proposés par les avant-projets Catala et Terré, réside ensuite dans le fait que la partie qui
profite du changement des circonstances n’est pas juridiquement obligée de renégocier. Le texte précise en effet que la
victime peut demander une renégociation, tout en envisageant l’hypothèse d’un refus de l’autre partie. Autrement dit, le
refus de renégociation est libre, et ne constitue pas une faute dans le système de l’article 1195 du Code civil,
contrairement à ce qu’avait pu parfois décider la Cour de cassation avant la réforme 32. Cette absence d’obligation de
renégociation est opportune. Mettre à la charge du bénéficiaire des circonstances une obligation légale de renégociation
à la demande de la victime, c’était forcer tous les cocontractants à s’assoir à la table des négociations, même s’ils
n’avaient aucune intention de renégocier. Cette obligation était donc susceptible de donner lieu à des simulacres de
renégociation, uniquement acceptée pour éviter une faute, et immédiatement rompue pour ne pas donner l’impression
de les mener sans intention réelle d’aboutir. Forcer des parties à renégocier n’a de toute façon pas grand sens dès lors
que l’on se désintéresse du sort des négociations ou, plus précisément, que l’on n’impose pas l’aboutissement de la
renégociation. L’article 1195 du Code civil fonctionne ainsi sur le mode incitatif. La partie qui bénéficie des
circonstances a intérêt à s’assoir à la table des négociations. Si elle ne le fait pas, et si elle ne propose pas une solution
susceptible d’être acceptée par la partie lésée, cette dernière demandera au juge de réviser le contrat ou de la libérer. Le
bénéficiaire des circonstances perdra donc la maîtrise des concessions qu’il souhaite faire, voire le bénéfice du contrat,
ce qui le contraindra alors à se fournir ailleurs aux conditions du marché, dictées par le changement des circonstances.
22
C. civ., art. 1171.
V. par ex. PDEC, art. 6.111.
Avant-projet Terré relatif au contrat, art. 92, al. 1 er.
25
V. infra, no 632 s.
26
V. infra, no 617 s.
27
V. le rapport de présentation de l’Ord. du 10 févr. 2016.
28
V. supra, no 168 s.
29
Avant-projet Catala, art. 1135-3.
30
V. supra, no 102 s.
31
Ce délai est mentionné dans l’article 1195, alinéa 2, du Code civil.
32
Com. 3 nov. 1992, Huard, no 90-18.547, Bull. civ. IV, no 338 ; Defrénois 1993. 1337, obs. J.-L. Aubert ; JCP 1993, II, 22164, obs.
G. Virassamy ; RTD civ. 1993, obs. J. Mestre ; Com. 24 nov. 1998, Chevassus-Marche, no 96-18.357, Bull. civ. IV, no 277, CCC 1999, comm. no 56,
M. Malaurie-Vignal ; Defrénois 1999. 371, obs. D. Mazeaud ; JCP 1999, I, 143, obs. C. Jamin ; RTD civ. 1999. 98, obs. J. Mestre ; RTD civ. 1999.
646, obs. P.-Y. Gautier.
23
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Mieux vaut donc pour lui qu’il renégocie afin de conserver au moins une part du profit qu’il retire du contrat du fait des
circonstances. On peut d’ailleurs envisager que cette nouvelle règle conduise la jurisprudence à se montrer plus
exigeante qu’actuellement à l’égard du comportement des parties au cours de la renégociation 33.
En logique, il faut également décider que la partie lésée n’a pas non plus l’obligation de demander une renégociation.
Le texte de l’article 1195 n’est malheureusement pas si clair. D’un côté, il énonce que la partie victime « peut »
demander une renégociation ; rien ne semble donc l’y obliger. Pourtant, ce n’est « qu’à défaut d’accord dans un délai
raisonnable » que le juge peut, à la demande d’une partie, réviser ou mettre fin au contrat. Ici, la négociation semble être
un préalable nécessaire. Il n’y a sans doute là qu’une maladresse de rédaction, introduite in extremis par le législateur
dans la version finale de l’ordonnance. Le recours au juge ne doit pas seulement être possible lorsque la négociation
entamée tarde à aboutir, mais aussi lorsque, d’emblée, la négociation n’a pas eu lieu en raison du refus de l’une ou
l’autre des parties de s’y prêter. D’aucuns pourraient peut-être soutenir le contraire en s’appuyant sur la préférence
manifeste du législateur à l’endroit des solutions négociées. Reste, encore une fois, qu’il serait contreproductif de
pousser des contractants à négocier lorsqu’ils n’en ont pas l’envie.
529. Résolution ou demande de révision amiable. Le législateur a cru utile, avant de consacrer la révision et la
résiliation judiciaire à la demande d’une seule des parties, d’autoriser les contractants, « en cas de refus ou d’échec de la
renégociation », à « convenir de la résolution du contrat » ou à « demander d’un commun accord au juge de procéder à
son adaptation ». Cette précision n’a pourtant qu’un intérêt pédagogique, et non normatif.
D’abord, la « résolution amiable » du contrat n’est en effet qu’un cas de mutuus dissensus, déjà mentionné dans
l’article 1193 du Code civil. Les parties peuvent toujours décider de mettre fin à leur contrat, d’un commun accord,
quelle qu’en soit leur raison. Au demeurant, le recours à la notion de « résolution » étonne, sachant qu’il n’y a pas
nécessairement eu d’inexécution et que les articles 1217 et suivants ne mentionnent pas l’existence de cette résolution
amiable.
Ensuite, les parties pouvaient déjà, avant la réforme, demander au juge, d’un commun accord, de modifier leur contrat.
Elles avaient en effet la faculté, en vertu de l’article 4, alinéa 4, du Code de procédure civile, de « conférer au juge
mission de statuer comme amiable compositeur ». D’un point de vue pratique, on voit d’ailleurs mal dans quelles
circonstances des parties pourraient demander à un juge de modifier le contrat à leur place. En effet, si le contrat n’a pas
été modifié c’est, dans l’architecture du texte, soit parce que les parties n’ont pas réussi à se mettre d’accord lors de la
renégociation (échec de la renégociation), soit parce qu’une des parties n’a pas voulu renégocier (refus de
renégociation). Dans ces conditions, pourquoi les contractants, et notamment celui qui bénéficie des circonstances,
prendraient-ils le risque de se soumettre à la révision judiciaire ? Le législateur a poussé jusqu’à l’absurde la logique de
l’accord amiable, sans doute pour mieux montrer que l’intervention du juge, à la demande d’une seule partie, n’était
qu’un dernier recours.
530. Révision ou résiliation judiciaire. Le législateur s’est finalement résolu, après avoir écarté cette possibilité dans
le projet d’ordonnance de février 2015, à consacrer non seulement la résiliation judiciaire à la demande d’une des
parties, mais également la révision judiciaire. Le texte recèle une ambiguïté, une maladresse et une imprécision.
D’abord, l’article 1195, alinéa 2, n’envisage le recours unilatéral au juge qu’« à défaut d’accord dans un délai
raisonnable ». Mais quel accord vise-t-il ? Celui relatif au rééquilibrage du contenu du contrat que peut demander la
partie victime ou celui ayant trait à la résolution amiable ou à la demande amiable de révision judiciaire qui peut
intervenir « en cas de refus ou d’échec de la renégociation » ? Cette ambiguïté n’a pas qu’une portée théorique.
D’aucuns pourraient soutenir que l’accord en question a trait à la résolution ou à la révision amiable, de sorte que deux
négociations distinctes devraient avoir été tentées, dans un premier temps sur le contenu du contrat, dans un second
temps sur la résolution ou la révision judiciaire amiable, avant qu’une des parties ne puisse recourir unilatéralement au
juge. L’exégèse du texte ne permet pas de débusquer l’intention du législateur, même s’il est peu probable que
l’absence de tentative de renégociation vaille « fin de non-recevoir » de la demande de révision judiciaire.
Si aucune des négociations n’est obligatoire, le texte est alors maladroit car ce n’est pas simplement « à défaut d’accord
dans un délai raisonnable » qu’une des parties doit pouvoir saisir le juge, mais également en cas d’absence de
négociation ! Tous ces atermoiements démontrent que le législateur ne s’est résolu que du bout des lèvres à briser la
vénérable jurisprudence « Canal de Craponne » en autorisant, et la résiliation judiciaire, et la révision judiciaire.
Enfin, le texte est imprécis, qui ne mentionne pas l’étendue du pouvoir d’appréciation du juge. Un juge, saisi par une
des parties d’une demande de révision, pourrait-il refuser de la prononcer et lui préférer la résiliation ? Le rapport de
présentation de l’ordonnance ne fait aucun commentaire sur le sujet, mais il semble que les deux actions ne visant pas la
même fin, le juge soit tenu par la demande du contractant.
Comp., sur l’ineffectivité relative des clauses, Y. Lequette, « De la difficulté des clauses de hardship », in Mélanges C. Larroumet, Economica,
2010, p. 267.
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