Kant, Idée d`une Histoire Universelle au Point de Vue

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Kant, Idée d`une Histoire Universelle au Point de Vue
Idée d'une Histoire Universelle, propositions 5 à 9 /
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Kant, Idée d'une Histoire Universelle au Point de Vue Cosmopolitique, propositions 5 à 9.
Proposition 5.
Elle poursuit la régression de condition en condition du développement des dispositions
humaines. Le travail a pour condition l'insociable sociabilité et celle-ci a pour condition
l'établissement d'une « société civile administrant universellement le droit ».
Kant s'attarde sur « l'ordre conforme à la loi de la proposition 4. Il en souligne le caractère
problématique qui sera développé dans la proposition 6. C'est même « la tâche suprême de la nature
pour l'espèce humaine », la plus haute et difficile réalisation de la culture.
« Puisque … l'exécutant ». Justification de la proposition.
L'antagonisme entre les membres de la société suppose un compromis entre deux exigences :
1/ l'extension de la liberté, sans quoi les hommes vivent comme un troupeau, dans l'amour
mutuel, et
les potentialités humaines ne se développent pas.
2/ la limitation de la liberté. Sans cette limitation :
A/ ou bien le désordre détruit la société. C'est l'état de nature de Hobbes et la misère
des
hommes.
B/ ou bien une liberté domine les autres (tyrannie, oligarchie). On tombe dans une
société de
privilèges vouée à l'immobilisme. Le privilégié n'a pas besoin de travailler et celui
qui ne l'est pas ne
le sera jamais, le travail lui est donc inutile.
La limitation de la liberté n'est donc pas une négation ou une suppression mais la condition
de son maintien. Une liberté illimitée se détruit elle-même. Il faut donc lier la liberté « à une
puissance irrésistible ». L'Etat doit représenter une puissance supérieure aux intérêts particuliers
pour permettre leur libre jeu selon des règles justes. Un Etat soumis à des intérêts particuliers et
corrompu n'est évidemment pas « irrésistible ». Il suscite la révolte (2A) ou débouche sur le
despotisme ou une société de privilèges (2B).
(Nb : pour le rapport entre liberté et droit on se reportera à la fin du cours sur le droit et au texte de
Kant qui y a été étudié).
« C'est la souffrance … germes de la nature ».
Ce passage insiste sur le contraste entre les différents effets de l'insociable sociabilité.
Premier effet : la souffrance attachée à la « liberté sauvage ». Kant revient ici sur « l'accord
pathologiquement extorqué pour l'établissement d'une société » de la proposition 4.
Second effet : le droit, symbolisé par la croissance des arbres regroupés dans une forêt. Je
respecte la liberté des autres pour que la mienne soit respectée, par pur égoïsme – ce même égoïsme
que celui qui conduit les hommes à la violence en l'absence d'Etat. Ce sont les mêmes inclinations
qui engendrent la violence et le droit. L'appât du gain entraîne le vol pour celui qui comprend mal
son intérêt ; et il entraîne le droit de propriété pour l'intérêt bien compris.
Il n'est donc pas nécessaire, pour garder espoir dans le progrès, de compter sur la bonne
volonté des hommes. En l'absence de bonne volonté, le nature fait son œuvre en quelque sorte
mécaniquement, comme le montre l'image de la croissance des arbres. Certes, il y a un « dessein de
la nature » et une finalité qui peut faire penser à une volonté divine. Cependant cette finalité
n'intervient pas ici comme un deus ex machina. Kant s'interroge constamment sur les moyens qui
permettront concrètement la réalisation de ce dessein et ces moyens sont strictement naturels.
Critique possible. Kant retrouve ici une idée fondamentale du libéralisme. « Les vices
privés font la vertu publique » disait Mandeville. La concurrence et l'égoïsme des hommes
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conduiraient naturellement à la prospérité et au respect du droit et cet optimisme libéral peut laisser
quelque peu sceptique.
Kant lui-même accorde cependant la plus grande importance à l'action politique et à l'Etat. Il décrit
bien l'institution de la société civile comme une « tâche ». Mais comment concilier l'idée d'une
tâche et celle d'un mécanisme naturel ? On peut compter sur la nature pour empêcher les hommes
de se reposer ou de dominer tranquillement les autres. Chacun doit « s'attendre à trouver de la
résistance partout ». En revanche, la nature ne nous dit pas exactement quels moyens adopter pour
vivre ensemble dans une communauté d'êtres libres.
Proposition 6.
1/ Difficulté du problème politique.
L'humanité ne peut développer ses possibilités que dans une société civile parfaitement juste
(prop.5). Néanmoins, la réalisation de cette société par l'élaboration et l'application de lois
parfaitement justes représente la tâche « la plus difficile de toutes ». Kant le démontre par un
raisonnement simple.
A/ « …de sorte que chacun puisse être libre ». La nécessité d'un maître.
La raison nous commande intérieurement et catégoriquement d'agir selon des maximes qui
peuvent être érigées en principes universels (1ère formule de l'impératif catégorique). Ceci revient à
toujours traiter l'humanité comme une fin, à ne pas l'utiliser comme un moyen en vue de ses intérêts
particuliers (2ème formule). Cependant, ces commandements de la raison, chacun veut les appliquer
aux autres mais s'y soustraire pour lui-même à cause de son « inclination animale égoïste »1.
Conséquence : l'homme ne fait pas son devoir par devoir. Il le fait par contrainte et il lui faut donc
un maître qui impose cette contrainte.
B/ « et pourtant être un homme ».
Ce passage fait apparaître la difficulté très clairement. Le maître est un homme qui tend à
abuser de sa liberté et à se soustraire aux lois. Il lui faut donc un maître à son tour. Cependant, on ne
peut pas remonter à l'infini. Il faut un « chef suprême » qui sera forcément un homme.
Kant souligne ici le problème de la souveraineté - de l'autorité suprême dans l’Etat - qui doit
remédier aux défauts de l'humanité alors qu'elle y est également sujette et nécessairement
incontrôlable puisqu'elle est souveraine. La tradition chrétienne avait décrété le droit divin2. Le
souverain serait autorisé par Dieu. Mais cette solution, bien loin de prévenir les abus de pouvoirs,
les autorisait tous.
En évoquant « une société de plusieurs personnes », Kant prévient l'objection qui
consisterait à dire que l'exercice solitaire du pouvoir encourage le despotisme et qu'au contraire une
assemblée implique une surveillance mutuelle, le nécessité d'appuyer ses décisions sur des raisons
etc. Cependant, l'abus de pouvoir d'une assemblée est possible (oligarchie) et même chez Rousseau,
on voit mal comment, en pratique, l'institution du peuple souverain pourrait empêcher la
persécution d'une minorité par une majorité ( cf. cours sur 1"Etat).
2/ Conséquences ( « C'est pourquoi … en pure perte»).
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Le terme « animal » est ici à interpréter avec précautions. L'animal n' « abuse » pas de sa liberté
puisqu’il n'est pas libre et qu'il est limité par son instinct. Pour l'homme « animal »=sensible, mû
par ses désirs transformés par sa raison. Cf. les besoins artificiels.
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Cf. Paul, Epître aux Romains, ch. 13.”Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a
d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi, celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle
contre l’ordre voulu par Dieu et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes.” (Trad. TOB)
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Kant insiste sur le caractère insoluble du problème. Tout se passe comme si le médecin était
porteur de la maladie qu'il doit soigner. Relever l'image du bois courbe, qui fait écho à la
proposition 5, à celle de l'arbre solitaire comparé à la forêt.
Cependant, Kant n'en tire pas une conclusion pessimiste, qui abandonnerait purement et
simplement l'idée d'une constitution parfaitement juste. Nous devons nous rapprocher de cette idée,
tout en mesurant la difficulté de la tâche. Il y a en effet deux erreurs majeures à éviter dans ce
domaine. La première est de croire qu’on est arrivé au but, qu’on est parfaitement juste. Dès lors,
tous les moyens sont bons pour que ce modèle parfait soit appliqué. C'est le danger du « despotisme
éclairé » que Kant connaissait. C'est aussi ce qu'on retrouvera avec le « despotisme de la vertu »
dont se réclamera Robespierre pendant la Terreur (ce que Kant ne connaissait évidemment pas en
1784). La deuxième est de croire qu'on ne peut rien améliorer. C'est un défaitisme qui tourne assez
vite au cynisme et à la passivité. De plus, il est manifestement erroné, puisque tous les pouvoirs ne
sont pas également corrompus et portés aux abus.
Pour finir ( à partir de « Mais que cette tâche... ») Kant indique des difficultés qui sont en
même temps des moyens de parvenir au but ou de l’approcher.
- des concepts exacts de la nature d'une constitution possible. C'est la réflexion générale sur
ce qu'est une constitution et sur les mécanismes d'élaboration et d'application des lois. Cf. par
exemple l’Esprit des Lois de Montesquieu ou le Contrat Social de Rousseau.
- L'expérience. Il faut en effet savoir adapter ces principes généraux. Rousseau, par exemple,
rédige des projets fort différents pour la Pologne et pour la Corse. Cela ne signifie d'ailleurs pas
qu'on s'en remet uniquement aux traditions et aux coutumes locales qu'il faut juger en fonction des
principes généraux qu’on vient d'évoquer.
- « une bonne volonté préparée à accepter cette constitution ». Il s'agit de la volonté du chef
de l’Etat qui n'est pas forcément un monarque d'ailleurs. Le chef de l'Etat doit être de bonne volonté
pour accepter une constitution parfaitement juste puisque celle-ci doit prévenir les abus de pouvoirs,
donc restreindre ses ambitions. Kant n'envisage pas de solution révolutionnaire : toute révolution est
illégitime selon lui et signifie le passage d'une domination particulière à une autre. Kant est
clairement réformiste (cf. proposition 7, à la fin, le thème du « lent travail de formation intérieure
»).
Proposition 7.
L'établissement d'une société civile parfaitement juste suppose la résolution - toujours
imparfaite et seulement approchée - du problème politique. Elle suppose également le règlement des
relations internationales et l’ instauration d'une « société des nations ». Ce thème, qui donne son
titre à l'ouvrage (cf. le cosmopolitisme) est particulièrement cher à Kant qui publiera un Projet de
Paix Perpétuelle en 1795.
« A quoi bon travailler …réglé par des lois »
Kant souligne d'abord la nécessité du droit international. L’insociable sociabilité a contraint
les hommes à constituer des communautés et des Etats. Cependant, ceux-ci sont entre eux à l'état de
nature et le problème de la violence n'est manifestement pas résolu. Comme Rousseau le soulignait,
la violence resurgit entre les Etats avec le phénomène de la guerre, sous une forme souvent pire que
la violence entre les individus. De plus, la guerre et ses préparatifs n'est pas bonne pour la liberté et
la justice : elle renforce le pouvoir du chef, fait abandonner les principes du droit au profit des «
mesures exceptionnelles » qui ont tendance à devenir définitives, etc. On comprend donc, mais
Kant le précisera par la suite, que l'amélioration des droits nationaux suppose l'instauration du droit
international.
Plus profondément, la question que pose Kant au début de ce passage semble indiquer
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qu'une communauté particulière n'est finalement fondée sur rien. A quoi bon fonder une
communauté si elle n'est pas la communauté de tous les hommes ? La raison est commune à tous les
hommes et commande le respect de tous les hommes.
« La nature a donc ... se maintenir elle-même». Ce passage montre la possibilité
historique de l'instauration d'une société des nations.
« La nature ... en une seule volonté». L'idée générale est une transposition du
processus déjà accompli (en grande partie) entre les individus au plan international. De même
que la violence entre les individus les a contraints à un « pacte pathologiquement extorqué
pour l'établissement d'une société » (prop. 4), de même, la guerre contraindra les Etats au
même genre de conventions. Les résultats seront comparables: de même que l'individu ne
voit pas son droit mesuré par sa force, de même un Etat faible pourra voir son droit reconnu
dans cette société des nations.
Le mécanisme qui conduit de la violence à la paix est un mécanisme de renversement. Dans
un premier temps, la logique de l'insociable sociabilité aggrave la violence: la guerre est de plus en
plus coûteuse à préparer, de plus en plus meurtrière, jusqu'à provoquer un « épuisement général des
forces ». Celui-ci déclenche le deuxième temps: celui du renoncement à la violence et de
l'édification du droit.
Il faut bien noter la remarque selon laquelle « chaque Etat parvient ainsi à ce que la raison
aurait pu lui dire sans qu’une si triste expérience lui soit nécessaire ». Dans le processus que nous
venons de décrire, la première étape n'est pas absolument nécessaire : on ne peut pas justifier la
violence et la guerre en prétendant qu'elles sont nécessaires pour servir aux hommes de leçon et les
pousser à devenir raisonnables. Il ne tiendrait qu'à eux d'être raisonnables tout de suite : il leur
suffirait d'être attentifs à ce que leur dicte leur raison, à l'impératif catégorique qui leur commande
de respecter l'humanité ( cf. 2ème formule de l'impératif catégorique). Néanmoins , les hommes
n'écoutent pas leur raison: ils préfèrent leurs penchants et leurs intérêts. La nature a donc prévu de
les ramener dans le droit chemin à travers le jeu compliqué et chaotique de l'insociable sociabilité et
de la guerre, même s’il eût été infiniment préférable qu'ils choisissent immédiatement la raison. La
violence dans l'histoire n'est donc pas justifiée par le fait qu'elle soit facteur de progrès ( ce serait le
point de vue de Hegel qui reprend l'adage célèbre : « rien de grand dans le monde ne s'est fait sans
passion »). Kant n'est pas en adoration devant le spectacle tragique de l’histoire ( Hegel, lui, disait
que la lecture du journal était « la prière du matin du philosophe »). L'histoire est, pour Kant, un
spectacle désolant mais la perspective du progrès rendu possible par l'insociable sociabilité est une
consolation.
« Aussi enthousiaste … sécurité ».
Kant répond à une réticence possible de son lecteur. Cette idée d'une SDN n'est-elle pas «
enthousiaste » ? Ne s'agit-il pas d'une rêverie de philosophe - nous dirions : d'une utopie ? En
réalité, cet enthousiasme qui prête à rire vient d'une naïveté qui fait croire que tous les hommes sont
de bonne volonté. On a beau jeu de dénoncer le manque de réalisme du philosophe qui imagine les
hommes meilleurs qu'ils ne sont. Ce reproche serait pourtant mal venu pour Kant : il suppose les
hommes de mauvaise volonté, qui n'acceptent les lois que contraints et forcés par la détresse
provoquée par leur propre violence. Les Etats, aujourd'hui, ne sont peut-être pas encore parvenus à
cette compréhension mais ils y viendront comme l'homme sauvage y est parvenu en dépit des
difficultés (cf. la « résolution » qu'il « avait été contraint de prendre d'aussi mauvais gré »). Bref la
réflexion de Kant est évidemment tournée vers l'avenir mais elle n'est pas pour autant une rêverie :
elle s'appuie à la fois sur les constats les plus désenchantés sur la nature humaine et sur l’évolution
passée qui a contraint l'individu à entrer dans une communauté politique.
« Toutes les guerres ... se maintenir par elle-même ».
Ce passage donne une interprétation de la guerre et des relations internationales à la lumière
de cette finalité politico-juridique. Les Etats ne sont pas décrits comme des résultats de la volonté
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des hommes, mais de celle de la nature. Ils deviennent des corps détruits, démembrés, reconstitués.
Le résultat doit être une sorte de mécanique politique, un Etat-automate qui se maintienne de
lui-même. La bonne volonté des hommes n'intervient pas, mais seulement le jeu aveugle des
égoïsmes individuels ou nationaux. L'ambition individuelle, par exemple, peut donner lieu à un
coup d’Etat et ruiner les institutions. Dans un Etat bien conçu, elle sera canalisée par des lois qui
permettront à l'ambitieux de « faire carrière » en lui interdisant tout abus. La volonté de surpasser
un autre Etat prendra une forme économique et commerciale, non une forme guerrière. Dans ces
deux exemples, on voit que ce qui pouvait détruire l'Etat contribue au contraire à le renforcer,
pourvu que l' « automate institutionnel » soit bien conçu.
« Doit-on attendre … secrètement lié à une sagesse ? ».
Comment devons-nous nous représenter l'histoire et son principe pour pouvoir espérer cet
état de paix et de sécurité ? Kant envisage trois hypothèses :
1/ «La rencontre épicurienne des causes efficientes». Epicure est un philosophe
matérialiste et atomiste de l'antiquité. Tous les êtres, y compris les vivants, proviennent de la
rencontre des atomes sans aucune finalité. C'est « le hasard aveugle » dont Kant parle un peu plus
bas. Mais peut-on espérer qu'un ordre international sorte de ce hasard aveugle ? Autant espérer que
des mots jetés au hasard fassent un texte ou que des taches de couleur fassent un tableau ...
2/ L'hypothèse de la finalité. La nature, cette fois, ne procède pas au hasard mais selon un
cours régulier. Elle contraint l’homme à adopter ses fins, c'est un « art propre bien qu'extorqué à
l'home » (cf. prop. 4: « l'homme veut la concorde, mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son
espèce: elle veut la discorde »). Les fins humaines (égoïstes) cachent les fins de la nature, plus
sages.
3/ La liberté sans loi . Dans cette troisième hypothèse, on n'attend plus de progrès du tout ni
du hasard (1), ni de la finalité (2).Les hommes peuvent bien améliorer leurs techniques, raffiner leur
culture (« quelque civilisé que soit notre état »), ils commettront toujours les mêmes erreurs ou
plutôt les mêmes fautes jusqu'à peut-être accomplir l'irréparable d'une « dévastation barbare ». C'est
l'hypothèse d'une stagnation ou d'une décadence tout aussi dépourvue de sens que l'hypothèse l/.
« Ce qui revient à peu près à la question ... elles ne s'entredétruisent pas ».
Kant opte évidemment pour la 2ème hypothèse: on ne peut pas admettre la finalité pour le
vivant (=une partie de la nature) sans l'admettre pour la nature dans son ensemble. Ainsi nous
admettons que les organes d'un être vivant répondent à une fin (cf. prop.1). Le désordre apparent de
l'histoire s'explique par l'insociable sociabilité, donc par la nature de l'homme, il répond, par
conséquent, à une fonction : développer tous les germes de l'humanité et conduire celle-ci à une
constitution civile parfaite, condition de ce développement.
Cependant, la finalité de l'histoire est moins apparente que celle du vivant. Le vivant se
développe continûment jusqu'à remplir l'ensemble de ses fonctions. La finalité de l'histoire semble
d'abord absente : c'est « l'état sans finalité des sauvages », « la liberté barbare des Etats » dans
lesquels l'humanité stagne et ne développe guère ses potentialités. Cependant, les souffrances qui en
résultent contraignent l'humanité à sortir du règne de la violence absurde et - du coup - à donner un
sens à ce qui semblait ne pas en avoir.
Kant termine ce passage en insistant sur la « résistance » que les Etats opposent les uns aux
autres, résistance en elle-même salutaire et que la loi doit conserver. C'est peut-être cette résistance
qui montre le mieux la prévoyance de la nature: celle-ci n'a pas créé d'hommes inférieurs ayant
vocation à être définitivement soumis pendant que les autres pourraient s'endormir sur leurs
privilèges. Toute violence, toute domination abusive doit tôt ou tard susciter l'opposition jusqu à ce
qu'enfin les hommes se respectent et admettent leur égalité fondamentale.
« Avant ce dernier pas ... relations internationales ».
Kant reconnaît ici que les deux autres hypothèses - et notamment la 3ème - ont, pour le
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moment, les apparences pour elles. L'humanité connaît les souffrances dues aux violences que les
individus et surtout les Etats s'infligent mutuellement, mais elle ne connaît pas encore le
renversement que ces souffrances rendront nécessaire : l'établissement d'une union entre les Etats.
Au passage, Kant rend hommage à Rousseau. Celui-ci a bien montré, dans le Discours sur les
Sciences et les Arts et le Discours sur l'Inégalité que la civilisation n'avait rien à voir avec la
moralité. La première est purement extérieure : elle se concilie parfaitement avec - elle s'explique
même par - l'hypocrisie, le souci de paraître, tout ce que Rousseau résume par le concept d'amourpropre. La seconde est évidemment intérieure: elle dépend d'un sentiment pour Rousseau (la pitié),
consiste à agir par devoir pour Kant. Ainsi, « l'apparence de moralité » n'est pas du tout la moralité :
« tout bien qui n'est pas greffé sur une intention moralement bonne n'est qu’apparence criante et
brillante misère ». On peut donc dire comme Rousseau que cette humanité hypocrite et raffinée
n'ajoute rien à la création, que le spectacle de son développement à travers l'histoire ne nous incite
pas à croire à la finalité ou à un sage gouvernement du monde.
Kant se démarque cependant de Rousseau en ce qu'il attend deux choses, étroitement liées
selon lui: l'union des Etats et le passage de la civilisation - l'apparence de la moralité - à la moralité
véritable. Mais quel est le rapport entre les deux ? A première vue, il n'y en a aucun: l'union des
Etats est purement juridique : on ne l'adopte pas par devoir mais par intérêt, pour éviter les
dévastations d'une guerre toujours plus meurtrière. Kant pense pourtant que l'avènement du droit
international permettra aux Etats de s'adonner à un « lent effort de formation intérieure du mode de
penser de leurs citoyens ». Comment comprendre cette expression ?
1/ sur un plan purement financier, tout ce qui va à l'armée est pris aux autres dépenses
possibles de l'Etat et notamment à l'éducation.
2/ L'Etat qui se voue à la guerre n'a aucun intérêt à avoir des citoyens autonomes. Ils doivent
obéir aveuglément, poussés par l'appétit des honneurs ou la peur de la punition. L'homme vit alors il
un état de peur et de minorité, religieuse et politique, incompatible avec l'autonomie morale, «
l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite » dont Rousseau disait qu'elle était la liberté même.
C'est aux conditions de développement de cette culture intérieure que Kant consacrera - quelques
mois après l’Idée d’une Histoire Universelle - l'opuscule intitulé « Qu'est-ce que les Lumières ? ». Il
y montrera la nécessité pour les chefs d'Etat d'autoriser la liberté du débat public, (ce que Kant
appellera « l'usage public de la raison ») compatible avec l’obéissance de tout un chacun dans
l’exercice de ses fonctions (« usage privé de la raison ») afin qu’un peuple puisse, par le débat
public, s’éclairer lui-même et s’affranchir de ses « tuteurs ». Les efforts et les initiatives politiques
nécessaires pour l’essor des Lumières montreront alors que le progrès n’implique pas seulement le
jeu aveugle de l’insociable sociabilité mais que celui-ci doit être relayé par le courage et la volonté
des hommes.
Proposition 8.
Cette proposition conclut la progression de l’IHU. La proposition 9 ne portera plus sur
l’histoire elle-même mais sur l’intérêt de la réflexion philosophique sur l’histoire.
La proposition 8, donc, transpose sur un plan réel ce que la proposition 7 avait montré sur le
plan des idées. Celle-ci nous a appris en effet qu’on ne pouvait résoudre le problème d’une société
civile parfaite sans résoudre celui des relations entre les Etats. La proposition 8 montre qu’il en est
ou qu’il en sera réellement ainsi : que les Etats sont conduits à améliorer leurs constitutions et que,
pour y parvenir, ils sont également amenés à préparer un « futur grand corps politique ». Bien
entendu, ce but correspond à un « plan caché de la nature » : les hommes, les sociétés, les Etats, ne
veulent que leurs intérêts particuliers, mais pour les satisfaire, ils sont toujours plus contraints de
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passer par le droit. Ce qui est une fin pour la nature (le règne du droit, puis, éventuellement la
moralité) n’est qu’un moyen pour les hommes soumis à leurs penchants ; de même que ce qui est
une fin pour les hommes (le bonheur personnel) est un moyen pour la nature (en recherchant son
bonheur, chacun développe ses capacités – cf. prop. 4).
Le commentaire de la proposition se déroule en deux temps :
1/ « Cette proposition … tout à faits essentiels ». Comme on l’a dit, la proposition 8 passe
des idées à la réalité. De plus, et contrairement aux réflexions précédentes, il ne s’agit plus de
déchiffrer des évolutions passées (la violence entre individus qui entraîne la constitution des Etats)
mais de se prononcer sur l’avenir. La philosophie rejoint même le Millénarisme, doctrine pour
laquelle le Messie régnerait pendant mille ans (Millenium) avant le Jugement Dernier. Dans cette
affaire, le philosophe ne prend-il pas ses désirs pour des réalités ? Sommes-nous en présence d’une
pensée rigoureuse ou d’un délire ?
Kant répond en se tournant vers l’expérience et en reconnaissant qu’elle révèle « peu de
choses », « des indices fragiles ». Il n’est donc pas question de délirer et de d’annoncer que
l’Apocalypse est pour demain, mais il n’est pas question non plus de dire que le cosmopolitisme est
une pure rêverie de philosophe. La pauvreté des indices empiriques peut en outre être tempérée par
deux remarques :
- « Je dis que l’expérience…certitude ». L’évolution historique doit être considérée sur
le (très) long terme et il faut donc se garder d’extrapoler à partir d’une durée trop courte.
Ainsi, il est souvent dit que le 20 ème siècle, avec son cortège d’horreurs, a fait perdre
toute crédibilité à l’idée de progrès. La remarque de Kant relativiserait cette critique.
Mais d’un autre côté, on pourrait objecter à Kant : qu’est-ce que le long terme ou le court
terme ? On peut toujours élargir la perspective et prendre du recul pour remettre à plus
tard l’avènement effectif du progrès …
- « En particulier… essentiels ». Il faut tenir compte de la conscience et de la volonté des
hommes. Dans la mesure où ils sont libres, on doit considérer que les idées – et l’idée de
progrès en particulier – ont de l’influence sur eux. On ne peut les réduire à des êtres
naturels soumis à des lois invariables.
2/ « Aujourd’hui, les Etats… seront développés ».
Ce passage expose donc les indices empiriques d’un progrès vers le cosmopolitisme et une ou des
constitution(s) politique(s) parfaite(s).
A/ jusqu’à « certes faibles et lents, de leurs peuples ». Le propos se place sous
l’hypothèse de la recherche par les Etats de la « puissance et de l’influence par rapport aux autres ».
La suite (cf. B) montrera comment cette recherche finit par être remise en question au profit d’une
préfiguration du droit international. D’une manière générale, la culture intérieure est toujours plus
considérée comme la condition de la puissance vis-à-vis de l’extérieur parce que les relations
mutuelles ( économiques, diplomatiques, « culturelles ») sont devenues « artificielles », ont évolué
avec le reste de la culture.
Kant insiste particulièrement sur les conséquences juridiques du phénomène ( « Bien plus…
religion »). La puissance exige l’activité économique, le dynamisme du commerce, qui nécessite à
son tour qu’on laisse « le citoyen (…) chercher son bien-être par tous les moyens qui lui plaisent,
pourvu qu’ils puissent coexister avec la liberté d’autrui ». La référence à la liberté de religion
évoque sans doute la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV en 1685 qui provoqua la fuite
de nombreux protestants, notamment en Allemagne et causa un préjudice considérable à la
puissance française.
On notera ici l’importance de la médiation économique dans la vision kantienne, importance
qu’on retrouve un peu plus loin à propos du problème de la guerre (qui accroît la dette des Etats et
semble incompatible avec leur interdépendance économique). L’intérêt économique opère le
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passage entre la violence anarchique et brutale et une concurrence respectueuse des libertés
extérieures qui implique la loi. L’intérêt guide et discipline les passions : à l’honneur aristocratique
(cf. les effets dramatiques de la fierté à l’état de nature pour Hobbes) se substituent l’enrichissement
bourgeois et une pacification des relations humaines.
Cela dit, « la liberté générale de religion » n’est pas qu’un exemple parmi d’autres ou une
allusion à telle ou telle contingence historique. Ce point est en effet fondamental pour l’avènement
des Lumières, la fin du règne de la superstition et de l’autorité. Ainsi la liberté n’est plus seulement
la condition de l’enrichissement ou de la pratique de telle religion : elle devient une fin en soi que
les peuples revendiquent.
Enfin, « ces lumières doivent peu à peu monter jusqu’aux trônes ». On remarque que le
pouvoir politique semble devoir être le dernier concerné par le progrès des lumières. Ce qui est
normal, puisqu’il n’y a pas intérêt au premier abord : on domine mieux des ignorants. Néanmoins,
son intérêt bien compris est inverse, comme on l’a vu.
B/ « Finalement …développés ».
Tout le passage précédent se plaçait dans la perspective d’une recherche de la puissance par
chaque Etat par rapport aux autres, recherche qui n’exclut nullement la guerre, bien au contraire. Il
reste donc ce problème à résoudre. La guerre, donc, devient - ou doit devenir- impossible à faire
parce que son issue est incertaine. Des conflits répétés laisseront subsister des Etats ou des alliances
de puissances à peu près égales qui ne pourront plus s’affronter (voir l’expérience tragique de la 1 ère
GM où la France et l’Allemagne étaient de puissances équivalentes). La guerre devient également
toujours plus difficile à préparer (cf. le « fardeau toujours plus lourd des dettes »). De plus, tous les
Etats deviennent économiquement interdépendants et il est absurde de chercher à détruire son client
ou son fournisseur. On retrouve donc l’importance de la médiation économique pour opérer le
passage de la violence à des relations régies par le droit.
La phrase de conclusion montre à la fois la prudence et les espoirs de Kant. Du côté de la
prudence : le futur grand corps politique n’est qu’à l’état d’ébauche et l’avenir peut encore être
ponctué de « maintes révolutions ». Du côté de l’espoir, il y a le sentiment de plus en plus répandu
« qui invite à considérer comme important le maintien de l’ensemble ».
Neuvième proposition .
Cette proposition peut être mise à part des autres puisqu’elle ne porte pas sur l’histoire ellemême mais sur la « tentative philosophique » à laquelle Kant vient de se livrer. Elle affirme que
cette tentative est possible et qu’elle favorise l’intention de la nature que l’IHU a mise en lumière.
On peut admettre que la possibilité correspond au §1 - mais Kant aborde plus largement le thème de
l’intérêt de son hypothèse - et que son utilité pour le progrès est évoquée au §2.
§1. « C’est certes … sans plan ». Montre l’intérêt théorique de cette idée. L’histoire
empirique ne doit certes pas être méprisée et la réalisation complète du projet kantien nécessiterait
d’être « très versé dans l’histoire » (cf. début du §2). Néanmoins, l’histoire empirique, la
« minutie » avec laquelle on la rédige, risquent, en l’absence de fil conducteur, de tomber dans la
dispersion et l’accumulation vaine d’une infinité de détails.
« Si nous commençons …degré plus élevé d’amélioration ». Ce passage esquisse une
histoire de l’humanité telle que l’écrirait Kant. Il faut remarquer :
- le commencement grec. Voir la note : les Grecs constituent le premier public savant
qui peut authentifier l’histoire ancienne. Le commencement n’est pas biblique ou religieux. Ce
choix montre le rationalisme de Kant et sa pleine appartenance aux Lumières.
- L’attention de l’historien à la constitution civile et aux relations internationales (cf.
l’importance du droit dans l’ensemble de l’IHU). Elles servent à élever les peuples et à cultiver
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l’humanité, mais elles font également leur fragilité parce qu’aucune constitution n’est parfaite. Cette
alternance d’épanouissements et de destructions aboutit à « notre partie du monde », à l’Europe
« qui vraisemblablement donnera un jour des lois à toutes les autres ». Il ne faudrait évidemment
(quoique…) pas interpréter cette remarque comme une justification du colonialisme mais comme le
fait que, pour Kant, une organisation politique moderne et libre ne peut se faire que sur un modèle
de type européen .
- A travers les péripéties de l’histoire, le passage d’une culture dominante à une autre
– des Grecs aux Romains puis aux barbares, etc.- « un germe de lumière demeure ». Le point de vue
de Kant est fondamentalement « continuiste », sans quoi il n’y aurait pas de progrès mais seulement
des cultures qui naîtraient, vivraient un temps avant de disparaître complètement. Certes ces cycles
existent, ce qui fait dire à Hume par exemple qu’ « une fois les arts et les sciences parvenus à la
perfection dans un certain Etat, à partir de ce moment ils déclinent d’une manière naturelle, ou
plutôt nécessaire ; ils ne revivent que rarement dans cette nation où ils avaient fleuri auparavant »
( Essor des arts et des sciences). Cependant, une civilisation ne disparaît pas sans rien transmettre et
c’est d’après cet héritage qu’elle doit être étudiée.
« on pourra découvrir … dans un autre monde ». La philosophie de l’histoire ouvre
une « perspective consolante » et représente une justification de la Providence, ie de Dieu. On a
déjà vu que Kant reprenait le projet leibnizien de théodicée et il en montre ici la nécessité. Si
l’histoire n’a aucun sens, alors il est tout à fait vain de s’extasier sur l’ordre et l’harmonie de la
nature et de feindre d’y voir la marque de la création divine. On pense bien évidemment à Rousseau
qui se lamente sur l’humanité et la décadence et se réfugie dans le spectacle de la nature, herborise,
etc. Non, l’absurdité de l’histoire et l’absence de raison d’être de l’espèce humaine seraient « une
constante objection » à cette « théodicée naturelle ». Au contraire il faut penser que l’homme a une
destination, non seulement dans un autre monde mais aussi « là, sur terre ». Si l’on admet la
Providence, en effet, nous ne sommes pas sur terre pour rien : l’existence terrestre n’est pas une
malheureuse exception à la rationalité des choses, au « sage gouvernement du monde ». De la même
manière, Socrate, dans le Phédon, dit qu’il se réjouit de rejoindre le royaume des morts. Cependant,
il rappelle que le suicide est interdit, que nous devons remplir notre mission sur terre. De même
encore, le christianisme, tout en promettant la vie éternelle, commande d’œuvrer ici et maintenant et
non d’attendre passivement un bonheur post mortem.
§2. 1ère phrase. L’IHU expose un projet qui ne prétend pas évincer l’étude empirique de
l’histoire. D’une part, effet, il faut se rattacher à des faits établis et authentiques (cf. note de la p. 14
sur la nécessité de s’appuyer sur une histoire authentifiée et l’importance des grecs.) D’autre part,
l’histoire philosophique ne vise pas le simple établissement des événements : elle recherche le sens
d’une évolution d’ensemble. Histoire empirique et histoire philosophique sont donc
complémentaires et toutes deux justifiées.
« En outre …histoire philosophique ». Ce passage veut établir un « petit motif
supplémentaire » d’écrire une histoire philosophique et de réaliser le projet de Kant d’après l’Idée
qu’il vient d’exposer. Si cette Idée directrice est vraie, alors les générations futures jugeront le passé
à la lumière du cosmopolitisme. Ecrire cette histoire philosophique, c’est donc assurer sa renommée
pour la postérité. C’est aussi - et peut-être surtout – jouer sur l’ambition des chefs d’Etat et leur
désir d’ « une glorieuse renommée ». L’avenir ne retiendra pas d’eux leurs petites combinaisons et
leurs calculs pour le pouvoir, il ne retiendra pas non plus les études érudites des historiens, mais leur
œuvre pour le cosmopolitisme.
Pourquoi est-ce un « petit motif supplémentaire » ? Le grand motif était la
justification de la Providence : montrer que le monde n’est pas contraire au commandement moral
et que nous pouvons espérer ( cf. §1 : « Une telle justification de la nature – ou mieux, de la
Providence – n’est pas un motif sans importance ».) Il se fondait sur l’exigence morale pure et
engageait le sens même de l’existence humaine. A côté de cela, le désir d’une « glorieuse
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renommée »paraît effectivement « petit » et intéressé. Cependant, les chefs d’Etat disposent du
pouvoir réel et le « petit motif »a sans doute plus de conséquences sur l’histoire réelle que le
« grand ». C’est sans doute ce pourquoi Kant – dont le rigorisme moral n’exclut pas un certain
réalisme - le mentionne en conclusion.

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