La vie privée
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La vie privée
http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. CHAPITRE 7 La vie privée François Terré La protection de la vie privée est volontiers affirmée à notre époque dans les instruments internationaux les plus prestigieux (déclarations, pactes et conventions). « Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions et de telles atteintes » (Décl. univ. des droits de l’homme, 1948, art. 12). « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. – 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui » (Conv. europ. des droits de l’homme, 1950, art. 8). On retrouve des formules semblables à l’article 17 du Pacte des Nations Unies de 1966 sur les droits civils et politiques et à l’article 17 de la Convention de New York, de 1990, sur les droits de l’enfant. Ces affirmations réitérées tendent à assurer une protection de la sphère d’intimité de chacun, ce qui est une manière de respecter sa liberté. En ce sens, l’idée de secret est propre à permettre, par le respect de chaque personne – de chaque personnalité – une coexistence harmonieuse entre les hommes. Il peut s’agir du secret professionnel imposé à ceux qui, professionnellement, ont l’occasion de connaître des détails personnels, voire intimes. L’atteinte au secret professionnel, entendue d’ailleurs largement, constitue un délit pénal (art. 226-13 et 226-14 c. pén.). Toutefois, l’intérêt public impose des limitations : les médecins sont tenus d’informer les pouvoirs publics des maladies qui nécessitent une intervention urgente locale, nationale ou internationale, ou des maladies dont la surveillance est nécessaire à la conduite et à l’évaluation de la politique de santé publique (art. L. 3113-1 c. santé publ.) ; les commissaires aux comptes sont obligés de révéler au procureur de la République les faits délictueux dont ils ont eu connaissance dans l’exercice de leurs fonctions (art. L. 225-240, al. 2, c. com.). Le secret de la vie privée ne peut être traité de la même manière 1. La fréquence des déclarations tendant à sa protection exprime autre chose, car le secret doit être concilié ici avec des considérations inverses liées à une transparence que les besoins de l’information et le rôle grandissant des médias ont constamment mis à l’ordre du jour depuis quelques décennies. 1 P. Kayser, La protection de la vie privée par le droit, Protection du secret de la vie privée, 3e éd. 1995. 138 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. A quoi se sont ajoutés des progrès des sciences et des techniques, qui se sont révélées porteuses de nouveaux et graves dangers pour les particuliers 2. On envisagera successivement la protection de la vie privée (I), ses corollaires (II) et ses développements (III). I – Protection de la vie privée Dans une société libre, chaque individu a deux vies : sa vie publique et sa vie privée. Vivant en société, l’individu ne peut prétendre faire échapper sa vie publique aux réflexions et aux regards d’autrui. Mais le droit lui fournit des armes pour se protéger contre les excès et la malveillance des autres : au pénal, notamment du fait de la répression du délit de diffamation ; au civil, notamment par l’octroi de dommages-intérêts, la saisie et la suppression d’écrits comportant des atteintes à la personne ou encore l’insertion, dans ces écrits, d’encarts rétablissant la vérité. C’est en tant que telle que la vie privée doit être protégée contre les atteintes des tiers agissant par le propos ou par l’image. La déformation de la vérité, bien entendu, demeure alors répréhensible. Mais, serait-elle conforme à la réalité, l’atteinte à l’intimité de la vie privée est condamnable. Ainsi s’expliquent les divers textes internationaux précédemment rappelés. En droit interne français, le Conseil constitutionnel a, à diverses reprises, déclaré non conformes à la Constitution des dispositions législatives qui apportaient des limitations au secret de la vie privée 3. Ainsi il a décidé, au sujet de la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité du 21 janvier 1995, « que la méconnaissance du droit au respect de la vie privée peut être de nature à porter atteinte à la liberté individuelle » 4. Lorsque, du fait du développement de la presse à sensation, les procès se sont, en la matière, multipliés, c’est essentiellement de l’article 1382 du code civil – « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer » - que les tribunaux ont fait usage 5. Tel était le remède qui venait aussitôt à l’esprit 6. Et c’est en l’utilisant que la jurisprudence a forgé le droit à réparation des atteintes à la vie privée. La protection en résultant ne concerne pas seulement les inconnus. Bien mieux, ce sont surtout des personnes plus ou moins célèbres, à tort ou à raison, qui en réclament le bénéfice : grands de ce monde, politiciens, acteurs et chanteurs. La troisième catégorie défraie plus que 2 V. en dernier lieu, J.-P. Ancel, La protection des droits de la personne dans la jurisprudence récente de la Cour de cassation, Rapport 2000 Cour de cassation, La Documentation française, p. 55 s. 3 P. Kayser, Le Conseil constitutionnel protecteur du secret de la vie privée à l’égard des lois, Mélanges Raynaud, 1985, p. 329 s. 4 Déc. nº 94-352 DC, 18 janv. 1995, JCP 1995, II, 22525, note Frédérique Lafay. 5 R. Badinter, Le droit au respect de la vie privée, JCP 1968, I, 2136. 6 R. Lindon, La presse et la vie privée, JCP 1995, I, 1887 ; Vie privée : un triple « dérapage », JCP 1970, I, 2336 ; M. Contamine-Raynaud, Le secret de la vie privée, in L’information en droit privé, 1978, p. 410 s. ; P. Kayser, Le secret de la vie privée et la jurisprudence civile, Mélanges R. Savatier, 1965, p. 406 s. ; Aspects de la protection de la vie privée dans les sociétés industrielles, Mélanges Marty, 1978, p. 725 s. 139 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. les deux autres la chronique judiciaire. Et fréquentes ont été les décisions condamnant les fautifs à réparer le préjudice subi, principalement sous la forme de dommages-intérêts 7. La référence au droit de la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle (art. 1383 c. civ.) a entraîné tout naturellement la nécessité de rapporter la preuve d’une faute et celle d’un préjudice 8. Il est vrai que, peu à peu, au sujet de la faute, un glissement s’opéra, le seul fait de raconter la vie privée d’une personne, même connue, sans son consentement au moins tacite, étant considéré comme constitutif d’une faute. Conformément à cette tendance, si le comportement antérieurement complaisant de la victime n’était pas de nature à atténuer la faute du défendeur, il permettait « de diminuer, le cas échéant, l’étendue du préjudice et en conséquence le montant des dommages-intérêts » 9. On comprend aisément qu’il y ait lieu de tenir compte des attitudes antérieures de l’artiste, non pas pour en déduire une autorisation tacite au bénéfice de quiconque 10, mais pour en faire découler une atténuation du caractère privé des événements relatés, voire une notoriété de nature à exclure une réparation. Il n’en demeure pas moins que l’intéressé a pu changer de comportement. De toute façon, on ne peut déduire d’informations antérieures que la vie privée d’une personne est tombée dans le domaine public 11. Puis la jurisprudence a décidé que : « selon l’article 9 du code civil, la seule constatation de l’atteinte à la vie privée ouvre droit à réparation » 12. La preuve spécifique d’une faute et d’un dommage indépendants de l’atteinte à la vie privée est devenue inutile non seulement pour obtenir des mesures de cessation de l’illicite mais aussi pour justifier la condamnation pécuniaire 13. Les spectaculaires progrès de la technique ont, dans notre société, accru les menaces pesant sur les personnes et suscité des interventions législatives de protection de la vie privée contre les dangers de l’audiovisuel (art. 226-1 c. pén.) et de l’informatique (L. 6 janv. 1978). Plus généralement, on a pu considérer que le secret de la vie privée serait protégé plus efficacement si on érigeait en droit subjectif l’intérêt que peut avoir une personne, connue ou inconnue, au respect de sa sphère d’intimité, toute atteinte permettant d’agir sans qu’il soit nécessaire de prouver une faute et de démontrer l’existence d’un préjudice, même simplement moral. Antérieurement à la réforme de 1970, il était déjà possible de discerner en jurisprudence une orientation dans cette voie 14. L’intérêt de l’intervention législative introduisant un nouvel article 9 dans le code civil, dont l’alinéa 1 er dispose : « Chacun a droit au respect de sa vie privée », tient essentiellement dans l’affirmation d’un droit de la personnalité, ainsi que dans la possibilité qu’elle donne au juge de recourir à des mesures plus souples, moins sujettes à controverse que celles 7 Civ. 2 e, 6 janv. 1971, Gunther Sachs, D. 1971, 263, note B. Edelman, JCP 1971, II, 16723, note R.L. ; Paris 16 mars 1955, Marlène Dietrich , D. 1955, 295, Gaz. Pal. 1955, 1, 396 ; TGI Seine, 23 juin 1966, Bernard Blier, JCP 1966, II, 14875, note R. Lindon ; 13 avril 1970, Catherine Deneuve, Gaz. Pal. 1970, 2, 150. 8 Paris 5 déc. 1988, D. 1990, Som. 239, obs. D. Amson ; 17 déc. 1991, 371, note J. Ravanas. 9 Civ. 2e, 6 janv. 1971, préc. 10 V. Paris 21 déc. 1970, Antoine, JCP 1971, II, 16653. 11 Rappr. Civ. 1re, 18 mai 1972, JCP 1972, II, 17209, concl. R. Lindon. 12 Civ. 1re, 5 nov. 1996, D. 1997, 403, note S. Laulom, JCP 1997, II, 22805, note J. Ravanas, Grands arrêts nº 17 ; 25 févr. 1997, JCP 1997, II, 22873, note J. Ravanas 13 V. G. Viney, JCP 1997, I, 4025, nº 3. 14 Paris 17 mars 1966, Jean-Louis Trintignant, D. 1966, 749 ; 15 mai 1970, Jean Ferrat, D. 1970, 466, concl. C. Cabannes 140 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. auxquelles il avait eu recours en l’absence de législation appropriée. Mais la réforme n’a nullement mis fin à un important et incessant contentieux. A – La notion de vie privée Qu’est-ce qui relève de la vie privée ? La délimitation est d’autant plus délicate que certaines données fort personnelles servent aussi à identifier la personne dans la société, à permettre de l’individualiser. Le recul du temps n’est pas non plus étranger à l’affaire. Pour répondre à la question, on est tenté de se référer à l’image de cercles concentriques. Au cœur de la vie privée, il y a la vie personnelle. Peuvent être rattachées à ce premier cercle les données tenant à l’identité 15, à l’origine raciale 16, à la santé physique17 ou mentale 18, au caractère 19 ou aux mœurs 20. Parmi les données inhérentes à la vie privée, une place spéciale doit être faite à l’information génétique qui lui est attachée. Si le législateur a consacré des dispositions à l’étude génétique des caractéristiques d’une personne et à son identification par ses empreintes génétiques, il ne s’est pas prononcé au sujet du statut de l’information génétique 21 . L’accès de tiers – employeurs, assureurs, … – à celle-ci, hormis les cas dans lesquels le sujet lui-même la communique 22, est empêché à la fois par les règles relatives à la protection de la vie privée et par les restrictions découlant des dispositions relatives aux seules finalités admises au sujet de l’étude génétique des caractéristiques d’une personne et de son identification par ses empreintes génétiques. Aussi bien l’article 226-26 du code pénal sanctionne « le fait de détourner de leurs finalités médicales ou de recherche scientifique les informations recueillies sur une personne au moyen de l’étude de ses caractéristiques génétiques ». Relèvent aussi de la vie privée d’une personne, dans un cercle plus large, les éléments intéressant sa vie sentimentale, conjugale, extra-conjugale, familiale 23, ses relations amicales, sa participation à une réunion de caractère privé 24. Au sujet du domicile et de la résidence, il a été décidé que le domicile – ou l’adresse – appartient au domaine de la vie privée 25 et que viole l’intimité de celle-ci celui qui révèle l’endroit où se trouve un objet d’art de valeur 26. Mais, si toute personne est en droit, 15 Civ. 1re, 13 février 1985, JCP 1985, II, 20467, 2e esp., note R. Lindon. TGI Paris, 6 nov. 1974, Gaz. Pal. 1975, 1, 180. 17 Paris 9 juill. 1980, Jacques Brel, D. 1981, 72, 2e esp., note R. Lindon. 18 Toulouse 15 janv. 1991, D. 1991, 600, note J. Ravanas, et sur pourvoi, Civ. 1re, 24 févr. 1993, D. 1993, Inf. rap. 84. 19 Paris 28 févr. 1989, D. 1989, Inf. rap. 128. 20 Paris 14 juin 1985, D. 1986, Inf. rap. 50, obs. R. Lindon ; 20 févr. 1986, D. 1986, Inf. rap. 447, obs. R. Lindon et D. Amson. 21 N.-J. Mazen, Tests et empreintes génétiques : du flou juridique au pouvoir scientifique, in Bioéthique, Petites Affiches, numéro spécial, 14 déc. 1994, p. 74. 22 Sur une éventuelle obligation de communication de l’information par l’intéressé à ses proches, v. F. Kernaléguen, La diffusion intra et inter-familiale de l’information génétique, in La génétique humaine – De l’information à l’informatisation, Litec, 1992, p. 258. 23 Civ. 2 e, 26 nov. 1975, D. 1977, 33, note R.L., JCP 1978, II, 18811, note Janine Revel ; Civ. 1re, 13 févr. 1985, re 1 esp., D. 1985, 488, note B. Edelman, JCP 1985, II, 20467, note R. Lindon. 24 Civ. 1re, 5 nov. 1996, préc. ; 5 mars 1997, D. 1998, 474, note J. Ravanas 25 Civ. 1re, 6 nov. 1990, D. 1990, Inf. rap. 278. 26 TGI Tours, 7 août 1986, D. 1987, Som. 138, obs. R. Lindon et D. Amson. 16 141 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. notamment pour échapper à des indiscrétions ou à la malveillance, de refuser de faire connaître le lieu de son domicile, de sa résidence ou encore son numéro de téléphone 27, de sorte qu’en principe, sa volonté doit être respectée sur ce point par les tiers, il en va autrement lorsque cette dissimulation lui est dictée par le seul dessein illégitime de se dérober à l’exécution de ses obligations et de faire échec aux droits de ses créanciers 28. Relèvent, en revanche, de la vie publique d’une personne, connue ou inconnue, des comportements attestant une participation à des manifestations publiques, notamment à des pratiques religieuses d’un culte, dès lors que leur révélation n’est pas inspirée par la volonté de nuire ou de susciter des attitudes discriminatoires et agressives 29. Mais nul ne peut être contraint de produire en justice des documents relatifs à des faits dont il a eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions et touchant à l’intimité de la vie privée des personnes 30. Force est de reconnaître qu’il n’est pas toujours facile de tracer la ligne de partage entre les deux vies, le domaine de ce qui est privé ayant tendance à se restreindre lorsqu’il y a notoriété de certains faits 31 ou lorsqu’il s’agit de personnages historiques 32. La délimitation est devenue d’autant plus délicate que la vie privée a parfois cessé d’être envisagée par rapport à la nécessaire protection d’une sphère d’intimité pour l’être par rapport à un certain droit à la différence, en tout cas au changement dans les rapports avec les autres 33. Dans cette perspective, la jurisprudence a affirmé, au sujet des transsexuels, le principe suivant lequel, dans certaines conditions, le respect dû à la vie privée justifie que leur état civil indique le sexe dont ils ont l’apparence 34. De nombreuses interférences peuvent se produire entre vie privée et vie professionnelle. Sous réserve des règles sanctionnant les discriminations, il n’est pas exclu qu’à l’embauche, l’employeur puisse être objectivement intéressé par des éléments tenant à la vie privée d’une personne, notamment à sa situation de famille. Les règles protectrices de certaines catégories, spécialement les handicapés, impliquent la prise en compte, à leur avantage, d’éléments de leur vie privée. A vrai dire, dans de tels cas, nul secret n’est généralement en cause, les intéressés révélant eux-mêmes les données considérées. Plus sérieuses peuvent être les difficultés qui apparaissent au cours de l’exécution du contrat de travail et concernent l’incidence de la vie privée du salarié sur la persistance du contrat 35. C’est pourquoi, lorsque les convictions religieuses d’une institutrice ont été prises en considération lors de la conclusion de son contrat de travail avec une institution religieuse attachée à l’indissolubilité du mariage, cette institution ne commet aucune faute en rompant le contrat de travail de cette 27 Paris, 11 janv. 1990, D. 1990, Inf. rap. 56. Civ. 1re, 19 mars 1991, Bull. civ. I, nº 96, p. 63, RTD civ. 1991, 499, obs. J. Hauser et D. Huet-Weiller ; 30 juin 1992, D. 1993, 421, note P. Guiho, JCP 1993, II, 22001, note X. Daverat. 29 Paris, 11 févr. 1987, D. 1987, Som. 385, obs. R. Lindon et D. Amson. 30 Civ. 2 e, 29 mars 1989, D. 1989, Som. 356, obs. D. Amson, D. 1990, 45, note M. Robine, JCP 1990, II, 21586, note F. Bouseau (déclarations faites par le mari devant la juridiction ecclésiastique au cours d’une procédure d’annulation de mariage). 31 Civ. 1re, 18 mai 1972, Gabrielle Russier, D. 1973, Som. 16, JCP 1972, II, 17209, concl. R. Lindon ; 3 déc. 1980, Aff. du Pull-over rouge, D. 1981, 221. 32 TGI Paris, 30 juin 1971, Film Z, D. 1971, 678, note B. Edelman (1re esp.), JCP 1971, II, 16857, note R.L. (2e esp.). 33 D’ailleurs n’a-t-il pas été décidé, en droit européen des droits de l’homme, que le droit au respect de la vie privée englobe le droit au nom ?, v. CEDH 22 févr. 1994, D. 1995, 5, note J.-P. Marguénaud. 34 Ass. Plén. 11 déc. 1992, JCP 1993, II, 21991, concl. Jéol, note G. Mémeteau, Grands arrêts nº 23. 35 V. F. Kernaléguen, Brèves remarques sur la vie privée du salarié, Mélanges Blaise, 1995, p. 269 s. 28 142 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. salariée, pour remariage après divorce 36. Si, en revanche, des données tenant à la vie privée n’ont pas été prises en considération lors de la conclusion du contrat, n’ont pas été incluses dans le champ contractuel, le comportement de l’intéressé (en particulier ses mœurs) ne peut être invoqué contre lui par son employeur dès lors qu’il n’apporte ni scandale, ni même seulement trouble dans le fonctionnement de l’entreprise 37. Reste à savoir dans quelle mesure la vie professionnelle relève de la vie privée au sens de l’article 9, alinéa 1er, du code civil. S’il a été jugé que – solution d’ailleurs évidente pour les vedettes du spectacle – l’activité professionnelle est « placée sur la scène publique » 38, car elle participe à la vie de la cité et ne relève pas, semble-t-il, en soi de la vie privée 39, il n’en demeure pas moins que, sur ce terrain, des atteintes à la vie privée peuvent quand même être relevées, comme l’affirmation, émanant d’un président-directeur général, suivant laquelle son collaborateur était une « nullité », sans qu’une appréciation valable sur son activité réelle ait été portée 40. Un fort courant de pensée a longtemps conduit la jurisprudence à considérer que le patrimoine d’une personne relevait de sa vie privée. La Cour de cassation a décidé notamment que la publication d’informations relatives à l’achat et à la location d’un immeuble par un huissier et à l’achat de son étude constituaient des atteintes à sa vie privée 41. Un créancier ayant demandé des renseignements sur le patrimoine de son débiteur, la Haute juridiction approuve les juges du fond d’avoir décidé que la seule qualité de créancier des cotisations dues au titre du régime de retraites ne justifiait pas une telle intrusion dans la vie privée 42. Pourtant des lois diverses et importantes ont porté atteinte à une règle que traditionnellement l’on pouvait considérer comme bien établie. Ainsi en est-il en matière fiscale : il résulte notamment de l’article L. 111 du Livre des procédures fiscales que, pour chaque commune, la liste des personnes assujetties à l’impôt sur le revenu ou à l’impôt sur les sociétés est tenue à la disposition des contribuables, l’Administration pouvant même en prescrire l’affichage. Dans un ordre d’idées voisin, il existe une publicité destinée à faciliter l’action des créanciers d’aliments lorsque leur qualité est reconnue par une décision de justice (art. L. 111, II, LPF) 43. Relative à la transparence financière de la vie politique, une abondante législation, dont les premiers textes essentiels résultent de lois du 11 mars 1988 et les derniers d’une loi organique nº 95-63 du 19 janvier 1995 et d’une loi ordinaire nº 95-128 du 8 février 1995, comporte notamment des dispositions sur la déclaration de patrimoine du Président de la République, des membres du Parlement et des titulaires d’un certain nombre de hautes fonctions 44. La campagne présidentielle de 1995 a montré que la plupart des candidats, 36 Ass. Plén. 19 mai 1978, D. 1978, 541, concl. R. Schmelck, note Ph. Ardant, JCP 1979, II, 19009, rapp. Sauvageot, note R. Lindon. 37 Soc. 17 avr. 1991, JCP 1991, II, 21724, note A. Sériaux, RTD civ. 1991, 706, obs. J. Hauser et D. HuetWeiller (aff. du sacristain homosexuel de l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet). 38 Paris 16 mars 1966, D. 1966, 749. 39 V. TGI Bayonne, réf., 29 mai 1976, JCP 1976, II, 18495, note R. Bonnais. 40 Lyon 23 mars 1989, D. 1989, Inf. rap. 134. – Rappr. au sujet de l’enregistrement de communications confidentielles, Crim. 8 déc. 1983, JCP 1984, IV, 55 ; Paris 22 mars 1989, D. 1989, Som. 356, obs. D. Amson. 41 Civ. 2 e, 20 oct. 1976, Bull. civ. II, nº 279, p. 219 ; v. aussi TGI Marseille, 29 sept. 1982, D. 1984, 64, note R. Lindon ; TGI Paris, 11 juill. 1984, D. 1985, Inf. rap. 166, obs. R. Lindon. 42 Civ. 1re, 19 déc. 1995, D. 1997, 158, note J. Ravanas. 43 V. C. Gavalda, L’homme est-il prisonnier de son passé fiscal ? (A propos des effets civils de certaines déclarations fiscales), JCP 1965, I, 1936. 44 Cf. F. Terré, De la corruption, RJC 1995, p. 257 s., spéc. p. 268 s. 143 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. pressés par l’opinion ou du moins par les médias en ont dit, sur leur patrimoine, bien plus que ce que la loi exigeait d’eux. Diverses dispositions du droit des affaires illustrent aussi l’existence d’atteintes importantes au secret du patrimoine. Ainsi, en vue de l’information des actionnaires, l’article L. 225-115 du code de commerce reconnaît à tout actionnaire le droit d’obtenir communication : « 4° Du montant global, certifié exact par les commissaires aux comptes, des rémunérations versées aux personnes les mieux rémunérées, le nombre de ces personnes étant de dix ou de cinq selon que l’effectif du personnel excède ou non deux cents salariés ». A vrai dire, la communication ne porte alors que sur un montant global de rémunérations. Mais le désir d’améliorer l’information des administrateurs, des salariés, du comité d’entreprise, des créanciers … a entraîné un recul de l’opacité des patrimoines individuels. Ce mouvement est notamment illustré par les déclarations exigées en cas de franchissement de seuil de détention d’actions de sociétés cotées (art. L. 233-7 c. com.) 45. La jurisprudence a abandonné ses traditionnelles réticences. Elle a décidé notamment que la divulgation par voie de presse d’informations concernant le patrimoine individuel n’est pas en elle-même – ce qui laisse place, éventuellement, à des poursuites pour violation du secret professionnel – de nature à porter atteinte à l’intimité de la vie privée, dès lors que, s’agissant de personnalités du monde des affaires, ayant une position qui les signale à l’attention générale par l’influence qu’elles exercent sur la vie économique et financière, une nécessaire transparence s’instaure quant à l’état de leurs avoirs qui prend un caractère public dans les limites qu’imposent toutefois certaines données touchant à leur personne même, à leur mode de vie ou à celui de leur famille 46. Puis la solution a été étendue à tout un chacun : le respect dû à la vie privée n’est pas atteint par la publication de renseignements d’ordre purement patrimonial ne comportant aucune allusion à la vie et à la personnalité de l’intéressé 47 . B – L’atteinte à la vie privée Il n’y a pas atteinte à la vie privée d’une personne lorsque celle-ci autorise une immixtion dans celle-ci. « La personne privée a seule le droit de fixer les limites de ce qui peut être publié ou non sur sa vie intime, en même temps que les circonstances et les conditions dans lesquelles ces publications peuvent intervenir » 48. De la part de bien des gens célèbres voire notoires, cette autorisation est assez fréquente. Et il n’est pas rare qu’elle soit rémunérée, ce qui marque bien les limites du caractère extra-patrimonial des droits de la personnalité. De toute façon, les intéressés peuvent de manière unilatérale s’épancher sur leur propre vie privée. Le secret attaché à celle-ci est relatif. L’autorisation n’est pas nécessairement expresse. Elle peut être tacite, mais à condition qu’elle soit certaine. C’est pourquoi le fait de ne pas avoir exercé dans le passé des actions en justice pour obtenir la condamnation d’atteintes antérieures ne vaut pas consentement 49. La 45 V. M. Germain, La déclaration de franchissement de seuil, RD bancaire 1990, p. 20 s. – Rappr. C. consom., art. L. 331-1 s. relatifs au traitement des situations de surendettement des particuliers. – V. aussi La transparence, Colloque de l’Association Droit et commerce, éd. 1993. 46 Civ. 1re, 20 nov. 1990, Bull. civ. I, nº 257, p. 182, JCP 1991, IV, 29. 47 Civ. 1re, 28 mai 1991, D. 1992, 213, note P. Kayser, JCP 1992, II, 21845, note Françoise Ringel, Grands arrêts nº 18 ; 20 oct. 1993, D. 1994, 594, note Y. Picod ; Versailles 17 mai 1995, D. 1996, 409, note J. Ravanas ; Paris 10 sept. 1996, D. 1996, Inf. rap. 256. 48 Paris, 17 mars 1966, D. 1966, 749. 49 Civ. 2e, 25 nov. 1966, Bull. civ. II, nº 929. 144 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. charge de la preuve incombe à celui qui se prévaut de l’autorisation, ce qui n’exclut aucunement l’appréciation souveraine des tribunaux quant à l’existence et quant à la portée de l’autorisation 50. La notoriété des éléments considérés est aussi de nature à écarter l’idée d’atteinte à la vie privée, notamment lorsqu’ils ont donné lieu à des débats judiciaires 51. Là encore, l’appréciation souveraine des juges du fond quant au degré de la notoriété est importante. Il faut d’ailleurs ajouter que cette notoriété, qu’elle soit due ou non à l’autorisation de l’intéressé, peut s’effacer avec le temps, ce qui subordonne alors à son accord une nouvelle information portant sur les mêmes faits 52. Il y a un droit à l’oubli. Le droit au respect de la vie privée est, cela étant, reconnu à toute personne, quels que soient son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes et à venir 53. Cependant, les nombreuses déclarations accordées par l’intéressé sont de nature à atténuer l’atteinte subie par lui du fait d’une publication litigieuse 54. Outre les exigences de l’information sur l’actualité 55, le passage sur le versant de l’histoire, caractérisé par l’éloignement du passé, explique que la divulgation échappe à la critique si elle porte sur des faits appartenant à l’histoire 56. Encore faut-il nuancer. L’utilisation dans une œuvre qui n’est que partiellement de fiction de prénoms et de noms de personnes existantes victimes d’une séquestration constitue à elle seule une atteinte à l’intimité de leur vie privée, dès lors que l’œuvre est censée les représenter dans leur existence quotidienne à l’intérieur de leur domicile 57. C – Les sanctions Deux sortes de sanctions civiles sont applicables en cas d’atteintes à la vie privée. D’une part, les tribunaux peuvent condamner l’auteur de l’atteinte à la vie privée à la réparation du dommage en application des règles du droit de la responsabilité civile. Mais cette voie n’est guère adaptée, à la fois parce qu’on ne peut rendre secret ce qui a cessé de l’être et parce que le montant des dommages-intérêts est difficilement déterminable en fonction du seul préjudice. 50 Civ. 1re, 11 févr. 1970, D. 1971, 409, note J.F.P. ; Civ. 2e, 17 mars 1977, D. 1977, Inf. rap. 316. Civ. 1re, 20 nov. 1990, JCP 1992, II, 21908, note J. Ravanas. 52 TGI Paris, 17 avr. 1975, Gaz. Pal. 1975, 2, 678 ; 20 avr. 1983, JCP 1985, II, 20434, note R. Lindon. 53 Civ. 1re, 23 oct. 1990, Bull. civ. I, nº 222, p. 158 ; Paris 26 mars 1987 et TGI Paris 4 mars 1987, D. 1987, Som. 386, obs. R. Lindon et D. Amson, JCP 1987, II, 20904, note E. Agostini. 54 Civ. 2e, 6 janv. 1971, D. 1971, 263, note B. Edelman, JCP 1971, II, 16723, note R.L. ; Paris 26 févr. 1989, JCP 1989, II, 21325, 2e esp., note E. Agostini. 55 La question a été posée au sujet de la publication des décisions de justice (v. Paris 12 janv. 1973, JCP 1973, II, 17369, note H.B., RTD civ. 1973, 331, obs. R. Nerson). De l’article 39, al. 1er et 2, de la loi du 29 juill. 1881 (réd. L. 11 juill. 1975), il résulte qu’il est interdit de rendre compte des débats et de publier des pièces de procédure concernant les questions de filiation, d’actions à fins de subsides, de divorce, de séparation de corps, de nullité de mariage, … Mais ces dispositions ne sont pas applicables aux publications techniques (ex. : les recueils de jurisprudence), à condition que les noms des parties soient remplacés par des initiales. 56 R. Nerson, Le respect par l’historien de la vie privée de ses personnages, Mélanges Faletti, 1971, p. 449 s. ; A. Françon, Des limitations que les droits de la personnalité apportent à la création littéraire et artistique, RIDA 1971, p. 175 s. 57 Civ. 1re, 13 févr. 1985, 2e esp., D. 1985, 488, note B. Edelman ; v. aussi, au sujet d’un film retraçant le déroulement d’une affaire criminelle, Paris 6 oct. 1982, D. 1983, 185, note R. Lindon. 51 145 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. D’autre part, et surtout, les tribunaux disposent d’armes plus efficaces, parce que plus rapides à utiliser. L’article 9, alinéa 2, du code civil dispose, en effet, que « les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée ; ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé ». La rédaction de cet alinéa 2 est loin d’être des plus heureuses si l’on opère une comparaison avec l’alinéa 1er, car elle oblige l’interprète à distinguer « la vie privée » (al. 1 er) et « l’intimité de la vie privée » 58. En réalité, à travers cette expression, le législateur a souhaité trouver un équilibre entre la protection des particuliers, les pouvoirs des juges et la liberté de la presse. En d’autres termes, pour que les juges puissent user des pouvoirs qui leur sont dévolus à l’article 9, alinéa 2, il faut surtout s’attacher à la gravité de l’atteinte à la vie privée 59. II – Les corollaires A – L’image et la voix Certains modes d’extériorisation de la personne appellent une protection semblable à celle qui a été dégagée précédemment. Attachés à la personne, mieux encore inhérents à celleci 60, ils relèvent de la vie privée et, à ce titre, de l’application de l’article 9 du code civil. A tout le moins, ils suscitent la protection de droits voisins. Avant que la notion de droit au respect de la vie privée ne soit apparue en jurisprudence et n’ait été consacrée par la loi, celle de droit d’une personne sur son image était déjà admise61, la nature de ce droit (droit de propriété, droit de la personnalité, droit primordial de la personne physique, etc.) suscitant pourtant des divergences doctrinales 62. Là encore, il a été admis que la victime pouvait recourir aux règles régissant la responsabilité civile 63. Depuis que la loi du 17 juillet 1970 a consacré, de manière générale, l’existence du droit au respect de la vie privée, la distinction a cependant subsisté, même s’il arrive souvent que l’atteinte à la vie privée accompagne une atteinte au droit à l’image. Précisément, dans de telles circonstances, la Cour de cassation a décidé « que la publication non autorisée de deux portraits de l’intéressé, dont l’un s’apparente à une caricature, constituait une atteinte aux droits de la personne sur son image » 64. Il se peut que les circonstances de l’utilisation de l’image d’une personne soient de nature à la rendre répréhensible 65. Indépendamment de telles données, l’on constate que si, 58 Comble de malchance, la Cour de cassation exerce ici son contrôle : Civ. 2e, 14 nov. 1975, D. 1976, 421, note B. Edelman. 59 P. Kayser, Les pouvoirs du juge des référés civil à l’égard de la liberté de communication et d’expression, D. 1989, chron. 11 s. 60 V. aussi sur les limites du droit à l’image des biens dont on est propriétaire, Civ. 1re, 2 mai 2001, JCP 2001, éd. G, p. 1038. 61 Paris 27 févr. 1967, D. 1967, 453, note J. Foulon-Piganiol. 62 P. Kayser, Le droit dit à l’image, Mélanges Roubier, 1961, t. II, p. 73 s. ; J. Stoufflet, Le droit de la personne sur son image, JCP 1957, I, 1734 ; E. Gaillard, La double nature du droit à l’image et ses conséquences en droit positif français, D. 1984, chron. 161 s. ; D. Acquarone, L’ambiguïté du droit à l’image, D. 1985, chron. 129 s. ; Marie Serna, L’image et le contrat : le contrat d’image, Cont., Conc., Consom. nov. 1998, chron. 12. 63 TGI Seine, 24 nov. 1965, Brigitte Bardot, JCP 1966, II, 14521, note R.L. 64 Civ. 2e, 6 janv. 1971, préc. 65 TGI Paris, 11 juill. 1973, JCP 1974, II, 17600, note R. Lindon (photomontage, utilisation à des fins électorales) ; 13 févr. 1974, D. 1974, 550, note R. Lindon (utilisation à des fins publicitaires) ; Paris 4 janv. 146 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. fréquemment, il est porté atteinte à la fois au droit au respect de la vie privée et au droit à l’image, ces deux droits n’en sont pas moins distincts. En d’autres termes, le domaine du droit à l’image est, dans cette analyse, en quelque sorte plus étendu que celui du droit au respect de la vie privée. Il y a atteinte au droit à l’image dès la prise de l’image, avant même sa reproduction et sa diffusion. La détermination du domaine du droit à l’image a donné lieu à une abondante jurisprudence. Il en est résulté une casuistique particulière. La réalisation de l’image d’autrui, connu ou inconnu, se trouvant dans un lieu privé, est subordonnée à son consentement 66. Lorsqu’une personne se trouve dans un lieu public, ce droit est moins étendu, parce que son droit sur son image doit être concilié avec d’autres considérations. Certes, si un maire ne saurait, sans porter atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie, subordonner l’exercice de la profession de photo-filmeur à une autorisation 67, toute personne peut refuser qu’on la photographie. Mais ailleurs, pour des raisons de sécurité, il arrive que l’intéressé ne puisse s’opposer à la captation de son image, par exemple dans le cadre des mesures de sécurité routière 68 ou encore compte tenu de la publicité des débats judiciaires 69. Indépendamment des considérations relatives à la prise de l’image d’autrui, la reproduction et la diffusion de cette image prise dans un lieu privé sont subordonnées à son consentement. L’agence de photographie qui ne s’est pas assurée du consentement de la personne photographiée à la publication du cliché a commis une faute en vendant ce cliché et doit être tenue de garantir l’entreprise de presse des condamnations prononcées contre elle 70. C’est à celui qui reproduit l’image qu’il appartient de rapporter la preuve de l’autorisation ; il ne lui suffit pas d’avoir acquis les droits du photographe 71. En outre, le consentement accordé à l’un ne l’est pas nécessairement à l’autre 72. La protection de la personne appelle à cet égard une interprétation restrictive de l’autorisation 73. A moins, évidemment, qu’il ne s’agisse d’un homme d’État dans l’exercice public de ses fonctions, chacun peut interdire la reproduction de ses traits 74. Le fait qu’une personne intéressant l’actualité se trouve dans un lieu public ne vaut pas renonciation au droit qu’elle a 1988, D. 1989, Som. 92 ; 27 sept. 1988, Gaz. Pal. 1989, 1, 191 (caractère injurieux ou caricatural de la photographie). 66 L’investigation dans la vie privée, spécialement au moyen d’un puissant téléobjectif permettant de capter des images dans une piscine privée, ne saurait minimiser le préjudice d’une personne, même publique (TGI Paris, 8 janv. 1986, D. 1987, Som. 137, obs. R. Lindon et D. Amson ; Paris, 26 juin 1986, D. 1987, Som. 136, obs. R. Lindon et D. Amson. 67 Cons. d’Etat 22 juin 1951, D. 1951, 589. 68 TGI Lyon, 29 août 1980, D. 1981, 507, note R. Lindon ; Trib. pol. Paris, 25 mai 1984, JCP 1986, II, 20531, note F. Taquet. - Rappr. L. nº 95-73, 21 janv. 1995, d’orientation et de programmation relative à la sécurité, art. 10-II ; Cons. const. 18 janv. 1995, préc. ; F. Luchaire, La vidéosurveillance et la fouille des voitures devant le Conseil constitutionnel, RDP 1995, 575 s., spéc. p. 589 s. 69 R. Lindon, La télévision à l’audience, D. 1985, chron. 81 ; J. Pradel, Les techniques audiovisuelles, la justice et l’histoire, D. 1986, chron. 113 ; v., spéc. à l’occasion de l’affaire Touvier, dans la perspective de la mémoire collective et du droit à l’histoire, Crim. 16 mars 1994, JCP 1995, II, 22547, note J. Ravanas. 70 Civ. 1re, 15 déc. 1981, JCP 1983, II, 20023, notre P. Jourdain. 71 Paris 9 nov. 1982, D. 1984, 30, note R. Lindon. 72 Paris 14 mai 1975, D. 1976, 291. 73 V. au sujet d’un vidéogramme, Paris 11 mai 1994, D. 1995, 185, note J. Ravanas. 74 Civ. 1re, 10 juin 1987, Bull. civ. I, nº 191, p. 141 ; TGI Paris, 8 janv. 1986, D. 1987, Som. 137, obs. R. Lindon et D. Amson. – Sur la nécessaire autorisation du représentant légal si l’image porte sur un handicapé mental, v. Civ. 1re, 24 févr. 1993, D. 1993, 614, note T. Verheyde. 147 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. sur son image et sur sa vie privée 75. Toutefois, il peut exister des cas dans lesquels la profession ou l’activité de l’intéressé permet de présumer l’existence d’une autorisation tacite d’utilisation de l’image qu’il est d’ailleurs possible d’exclure par une manifestation préalable de volonté. Tel est le cas des artistes 76. De toute façon, lorsque la prise de l’image est effectuée au vu et au su de l’intéressé, il y a lieu de présumer qu’il y a consenti (arg. art. 2261, al. 2, c. pén.). En outre, même en l’absence de toute présomption, à partir d’une tolérance passée, celle-ci peut entraîner une diminution des dommages-intérêts 77, ce qui révèle bien, là aussi, la persistance des notions de la responsabilité civile à travers le droit au respect de la vie privée. Il a été décidé qu’une photographie dépourvue de caractère scandaleux ou immoral, représentant deux jeunes gens marchant côte à côte sur la voie publique dans une attitude de personnes correctes et ne révélant pas une intimité particulière, illustrant dans une revue sérieuse un sujet d’intérêt général et accompagnée d’une légende n’ayant rien de désobligeant, n’en constitue pas moins une atteinte au respect de la vie privée des personnes intéressées qui sont en droit de prétendre au respect de leur anonymat, ce droit devant l’emporter sur l’information du public 78. Mais, là encore, si la prise de l’image est effectuée au vu et au su de l’intéressé, son consentement est présumé (arg. art. 226-1, al. 2, c. pén.). Tout cela atteste – comme au sujet de la vie privée – l’existence d’un bien grand impressionnisme judiciaire. La liberté de communication des informations autorise la publication d’images des personnes impliquées dans un événement, sous la seule réserve du respect de la dignité de la personne humaine 79. Le respect dû à la dignité de l’être humain ne cesse pas avec son décès. Il fait obstacle à la publication par voie de presse de certaines images tirées de l’actualité, si elles sont dégradantes pour la personne et n’ajoutent rien à la libre et nécessaire information délivrée par le texte 80. Le législateur est intervenu pour ériger en faute pénale la diffusion, par quelque moyen que ce soit, de la reproduction des circonstances d’un crime ou d’un délit dans des conditions portant gravement atteinte à la dignité de la victime et sans son accord, la poursuite ne pouvant avoir lieu que sur plainte de celle-ci (L. 29 juill. 1881, art. 35 quater et 48-8º, réd. L. 2000-516, 15 juin 2000). La voix est un attribut de la personnalité, même lorsque ce n’est pas celle d’un chanteur ou d’une cantatrice 81. Il en résulte qu’une imitation de nature à entraîner une confusion de personnes est, en principe, interdite, surtout si elle aboutit à causer un préjudice, même seulement moral, à celui dont la voix est imitée. Le talent de certains imitateurs et les 75 Paris 10 janv. 1985, D. 1985, Inf. rap. 321, obs. R. Lindon ; 16 juin 1986, D. 1987, Som. 136, obs. R. Lindon et D. Amson. 76 Rappr. au sujet de la portée d’une autorisation de reproduction de sa photographie, en nu, consentie par une actrice : TGI Paris, 16 janv. 1974, D. 1976, 120, note R. Lindon. 77 TGI Paris, 4 mars 1987, JCP 1987, II, 20904, note E. Agostini ; Paris 15 mars 1994, RTD civ. 1994, 565, obs. J. Hauser. 78 TGI Paris 11 mai 1988, Bull. Inf. C. cass. 1er nov. 1988, nº 849, p. 30 ; v. aussi Paris 10 janv. 1985, D. 1985, Inf. rap. 321, obs. R. Lindon ; 11 févr. 1987, D. 1987, Som. 385. – Contra : Paris 24 mars 1965, JCP 1965, II, 14305 ; Nouméa 13 sept. 1984, D. 1985, 206, note E. Agostini. 79 Civ. 1re, 20 févr. 2001, JCP 2001, éd. G, II, 10533, note J. Ravanas. 80 Civ. 1 re, 20 déc. 2000, D. 2001, 885, JCP 2001, éd. G, II, 10488, concl. J. Sainte-Rose, note J. Ravanas ; J.-P. Gridel, Retour sur l’image du préfet assassiné : dignité de la personne humaine et liberté de l’information d’actualité, D. 2001, chron. 872. 81 D. Huet-Weiller, La protection juridique de la voix humaine, RTD civ. 1982, 497 s. ; TGI Paris, 3 déc. 1975, D. 1977, 211, note R. Lindon, JCP 1978, II, 19002, note D. Bécourt ; 11 juill. 1977, D. 1977, 700, note R.L. ; 19 mai 1982, D. 1983, 147, note R. Lindon. – Adde : Marie Serna, La voix et le contrat : le contrat sur la voix, Cont., Conc., Consom. sept. 1999, chron. 9. 148 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. tolérances inévitables qui constituent souvent le prix – sinon l’attrait – de la célébrité ou de la notoriété n’empêchent pas que soit en principe subordonnée à son autorisation l’utilisation de la voix d’une personne 82. En outre, ceux qui enregistrent des conversations privées sans l’autorisation de ceux qui les tiennent engagent leur responsabilité 83, y compris sur le terrain pénal. Les sanctions civiles attachées à l’atteinte au droit à l’image sont les mêmes que celles attachées à la violation du droit au respect de la vie privée. D’ailleurs lorsqu’il y a atteinte au droit à l’image, il y a aussi, la plupart du temps, atteinte à la vie privée. L’appropriation de la voix d’autrui sans son consentement appelle aussi l’application des mêmes sanctions. C’est au pénal que les différences se manifestent en ce que les atteintes à la vie privée relatives à l’image ou à la voix sont frappées de sanctions pénales particulières, prévues aux articles 226-1 et suivants du code pénal. A l’article 226-1 est sanctionné de peines de prison et d’amende « le fait, au moyen d’un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui : 1º En captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ; 2º En fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé » (al. 1 er). « Lorsque les actes mentionnés au présent article ont été accomplis au vu et au su des intéressés sans qu’ils s’y soient opposés, alors qu’ils étaient en mesure de la faire, le consentement de ceux-ci est présumé » (al. 2). « Est puni des mêmes peines le fait de conserver, porter ou laisser porter à la connaissance du public ou d’un tiers ou d’utiliser de quelque manière que ce soit tout enregistrement ou document obtenu à l’aide de l’un des actes prévus par l’article 226-1 » (art. 226-2, al. 1er, c. pén.). B – Les correspondances La jurisprudence s’est attachée, au sujet des lettres missives, à faire respecter le secret des correspondances. La production de lettres missives n’est possible dans un débat que si elle est autorisée par leur destinataire. Bien plus, quand une lettre est confidentielle, spécialement quand elle a trait à la vie privée de son auteur, sa production n’est admise qu’avec le consentement de celui-ci 84. L’existence d’écoutes téléphoniques pratiquées de manière plus ou moins sauvage, en tout cas sans limites et sauvegardes juridiques suffisantes, a suscité, dans notre droit interne, un courant jurisprudentiel orienté dans le sens des garanties des libertés individuelles85, 82 Paris 6 juin 1984, D. 1985, Inf. rap. 314, obs. C. Colombet. TGI Saint-Etienne, 19 avr. 1977, D. 1978, 123, note R. Lindon. – « Si l’employeur a le droit de contrôler l’activité de ses salariés pendant le temps de travail, tout enregistrement, quels qu’en soient les motifs, d’images ou de paroles à leur insu constitue un mode de preuve illicite » (Soc. 20 nov. 1991, D. 1992, 73, concl. Y. Chauvy ; Soc. 15 mai 2001, Semaine sociale Lamy 28 mai 2001, p. 10). – Toutefois l’étude par l’employeur, à l’insu des salariés, des relevés de communications téléphoniques établis par France Telecom ne constitue pas un procédé de surveillance illicite (Soc. 15 mai 2001, Semaine sociale Lamy 28 mai 2001, p. 11) ; leur finalité première n’étant pas la surveillance mais le règlement des communications correspondant à différents postes de travail, l’employeur n’est pas tenu de respecter l’obligation d’information préalable des salariés. 84 P. Kayser, Le principe du secret des lettres confidentielles et ses rapports avec le principe de droit public de la liberté et de l’inviolabilité de la correspondance, Mélanges Voirin, 1967, p. 437 s. ; M.-J. Metzger, Le secret des lettres missives, RTD civ. 1979, 291 s. ; rappr. M.S. Zaki, La preuve par le journal intime, RTD civ. 1980, 2 s. 85 Crim. 9 oct. 1980, D. 1981, 332, note J. Pradel, JCP 1981, II, 18578, note G. di Marino ; Ass. Plén. 24 nov. 1989, D. 1990, 34, JCP 1990, II, 21418, concl. E. Robert ; Crim. 15 mai 1990, JCP 1990, II, 21541, note W. Jeandidier. 83 149 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. d’autant plus indispensable qu’il était nécessaire que le droit français se conforme, en la matière, aux exigences de la Convention européenne des droits de l’homme 86. Or la Cour européenne des droits de l’homme a, à l’unanimité, condamné la France pour violation de l’article 8 de la Convention, par deux arrêts du 24 avril 1990, faute de précision suffisante de la réglementation française 87. Cela a contribué à susciter la réforme opérée par la loi du 10 juillet 1991 88. En l’état du droit positif français, deux sortes d’« interceptions » sont juridiquement licites. Les unes, judiciaires, ne peuvent être décidées que par un juge d’instruction (art. 100 c. proc. pén.), ce qui interdit aux officiers de police judiciaire – gendarmes, commissaires de police – d’y recourir. Les autres, administratives, dites « interceptions de sécurité » ne peuvent être ordonnées, à certaines conditions, que lorsqu’elles ont « pour objet de rechercher des renseignements intéressant la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous en application de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées » (L. 10 juill. 1991, art. 3) 89. L’atteinte au secret des correspondances est sanctionnée pénalement (art. 226-15 c. pén.) 90. III – Les développements Le développement de l’informatique affecte directement la vie privée, car les données à caractère personnel – on dit aussi les informations nominatives – « permettent, sous quelque forme que ce soit, directement ou non, l’identification des personnes physiques auxquelles elles s’appliquent » (L. 6 janv. 1978, art. 4) et, de la sorte, facilitent de manière inquiétante la révélation, individuelle ou par interconnexion, des éléments de la vie privée de chacun, de son intimité, de son identité. On devine aisément ce que peut devenir, entre les mains d’une administration centralisée et inquisitoriale, l’outil informatique. D’où l’importante réforme législative réalisée par la loi du 6 janvier 1978 « relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés ». Les risques d’atteintes aux libertés pouvant résulter du développement de l’informatique ont, à cette occasion, suscité l’institution d’une Commission nationale de l’informatique et des libertés, qui « est chargée de veiller au respect des dispositions de la présente loi, notamment en informant toutes les personnes concernées 86 J. Pradel, Ecoutes téléphoniques et Convention européenne des droits de l’homme, D. 1990, chron. 15 s. CEDH 24 avril 1990 (2 arrêts), Kruslin, D. 1990, 353, note J. Pradel, époux Huvig, série A, nº 176 ; v., à propos de la position ultérieure de la Cour de cassation, A. Maron, Rien n’est perdu fors l’honneur (à propos des écoutes téléphoniques), Dr. pén. juin 1990, p. 1. – Rappr. Paris 18 oct. 1990, D. 1990, chron. 15 s. 88 V. P. Kayser, La loi nº 91-646 du 10 juillet 1991 et les écoutes téléphoniques, JCP 1992, I, 3559 ; J. Pradel, Un exemple de restauration de la légalité criminelle : le régime des interruptions de correspondances émises par la voie des télécommunications, D. 1992, chron. 49 s. ; R. Vienne, Les écoutes téléphoniques au regard de la Cour européenne des droits de l’homme, Mélanges Levasseur, 1992, p. 263 s. 89 V. au sujet d’écoutes irrégulières, Paris 8 févr. 1995, D. 1995, 221, note J. Pradel, Gaz. Pal. 1995, 1, 170, obs. J.-P. Doucet. 90 Sur les mel, V. L. Rapp, Secret des correspondances et courriers électroniques, D. 2000, nº 41, point de vue, III s. 87 150 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. de leurs droits et obligations, en se concertant avec elles et en contrôlant les applications de l’informatique aux traitements des informations nominatives » (art. 6). Diverses mesures protectrices de la vie privée ont été retenues par le législateur, notamment l’inopposabilité des informations résultant d’un traitement automatisé 91. Les atteintes aux droits de la personne résultant des fichiers ou des traitements informatiques sont sanctionnées pénalement par les articles 226-16 et suivants du code pénal. Dans le prolongement de ce qui précède, mais aussi, dans le cadre du train de lois de 1994 sur la bioéthique, une loi nº 94-548 du 1er juillet 1994 « relative au traitement de données nominatives ayant pour fin la recherche dans le domaine de la santé », a apporté des adjonctions à la loi du 6 janvier 1978 92. Le souci d’assurer une protection des personnes est aussi à l’origine de la loi de 1994. Dans le cadre des recherches dans le domaine de la santé, « les données sensibles relatives à la santé des individus, individuelles ou statistiques, deviennent un enjeu social, une matière première informationnelle recherchée, disputée, économiquement évaluée. Il convient par conséquent de concilier les droits de la personne, notamment le droit à la vie privée, le respect des règles de secret et de confidentialité, avec la nécessité de procéder à la recherche pour satisfaire l’intérêt général » 93. Pour satisfaire ces exigences, les auteurs de la loi du 1er juillet 1994 ont « aménagé » le secret professionnel pour favoriser la transmission de données relatives à la santé aux fins de la recherche, non sans garantir la confidentialité et la sécurité des informations. 91 V. la mise en garde de la CNIL sur la cybersurveillance des salariés dans l’entreprise, Rapport d’étude, mars 2001, Liaisons sociales 22 mai 2001, nº 13406. 92 J. Frayssinet et P. Pédrot, La loi du 1er juillet 1994 relative au traitement de données nominatives ayant pour fin la recherche dans le domaine de la santé, JCP 1994, I, 3810 ; Frédérique Granet, Les fichiers sanitaires automatisés (loi nº 94-548, 1er juillet 1994), D. 1995, chron. 10 s. ; Nathalie Mallet-Pujol, La loi du 1er juillet 1994 … Contraindre ou convaincre, Rev. Dr. Informatique et télécom. 1995, 1, p. 17 s. 93 J. Frayssinet et P. Pédrot, chron. préc., nº 2. 151