Informations
Transcription
Informations
Frédéric Mathieu Les Nouveaux Texticules Chroniques que l’on souhaiterait ne jamais avoir écrites mais que c’est déjà trop tard parce qu’elles sont publiées. Montpellier 2013. Tous droits réservés. 2 Disclaimer Les Texticules sont de brèves brèves sans queue ni tête commises entre deux pintes et un demi de Xanax. Aucun sérieux, rien que du vif, du vague, de la mimolette, pour le meilleur du pire. L’ensemble de ces chroniques n’engage évidemment que leur auteur, qui se réserve le droit de changer d’avis quand le vent tournera. Toute ressemblance avec des personnages réels, vivant ou ayant existé est purement volontaire. 3 4 Les nouveaux Texticules « Siffler en travaillant » Rien n’interdit d’envisager une origine au chant distincte de la religion. Une origine que l’on poserait plus volontiers dans la nécessité bassement pratique de coordonner un effort de travail. Nécessité de synchroniser le souffle des ouvriers. Nécessité de marquer le pas des militaires. Nécessité de rythmer un labeur collectif afin de décupler son efficacité, en sorte que les forces musculaires fonctionnent en synergie au lieu de se dissiper dans l’anarchie du chacun-quand-il-veut. Le « haut-hisse » des tireurs de cordes devient ainsi le « hé-hôo » des sept nains, puis le décompte ternaire sempiternel des binômes de déménageur. Peut-être la musique elle-même n’est-elle pas étrangère à cette souche laborieuse. Songeons au tambour de cadence qui bat la mesure des galériens. Songeons aux cuivres et aux trompettes de la légion, à l’olifant de la chanson de Roland, à tous ces procédés mutiques dont usent les généraux pour 5 instiller des harmonies au cœur de la bataille. Songeons aux murs de sons que dressent en rang d’oignons les percussions des battues de chasse. Songeons, plus simplement au step, culture physique en salle pour cougars callipyges, dont tout l’enjeu consiste à battre du pied au diapason contre un piédouche comme dans une caisse de résonance. La poésie lyrique noie son regard dans l’azur bleu du ciel mais en oublie qu’elle a les pieds vissés dans la gadoue. NASA et culte de l’innovation Tout « petit pas » marqué par la technologie n’est pas nécessairement « un bond de géant » pour l’humanité. Restons dans le registre de la conquête spatiale. Nous sommes en 1961. L’URSS vient de lancer Vostok, premier vol « habité » (par un humain), propulsant Gagarine hors de notre atmosphère. Les USA mangent leur chapeau. Ils comptent mettre les bouchées doubles pour rattraper les Russes. Et cela commence par l’artillerie légère : le stylobille. L’épopée russe (l’épopée russe matriochka) avait au moins permis à la NASA de découvrir que le stylo-bille ne fonctionnait pas en conditions d’apesanteur. Il se raconte que le Pentagone aurait alors fait débloquer une fortune colossale en vue de concevoir avant l’ennemi un stylo « anti-gravité », utilisable dans l’espace. Quatre ans plus tard, sortait le Fisher Space Pen, produit de longues recherches ayant mobilisé plusieurs dizaines de physiciens à temps complet. Pour sûr, le superbic avait de la gueule ! Ses cartouches d’encre 6 pressurisées lui permettaient de rester fonctionnel en gravité zéro, d’écrire à des températures extrêmes, dans toutes les positions, postures sexuelles et asanas de yogi, quel que soit le milieu, sous l’eau ou dans l’espace et sur toutes les surfaces, glacées, grasses ou mouillées. L’agence spatiale avait mangé son blé en herbe. Tout le budget y était passé. Mais l’enjeu en valait la peine : les USA s’étaient offerts un vrai bijou technologique. Les rouges en seraient verts ! Ou tellement pas qu’ils avaient déjà résolu le problème : le crayon-papier, c’est moins clinquant, mais c’est aussi plus abordable… Syndrome de Superman On peut être tenté d’interpréter l’essor de ces nouveaux hommes forts comme une réplique que la sous–culture américaine des années 1950 adresse à l’émergence de la société de consommation. Posons le décor. Nous sommes au lendemain de la plus grande guerre civile que l’humanité ne se soit jamais livrée. Les avancées techniques enregistrées durant le conflit entraînent la progressive disparition des métiers d’ouvriers-secteur (OS) au profit d’autres professions essentiellement tertiaires, priorisant l’ingénierie et la gestion au détriment de la puissance musculaire ; métiers comptables et salariés où les jeunes mâles, dépossédés de leur primat physique et symbolique, subissent directement la concurrence des femmes. Celles-ci gagnent en prestige, elles montent en entreprise, les épaulettes se vendent comme des petits pains. Elles s’hominisent. Les hommes se féminisent. 7 Un lien de causalité, maintes fois entériné par les travaux de sociologie, indexe la fréquence des pannes sexuelles chez les maris sur les niveaux de salaires perçus par leur épouse. L’Amérique des années cinquante traverse une crise de la virilité. C’est ce moment précis que choisissent les superhéros pour faire leur coming out. Pas les Kick-Ass de nos années 2000, les mastodontes rableux à la mâchoire prognathe. Toujours à pic, sans plus un cheveu sur le caillou à cause des stéroïdes. Leur survenue dans ce contexte annonce le renouveau mythique de l’homme archétypal, emblème d’une sous-culture s’élevant contre l’humiliation. Elle braque l’imaginaire de la testostérone contre le préciput de la chiffe molle, homme diminué, taille basse et unisexe : salary-man, beatnik, métrosexuel, hippie. Culture analeptique et anabolisante, sursaut d’orgueil du poil. Une manière comme une autre d’exorciser le complexe de castration. C’est toute une symbolique, sans doute bien plus complexe qu’on a voulu le dire, qui trouve ainsi refuge dans le slip kangourou de ces colosses criards et protecteurs, aux attributs sexuels scandaleusement outrés. C’est l’âge d’or des comics. Choisissons peu, choisissons bien. Songeons à Superman ; à cette caricature de l’athlète bodybuildé, ultime surgeon de la statuaire grecque, musculature saillante et menton au carré. Ce n’est pas pour rien que Superman arbore sa marque de fabrique – son slip rouge vif – pardessus ses collants. Ni sa cape de guerrier, réminiscence 8 lointaine de la chevalerie courtoise. N’est-il pas lui aussi mis en demeure de secourir les dames ? Puis de les emporter, mais sans cheval, au sommet des buildings, objets phalliques par excellence ? Le reste du temps, il est Clark Kent. Le profil-type de l’employé soumis qui, par manque de confiance et peut-être d’un père (beaucoup ayant péris au front, laissant leur fils sans présence masculine pour servir de mentor et briser leur œdipe), perd ses moyens au contact des femmes. Héros de Racine, héros de Corneille qui fonctionnent en miroir. Clark Kent est le prototype de l’homme américain, l’homme tel qu’il est ; et Superman, de l’homme tel qu’il se voudrait être. Costume de Superman Personne ne s’est demandé comment ferait Superman pour se changer au XXIe siècle, à l’heure où les portables et les iPhones ont eu raison des dispendieuses cabines téléphoniques. Bien sûr, il reste les toilettes. C’est moins glamour. On a les imageries qu’on peut… Arts et compensation « L’art naît de contraintes, [il] vit de luttes et meurt de liberté », déclarait André Gide. Il n’est qu’à constater les hideurs de l’art spontané pour le lui accorder. Nous ne ferons pas à nos lecteurs – qui savent déjà tout cela – l’affront de citer, si tard après tout le monde, les règles de composition 9 de la poétique, les unités du théâtre classique1 ou la calligraphie, les arabesques qui ornent mosquées et tous ces arts graphiques dérivés du tabou de la représentation ; nous ne dirons rien non plus des performances de l’oulipo, revues à toutes les sauces ni, en parlant de sauce, de la gastronomie, de la cuisine dont les recettes ne forment jamais qu’un vaste panégyrique au système D. Osons plutôt l’originalité et la provocation (pour nous changer) en convoquant l’exemple que l’on voudra emblématique de la musique autrichienne. Il serait cocasse, pour ne pas dire mordant, que la beauté des symphonies classiques soit l’effet d’une écluse ; que les compositeurs allemands et autrichiens aient dû tout ou partie de leur virtuosité à l’entrave acoustique que constituait leur propre langue. On comprendrait qu’on misât tout sur la musique d’orchestre, faute d’une langue moins dégueulasse aux ouïes (cf. Tokyo Hôtel). L’allemand, on l’utilise comme langue standard pour le dressage des chiens. On l’utilise en alternance avec les disques de Christophe Hondelatte pour effrayer les volatiles qui encombrent les pistes des rapports. À l’Italie le chant ; aux allemands la musique. Aux castrats d’Outremont les livrets d’opéra ; aux germaniques l’orchestre. Chacun fait en fonction moins de ce qu’il a, que de ce qu’il n’a pas. 1 Explicitées non par Boileau ou l’abbé d’Aubignac, qui s’en sont attribués le tout français mérite, mais par un Italien de leurs prédécesseurs, Jules César Scaliger, dès le début du XVIe siècle. 10 Étiologie de l’information Il faut revenir sur l’amalgame devenu systématique qui tend à mélanger « information », « sagesse » et « connaissance ». Chacune renvoie à un mode spécifique d’aperception de la réalité. L’information n’existe pas en deçà de la sagesse ou de la connaissance qui sont ses expressions. Sagesse et connaissance sont deux manières d’appréhender l’information, soit en la rapportant à soi (critère de réflexivité), soit en la rapportant au monde (critère d’ordination). En cela n’existent-t-elles qu’autant que des esprits récoltent, fabriquent et communiquent des signes. Il n’en résulte pas que l’information – parce qu’en amont de ces opérations logiques – puisse exister à l’état pur, à l’exclusion de l’esprit qui la conçoit. Le « computationnisme », au-delà de son penchant réductionniste qui ne lui rend pas service, n’a pas peu contribué à notre intelligence des mécanismes qui président à son élaboration. Heinz Von Foerster, pionnier de la cybernétique, la désignait sur le modèle informatique comme une séquence de bits, de protéines binaires entrant dans la composition de nos pensées conscientes, mais non moins tributaire de l’appareil psychique que la sagesse ou que la connaissance. L’information selon Foerster n’existe qu’à la croisée de la physique et de la philosophie (la « théorie de l’information » devait achever de sanctionner son caractère physique). Nous l’extrayons de la nature ; nous transformons les éléments en événements, changeons les « faits » en artefact ; nous 11 arrachons l’information au bruit en lui fixant des rythmes, des redondances. C’est par la vie et par la vie seulement que l’information advient à l’existence. Enfance et faux souvenirs La pédopsychiatrie aura au moins prouvé que les psychanalystes n’ont pas le monopole de la création de faux souvenirs (d’inceste, principalement). Ni les hypnotiseurs. Ni même les mentalistes qui semblent se multiplier sur les affiches comme crocus au printemps. Elle a montré que la psychologie de l’enfant n’est pas encore câblé avant quatre ans pour intégrer le fait que ce qu’il croit à l’instant t n’est pas nécessairement ce qu’il croyait à l’instant t–1. La seule réalité qui soit pour lui est la réalité présente. Montrez une boîte de pépitos à votre sujet test. Seulement la boîte, ne l’ouvrez pas. Demandez-lui ce qu’elle contient : il vous répond, « des chocolats ». Ouvrez la boîte et sortez des crayons. Réitérer votre question : il vous répond, naturellement, qu’elle contient « des crayons ». Demandezlui enfin ce qu’il croyait qu’il y avait dans la boîte avant qu’on ne la lui ouvre, il dira « des crayons ». Quatre ans est l’âge axial où le cobaye sera capable d’envisager s’être trompé (beaucoup, de ce point de vue, n’atteignent pas leur quatre ans d’âge mental). Cinq ans, celui où ce dernier sera « cognitivement » capable d’assimiler le caractère définitif de la disparition. C’est l’âge qui accompagne, avec le deuil, l’intégration de la mort. C’est avec toutes ces théories en mire que sont élaborés et segmentés par âge les contes et 12 dessins animés qui finissent dans vos médiathèques. Quant au souvenir en tant que souvenir, avant le langage ou ce qui en tient lieu – avant la « symbolisation » créant le départ et donc le lien entre le « moi » et le « non-moi », entre le « même » et « l’autre » –, « black-out ». Au commencement était le verbe. L’ « avant » fantasmatique est du domaine de l’inconscient, à savoir de l’invérifiable : dernier refuge de la psychanalyse. Thérapeutique du rire Dernier exemple d’exploitation du raisonnement posthoc (« après » donc « à cause de ») : les séminaires de « rigologie ». Des « maîtres de santé » diplômés de l’allumegaz proposent à la manne dépressive captée sur chat-roulette des thérapies de groupe visant à simuler des crises de rire. Rire jaune, rire faux mais rire afin de stimuler le bonheur. Les gens heureux étant des gens qui rient, n’est-il pas évident que le rire fabrique des gens heureux ? Si évident, si vrai qu’il s’en trouve au moins un dans la cohorte qui ne fait pas semblant. Nulle autre que le meneur de jeu. Le clou de la grande poilade. L’enfarineur lui-même, qui a trouvé le moyen irrésistible d’être rémunéré pour se payer frontalement de la crédulité des cons. Le filon de la bêtise est loin d’être épuisé… 13 Technologies scalaires Nous entrons dans une ère d’incertitude technologique. Personne n’est en mesure de dire où conduira ce développement exponentiel et bientôt autonome de la micro-informatique. La puissance des machines double tous les six mois. Leurs performances – vitesse, puissance, mémoire – surclassent très largement celle d’un cerveau humain. Avec cet avantage qu’elles ne sont pas conditionnées par les astreintes physiologiques qui contraignent les nôtres. Le QI moyen sur la planète s’est vu diminuer pour la première fois de son histoire en 2011. Nous atteignons notre limite. L’intelligence artificielle est en revanche une technologie scalaire : sa courbe de progression n’est pas incrémentale ou linéaire, et moins encore stagnante, elle est asymptotique. Le vélo s’arrête : il tombe : on ne l’arrête pas. C’est en roue libre qui nous dirige à plein régime vers ce « Grand soir » tant attendu, point de rupture que d’aucuns nomment la « Singularité technologique ». La Singularité technologique La notion de « Singularité » a pris dans le discours des anthropiens que nous sommes une importance croissante depuis sa théorisation au cours des années 1980 par le mathématicien et romancier Vernor Vinge. À l’heure où les services de contre-espionnage américain mobilisaient des tourtereaux furtifs équipés de caméras pour remplacer les drones espions qu’ils n’avaient pas encore, l’auteur 14 prophétisait déjà l’apparition d’intelligences cybernétiques dont les capacités se verraient constamment améliorer et augmenter par d’autres intelligences artificielles créées par les humains. Le département « recherche et développement » de la technologie serait ainsi alors à des machines assurant par elles-mêmes leur propre évolution. De telle manière que la conception de la première machine supra-intelligente amenée à « bootstraper » le processus, constitue la dernière prouesse d’ingénierie que l’Homme ait besoin d’accomplir. Selon la vision pessimiste de Vinge, la spirale du progrès autoalimenté induit par cette technologie ferait le lit d’une révolution copernicienne conduisant droit à l’abandon du paradigme actuel de la civilisation humaine et au début d’une nouvelle organisation. Si la SF (Terminator, Matrix, I, Robot, etc.) a beaucoup contribué – explicitement ou pas – à ventiler l’imaginaire de la Singularité, beaucoup conçoivent son avènement comme un danger tout ce qu’il y a de plus réel1. D’autres l’espèrent, joignant leurs voix au chœur des religions millénaristes, écologistes ou laïquement survivalistes, mues par leur seul désir de voir le monde (qui leur a tant fait de mal) s’effondrer, tel Sodome, sous le poids de son vice. Ce serait donc par la technique, par cela même 1 Ne riez pas. La finance règne sur le monde et les « cafards spéculateurs » règnent sur la finance. Des algorithmes hors de contrôle décident en toute autonomie du sort de milliards d’hommes sur la planète. On est déjà dedans. 15 qui définit l’humanité, que l’humanité aurait acquis le pouvoir et la capacité d’acter sa propre négation. Pourquoi la Singularité ? Les cellules souches, les mères porteuses, les puces RFID sont quelques-uns des grands choix de civilisation qui nous engagent plus sérieusement qu’une élection présidentielle. Elles nous engagent sur un plan anthropologique. Parce qu’elles nous pendent au nez ; parce qu’elles sont imminentes ; elles créent des controverses qu’il faut encourager et focalisent notre attention mais – revers de la médaille – au point parfois de nous faire oublier qu’elles sont très loin d’être les seuls enjeux dont nous avons à nous préoccuper. Elles sont la pointe de l’iceberg. Sous cette série de révolutions visibles s’en trame une autre, silencieuse, plus conséquente, en quoi consiste Singularité technologique. Pourquoi d’abord la « Singularité » ? Est singulier au sens usuel ce qui n’a pas d’équivalent ; ce qui n’a pas d’antécédents ; ce qui se veut unique et suppose à ce titre d’être pensé de manière inédite. C’est bien le cas de la Singularité vingienne. Mais « singulier », ce bond technologique qu’augure la marche irrésistible de la science l’est plus encore en référence à l’impuissance qui est la nôtre – celle de nos deux grandes théories physiques – à rendre compte des phénomènes cosmologiques de très haute densité. Est qualifiée de « singularité gravitationnelle » toute région de 16 l’univers au sein de laquelle les quantités (espace et temps) sont dilatées à l’infini ; toute région de l’univers au sein de laquelle peuvent se produire des événements inabordables à l’aune de nos modèles actuels (modèle standard, physique relativiste et mécanique quantique), que seule une théorie quantique de la gravitation pourrait arraisonner. Des phénomènes comme les big-bangs ou les trous noirs1. Plus que par son caractère exceptionnel, c’est donc par son opacité, par notre inaptitude à préjuger de cette croissance infinie de la technologie que se caractérise la Singularité. L’homme de demain Avant d’être un péril ou une réponse à notre finitude, tâchons de la considérer comme un défi pour toutes les âmes un peu mystiques frottées de sciences et de philosophie, soucieuses de ce qu’il restera demain de l’humanité d’hier. La question n’est pas tant de savoir quel monde nous réservons à nos enfants, que celle de savoir à quels enfants nous réservons au monde. 1 Trous noirs, dont seules nous sont connues quatre espèces, quoiqu’une infinité d’espèces puisse être envisagée dans un espace à plus de trois dimensions. 17 Le principe anthropique L’une des révolutions de la modernité que l’on dit à tort « copernicienne » (à tort, puisqu’elle consiste à faire de l’homme le centre de son monde) a consisté à promouvoir l’individu acteur de son savoir. Des trois berceaux de la pensée occidentale que sont successivement Athènes, Rome et Jérusalem, aucun n’avait alors songé à faire de l’homme plus que le spectateur passif d’entités fixes et constituées, soit qu’il s’agisse d’idées innées ou d’impressions sensibles. Pour les anciens, les couleurs sont. Pour les modernes, nous les causons. Elles n’ont pas prises au sein des choses. Elles sont des qualités secondes, fruits de l’interaction des qualités premières et des organes des sens. Ce qui, au moins, a le mérite de passer outre un certain nombre d’apories que ne manquait pas de soulever les anciennes théories : daltonisme, altérations de la perception, troubles de l’audition et autres tératologies de la même botte qui, devenues celles de la créature, ne sont plus celles de la création. C’est au XVIIe siècle, au seuil du modernisme, que l’on situe avec la précision d’un calamar parkinsonien ce basculement épistémologique. Ce glissement anthropologique qui devait faire de l’individu végétatif tel que l’envisageait le classicisme un architecte superlatif, un producteur ; autrement dit, l’agent à part entière d’un monde qu’il redécouvre tout en se découvrant lui-même – devise de l’humanisme – « la mesure de toute chose » (cf. L’homme de Vitruve). L’intelligence ne perçoit plus le monde comme une 18 donnée brute : elle le façonne, elle le compose, elle le construit « à son image ». À l’image des structures – formes et catégories – qui sont dans l’entendement. D’où, très bientôt, l’Analytique de Kant, modèle achevé d’une intuition déjà présente avec Descartes, Locke, Hume, Berkeley, Bacon et toute la sainte famille. Apparition des sciences C’est à la même époque que la « science » proprement dite émerge. Ce qu’elle ferait au nom du « pragmatisme », de « l’expérience » et de « l’efficacité », au détriment de la « tradition », de la « réception » et plus généralement, de la « contemplation », en s’excipant de la théologie. Le savoir change de signification. Une loi, mathématique, physique ou juridique, n’est plus jaugée à l’aune de ses principes, mais à ses conséquences. Cette nouvelle donne s’impose et permet d’importantes réformes, magnifiquement synchrones, dans des domaines aussi divers et novateurs que la médecine, l’astronomie, l’architecture, l’économie, la politique, la mécanique, les sciences de l’homme et les beaux-arts. Se découvrant acteur de son savoir, l’homme aperçoit que c’est de la même manière, en agissant sur le réel, donc en le transformant, qu’il apprendrait à le connaître. Pour dire les choses avec des moufles, il se pourrait que la naissance corrélative de toutes ces disciplines soit tout entière le fait d’un déplacement originel, encore une fois anticopernicien, qui devait aboutir à cette idée rectrice et subversive que la connaissance n’est pas plus immuable que celui qui connaît, 19 qu’elle n’en est pas abstraite, mais en est l’extension, et qu’il ne tient qu’à l’homme d’en permettre l’évolution. Quand Œdipe rêve Les neurosciences avec leurs gros sabots s’immiscent dans les dortoirs. On a longtemps pensé – et d’aucuns pensent encore – que le sommeil connaissait deux périodes : une phase de « sommeil lent », une phase « paradoxale ». Notre cerveau s’active durant la phase paradoxale comme s’il était en état de veille : il classe ; construit ; détruit ; il rêve. Le rêve a lieu toutes les 90 minutes, correspondant au cycle du sommeil, ponctué par des micro-réveils dont nous ne gardons pas le souvenir. Les théories les plus en pointe de la neurobiologie font correspondre les 500 ms de ces microréveils à la fabrication du rêve proprement dit. Qu’importe. La phase paradoxale se traduit par l’inhibition quasicomplète du système musculaire. Les somnambules sont ici l’exception qui confirme la règle. Seule la pupille saccade (on ne sait pourquoi), faisant le lit, si l’on ose dire, du phénomène des « mouvements oculaires rapides » (REM). Un autre organe ou membre – qui, en tout cas, n’est pas un muscle –, s’exempte de cette catalepsie. M. phallus. M. phallus, toutes les 90 minutes, à chaque cycle de rêve, « pointe le bout de sa queue ». À chaque cycle de rêve, et quel que soit le genre et la nature du rêve : une femme d’étuve, une érection, un boyau de bœuf, une érection. Quand on aime, on ne compte pas. 20 Parce que l’on aime lorsque l’on rêve, disent les psychanalystes. Cette ligature du rêve et de l’érection les renforçait dans la croyance qu’à l’occasion du rêve s’estompait la frontière entre conscience et inconscient, entre acceptable et refoulé – le refoulé étant chez Freud la substance même de l’inconscient, et le rêve sont moyens d’accès. Le rêve aurait donc trait à la pulsion sexuelle. Et la pulsion au désir de la mère ; car tout désir, chez Freud, d’autre chose que la mère n’est en dernier ressort qu’un désir dérivé, un désir de substitution d’un objet « signifiant » la mère. Œdipe. Corrélation du rêve et de l’érection égale, pour les psychanalystes, confirmation de l’Œdipe. Quand Œdipe rat Freud réhabilité. La promo canapé. Le prix Nobel à portée de main. La gloire, le Panthéon, ils s’y voyaient déjà. Pauvres âmes. C’était vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Une erreur crasse de la philosophie occidentale, au moins depuis Descartes, fut d’avoir décidé que les animaux n’ont pas d’esprit. Il n’aurait donc pas eu de rêve. Nous ne savons toujours pas ce qu’est l’esprit ; il n’en est pas moins sûr que les animaux rêvent. Il fallut donc attendre une décennie de jubilation freudienne pour voir doucher les psys. Une décennie pour qu’un laborantin plus avisé que les autres se résolvent à tester les cycles du sommeil chez le rongeur. Même protocole, même résultat : le rat tinte de la 21 guilleri. Le rat a-t-il une âme ? Y a-t-il névrose chez l’animal ? Y a-t-il un Œdipe-rat ? « Sauver la planète » Ou se sauver soi-même. La Terre nous survivra. La vente à vide Biscotte sans sel, p’tit beurre sans arachide et beurre sans beurre et sans complexes sur la tartine sans amidon. Boissons sans calorie, sans colorant. Zéro, Light, Miss. Pâtes sans gluten et porc sans couenne dans ton assiette certifiée sans bisphénol A. Fromage sans croûte sans intérêt ou les pasteurisées. De la glace à l’air au trou normand pour vous achever en fin de spectacle avec une pomme forcément bio et équitable (donc importée), sans pesticides, conservateurs, pectine ni sucre de synthèse. C’est le panier régime de la grande arnaque qui cligne de l’œil dès les premières chaleurs de juin. Le paradoxe : plus c’est « léger », plus ça pèse lourd au porte-monnaie. Moins vous achetez, plus vous raquez (on vous « raquette »). En sorte que les produits légers censés vous alléger ne vous allègent sensiblement que le compte en banque. Ce qu’on vous vend n’est plus le produit, mais une absence proportionnelle au prix. On vend du vide. On vend de l’idée. Il faut saluer l’exploit d’un marketing qui a su triompher de la réflexion pour imposer le réflexe « coup de 22 cœur ». Raison de plus pour quoi le « sans » argument de vente se fera également « sans » nous. Les sauvageons et la pilule Un battement d’ailes pharmaceutiques peut-il produire une tempête dans l’éducation ? Il faut le croire ; en mieux ? Pas à tous les étages. Si la pilule a fait beaucoup pour la « libération sexuelle » (on oublie trop souvent que le préservatif aussi, existe), elle n’eut pas moins de répercussions sur le rapport de force intergénérationnel. Le basculement depuis l’enfant non désiré, fruit de la contingence, à l’enfant du désir, a retourné la hiérarchie en faveur de l’enfant, devenu « prescripteur » selon l’index du marketing, et maître de maison. Sur lui pèsent les attentes de retour d’affection que mettent en lui ses géniteurs, s’interdisant dorénavant, de crainte d’être rejeté, de lui fixer des cadres. C’était auparavant l’enfant qui voulait être digne de ses ancêtres, tenter de les rendre fiers (« tu seras un homme, mon fils »). C’est désormais les pères qui s’adonnent au jeunisme (cf. Petite Poussette de Michel Serres ou la passion du Twitt contractée par Pivot) ; les pères qui tentent par tout moyen à être aimés de leurs enfants. Quitte à tout leur céder. Ici commence le règne du bébé cadum. La tyrannie de l’enfant-roi. Les « sauvageons » : c’est l’expression qu’employait Chevènement pour déplorer ces mignards délinquants nés après soixante-huit, qui n’ont bénéficié de cartes ni de 23 repère. Ne connaissent ni frontières ni transcendance, ni limite à l’égo ; pour laminer ces princes en culottes courtes en mal d’identité sexuelle, sociale et normative. Dans l’anomie. La déshérence. Génération hors-sol et mercenaire dont l’égoïsme est au fondement de la physique néolibérale préparée par Foucault, Deleuze et Derrida, et dont le solipsisme conçoit son expression la plus récente dans la dislocation de la famille votée par Taubira. Famille : ultime instance de solidarité qui s’opposait (après le patriotisme) à l’intégral payant de l’homo economicus. Famille, nation, sacralité : le socialisme veut en finir avec les notions molles et les virtualités abstraites. Virtualités qui sont pourtant infiniment précieuses dans un monde voué à l’atomisation. Le « sauvageon », rappelons-le aux journalistes qui n’en peuvent décidément mais, dans le langage des plantes, c’est la tige solitaire qui pousse en l’absence de tuteur. Comme un tortellini. Bilan sur la pilule ? Merveilleux, certes. Mais pas sans conséquence. Il faut aussi savoir en essuyer les plâtres. La religion dans le sang Dernier haut-fait de la cour pénale européenne/ Marine Le Pen, après la levée de son immunité parlementaire, sommée de s’expliquer pour avoir comparé les prières de rue à de l’occupation. Motif d’inculpation ? « Incitation à la haine raciale ». On sera ravi d’apprendre que pour les eurocrates, l’islam est désormais une race. 24 Condition animale La conception d’une « éthique animale » (éthologie) ou d’une éthique qui engage l’homme envers les animaux (bioéthique) n’est pas de toute première fraîcheur. Les théories de la métensomatose, de la métempsycose, de la transmigration des âmes soutenues depuis Mathusalem par des courants aussi éparses que le pythagorisme, l’orphisme, le platonisme, l’hindouisme, le bouddhisme tibétain, le yézidisme, l’islam druze et quelques hérésies chrétiennes telles que le catharisme ; toutes ces écoles avaient pour corrélât logique l’impératif formel de ne jamais nuire (ni nocere). À aucune forme de vie. Cela impliquait bien davantage que de s’abstenir d’en faire son déjeuner. L’astringent Pythagore se serait ainsi laissé mourir, si l’on en croit la Vie que lui consacre Diogène, plutôt que de fouler aux pieds la plantation de fèves qui se dressait sur son itinéraire de fuite. Qui sait s’il n’y avait pas dans le tas quelque âme d’excellent homme guignard à la loterie de la réincarnation ? Le dilemme fut expédié en quatrième vitesse. Les poursuivants du premier « philosophe » (premier à se proclamer tel) le trouvèrent acculé, placide, résolu au trépas. On ne sait ce que Pythagore aurait pensé des 80 kg de viande assimilées en moins d’un an par chaque américain. Condition animale (suite) Le Moyen Âge n’est pas en reste. Le Moyen Âge admettait volontiers une âme aux animaux. Tous les 25 penseurs leur admettaient une, dès lors que l’homme en avait une. Les femmes aussi en avaient une (le Concile de Mâcon de l’a jamais contesté). Même les « sauvages » du Nouveau Monde allaient en être alloués à l’occasion de la « controverse » de Valladolid. Monistes résignés, matérialistes par hygiène scientifique, nous ne croyons plus en l’existence de l’âme ; l’âme, néanmoins, enveloppait des obligations envers toute créature qui en était dotée. Et c’est là l’essentiel. Le garde-fou qui préservait nombre d’individus contre leur propre cruauté. Sur quels fondements nous basons-nous pour alléguer que nous traitons mieux – plus « humainement » – les animaux au XXIe siècle qu’au Moyen Âge ? Qu’y a-t-il eu pour nous en persuader ? Descartes, pour nier qu’ils fussent plus que des automates sophistiqués, des pantins de Vaucanson. Bichat et Claude Bernard, pour supprimer, s’il en restait, les derniers bastingages contre l’expérimentation. L’agrobusiness, pour transformer les fermes en camps de concentration. L’élevage industriel et intensif, pour transformer les bêtes en produits médicamentés, gavées d’hormones, mises en stabulation sur tapis d’ammoniaque (pisse stagnante). Et ce n’est que le début : on n’arrête pas le progrès. Les juges et les curés si dénigrés par l’historiographie de Michelet leur connaissaient au moins une certaine dignité. Rappelons-nous du procès de Lavegny – c’était en 1457 – qui devait voir une truie traînée devant la justice et condamnée à 26 la potence pour avoir dévoré un nourrisson (inculpés pour complicité, ses six porcelets ont été acquitté). Déconcertant de savoir qu’il fut un temps assez barbare, obscurantiste, superstitieux pour croire à la Sainte Vierge, et cependant capable de traiter un cochon comme une « personne morale ». Désintoxication au web N’avoir plus goût à rien. C’est un effet secondaire des paradis virtuels promus par la technologie. Tout le reste paraît terne, et vide, et sombre ; la vie s’épuise et nous fait ressentir d’une manière inédite le poids de ses contraintes : espace, temps, corporéité. On pourrait dire que c’est à chaque fois la redescente après le trip. Les digital-natives comptent parmi eux des spécimens spécifiquement accros à ces nouvelles formes de drogue. Des centres de sevrage fleurissent partout dans le monde pour ces nolife qui n’en demandaient pas tant, traînés de force chez le psychiatre par des parents/patron/amis soucieux de leur santé mentale. Parce qu’il est forcément plus sain de préférer le train-train du monde au mirage d’Internet ; et la rombière vergeturée frigide qui partage votre lit sait qu’elle a toujours plus d’attraits que la dernière des lolitas russes qui plope et vous aguiche chaque fois que vous ouvrez votre navigateur. Fou qui s’en dédirait. Une île des Caraïbes propose précisément à celui-là de se désintoxiquer en passant une semaine sans téléphone, sans internet, sans Twitter ni Facebook et ce pour 27 un forfait de 10 000€ la semaine. Certes. Pour beaucoup moins cher, il y avait également le Vercors. Morale laïque Peillon veut imposer dans les programmes scolaires un » temps pédagogique » dédié à la « morale laïque ». Bel oxymore, lorsque l’on songe que la morale consiste précisément en l’érection de principes transcendants, et la laïcité en leur obération. Les raisons de la colique ? Éduquer l’ « apprenant » aux « valeurs de la république ». La croisade d’un franc-mac, c’est toujours émouvant. Surtout quand le ministre en charge de la réforme s’avère être un ex-agrégé de philo. Les notions passent, la bêtise reste. De là vient tout le mal. Assez pour éluder cette distinction élémentaire que faisait Abélard (alias « où sont mes boules ? »), au XIIe siècle, entre le crime et le péché. Le crime, d’une part, qui relève de la loi ; et le péché, de l’autre, qui relève de la faute. Le crime, qui ressortit au domaine politique ; et le péché, qui se commet sous le regard de Dieu. La justice est humaine ; elle ne dit que le droit – ni le bien, ni le juste. L’État qui se mêlerait de dire le juste et le moral ; de dresser les esprits et de prévenir, en censurant les mots, le « crime par la pensée » serait un totalitarisme. À quoi bon rabâcher des préceptes à la con, si c’est pour rempiler comme à la catéchèse ? Nous estimons, M. Peillon, que d’être un misérable con et de traiter tout le monde comme de la merde demeure un droit imprescriptible de la race humaine. Vous nous en témoignez chaque jour. Croyez en l’expression de nos inimitiés sincères. 28 Primat du virtuel Le virtuel prime de plus en plus sur le réel. Il tient dans l’existence une place qui n’est plus celle d’un exutoire ou d’un divertissement, mais celle d’une justification. Facebook renverse notre rapport à la réalité. D’outil, il est devenu un but ; la vie est devenue l’outil. À quoi servirait-il d’avoir une vie, de partir en vacances, d’aller au restaurant, d’organiser des fêtes, de voyager, de boire, de vivre, de découvrir le monde s’il n’y avait pas Facebook pour témoigner de ce que nous sommes heureux – donc pas tant que ça ? On voyage moins pour voyager que pour avoir voyagé. Passé décomposé Dans le sillage de la morale laïque, l’histoire thématisée. Soit une histoire appréhendée non plus selon les formes a priori du temps et de l’espace, mais des catégories. On prend la frise par la lorgnette de grands concepts à la petite semaine et les « grands hommes », diabolisés, passent à la trappe. Adieu Clovis, Napoléon, Jeanne-d’Arc, goodbye Louis XVI ; les grandes figures n’ont plus voix au chapitre. Place à l’Empire du Monomotapa. En route pour l’ « histoire positive ». L’heure est aux nouvelles soupes. Saveurs Marc Bloch et Lucien Febvre. Et pour qu’advienne celle-ci, doit trépasser celle-là qui concevait l’histoire comme une mythologie de folklore, avec ses statues de cire, ses fables 29 romantiques, ses contes à la Michelet, ces âneries cocardières reprises et reprisées sous l’égide d’un Lavisse. Histoire épique qui narre qui narre un développement quasi-biologique de la France, humaine patrie qui nait avec Clovis et, avec LouisPhilippe, atteint l’âge de raison. Mais cette histoire, pétrie de contradictions, méritait-elle d’être enterrée ? Pourquoi détruire plutôt que réformer ? Cette histoire héroïque, évhémériste, la devait-on nécessairement rouler dans le suaire pourpre des dieux morts ? Ils ont tranché pour nous. « There is no alternative », comme disait la très regrettée Margareth Thatcher. Marianne stipule qu’il faut s’ouvrir au monde. Or nous vivons à l’heure de la diversité. Ouvrons-nous donc à la diversité. L’homme africain doit entrer dans l’histoire. Quoi de plus indiqué, à cet effet, que de faire l’inventaire des crimes et des horreurs des pères ? Et pour décheviller un peu de notre esprit chauvin, rajoutons-y une couche sur la mauvaise conscience. Nos mains ne sont-elles pas tachées de stupre et de sang ? En six ans de secondaire, trois thèmes sont donc mis sur la table : « le totalitarisme » (Staline, Hitler, Mussolini, Franco, Mao), « la discrimination » (traite négrière, commerce triangulaire, ségrégation, shoah), et pour finir en grâce, « la colonisation ». Sarko avait déjà fait le coup avec la lettre à Guy Moquet. Démagogique et lacrymale à souhait. On croyait toucher le fond ; on était loin du compte. Le pire n’est jamais décevant… 30 Que n’irait-on nous chier d’autres pendules ? L’index comminatoire d’une loi Gayssot et Taubira – première du nom – pointe pour seul horizon possible à sa jeunesse qui n’en peut mais une componction sans fin. Comme si l’école avait pour vocation, à défaut d’éduquer, de « sensibiliser ». À tout. À rien. Aux causes minoritaires, au mariage gay, au féminisme, au handicap. Comme si l’impératif du jour était à la visite agenouillée de toutes les patinoires. Au Tour du monde par deux enfants supplée le mood tour de la maison de Gorée. Naïfs, nous aurions cru l’institution publique en charge d’instruire à la raison, de fournir aux élèves les instruments critiques à même de leur permettre de s’élever un peu au-dessus de leur flux émotif. De s’émanciper des larmes pour oser faire, enfin, « usage de leur propre entendement ». N’était-ce pas, après tout, la devise des Lumières ? Références historiques Fi des Lumières. C’est roupie de sansonnet. Que la « part d’ombre ». La gouvernance prend depuis des années toutes les dispositions en vue de la réduction du roman national au « devoir de mémoire ». Une mémoire victimaire qui carbure à l’idée qu’en désespoir de cause, à défaut d’éponger les vagues d’immigration, la paix sociale dans les banlieues peut encore être acquise monnayant drue monnaie. Qui prend aussi part au projet de déracinement des peuples européens, appelés à abjurer leurs égoïsmes nationaux pour préparer le « grand saut fédéral ». La Faute, la macula, refait alors surface 31 et devient transmissible. Pleuvent les réparations. Les autochtones passent à la caisse. Résipiscence et proskynèse, retour d’un vieux réflexe chrétien. Ad nauseam la repentance. Et la France héritière de tailler dans sa chair la livre de Shylock. S’en trouve-t-on beaucoup mieux ? Le « vivre-ensemble » nous impose-t-il d’incessamment remuer le couteau dans la plaie ? Si l’on ne savait pas notre gouvernement formé de gens compétents, on pourrait croire à une cruelle erreur de diagnostic. Envisager seulement qu’on pourrait obtenir la « réconciliation », donc le respect d’autrui, en se peignant si méprisable n’en apparaît pas moins paradoxal. Napoléon, cet émigré, et Mazarin, cet émigré, ne seraient pas devenus ce qu’ils sont devenus sans cette passion pour les grands hommes ; sans ce « sens de l’histoire », cet amour du pays qui agace tant nos curaillons de tribune. « Réactionnaires » ! Leur sort est arrêté. Les visages tuméfiés de la France se voient exclus à la sauvette de nos manuels scolaires. Ces « dictateurs » trop chauvinistes à l’heure de l’Europe métissée n’ont plus leur place au panthéon de la mondialisation. Place à « l’histoire en train de se faire ». On se décharge sur l’école des annales pour dispenser à de pauvres âmes qui n’en demandaient rien la soupe pédagogique de l’économie du blé. Désincarnée. Les événements sont digérés au prisme de la finance et de la repentance. Et l’on s’étonne ensuite de l’indifférence qui monte et du niveau qui baisse. Et l’on s’étonne que l’histoire d’hier ait forgé l’âme des Jean Moulin 32 quand celle que l’on dispense (ou dont on se dispense) à l’heure actuelle fabrique des Mohamed Mérah… Où sont les idéaux ? Ne soyons pas injustes avec les Mohamed Mérah. Il se pourrait que les derniers à promouvoir des valeurs non boursières dans le monde contemporain ne se rencontrent plus que chez les terroristes. On verrait mal Warren Buffet se sacrifier pour témoigner de sa conception de la décence humaine. Et combien moins sachant la lutte perdue d’avance. S’il donc il faut que le monde soit régi par l’économie, gageons, pour atténuer le retour de manivelle, que l’économie ne mène nulle part, et sûrement pas au paradis… Qui l’eut cuit ? Le cru d’abord, puis le bouilli ; enfin, le cuit. Les trois états de Comte revisités par l’anthropologie. Cela donne la civilisation, aux dires de Lévi-Strauss. Mais Lévi-Strauss – Dieu ait son âme – a-t-il jamais envisagé cette antithèse du cuit qu’est le réfrigéré ? Ou mieux encore, cet en deçà de la barbarie qu’est le moléculaire – la cuisine de l’avenir ? Si la culture popote le cuit (parce qu’il suppose le feu, donc la technique), la sauvagerie le cru (mieux vaut tartare que jamais), que signifie cette atomisation moléculaire du cru que les auberges de l’upper-class (le restaurant gastronomique) 33 gravent sur les lois de la table (ou sur les tables de la loi) ; cette parodie de l’Aile ou la cuisse qui fait craquer le gratin, décroche palme sur palme dans les revues gastronomiques sponsorisées par les distributeurs et que l’élite performative du Gotha parisien (la même qui pâme devant un urinoir laqué), papilles en érection, tient pour la crème de l’avantgarde ? De deux choses l’une : ou bien que nous régressons, ou bien que cette phrase est fausse (c’est là qu’on réfléchit). Rap de la zone Lire les lyrics de rap – parce que le rap s’écrit ? – ; lire les lyrics de rap, constater de la récurrence des allusions au « bled », à la « cité », à la banlieue chiffrée par son département (« X du 93 est dans la place »). Lorsqu’on ignore tout de l’histoire, c’est à l’espace, non plus au temps ; c’est à la « zone » qu’est référée l’identité. Or, l’on ne se définit comme soi que par différenciation – par exclusion – de ce qui n’est pas soi (lire Winnicott). Et le verlan (comme le jargon) sert en partie à cela : faire sentir au non-moi que lui et moi ne sommes pas du même monde (« wesh wesh bolos, t’es trop pas swag »). Idem du bled, enclave perdue de la République. Ce qu’on partage avec le groupe, c’est le lopin de terre que l’on arrache à la cité-dortoir. C’est « le coût du lopin ». Je chante mon lieu ; j’entonne son hymne ; je tague ses murs et souille le périmètre avec mes glaires comme le chihuahua pisse pour signer sa propriété. 34 Séquencer l’ADN Le pire comme le meilleur : c’est ce que l’on dit généralement de la technique. On devrait dire « de l’homme » plutôt que de la technique ; mais ce serait par trop responsabilisant. Qu’importe. Nous serons très bientôt capables de séquencer le génome de chaque individu pour une bouchée de pain. Nous pourrons dresser le profil génétique de chaque individu, déterminer ses risques de développer telle ou telle maladie, prescrire sur pièce, de manière personnalisée. Anticiper la mort. Nous pourrons faire tout cela. Nous le faisons déjà. Après le PDG de Google, ce fut au tour de l’alliciante Angelina Jolie d’opérer son check-up entre le tube et le processeur. L’actrice s’est découvert trois chances sur quatre de développer une tumeur maligne passée la cinquantaine. Facteur de risque élevé, mieux vaut prévenir, ça passe par une double mastectomie ; pour l’utérus, on coupe aussi, offert par la maison. Et cela, c’était pour le meilleur. Le pire ? Non que la technique soit l’apanage des riches ; mais au contraire, que le séquençage se vulgarise. Les assurances et les mutuelles établiraient leur prix en fonction des profils. On ne vous rembourse plein taux que si vous êtes tops chromosomes dès la matrice. Vous êtes, en revanche, cramés dès la naissance si votre sang pue du chou-fleur. Sexy demain. 35 Matrix et les gnostiques Le christianisme en Amérique est un marqueur hautement fédérateur. Autant que l’argent ; l’argent qui par ailleurs, au paradis de Bill Gates, s’identifie à Dieu : « in God we trust » trouve-t-on inscrit au bas des billets verts, jouxtant la pyramide maçonne. Oublions Max Weber et l’ascétisme du travailleur, pétri par le protestantisme. Oublions Smith, Mandeville, la Providence et le bénéficevice. Le christianisme n’est pas présent que dans l’économie la production ; il est bien plus encore dans celle de la consommation. On peut citer Lady Gaga (figure mariale, Vierge et Putain), l’Obamania ou les campagnes Orangina, mais c’est au cinéma nous voulons consacrer ces quelques lignes. La référence chrétienne transpire par tous les pores des productions hollywoodiennes. Aussi ne faut-il pas s’étonner d’y retrouver en creux les hérésies qui l’ont construite. Le gnosticisme en était une. Et non des moindres. Une hérésie qui ne dut pas à grand-chose son éviction de l’offre religieuse au profit des adeptes de Joshua Ben Joseph. Ne prenons qu’un film, prenons Matrix. Pour le tropisme chrétien, on note Néo (Noé), Sion (Jérusalem), le Fils de l’Homme (Ander-son), le Sacrifice final dans la posture du crucifié, etc., etc. Pour le tropisme gnostique, on songe à la matrice, ce monde fait d’illusions créé par le mauvais Démiurge répondant également au doux nom d’Architecte. On songe 36 aux avatars, esprits tombés dans la matière et n’aspirant à la libération. L’unique question – ou, plus exactement, la seule vraiment originale – que posent les désormais frère et sœur Washovsky est de savoir si cette libération est, oui ou non, possible. En d’autres termes : Sion n’est-elle pas, comme tout le reste, une région isolée de la matrice, dans la matrice ? Une quarantaine dans la matrice créée pour maintenir intacte la servitude de ceux qui croient s’en être émancipés ? Sort-on jamais de l’irréel ? Examinons. Smith « télécharge son esprit » dans un corps « hors de la matrice » ; Néo perçoit le code soi-disant « hors de la matrice » ; Néo, encore, pirate les sentinelles dans ce que Morphéus qui n’avait rien vu venir appelle « le désert du réel ». Platon, l’évidence, n’est pas sorti de la grotte… La Pravda C dans l’air Yves Calvi, animateur de C dans l’air : « Le seul enjeu de 2012 ne doit-il pas être la réduction de la dette française et les moyens proposés pour y arriver ? » Nicolas Baverez, du Point : « Oui. » Nicolas Beytout, des Échos : « Si. » Jean-Pierre Gaillard, de LCI : « Bah oui ! » Philippe Dessertine, professeur de finance et de gestion, qui signe régulièrement dans Libération : « Bien sûr… C’est bien tout le problème. » Yves Calvi : « Tout le monde est d’accord ? » 37 Nicolas Baverez : « Il n’y a pas d’alternative au désendettement de l’État. » France 5, 14 septembre 2011. La rente morbide Sens de la vie, crainte de la mort : autant d’actifs qui sont à la prêtrise ce que les assurances-vie sont à la bourse. La vie, la mort, pour peu que l’on y songe, sont des discours et portefeuilles communs aux clercs et des traders. Ils l’ont toujours été. On ne peut guère s’étonner de constater alors que les premiers banquiers aient étés religieux. L’ordre du Temple, né des Croisades, fut à l’initiative des premières lettres de change. Le déposant, pèlerin, plaçait son bien dans une filiale de l’ordre et pouvait retirer autant qu’il le souhaitait dans n’importe quelle banque, où qu’il se trouve. Le fruit de ses rapines grossissait son dépôt ; s’il mourait en chemin, l’ordre empochait la mise. Et lui, de toute manière, gagnait sa place au paradis. La petite affaire fonctionnait plutôt bien jusqu’à ce qu’un roi cupide fasse griller les relaps pour restaurer sa caisse… Comment, à l’heure de la finance et du trading à haute fréquence, spécule-t-on sur la mort ? Comment spolier les catafalques attendu que la cagnotte n’est plus la chasse gardée des banques, mais profite légalement à l’État et à la descendance ? Peut-on duper le fisc et le notaire ? Sans doute. Ne jamais sous-estimer l’astuce du charognard. Grâce 38 à l’assurance-vie. Ou plus exactement – suivant de près celle de la dette publique (obligataire), celle des matières premières, des céréales, celle des retraites par le truchement des « fonds de pension » –, moyennant la titrisation de l’assurance-vie. L’argyropée, ou comment faire de la veillée mortuaire une fête dont vous vous souviendrez… La bourse ou la mort Vous l’avez cauchemardé ? Les libéraux l’on fait ! Audelà de toutes nos craintes. Il est dorénavant possible d’acheter et de revendre sur le marché de la bourse l’assurance-vie de quelqu’un d’autre ; d’en devenir le gestionnaire, le mandataire ou le bénéficiaire, un peu comme un viager. Des spots publicitaires fleurissent sur les canaux télévisés. On voit partout sur toutes les chaînes économiques déambuler comme pour une danse macabre des grabataires avec des cotations. Ce que se gardent bien de préciser ces spots – quoi que nul ne l’ignore –, c’est que ces retraités qui vendent littéralement leur peau sont bien souvent des cancéreux, des veufs, des orphelins fauchés mis en demeure de rembourser leurs soins. Des vioques sur le départ, c’est un placement honnête. Une manne pour les courtiers. Les guérisons sont rares et les décès rapides ; un petit coup de pouce, au pire, pourra toujours hâter le retour sur investissement… Qu’attendons-nous ? Pourquoi se priver ? On compose son menu, tout à la carte ? On bigarre ses avoirs (diabète, 39 cancer, cardiopathie, etc.) pour majorer ses chances de ramasser sa mise. Puis on attend. On guette, émoustillé, le dernier souffle du produit pour empocher le pactole. La mort était peut-être la dernière ligne de défense que l’argent n’avait pas abattue. C’est désormais chose faite. La police funéraire, c’est un marché de 35 milliards en plein essor ; et c’est demain chez nous. « Tout doit disparaître » La même formule qui peut être entendue comme une incitation à consommer peut également se lire comme un constat de vanité. La France est-elle encore un État ? Facile à voir. Il n’est qu’à mettre en regard la chose et son concept. L’État, au sens républicain, désigne l’organisation qui doit permettre au peuple – et à lui seul – de décider de son destin. De se tromper, s’il veut ; de se détruire s’il doit le faire, mais d’être libre de le faire. Certes, mais encore ? Beaudin, le fameux révolutionnaire, définissait l’État par sa mainmise sur quatre institutions constitutives de la souveraineté ; par sa saisine pleine et entière, imprescriptible, des quatre mandats régaliens : battre monnaie, voter les lois, rendre justice, mener ses guerre. Ces quatre libertés, que nous en demeure-t-il ? Nous n’en disposons plus. 40 (a) La licence monétaire est confisquée par une banque « indépendante » européenne avec pour seule consigne de lutter contre l’inflation. Une banque aux ordres de Francfort qui suscite, mathématiquement, la montée du chômage, l’appauvrissement des « PIGS » et la majoration du capital dormant. (b) Une part considérable s’élevant à 80 % des lois que nous votons – ou transposons – sont émanées au parlement de Bruxelles ; le reste est à la discrétion commissaires européens, tous ayant fait leurs classes aux USA ou à la Goldman Sachs. Cela a commencé avec Monnet, dont il est désormais de notoriété publique qu’il fut l’agent CIA, cela continue avec les sons vengeance de la Trilatérale : manières de technocrates dressés contre l’État stratège et qui n’ont pas la bouche que le mantra de « concurrence libre et non faussée ». L’ultime référendum qui nous fut concédé fut annulé avec le plus souverain mépris. (c) La justice est rendue à la cour européenne. Justice qui, par ailleurs, condamne régulièrement la France à lui payer des pots pour n’avoir pas adapté suffisamment vite les bulles discrétionnaires des précédents. Plus de barrières douanières, plus de frontières, plus de service public : pas de dérogation au credo de l’appel d’offres. Et pour demain, le grand marché transatlantique. Et qui ne s’extasie pas rumine sa peine dans la relégation fasciste. (d) Quant au pouvoir de la grande muette, il est aux mains de Washington qui, par la grâce de Sarkozy, nous a fait prisonnier de l’OTAN. Ce n’est pas Hollande qui nous en sortira… 41 Faisons les comptes, dressons le bilan. Comptons les morts, comme après chaque défaite. La « troisième voie » gaullienne a bien perdu de sa splendeur passée. La France du jour, on la ramasse à la petite cuillère. Il y a longtemps que le peuple ne dispose plus de soi, spolié par ses élites. Nous qui sommes révolutionnaires dans l’âme sommes surtout fort en gueule. Ils tardent à venir, des Printemps de Paris. Combien de sacrifices encore allons-nous faire pour complaire à Bruxelles ? Assez d’Europe ! Nous ne voulons plus coaguler nos assemblées avec du sang. Moins de mots, moins de maux Après l’ignoble case « Mademoiselle » sur la déclaration d’impôts ; la non moins scandaleuse option « père/mère » sur l’acte de naissance, l’Hollandouille socialiste veut supprimer le mot « race » de la constitution. On dénonce le concept plutôt que l’idéologie ; manière subtile, quoique paradoxale, d’éradiquer le racisme en retirant sa référence de la liste des délits. Pas de bras, pas de chocolat. Pas de race, pas de racisme, si le mot est la chose. Ce sont les assoc’ qui vont être contentes ! Dont acte. S’il faut éliminer le mot « race » de l’officiel des lois au seul prétexte qu’il fut à l’origine de l’esclavage (ou de sa justification), alors pourquoi en rester là ? S’il nous faut être cohérent, soyons-le jusqu’au bout. Il faut faire suivre ses prémisses, et supprimer de même le terme « classe », puisqu’il a fait des millions de morts, et le mot « Dieu », 42 puisqu’on a tué au nom de Dieu, le mot « État », etc. aux chiottes Larousse ! Et le monde sera beau… Poussée d’Archimarx Tout employé immergé dans une entreprise subit une pression verticale proportionnelle aux objectifs individuels de rentabilité. Fleuve d’Héraclite Un philosophe antique voulait qu’on ne se baignât jamais deux fois dans le même fleuve. Mais cette seule phrase a-telle un sens pour un événementiste ? S’il n’y a pas d’être, s’il n’y a que du devenir, lors il n’y a pas de il n’y a pas de « on » qui tienne. Il n’y a pas de « on » qui traverse le temps ; pas de « substance », d’ancrage ; pas de référentiel constant qui permettrait de décider si oui ou non ce fleuve est bien le même que celui de la dernière fois. Une corde à nœud qui s’étendrait et se rétracterait sans cesse ne serait pas d’un grand service pour toiser le mûrier sauvage. Un homme qui ne serait rien qu’une succession d’états ou d’événements peut d’autant moins servir de « mesure de toute chose », comme l’affirmait Protagoras, qu’il n’est pour lui aucun changement dans la nature ; pour cela même que tout changement, que tout mouvement, suppose une base d’identité – une relation au fixe. Pour l’homme du devenir, il ne saurait y avoir de fleuve, seulement des flaques. Lui-même n’est qu’un segment 43 dans le temps, précaire, puis un autre segment, discret comme sur une pellicule. Le devenir, en d’autres termes, réfute le devenir. Folie sur ordonnance La ritaline n’est pas tant le remède que l’occasion de l’hyperactivité. On créé le médoc, puis la pathologie ad hoc. La demande avant l’offre. Ce n’est là que le régime ordinaire, aux USA, de la psychiatrie de laboratoire ; de l’industrie de la camisole avec ses VRP et ses cocktails chimiques. On crée des maladies (dépression, anxiété, troubles divers et syndromes fabuleux) pour vendre des molécules. On dispose même pour cela d’un catalogue sur pièces : le DSM (V). Bible des psys qui se trouvent être aux trusts pharmaceutiques ce que la comédie de Dante était aux mécréants : une table de correspondance liant symptôme et cure, faute et supplice (contrapasso). On y trouve tout – et pire encore. Toute une typologie et sa pharmacopée. Jusqu’au délire. À se demander lequel, du prescripteur ou du « patient », est le plus fou furieux. Du fou qui confabule ou de celui qui suit… Libéra(lisa)tion de la femme Nous sommes friands de belles histoires. De grands enfants. Nous caressons nos mythes. Nous ne voulons pas grandir. Nous redoutons bien trop de découvrir qu’en termes de pilotage, nous ne pouvons pas grand-chose. De découvrir 44 que nous sommes faits par des logiques qui nous dépassent ; qu’il y a, dans la coulisse, bien autre chose bien plus qu’une volonté consciente et militante, dans le chausse-trape, un « enfer du décor ». Que le moteur du « progrès » est bien souvent le vice plutôt que le « sens moral ». Il existe en l’instance une manière implicite et peut-être inédite de « pacte autobiographique » qui nous unit sous la bannière de la légende : le « roman national » n’attendit pas Michelet pour gazouiller dans l’affabulation. « Libération de la femme ». Libération sociale, s’entend. Les femmes ont toujours travaillé ; mais n’ont acquis, en France, le droit de disposer pleinement de leurs émoluments qu’aux lendemains glorieux de la seconde guerre mondiale. On a eu dit que ce fut en récompense à leur contribution active à l’économie de guerre. Les hommes, au front, désertaient les usines, remplacés par les femmes. Plus assez d’hommes après la guerre pour combler les coupes claires. C’est une partie de la vérité. L’autre partie, moins lumineuse, est qu’avec l’émergence de la société de consommation, se devaient recruter incessamment plus de consommateurs. De la fièvre acheteuse au salariat Une femme « indépendante », émancipée de la férule conjugale, c’était, non pas un seul, mais deux foyers : celui de madame, désormais réticente aux astreintes de l’encouplement ; celui de monsieur, qui ne s’en trouve pas plus mal. C’était deux canapés, deux postes de radio, deux 45 machines à café, deux fois la panoplie du parfait ménager ; donc deux fois plus d’achat. La demande (ask), exacerbée par le plan Marshall, recouvre l’offre (bid), et pallie arithmétiquement la crise de la surproduction. Voilà l’âge d’or du marché florissant ; ce que nous appelons, mélancoliques, les « trente glorieuses ». Encore faut-il articuler le consommateur au salarié. La rente n’est pas la norme. Excepté – comme de juste – pour cette engeance privilégiée qu’haranguait Marx, classe d’actionnaires avant la lettre : la bourgeoisie capitaliste. Cette faction, détentrice des moyens de production, prétend rejouer à l’ère industrielle l’éternelle carte de l’exploitation, usant dans cette optique du combo diabolique : l’augmentation horaire de la journée de travail, la logistique du travail à la chaîne (fordisme), ou la diminution de la solde. Ultime option qui s’obtenait naguère grâce à la mise en concurrence des prolétaires et du lumpenprolétariat (workingpoor) ; pratiques en réaction desquelles naquirent les syndicats – ainsi, en Angleterre, que la mouvance skinhead. Dumping social. On met le pays en coupes réglées. Grâce à l’ « armée de réserves du capitalisme », dont les légions jadis formées de pauvres, se repeuplaient ainsi femmes, avant d’inclure, enfin, les immigrés (mobile et non « revers » de l’espace Schengen). Consommatrices d’une part et travailleuses de l’autre, les femmes ont certes bénéficié d’une condition, quoiqu’aliénante à bien des titres, moins 46 humiliante auparavant. Mais ce n’est pas dans le militantisme, et moins encore dans la « bonté humaine » qu’il faut chercher les ferments du progrès. C’est dans l’économie. Toujours. De la même manière que la machine à vapeur aura rendu possible l’abolition de l’esclavage, canuts coûteux à l’entretien, au profit des lignes automatisées. Le paradoxe du capital En basculant de l’ère de la production à celle de la consommation, l’économie capitaliste se serait donc servie successivement des « classes dangereuses », des femmes et de l’émigration de travail comme d’une variable d’ajustement à fin de peser sur les salaires et de maximiser le profit. La mécanisation de l’industrie lourde, le mondialisme et le credo européiste de la concurrence libre ont suscité parallèlement une vague sans précédent de délocalisation. Les ouvriers, mis sur la paille, se disputent les vestiges d’un secteur moribond. Des dissensions s’opèrent. En fait d’émulation, la concurrence réduit à l’impuissance les syndicats. Durcit la concurrence entre les travailleurs. La France a peur ; la France économise. Elle retire à la banque et rembourre ses bas de laine. Et c’est là tout le paradoxe. Moins de salaire, c’est aussi moins de dépenses, c’est aussi moins de consommation ; consommation qui n’est rien de moins que le cœur nucléaire de l’économie de marché. On pourrait croire qu’en payant moins son « capital humain », l’industriel capitaliste se tire une balle dans le pied… Il n’en est rien. 47 Plus aujourd’hui, grâce à la « mondialisation heureuse » de Minc et à la « division régionale du travail » cher à Lamy (Lamy très cher). Le salut du rentier réside dans la déconnexion du producteur et du consommateur. On peut, ainsi, produire local et consommer global, ailleurs. La Chine paye au lance-pierre ses ouvriers forçats tandis qu’elle irrigue nos étals de produits bons marchés, sans frais de douane. Fatale pour la « compétitivité ». L’Allemagne, de son côté, se réinvente le STO pour la jeunesse chômeuse des PIGS sur les rotules, qu’elle salarie des cacahouètes et à mi-temps pour refourguer ses Mercedes à l’élite de Pékin. Une fois les vannes ouvertes aux autres bacs à sable, le circuit court cède place au long-courrier. La vente à l’étranger peut être une solution de fortune pour s’assurer contre la « grogne sociale » (Pernaut) et les (re)vendications de salaire en continuant à déstocker « làbas » ce qu’on achète plus « ici ». L’alternative consiste à concentrer l’effort sur le marché intérieur. Comment ? Par quel miracle parviendrait-on à persuader des salariés sans le sou de se ruer dans la consommation – sans pour autant, bien sûr, les augmenter d’un epsilon d’euro ? En pratiquant le crédit. Des prêts bancaires à taux prohibitifs, accordés sur le tas, à satiété, à tous, pour tous, au mépris du bon sens. Crédit autos (automatique), crédit à la consommation, crédits qui finissent d’en avoir. Et combien moins les banques ? « Too big to fail », qu’on s’était dit. Jusqu’à la crise de 2008, celle des subprimes ; jusqu’au collapse mondial causé par la 48 banqueroute du groupe Lehman. On ne peut pas tout prévoir… L’emploi des races À quoi rimerait de supprimer le mot « race », lors même que « race » est un concept que n’emploient plus que les antiracistes ? Les vrais racistes parlent d’Islam. Les politiques qui font leur beurre sur les signaux communautaires accusent une décennie de retard. Il serait difficile, au reste, de venir expliquer aux fils et filles de ceux qui sont passés aux douches pour purifier la « race » que le terme est sans contenu. La « race » existe, pardon : c’est une catégorie taxonomique. Elle n’intéresse que la génétique. Qu’il y ait des races n’implique en rien qu’il y ait une hiérarchie des races. La hiérarchisation, c’est tout l’abîme qui dissocie la biologie de la politique. Ce qui sépare – et qui doit séparer – la science de l’idéologie. On a bien vu ce que Lyssenko avait donné en URSS, et, conjointement, Galton aux USA. Un pas de plus. Qu’il y ait, par extension, une pluralité d’espèces n’implique en rien une subordination d’espèces. Dès lors que les espèces (vivantes) sont toutes contemporaines, elles marquent toutes l’aboutissement d’une lignée phylogénétique. Il n’y a pas de stagnation. Il n’y a pas de « monde perdu ». Nous n’avons tous qu’une mère, l’« Eve mitochondriale » ; et c’est une même durée, une même période évolutive qui nous a tous conduit depuis l’ancêtre cellulaire, à épouser les diverses formes de vie qui se constate 49 dans la nature. Supprimer « race », « racisme » ? Va-t-on nier les homosexuels pour mieux bannir les homophobes ? Nier l’esclavage pour en finir avec l’esclavagisme ? Par quelle étrange logique en arrive-t-on à consigner les mots qui servent à dénoncer les maux ? L’âge de la retraite Un « serpent de mer » comme disent les journaleux : la réforme des retraites. L’idée s’impose comme allant de soi que l’âge de départ à la retraite devrait être ajourné, les annuités multipliées pour épouser la nouvelle donne humaine du XXIe siècle. Porte-paroles et lobbyistes, éditocrates et consultants, « experts » ; tous préconisent – soit à la cantonade, soit à la dérobée –, l’indexation de la courbe du service sur celle, en hyperbole, de l’espérance de vie. Nous vivons plus longtemps ; il faudrait donc travailler plus. D’une logique implacable. Ce serait donc aux socialistes actuellement au pouvoir de sanctionner cette triste mais nécessaire Bérézina. Ou bien de réfléchir ? Cela leur arrive parfois… On peut aussi songer que si l’espérance de vie s’accroît, le fait que nous travaillons moins n’y est pas étranger. Que le travail, c’est la santé ; que ne rien faire, bref… on connaît la musique. On vit moins mal sa mort dans le confort cossu d’une mansarde cosy. Quant à ses gros malins qui arguent à qui mieux mieux du « principe de réalité », nous ne leur rappellerons pas que c’est ce même principe qui a permis de justifier la collaboration durant l’occupation. 50 Les héros de l’Alliance L’histoire est oublieuse, la mémoire sélective. L’unanimisme est de bon ton lorsqu’il s’agit de palucher sur les exploits conjoints des FFL et des Américains (il est si doux d’être unanime). « La Fayette, nous voilà ! » ; c’est dans tous les manuels. L’Europe fut libérée, dit-on, sous l’aube américaine, la France sauvée par la 2e DB et les anges d’Azincourt fraîchement parachutés du haut de leurs dixhuit ans. Pour des prunes. Pro Bono. Le courage, les valeurs, c’est si beau. Un scénario primaire pour les feel-good movies. Si beau, et si peu charitable… Ingrate parce qu’amnésique. Hémiplégique, n’en doutons pas. Par résilience, peut-être, mais cela n’excuse pas l’historien. Il n’y a pas que la nation qui profita de la « reconstruction ». L’histoire en fit aussi les frais. On passe, de fait, un peu trop vite sur le rôle bien plus essentiel de l’Armée Rouge ; sur la bataille de Stalingrad où se scellerait le destin de l’Allemagne. C’est l’Armée Rouge, rapatriée dans le « camp du bien » après la violation du « PACS » Germano-soviétique, qui devait mettre un terme aux prétentions hégémoniques du Reich. Pas les Américains. À tout le moins, pas seuls. Sûr que ça fâche un peu de devoir à Staline de parler aujourd’hui (mais pour combien de temps ?) notre langue maternelle. 51 Une maxime d’Internet Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit. Parallélisme spinoziste L’audace de Spinoza fut d’avoir postulé une seule substance là où Descartes en posait deux – et s’arrachait les cheveux de ne pouvoir comprendre les passions, participants des deux. Ce qui signifie que l’esprit serait l’idée du corps et le corps la viscosité de l’idée ; que les corps et les idées sont une seule et même chose perçue ou exprimée chacune selon leur attribut. Les affections du corps sont également les affections de l’idée, et réciproquement ; l’ordre et la connexion des choses retranscrit celle de nos pensées. Il n’y a donc pas « causalité » au sens où la causalité suppose une distinction réelle ou numérique entre d’une part, ce qui affecte, de l’autre, ce qui est affecté. Il faudra donc parler de « parallélisme » sous le rapport des modes. Ca-niveau d’anglais On ne peut pas déconnecter le fait que les Français soient si nuls en anglais d’avec la tumultueuse histoire qui lie la France à la perfide Albion. Nous ne sommes pas paresseux ; seulement trop fiers pour nous avouer que la bataille est perdue. Nous n’aurons pas l’Empire. Le monde a basculé. Sur tous les plans, aussi bien linguistiques, 52 qu’économiques et culturels, la France le cède à l’Amérique. La France adopte Fioraso – l’Américain comme langue d’enseignement – avec l’onction de Mimolette qui n’est plus rien que le gouverneur d’un dominion colonisé. Nous ne sommes plus de la partie. Lors, massacrer l’anglais, c’est un peu massacrer l’Anglais. C’est une petite vengeance. Mesquine, on ne s’en cache pas. On a celles que l’on peut… Paresse et surtravail 1880. Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, écrit le Droit à la paresse. 2007. Sarkozy, président de la République, semond ses électeurs de travailler plus pour gagner plus. Avec le résultat qu’on sait. Entre les deux ne s’écoulèrent pas moins de 130 ans. Presque un siècle et demi de perfectionnement technique. Nous développons des automates, des chaînes de production ; toutes nos machines mises bout à bout pourraient théoriquement nous dispenser de travailler plus de trois heures par jour. « Aristote prévoyait, écrit Lafargue, si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d’œuvre de Dédale se mouvaient d’euxmêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré ; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d’elles-mêmes, le chef d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, ni le maître d’esclaves ». Ce rêve est devenu notre réalité. Travailler mieux, moins, tous, est à notre portée. 53 Et cependant, ce rêve recule. Chaque jour, ce rêve recule d’un pas ; il n’a jamais paru si loin. L’augmentation du temps de travail, de la durée des cotisations de retraite et la « réforme sociale » promue par le Medef brosse un camaïeu noir de la condition humaine à l’ère de la machine. Comment en sommes-nous venus là ? Et quelles implications pour la philosophie ? C’est dans l’otius, non dans les sordidæ artes, que germe la pensée. Les Grecs n’en doutaient pas : ils avaient leurs esclaves. Soyons meilleurs encore : nous avons nos robots. Qu’on ne s’y trompe pas : ce que le chômeur réclame consiste moins en un travail qu’en un salaire. Il y a les fins et les moyens – et aussi les obèses, de plus en plus nombreux. Un « revenu garanti » universel pourrait déconnecter, salutairement, l’emploi de la richesse. Il faudrait travailler pour vivre non pas vivre pour travailler. À cette cadence, qui peut savoir si l’on sera, demain, encore « coupable » de penser ? Un catéchisme écologique Qu’on cesse un peu de nous titiller les gausses avec l’Apocalypse climatique. Le réchauffement, on en aura soupé. Or tout ce qui rentre doit un jour ressortir, et ce n’est pas vous avoir. Tragique pour les apôtres subventionnés du GIEC que la banquise, qui fond au nord (c’est vrai), s’étende au sud (de même). Dommage que la température se soit stabilisée depuis trois décennies, au point que le discours catastrophiste sur le cagnard à venir ait été remplacé par l’homélie sur le trou de balle de la couche d’ozone, jusqu’à ce 54 que celui-ci, magiquement résorbé, soit à son tour troqué pour une nouvelle saucée sur les étiages du CO2 et des particules fines. Navré que les coulées d’iceberg ne fassent pas s’élever d’un millimètre le niveau de la mer, la densité de la glace – messieurs du GIEC – étant bien moindre que celle de l’eau. « Sauver la Terre », enfin, surtout, ne veut rien dire. C’est un slogan. La Terre nous survivra. Quant aux économistes terrorisés du « péril jaune », qu’ils sachent une fois pour toutes que leurs anathèmes n’empêcheront pas les PED de parachever leur développement. Ni donc, car cela viendra, de torpiller Wall Street. Cassée, Cassandre, et sans rancune ! L’effet de serre Ne faisons pas d’essentialisme. L’effet de serre n’est pas mauvais en soi. C’est comme le vin : à petite dose, ça entretient. Comme disait Paracelse au cœur du XVIe siècle, « tout est poison, rien n’est poison ; car c’est la dose qui fait le poison ». Croyons-en l’alchimiste. Il faut ce qu’il faut, pas moins. L’effet de serre est aussi essentiel que l’hydrogène à la viabilité de notre environnement. Sans lui la Terre serait un congélateur bloqué sur les -30 (au lieu d’être +15). L’eau gèle à cette température ; la vie ne se développe pas. 55 L’art contemporain L’histoire de l’art a épongé de nombreuses ruptures et controverses en plus de 5000 ans de théorisation. Ses idéaux – rivaux ou successifs – n’ont pas cessé de se combattre ou de s’escagasser : le religieux face au profane, l’ancien face au moderne, le conceptuel face au figuratif, l’utilitaire face à l’autotélique. Les peintres endoctrinées par les académies locales se tirent la bourre depuis des millénaires. Il y a donc eu divers modèles, pas tous très clairs, diverses inspirations ; maintes conceptions soucieuses, avant toute chose, de faire valoir leur singularité. Qui donc prenaient en grippe et de manière systématique l’ensemble des codes précédemment fixés. On passe souvent du noir au blanc, du blanc au noir, etc. Aucun contraste encore, n’avait été aussi brutal que celui opposant le paradigme de la Renaissance à celui de l’art contemporain. L’art de la Renaissance est une manière de concevoir le monde à partir du vestige. Il procède de l’ancien ; construit sur l’héritage ; il crée sur du reçu. Contemporain, la devient une manière d’appréhender la société à partir du déchet. Il procède du gâté ; prise le déliquescent ; il ravive le rejeté. Il bêche un univers où le bon goût lui seul se conjugue au passé. C’est ce que Derrida aurait appelé l’« inesthétique du goût ». S’opposent ainsi d’une part, ce qu’on nous a laissé, de l’autre, ce que nous allons laisser. On constate l’inversion totale des préoccupations. Les peintures de naguère représentaient des dieux et des fresques mythologiques ; le cinéma actuel n’en a 56 que pour les zombies et pour les fins du monde. Au vieux mythe de l’Âge d’or à succédé celui de l’Apocalypse. Décliner l’évolutionnisme De la même manière qu’on a recours au darwinisme pour « expliquer » l’évolution et la diversification du monde vivant, on pourrait appliquer ce même modèle à la physique ; plus particulièrement, à la cosmologie, discipline à l’intersection de la physique et de l’histoire. Ce serait inaugurer une manière inédite de concevoir la formation et la transformation de la matière, l’évolution de l’univers et des objets qui le remplissent depuis ses origines. Ce serait, en tout état de cause, une option plus fertile que d’en rester à explorer la physique de l’inerte, statique, qu’elle soit relativiste, quantique ou newtonienne. Ce pas supplémentaire pourrait inaugurer une physique dynamique et unitaire beaucoup plus en accord avec nos connaissances actuelles. Rien par ailleurs, ne nous oblige à nous en tenir là. Hasard des mutations, nécessité de la sélection. Un tel modèle, jusqu’alors réservé aux organismes, peut être transposé à bien d’autres domaines : aux théories, aux religions, aux œuvres d’art, aux grandes idées, aux systèmes politiques, aux émissions de télévision, aux « mèmes », etc. Nous avons peine à concevoir toute la fertilité d’un paradigme dont on a trop longtemps fait d’exclusivité de la biologie et des sciences du vivant. Au reste qu’est-ce que le 57 vivant, sinon un prolongement de l’inerte, un moment de la matière sans cesse en transition ? Culture publicitaire Ce qu’il y a d’intéressant dans la publicité n’est pas tant la publicité elle-même que ce qu’elle révèle sur le regard que portent les annonceurs sur les consommateurs. Révolutions techniques et politiques On pourra apprécier que le sens dérivé du mot « révolution » finisse toujours, en matière politique, par retrouver son sens originel. Faire la révolution, c’est tourner autour de son axe pour revenir au point de départ. La sédition commence par un branle-bas surexcité pour finir en déconfiture : par un repli nationaliste, avec retour aux valeurs coutumières, restauration de l’État central, triomphe de la réaction. En eau de boudin. En queue de poisson. L’histoire humaine est ainsi faite, ponctuée de renaissances. C’est une marmite anthropophage ou macèrent les idées. La soupe sociale s’échauffe jusqu’à ébullition ; déborde ; dévide ; on évacue l’écuelle, on prend les mêmes et on recommence. Bilan : peau de balle. « Changer pour que rien ne change », analysait Tancrède. L’histoire, en matière politique, semble épouser des cycles. Hésiode pronostiquait en mythe ce que la réalité n’a cessé d’attester. Le statut quo revient toujours, et sa dégradation avec. À croire que nous lui sommes attachés, 58 au statut quo – plus qu’à la liberté ? A voir. C’est là peut-être ce que La Boétie appelait la servitude volontaire. C’est par cet éternel retour qu’il faut différencier le « progrès » politique du « développement » de la technique. Il n’y a que les révolutions « techniques » qui soient stables et définitives. Fille de la science, elle seule chemine en ligne droite. Elle va son cours, ignorant tout de ce qui la précède, tourné vers l’horizon. On ne peut plus vivre à la bougie dès lors qu’encapsulée son ampoule électrique. Après le tracteur, plus de charrue qui tienne. Après le poste couleur, puis la HD, qui songerait sérieusement à rétablir la télé monochrome ? Toute la complexité qui prête son intérêt à cette dissymétrie entre révolution sociale et développement technique, consiste en cette particularité que c’est souvent le développement technique qui sonne le temps de la révolution sociale : que serait le marxisme sans la révolution industrielle ? Quid du protestantisme et de la politique moderne sans l’imprimerie de Gutenberg ? Et la « révolution de jasmin », l’eut-on seulement envisagé sans Facebook et Twitter ? Démographie et histoire Une manière simple, concrète et efficace d’appréhender la sénescence (ou la puérilité, les extrêmes se rejoignent) de la population d’un pays riche serait d’extrapoler ce vieillissement d’après les tableaux de vente de couchesculottes pour troisième âge. L’incontinence – ce fléau 59 national – est un marqueur plus éprouvé, moins défectible aussi que la bidouille du recensement civil. Les Japonais, sous ce rapport, n’envient rien aux Allemands. Le nombre de couches-culottes vendues pour les personnes âgées sur l’archipel nippon a dépassé en 2013 celui vendu pour les enfants. Braudel nous expliquait naguère que le monde était déterminé par la démographie. C’était son intuition ; et il la partageait. L’histoire lui donne raison, mais pas de la manière dont il l’aurait souhaité. Être une puissance démographique peut-être un avantage à l’heure où les guerres d’expansion se mènent en face à face. Par chance, si l’on ose dire, les siècles précédents ont été jalonnés de guerre qui permirent à la France, à l’Angleterre et à l’Espagne de se doter d’un empire colonial, à la fois source de richesse et relais d’influence. On leur doit la francophonie, Francky Vincent, et combien d’autres choses… On peut admettre qu’alors, le plus confine au mieux. Hors temps de guerre, cette même démographie devient un handicap. Rédhibitoire, elle entretient le chômage ; lamine l’économie ; sature les villes ; fait exploser le foncier. Ainsi l’Allemagne domine l’Europe avec ses petits vieux quand la jeunesse de la Puerta Del Sol s’en vient crever la gueule ouverte. Merkel décide des lois qui s’imposent à l’Europe, de l’économie qui s’impose à l’Europe, de la monnaie qui s’impose à l’Europe et ne convient qu’à l’Allemagne. L’agent démographique est donc loin d’être un 60 levier infaillible de la domination. L’ambiguïté de ce phénomène ravive la vieille querelle des malthusiens contre les natalistes. Aucun n’a tout à fait raison. Ni donc tout à fait tort. On ne peut l’analyser à l’exclusion d’un contexte bien déterminé. Les jeunes ne font plus d’enfants ; les seniors mènent le monde et ne font pas la révolution. L’or des dieux L’or est le miel des pierres. D’entre tous les métaux, il est le seul connu qui soit incorruptible. Il est du reste un métal mou, malléable à l’état naturel. Le cinéma de péplum ne manque jamais de glisser une scène où l’on avise un commerçant sceptique croquer une pièce pour conclure son affaire. Ne vous demandez plus pourquoi : il ne « teste » avec les dents, « poinçonne » pour départir le toc et l’authentique. Mais l’or a bien d’autres vertus ; autres que celles de la rareté ou de la valeur d’échange. Incorruptible et mou, il était dit symboliser la chaire dont étaient faits les dieux. Les dieux sont éternels comme l’or imputrescible. Hésiode, dans sa théogonie, associait l’or à la première des races, celle des daïmon du règne de Kronos. Les daïmon, immortels, s’endorment mais ne meurent pas. À ces non-morts (athanatoï), l’Égypte ancienne forgeait les masques funéraires. Les morts devenaient dieux. Les masques d’or des pharaons, ces dieux vivants, montraient que le pouvoir jamais ne se corrompt et rayonne jusque dans la tombe. 61 L’animateur et l’hôte On va encore cracher sur la télé… Que voulez-vous, c’est de bonne guerre, quand on vous crache dessus, on ne peut que riposter. On s’étonnera cette fois de voir avec quelle légèreté les émissions dites culturelles (il faut le dire vite) ont peu à peu fait basculer la relation animateur/artiste en faveur du premier. L’artiste, auparavant, tenait le haut du pavé. À lui la gloire et la vedette. L’animateur fait désormais le spectacle tandis que c’est à peine si l’invité mérite d’en placer une. C’est le médium qui fait le Messie ; plus l’invité. L’artiste met en valeur l’animateur. L’animateur fait la carrière de l’artiste. L’animateur, parce qu’il détient le pouvoir absolu du « prescripteur » professionnel ; celui de faire la renommée de son hôte ou de le vouer aux gémonies. Celui de le condamner, sur un caprice, au goulag mou de la relégation discrète. Le pouvoir de vie ou de mort télévisuelle et par suite, artistique. Gare à l’auteur s’il pète plus haut que sa croupe, s’il remue trop ou revendique trop fort son aumône de parole. Qu’il reste sage et compliant, et tout se passera bien. Aussi faut-il saluer Taddei dans son effort bien solitaire pour s’excepter du lot. Après Pivot qui, justement, a toujours refusé d’être celui de son émission. 62 Des mots qui meurent Les paroles passent, l’écrit demeure. Là où les livres ne vont pas, on dit que quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. Car les paroles ne sont pas toutes écrites, et les mots passent lorsqu’ils cessent d’être prononcés. Les mots sont des fenêtres et c’est par eux que nous voyons. Les langues sont des visions, des structures de pensée ; elles sont des mondes à part entières. Autant de langues, autant de mondes. Détruire une langue, c’est donc perdre un fragment du monde. Un peu comme si l’on décidait de retirer d’un musée d’art un tableau chaque semaine. C’est un peu le Chili de Pinochet : un beau matin, on cancellise une toile du répertoire sans que personne s’en aperçoive. Progressivement. De manière insensible, jusqu’à ce qu’il ne reste plus, au fond de tunnels vides, qu’une unique salle où tous agglomérés nous nous ferions la messe d’un pâle Murakami. Ça ne vaudrait pas le prix du billet. Pour un dialecte à naître, combien s’éteignent ainsi chaque jour et dans l’indifférence ? La mondialisation, c’est aussi cela : la mise en concurrence des langues prolonge celle des économies. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss ne disait pas autre chose qui savait d’expérience quel préjudice engendrerait cette nouvelle forme d’impérialisme. Une langue s’impose, hégémonique, au détriment des autres. Aux autres de s’adapter. Écoutez dire les journalistes – les mêmes qui chantent le nuancier de la diversité. Une langue s’éteint ? Dommage. Somme toute, qu’en avait-on besoin ? 63 Marche sur Babel On ne s’en laisse pas conter. Quitte à user des mots qui fâchent, le brassage culturel n’est pas seulement la communion de l’humanité enfin réconciliée dans sa diversité, mais d’abord l’érosion de cette diversité. « Brassage » comme « mondialisation » peuvent être remplacés par « colonisation ». Les choses sont ce qu’elles sont. Elles sont l’élision douce d’un monde qui s’amenuise. Georges Dumézil n’évoquait pas sans émotion ces parlers caucasiens nomades qui, lentement, désertent les mémoires. Et c’est à son instigation que résonnèrent une dernière fois les accents de l’oubykh, un idiome turc dont l’alphabet ne comprend pas moins de quatre-vingt-deux consonnes. Discours d’adieu : l’année suivante, le dernier homme à la parler passait la main. Toute sa tribu – Oubouch – s’était déshabituée de sa propre langue, assimilée en moins d’un siècle par les Tcherkesses de l’Empire ottoman. On pourrait aisément relever l’analogie avec l’actuelle situation des langues européennes. Les dialectes régionaux s’épuisent, végètent à la périphérie. Après le latin et les mathématiques, l’ultime critère de sélection des filières d’excellence est devenu le « singlais » (l’anglais singapourien). Les « classes européennes » – un comble ! – enseignent dans la prose de Bill Gates quand à l’échelle continentale, la politique, l’économie et le commerce se conçoivent en globish. Symptomatique : l’Eurovision, où pas un candidat hormis, précisément, le nôtre, n’a consenti à son 64 pays quelques mesures qui déparassent d’avec l’ignoble pop américaine et formatée qu’on nous inflige déjà à profusion dans les télé-crochets. Si c’est là l’avant-garde, on préfère couvrir les arrières… La langue française serait-elle si ringarde qu’il faille absolument l’achever ? On l’entend dire, mais les faits sont têtus. Elle reste, quoi qu’on en dise, la troisième langue la plus parlée au monde après l’anglais et le chinois, la seule, avec l’américain, à être pratiquée sur les cinq continents. Certaines réalités sont utiles à rappeler. Appauvrissement des langues L’appauvrissement des langues poursuit son cours, sinueux mais implacable, charriant ses coquilles vides vers le grand fleuve de la langue mondialisée. À langue unique, pensée unique. La pente est forte ; le processus bien entamé, irrésistible et d’autant plus rapide qu’il mine ces langues de l’intérieur autant que de l’extérieur. L’ennemi sous les remparts est aussi dans nos murs. Il y a les langues qui disparaissent, et puis les mots au sein des langues qui disparaissent. Des langues qui se fissurent et se délabrent sur pied, fragilisées comme des maisons de Swift. Les constructions rongées par la vermine sont alors mûres pour être remplacées – et c’est l’américain qui vient combler les trous. Rien n’est besoin qu’un souffle, et tout s’envole au vent. Syntaxe et sémantique, tout passe, s’effondre. Adieu aux langues, la langue morte, Babel a triomphé. 65 Au nombre des premières victimes on trouve, bien sûr, les noms de métier, d’outils, d’objets que l’on utilise plus. Cela fait partie du jeu. On ne peut pas tout garder. Les corps sont des systèmes et comme tous les systèmes, comme tous les organismes, elles doivent faire de la place pour se renouveler. Il y a les mots qui passent faute d’être utilisés ; mais il y a bien aussi ceux que l’on n’emploie pas faute d’en avoir, tout simplement, pour exprimer les mille et une réalités qui suivent les pulsations du monde. Ces choses, idées, percepts, que l’on ne saurait dire sans employer la langue du dominant, parce qu’elle est à ce jour la seule à leur allouer un nom : smartphone, blockbuster, best-seller, clash, chat, trend, buzz, on passe les plus courantes. C’est moins, somme toute, la péremption de certains mots qui doit nous inquiéter, que l’incapacité de notre langue à inventer ceux qui répondent aux « défis de notre époque ». Le fond de l’affaire est qu’elle a déposé les armes ; elle n’innove plus, et se laisse envahir. La France a, définitivement, baissé son « frog ». L’arche de Babel Et le linguiste de s’offusquer d’un cri primal et cathartique de ce que l’anglaise coutume nous phagocyte. On se fait du bien ; on ne s’en trouve pas plus avancé. Tancer l’américain ne fera pas revenir la gloire passée d’une langue qui, rappelons-le, se pratiquait de l’Angleterre jusque dans l’empire russe. Langue de Molière qui supplante le latin, devient langue administrative avec François Ier, et, peu à 66 peu, sous la houlette des hussards noirs de la IIIe République, submerge les campagnes, dissous, digère, détruit les patois du terroir. On oublie trop souvent qu’il fut un temps où notre langue donnait le ton, impérialiste, et n’était pas plus tolérante sous ce rapport que le singlais (l’anglais singapourien). Ce temps est révolu – comme il doit l’être et le rester. Entendons-nous : il ne s’agit pas de remplacer une tutelle par une autre, mais bien de sauvegarder une multiplicité. Soyons polythéistes – en langue, en loi –, pluriels dans nos pensées ; soyons-le jusqu’au bout. Remplissons l’arche en tenant ferme à la loi du bon sens : sauver les langues, cela commence par apprendre la sienne. Loi Fioraso Entérinée. Nouvelle percée de l’américain globish, ce pétainisme au beurre de cacahouète. Après les écoles de commerce, les universités françaises feront bientôt leurs cours dans l’anglais appauvri la mondialisation. Au seul prétexte d’attirer dans nos murs davantage d’étudiants issus de l’étranger. Mais si ces étudiants voulaient apprendre l’anglais, c’est aux États-Unis qu’ils feraient leur cursus, ou au Royaume-Uni, ou même en Australie, au Canada ; partout, en tout cas pas en France. Les universités chinoises viennent instamment de retirer de leur maquette les cours d’anglais obligatoire. Ce qui, concédons-le, la fout plutôt mal pour une « langue d’avenir ». Du reste, si les Français doivent s’« adapter » et rendre compte de leurs recherches en langue américaine (investir toute leur énergie à traduire leurs 67 concepts), alors pourquoi leur apprendre le français plutôt que l’américain directement ? Français qui demeure au surplus la langue de la francophonie ; ira-t-on expliquer à tous les pays membres de la francophonie qu’ils se sont tout bonnement leurrés en choisissant le français plutôt que l’américain ? On frise la trahison. Une langue c’est une vision, une idéologie, une manière de penser ; au-delà même, c’est une culture et une identité. S’il faut alors – et il le faut – apprendre d’autres langues pour penser autrement, pourquoi apprendre exclusivement, spécifiquement, celle que tout le monde pratique pour penser comme tout le monde ? L’inexception humaine À supposer que l’homme possède un « propre », en quoi ce propre – si mystérieux qu’on peine encore à le déterminer – en ferait-il une exception parmi les animaux ? Toutes les espèces possèdent un propre ; ou bien il serait impossible de distinguer plusieurs espèces. Et l’ « entendement » ? Et la parole ? Des critères relatifs. Du point de vue du lacustre, l’homme est un attardé. Du point de vue du putois, l’homme est trop primitif encore pour maîtriser la langue des phéromones. Quant à la politique, à l’art, à la culture, à la fabrication et à l’emploi d’outils, à l’agriculture et à l’élevage, à la sexualité de face, à la sexualité sans périodicité, à l’homosexualité, aux sentiments tels que la cruauté et l’empathie, aux affectés altruistes, à la conscience de soi, et même au maniement d’idiomes non stéréotypés, locaux et mutagènes, ce sont des choses que l’on retrouve aussi dans le 68 règne animal. Et l’on retrouve bien autre chose dans le monde animal que l’on ne trouve pas chez l’homme. La thématique du « propre », qu’elle ait un sens, se pose alors respectivement pour chaque espèce. Il n’y a pas l’humain d’une part ; de l’autre les animaux. Il y a les animaux, dont l’homme, avec autant ou aussi peu de différence entre la puce et le renard qu’entre le scarabée et l’homme. Le critère historique D’aucuns ont avancé l’ « histoire » comme critère distinctif supposé faire la part entre le genre humain et le règne animal. L’histoire, c’est bien joli ; encore faut-il savoir quand elle embraye, l’histoire, ce qui la met en branle. Où commence l’hominisation ? Le débat anthropologique est des plus abyssaux. On ne s’y risquera pas. Pour nous en tenir à la Vulgate scolaire, cet avènement correspondrait à l’invention de l’écriture. Plus simplement à l’art comme symbolisation (on trouve des pictogrammes et des idéogrammes dès 50 000 avant notre ère) ; mais à l’usage réglé, et systématisé, de pictogrammes ayant fonction de signe, cette écriture émergeant simultanément (quoique pour différentes raisons) au IIIe millénaire dans au moins quatre « foyers de civilisation ». L’écriture donc, nous arrache à la Préhistoire, et nous distingue des bêtes. C’est un peu trop facile. À tout problème existe une solution facile – et fausse. On ne peut pas tenir tout à la fois que l’écriture constitue le tournant qui fait 69 entrer l’humanité dans sa phase historique – donc dans l’humanité –, et ne pas considérer les peuples sans écriture comme dépourvus d’histoire – et donc d’humanité. L’ethnologie occidentale (pléonasme), qui met un point d’honneur à n’en rater aucune, n’a pas boudé cette nasse. Quant à l’idée que l’histoire, en qualité cette fois de « transformation des modèles politiques » (Marx), serait sans approchant dans le règne animal, c’est un axiome gratuit, et désavoué depuis longtemps par les observations. Exit l’histoire. Il faudra trouver mieux. L’animal symbolique Dans son Essais sur l’Homme (1944), le philosophe allemand Ernst Cassirer définit l’être humain comme un « animal symbolique ». L’idée serait que l’homme se distinguerait du royaume animal par son habilité à façonner un univers de signes et de symboles qui constituent une dimension à part entière de son existence propre. C’est la culture qui permettrait, selon les mots de J.-M. Schaeffer, de préserver, malgré la biologie, l’immunité ontologique de l’homme ; de conserver, malgré le darwinisme, les neurosciences, les évidences, indemne la frontière entre l’homme et la bête. Ce ségrégationnisme homme/animal, fruit de la laïcisation du thème de l’élection typique des religions du Livre (Genèse, I) n’a pas d’équivalent dans les polythéismes. Les philosophes s’accrochent à la traîne de Descartes, en tenant mordicus à cette dissociation depuis longtemps battue en brèche par les travaux d’éthologie. 70 L’éthologie à maintes fois avérée que certains animaux pouvaient tisser du symbolique et créer des structures relativement complexes. Un animal n’est pas une chose qui réagit de manière conditionnée, systématique et immuable, aux stimuli de son environnement. Il n’oppose pas le réflexe à l’affectent, mais la réponse à la question. Il y a déjà, dans toute réponse, une place pour l’interprétation. Pourquoi alors se récrier contre les classifications de Linné ? Pourquoi cette répugnance à nous considérer un animal parmi les animaux ? Peut-être parce que l’on craint d’en arriver à traiter l’homme ainsi que l’homme maltraite les animaux. L’Essai sur l’homme de Cassirer colle à son temps, qui date précisément de 1944. Sophismes de corrida Les aficionados ont eu beau jeu d’instrumentaliser cette crainte, sophisme s’il en est, et des plus pernicieux : celui de la pente glissante. Mettons, envisagent-ils, que l’on se mette à traiter l’animal comme on commerce entre hommes ; que l’on adopte envers les bêtes de même comportement qu’à l’endroit des personnes : il ne faudra pas longtemps avant de nous conduire entre hommes comme nous traitons les bêtes. Dont acte. C’est un point de vue. On peut aussi prendre les choses par l’autre bout : on envisage, par impossible, que l’on se mette à se conduire envers les animaux avec une fraction du respect que l’on se témoigne entre hommes, on ferait simplement un meilleur sort aux bêtes et gagnerions peut71 être là, peut-être, ce qui s’apparenterait à un surcroît d’humanité. Une chose est sûre : la barbarie ne rend pas plus humain. Des définitions de l’homme On marche sur des œufs. Définir quelque chose, c’est poser un contour, s’est assigner un cadre plus ou moins trouble à son objet. C’est par contraste avec ce qu’elle n’est pas une chose est ce qu’elle est. Une chose est ce qu’elle est dans l’ombre de ce qu’elle n’est pas. Toutes les définitions sont par là-même « apophatiques ». Définir, c’est exclure ; définir l’homme, c’est alors forcément exclure une catégorie d’homme. Comme l’affubler par convention d’un habit trop étroit. Avec les conséquences qu’on sait. S’il faut définir l’homme par l’entendement ou la raison, il faut alors exclure de l’humanité tous les handicapés mentaux, tout ce qui déraisonnent sous nos critères de rationalité. S’il faut définir l’homme par la station debout ou par la bipédie, il faut alors exclure de l’humanité tous les handicapés moteurs, les estropiés et les paraplégiques. S’il faut définir l’homme par la conscience de soi, alors il faut s’exclure de l’humanité chaque fois que l’on ne pense pas à soi. Si « je pense, donc je suis » et que la pensée – d’après Descartes – se définit par l’acte (toute pensée est consciente), chaque fois que l’acte de penser n’est plus, je cesse également d’être. Preuve en est faite que les définitions de l’homme ne sont jamais pertinentes, souvent criminogènes et globalement stupides. 72 Proximité à l’homme Quel est, parmi les animaux, celui dont le code génétique voisine plus celui de l’homme ? On cite le bonobo (99,4 %). Mais il y a d’abord l’homme, on l’oublie volontiers. Et puis la femme, bien sûr. Il y a aussi l’éponge (60 %) et le ténia (80 %) ; mais surtout la souris (98 %). Petits effets, grandes con-séquences (de nucléotides) ; surtout lorsque l’on sait que 95 % de notre génome n’est pas directement codant. Quant à l’affinité chromosomique qui relie l’homme aux autres formes du vivant, celle-ci peut être extrêmement bien dissimulée. Les apparences sont mauvais guides. La dissemblance des caractères visibles (des phénotypes) ne traduit pas nécessairement celle des codes génétiques (des génotypes). Les biologistes se sont battus – et se battent – bec et ongles pour faire entendre à leurs contemporains que des espèces qui ne se ressemblent pas peuvent être plus semblables entre elles que des espèces visiblement apparentées. Il est, de fait, très difficile de faire admettre à cette enseigne que le thon albacore est plus proche de l’humain que du requin. Quoi que cela perce chez certains… Liberté et neurosciences Les expériences en temps réel que permettent de réaliser les technologies d’imagerie cérébrale à résonance magnétique (I.R.M.) ont démontré que face à un dilemme (ex : appuyer sur le bouton rouge lorsque la lampe est rouge et sur le bouton vert lorsque la lampe et verte, et d’autres du 73 même type), notre cerveau prenait sa décision jusqu’à dix secondes avant que le sujet n’en prenne conscience et ne la fasse suivre d’effets (temps de réaction total égale 10 s. + 1). Cela ne signifie pas que le sujet ne soit pas libre. Pas davantage que le sujet soit libre effectivement. Le fait est que nous n’en savons rien ; et là n’est pas, de toute façon, notre propos. Ce dont témoignent ces résultats, c’est que la prise de décision ne relève pas du « moi » conscient ; qu’elle s’effectue bien en amont. Cela signifie, par suite, que la décision n’est pas une chose qui se puisse lier à quelque chose comme une délibération. Cela signifie, enfin, que si la liberté existe, cela ne peut être qu’une liberté sub-rationnelle, indifférente, certes autonome – mais aussi par rapport à nous, une liberté qui ne peut être d’aucune manière influencée par la « raison ». Liberté et identité Nous nous déterminons dans la majorité des cas sans trop savoir pourquoi. Par habitude ou par réflexe. Parce que c’est nous. Mais qu’est-ce que « nous », sinon la somme des décisions que nous avons prises et subsumées sous la catégorie du « moi » ? Quel rôle joue la raison dans l’édification du « moi » ? Quelle place pour la conscience dans l’édification du « moi » ? La conscience objective dans la pensée des motifs potentiels aux décisions que nous avons prises et que la raison se charge, en seconde main, de sélectionner pour les doter d’une cohérence et une continuité logique. Le rôle de la raison, inspecteur des 74 travaux finis, est d’intégrer nos actes et nos comportements au sein d’une personnalité psychique. De faire en sorte de nous stabiliser, de forger sur mesure des régularités action, de créer l’illusion d’une identité stable. J’agis, j’excuse mes agissements ; je crée ainsi une personnalité, un simulacre identitaire à l’aune duquel vont être référées de manière rétrospective « mes » décisions. Le moi et la conscience Pourquoi toute cette ingénierie ? Qu’a-t-on besoin d’un « moi » pour vivre et pour agir ? Posons d’abord ce qu’est le « moi » (ego). Le moi est l’interface par laquelle les individus entrent en relation les uns avec les autres. C’est une construction de la socialité. Cette construction est donc fonction de la complexité des relations que nous entretenons les uns avec les autres. Le « moi » n’est pas indépendant, mais tributaire d’un biotope politique ; écosystème social dont il n’est, en dernier ressort, que l’épiphénomène. Que la société soit de nature holiste ou individualiste change tout au résultat. Dans ce dernier modèle, le nôtre, le « moi » se coagule dans la rencontre entre pulsion, histoire et incorporation de la normativité sociale. C’est un « moi » fait de concessions et dont Durkheim à défini différentes formes de pathologies. Un « moi » qui s’édifie au gré des expériences, qui s’élabore comme un récit, se dresse comme une pièce composite. « Moi » fonctionnel osselé par des appartenances de groupe, autant sur le plan biologique (sexe, âge, etc.) que symbolique (instruction, habitus, etc.). 75 Le « moi » social repose sur une structure bien plus fondamentale, sa condition sans quoi l’identité ne serait qu’un vain mot. Cette conscience autoréflexive – conscience de soi ; car la conscience doit être intentionnelle – a pour finalité d’assigner au « moi » une cohérence durable. Une certaine consistance, ou persistance, et dans l’espace, et dans le temps : il faut, pour nous penser, que nous pensions être la même personne dans la cuisine comme dans la salle de bains, hier comme aujourd’hui. Sans quoi nous ne serions qu’éclatement, magma, éclats de phénomènes se succédant sans lien. Nous n’aurions pas d’ontologie de substance, mais seulement d’événements. L’ontologie de substances appelle une mise en relation de segments spatio-temporels et permet, d’après Kant, de penser le changement. La plupart des opérations requises par une ontologie de substances ont lieu dans le néocortex que nous avons plus développé qu’aucun des (autres) animaux. Une première piste de réponse à la question de savoir quels animaux ont la conscience du temps et de leur individualité… Les illusions du moi Une telle indexation de notre agir sous la catégorie abstraite et inductive du « moi » peut être rapporté aux notions vagues de personnalité, de caractère, de force d’âme ou de tempérament ; à quelque chose qui, en tout état de cause, transcende puis finalise l’irruption chaotique de nos états intérieurs. Le « moi », en somme, préserve l’individu 76 contre le risque toujours prégnant de la dispersion (schizophrénie, erreurs d’attribution, syndrome de la personnalité multiple, dissonance cognitive pourraient en signifier l’échec). En lui offrant de se rapporter à son individu, le « moi » donne l’illusion de stabilité qu’exige toute projection dans le temps, tout projet politique, toute qualité de rapport à autrui outrepassant l’instinct et l’intérêt de court terme. Surtout, il nous conforte dans l’intuition d’être nous-mêmes à l’origine des choix que nous faisons (ce qui, nous l’avons vu, n’est pas exactement le cas), ouvrant l’humanité à cette dimension complémentaire de la liberté, régulatrice et rassurante mais non moins mensongère, qui consiste en le « principe de responsabilité ». L’eau et la pensée On a parlé de « mémoire de l’eau ». On a soutenu, dans le sillage de Benveniste, que l’eau aurait la faculté de conserver une empreinte mnémonique de chaque substance particulière entrée en son contact. Une sorte d’intrication quantique, mais à l’échelle moléculaire. C’en est devenu, pour le meilleur et pour le pire, le postulat fondamental de l’homéopathie. Les expériences de Benveniste ont été reproduites – ce qui, malheureusement, ne fut pas le cas de ses résultats. Les conclusions sont à l’appréciation de chacun. La mémoire est une chose ; l’imaginaire en est une autre, et Bachelard s’est fait fort de remplir le créneau. Or, dans la masse des anthropomorphismes (mémoire, volonté, 77 imagination…) qui prêtent à l’eau ses atours spirituels, aucun ne fut moins considéré que l’intelligence. L’intelligence au sens non pas d’adaptation, de QI ou de contrepartie de l’instinct (Bergson), mais de l’ensemble des processus relevant de la cognition. On a pu constater que les neurones se chargeaient d’eau chaque fois qu’ils étaient activés. Pas tous. Uniquement ceux intéressés à des activités précises, ressortissant à une zone corticale particulière. On a parallèlement enregistré un fort ralentissement du mouvement brownien de ces molécules d’eau. Deux hypothèses au moins peuvent être envisagées. Composé d’eau à 76 %, notre cerveau pourrait d’abord user de celle-ci comme liquide de refroidissement. En vertu du principe de conversion de l’énergie mécanique ou cinétique (des molécules) en électricité, elle pourrait, mieux encore, être le « carburant » des influx cérébraux. Philosophie en France blaireau Bac 2013. Les épreuves de philo lieu ce matin. Et les radios grésillent : « À quoi sert la philosophie ? », se gaussent les éditorialistes. Bien triste sort pour la seule discipline à l’heure de la « société de l’information » où les questions comptent plus que les réponses. Seule discipline à poser les questions que la vie, souvent, se charge de résoudre. Bien triste antienne pour l’une des professions dont le souci majeur et permanent ne devrait consister qu’en 78 l’engagement à ne « servir » personne. À leur décharge, ce sont des journalistes… L’échelle des êtres En termes de biomasse, il n’est pas jusqu’aux vers de terre qui nous la mettent minable. Qui sont vraiment les grands vainqueurs de l’évolution ? Kant et la peine de mort On a coutume de faire de Kant et de Voltaire les deux figures de proue du mouvement des Lumières. Un hommage vipérin pour un courant somme toute moins xénophobe, raciste, intolérant cruel et rétrograde que Kant et que Voltaire. L’auteur des trois Critiques, pour s’en tenir au plus allemand des deux (originaire de Prusse orientale, Kant, aujourd’hui, serait citoyen russe), cultivait en effet une propension perverse à prendre systématiquement le revers de son impératif d’universalité. Ravage d’une vie trop terne à macérer dans son village, avec pour seul ami et partenaire sexuel un valet de chambre hydrocéphale. Ce qui n’ôte rien au fait qu’au moins son œuvre avait le mérite d’ouvrir certains débats. Combien d’essais de philosophie posent encore des questions ? On ne peut nier qu’époussiérée de son phare académique, la pensée sèche de ce bénédictin de la nouille dépare dans le paysage actuel des « nouveaux philosophes » plus disposés aux fulgurances de l’insaisissable 79 et de l’immédiat qu’aux éléphants de l’intervalle et des totalités de synthèse. Certains débats… Dont celui, sulfureux, de la potence. De l’abbaye de Monte-à-Regret, comme on disait jadis. L’hurluberlu de Königsberg ne se cache pas d’un goût certain pour les affaires rondement menées : « si le criminel a commis un meurtre, il doit mourir », se laisse-t-il dire dans la Doctrine du droit. Le dandy Luc Ferry eut été avisé de ne pas trop sauter de pages avant de faire de Kant sa mascotte des droits de l’homme. Qu’importe ; l’homme est expéditif, limpide, la plume sans fioritures, ce qui tranche d’avec ses habitudes. Plutôt que de grossir la meute avec les partisans d’Hugo, ralliés de la dernière heure, et les censeurs du Bien, accordons-nous une chance de mettre à plat le raisonnement de l’auteur. Soyons patients, soyons précis. Ce n’est pas facile, quand on ne sait pas écrire, de faire admettre ses idées. Ardu de s’orienter dans une prose filandreuse dictée par une pensée qui ne l’est souvent pas moins. Toute la complexité d’une doctrine, enseigne Bergson, tient à l’abîme qui sépare la complexité d’une intuition, des moyens dont on dispose pour l’exprimer. Il faut décanter Kant. Kant et la peine de mort (suite) Nous avons tout droit à la vie. Certains ajoutent « jusqu’à un certain point ». D’autres récusent le « tous ». « Droit à la vie » ; car si tout le monde peut prendre une vie, personne ne peut la rendre. Une blessure cautérise ; une voiture se 80 rachète ; un préjudice se dédommage. Le meurtre seul est sans consolation. Tuer l’assassin ne fait pas revenir le mort, et le clonage n’est pas encore d’actualité. Pourquoi alors soutenir la peine de mort ? D’autant que la mort n’a rien d’une peine. Pour l’entourage, elle pourrait l’être ; mais l’entourage est innocent. Kant répondrait que nous raisonnons sur de mauvaises prémisses. Kant n’ignore pas ce que signifie pour la Justice porter le glaive. Kant n’ignore pas que la sentence n’est pas ce qu’elle se prétend être, une « réparation » ; qu’elle est une rétorsion en faveur des plaignants, usant de la pompe et de l’autorité de l’État pour détourner leur cœur de la vengeance de sang. On ne répare rien. On assouvit. De manière rituelle, irrévocable et encadrée. Pour une vie prise, une vie rendue, tel est l’adage ou l’équation que légitime aux yeux de Kant le principe du talion – non pas apologie, mais au contraire limitation de la peine (pas plus d’un œil, ne pas l’avoir plus gros que le ventre). Thèse séduisante autant que fallacieuse : que l’assassin sévisse plus d’une seule fois, et le sorite s’effondre comme un château de cartes… L’échelle du crime Kim Schmitz, alias « Kimble » ou « Kim Dotcom », fondateur et administrateur du site Megaupload, plate-forme de téléchargement en ligne. Marié et père de cinq enfants, dont deux jumeaux. A diffusé quelques centaines de films gratuitement sur Internet. Mis aux arrêts pour violation de la 81 propriété intellectuelle et pour association de malfaiteurs. Encourt 20 ans de prison ferme. Anders Behring Breivik, alias « le meurtier d’Oslo », terroriste norvégien militant d’extrême droite. 228 victimes à son actif, dont 77 morts et 151 blessés. Auteur d’un manifeste racialistes et partisan farouche de la déportation. Les expertises confirment que Breivik jouissait de la pleine disposition de ses facultés de jugement au moment du passage à l’acte. 21 ans de prison. Sérieux les mecs, ça devient n’importe quoi… Sauver les dieux On donne souvent pour exemplaire d’un système de propositions irréfutable et parascientifique celui de la psychanalyse. Les énoncés métaphysiques les cavillations de la psychanalyse œuvrent de sorte à lui donner toujours raison. Quoi qu’il arrive, elle est immunisée. Si l’analyse aggrave un cas, c’est qu’elle commence à fonctionner, des « résistances » se manifestent : c’est forcément bon signe. Si elle le « cure » ou qu’en dernier ressort, le cas semble s’améliorer, elle s’attribue le mérite : c’est qu’elle fonctionne. Les religions en général sont pleines de ces sophismes sans issue. On peut songer au judaïsme archaïque. Celui de l’Exil ; lorsque les juifs vivaient comme des parias, sous-citoyens d’un empire perse qui lui aussi, avait son Dieu de concours. Or le Dieu juif, YHWH, Dieu de l’Alliance, s’il n’était pas 82 encore l’Unique (ce qu’il ne deviendrait qu’au mitan du IVe siècle après J.-C.) était nécessairement le plus puissant de tous. Comment comprendre alors que son peuple en soit réduit à cet état de misère ? En expliquant, tout simplement, que la misère des juifs tient à leur manque de foi : YHWH, le dieu des dieux, se sert des autres peuples et de leurs dieux pour corriger son peuple de l’avoir délaissé. Les prophètes de l’exil ne disent rien autre chose. On pose des hypothèses ad hoc ; la théorie n’est donc jamais mise en question. Les principes sont indemnes. Les apparences sont sauves. Bien mieux : la faillite du système devient la preuve de son infaillibilité. À l’exclusion de rares périodes de faste, la science elle-même ne fonctionne pas différemment. Le monopole de Dieu Les religions abrahamiques ouvrent la voie à un monothéisme spécifique, tout à la fois très différent des religions qui l’anticipent, et opposé dans son rapport au monde aux différents polythéismes contre lesquels il se construit. De permissif, il se radicalise pour interdire, non plus seulement que l’on révère, mais plus radicalement, que l’on concède aux autres dieux une existence légale. Le Dieu unique est une idée tardive. Le premier judaïsme faisait moins de simagrées. Plus élastique, plus libéral, il tenait pour acquis la présence d’autres dieux – certes inférieurs et rendant compte au leur – mais bel et bien réel. Il est différence – subtile – entre un dieu tutélaire, jaloux, qui craint les cornes, et un Dieu exclusif se prétendant unique, et 83 disposé à le prouver. Adonaï, « mes seigneurs », sont d’ailleurs plusieurs dieux. Yahvé, dit-on, n’était pas seul en couche ; et s’il était « dieu national » comme pouvait l’être Ayurveda magna, son existence n’inquiétait pas les cultes périphériques. Les juifs ont très longtemps honoré Baal. Ayant, bien sûr, une sainte horreur de l’idolâtrie, Yahvé ne laissait pas de rappeler combien Lui seul comptait – non pas qu’Il était seul. Ce n’est que bien plus tard, avec l’universel chrétien, que cette batterie s’efface et que la monolâtrie devient vraiment « monothéisme ». L’accueil polythéiste Monothéisme en réaction, et donc en référence aux formes traditionnelles de l’animisme et du polythéisme antique (souvent des religions de la Terre-Mère, contre lesquelles va s’élever le culte du Dieu-Père). Monothéisme exclusiviste ; donc prosélyte ; donc combattant. Qui se découvre un Dieu tyran peu accessible la négociation. Bien avant les Croisades qui allaient opposer l’islam au christianisme au nom de ce même Dieu, une loi lévite proscrivait les goyim du temple de Jérusalem sous peine de mort. Nous sommes très loin de la Grèce antique qui, à la même époque, s’était pourvu d’un temple consacré au dieu irrévélé. À l’agnostos theos, dont on craignait qu’il ne s’offusque d’avoir été mis au placard. C’est une psychologie radicalement inverse. Parce qu’on avait à cœur de n’en écarter aucun, les assimilations, les acculturations et les introductions de figures exotiques étaient monnaies 84 courantes : Isis, Cybèle, Amon, Dionysos, Mèn, Déméter, Sabazios, Mythra et toute la clique, en file indienne, avec mystères, mythes, rites et service tout compris. Les voyageurs hellènes, en fait de clabauder les fééries barbares, s’imaginaient qu’ils adoraient essentiellement les mêmes divinités sous d’autres onoumata. Pas d’OPA sur dieux. Il y a des choses qui ne se privatisent pas ; pour tout le reste, il y a déjà Strauss-Kahn. L’estran polythéiste fut donc bien plus Saint-Jean l’hospitalier que ne l’ont jamais été les religions du Livre. La République selon Platon s’ouvre au Pirée, port de commerce au confluent des civilisations, tandis qu’Athènes en liesse célèbre l’intronisation d’une déesse thrace, Bendis. L’Enquête II d’Hérodote identifie les dieux de l’Égypte à ceux de la Grande Grèce. Et les Romains eurent peu de mal à absorber le système grec et, dans son aube, les Grecs dans le giron latin. Cette ouverture sur d’autres Panthéon faisait la force des polythéismes. Elle témoignait d’un scepticisme bienveillant, ouvert à l’exotisme. Accepter l’autre commence par accepter ses dieux. Ses idées suivent, et sa doctrine, forgeant la chrysalide d’une pensée riche de multiples apports. Autant d’indices qui nous invitent à songer à deux fois avant de promouvoir le Dieu unique comme un progrès. L’atteste la nouvelle Croisade engagée par Georges Bush au nom de la lutte contre « l’axe du mal », rejouant, après l’ordre du temple, la rixe contre les musulmans. 85 Le salaire du rappeur Le rap se dit contestataire. Il se dit contre le système. Ce qui n’est pas piqué des vers (pas même des strophes), lors même qu’il passe son temps à chanter ses louanges : éloge du fric, des belles voitures et des greluches à gros nénés, de l’argent facile, de l’individualisme, du vol et de la brutalité. Le rap, c’est le summum de l’ultralibéralisme. Avec la coke en stock comme à Wall Street. Et la Rolex à cinquante ans, signe extérieur de ce qu’on n’a pas raté sa vie. À la Défense comme à l’attaque ; à la City pareille qu’à la cité : le même esprit, le même désir. Et le vertige, toujours, de n’avoir pas assez. Du gangster au bankster, il n’y a qu’un pas, que tous rêvent de franchir. La marge du système en est, en vérité, le cœur. Le rap est une musique d’esclave comme autrefois l’était le blues dans les champs cotonneux (l’inverse du reggae, pour peu que l’on y songe). À quand la sortie de crise ? Hacktivisme d’Etat C’est une étrange époque que celle où nous vivons, lorsque l’Amazonie équatorienne, le Venezuela et la Russie se dressent comme les ultimes bastions de la liberté d’expression ; lorsque la Chine elle-même se constitue sanctuaire des libertés fondamentales. La Chine précisément, depuis laquelle Edward Snowden, ex-prestataire de l’Intelligence américaine, révèle au grand public les exactions mondiales du programme PRISM. Les grandes 86 oreilles ont bien poussé depuis l’époque Reagan. De pair avec ECHELON, INDECT, ADVISE, SIGINT, ONYX, SWIFT, RED HOOK et TURBULENCE, le réseau PRISM collecte et filtre l’ensemble des communications électroniques, radiophoniques, analogiques et numériques sur la planète. Il dispose à cette fin d’un accès libre et sans contrepartie aux databases des principaux géants du Web : Skype, Google, Mac, Microsoft, Facebook, Twitter, Tumblr, etc. Nous sommes à l’heure actuelle 32 millions de Français inscrits sur au moins un réseau social. 32 millions de Français dont chaque message, photo, chaque élément de profil – âge, sexe, genre, lieu de résidence, lieu de vacances, loisirs – est compulsé, analysé, croisé, traité et retraité dans les canaux de PRISM en toute opacité. La simple possession d’un cellulaire vous rend passible d’écoute : vous êtes enregistrés, fichés, (géo)localisés – à poil. La NSA, en charge du projet, peut désormais compter sur la bagatelle d’un crédit supérieur à celui de la NASA. Le Pentagone s’en justifie en prétextant que ce brassage des Big data lui permettrait de contrarier plus d’une demi-douzaine d’attentats terroristes par an. On le croit sur parole. Dommage qu’avec de tels moyens, il n’ait pas su nous renseigner sur la cyber-attaque de l’Élysée au printemps 20121. En attendant, on ne sait plus très bien de quel côté situer les terroristes… 1 Erratum. Au temps pour nous, il en était l’auteur… 87 Une langue prise en étau On peut saluer les vains efforts de l’Académie française pour retranscrire dans la langue de Molière les termes américains en usage sur le Web. C’est bien plus beau lorsque c’est inutile. Mais remplacer le terme « buzz » par l’archaïsme « ramdam », quand ce dernier dérive de « ramadan », ne fait guère vraiment avancer le schmilblic… Haïr comme soi-même La controverse du mariage gay, rebaptisé pour l’occasion « mariage pour tous » (sauf les enfants, les polygames et les dauphins), fut l’occasion d’un véritable déchaînement d’insultes et de ressentiments. Logomachie dans les deux camps ; on ne s’épargne rien ; on retombe dans « les années 30 ». On s’injurie à qui mieux mieux, de mal en pis. Les gays LGBT sortent les triangles roses et traitent les réfractaires d’homophobes intégristes. Et d’ajouter « raciste » ; parce qu’être contre l’adoption, la gestation ou la procréation par des couples de même sexe, c’est les discriminer, c’est les « stigmatiser », c’est donc être « raciste ». On ne fera rien contre le point Godwin. Contre le point Godwin, les dieux mêmes luttent en vain. Mais d’un point de vue logique, comment peut-on être homophobe tout en étant raciste, dès lors que l’homophobie désigne la peur (phobie) du même (homo) et le racisme la haine de l’autre ? 88 Feu des idées L’économie de l’idée n’est pas soluble dans l’économie du bien. On ne transmet pas d’idée, on diffuse une idée. L’idée pas cessible, elle se duplique. Diffuser une idée n’engendre pas de perte. C’est faire un don qui ne retire rien à ce que l’on possède ; un don sans perte, qui ne suscite que l’enrichissement de celui qui reçoit. L’allégorie du feu rend compte sur le plan matériel de ce que peut être une communication d’idée. Transmettre, c’est allumer un cierge avec un autre cierge. L’idée se propage comme une flamme ; elle sème comme une vague d’incendies. Elle s’amplifie et se renforce en éclairant tous ceux qu’elle touche, qui, à leur tour, brilleront de leur propre lueur. Il n’y a pas plus de marchands de feu que de trafiquants d’âmes. Pas d’ayants-droit. On ne peut en aucun cas « breveter » l’idée, « conscrire » l’idée sous le régime de la « propriété intellectuelle ». Sauf à commettre un vol. Et le vol s’est fait loi : de la même manière que l’on a privatisé le feu, on a monétisé le concept. Criminellement. OPA sur l’idée ; hold-up sur le concept. Comme sur la toile, avec ACTA et Hadopi. La Guerre du feu de J.-H. Rosny (1911) à force d’allégorie qui donne à voir l’aberration d’une ressource naturelle inépuisable, illimitée, et cependant prétexte aux affrontements les plus barbares. Pourquoi se battre pour conserver le monopole du feu – ou le trust des idées – cependant même c’est un bien que l’on peut 89 consentir sans jamais craindre d’en manquer ? Parce que savoir, mon neveu, c’est avoir le pouvoir. Le fou moderne Une mise au point sur le cartésianisme, histoire de se remettre les idées en place. Cela n’a jamais été vraiment, comme le croyait Foucault, la notion de « raison » que le cartésianisme confronte à la folie : opposition visant à définir, d’après ce qu’est la folie, ce qui relève de la raison. Mais bien plutôt celui de « machine » ou d’ « automate » dans le sillage de Vaucanson et de son canard qui chie. Descartes, dans le Traité de l’homme, considérait déjà le corps humain et animal comme une machine. Comme un dispositif infiniment complexe fait de rouages et de ressort ; une tuyauterie sur pattes, glaireuse, branchée sur pompe avec soupapes, pression, décompression, et toute la quincaillerie. Dieu ingénieur avait fait l’homme à l’image des fontaines que la technique naissante partout disséminait dans les jardins français. Et c’est toujours – en marge du don des langues (l’homme sort de son programme pour composer selon sa fantaisie quand l’automate en reste prisonnier) –, à la figure du fou qu’il en invoque pour illustrer ce qui, en l’homme, transcende la mécanique. Ce brin de folie qui nous fait homme est notre propre selon Descartes, avant d’être le rire, l’outil ou la culture, ou un quelconque autre « apanage » que l’éthologie récuse depuis quelques dizaines d’années. Ce n’est donc pas, selon Descartes, notre raison qui nous distingue des bêtes (ou des machines), mais notre part d’irrationalité. 90 C’est l’erreur volontaire, la liberté du « non ». C’est le vouloir plus fort que la raison. C’est « l’esprit cartésien » qui dépasse l’entendement. Le fou postmoderne Depuis la seconde moitié du XXe siècle, à mesure que l’on assimilait le cerveau à un ensemble de processus mentaux ; à mesure que l’on réduisait le langage un système de signes et la raison à des fonctions logiques, cette imagerie de la raison froide de la machine jusqu’alors opposé à la folie propre de l’homme s’est délitée sous les coups de butoir du computationnisme. La folie cesse de discriminer l’homme. Elle n’est plus l’homme s’affranchissant pour le meilleur et pour le pire de son calibrage d’usine, faisant œuvre de liberté et montre de son âme. Jadis la marque de l’humanité, elle se voit substituée progressivement par l’émotion (les machines n’en ont pas). Descartes est récusé. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps, Icare et Prométhée. On a trop joué avec les allumettes. Depuis Auschwitz, la douce folie d’Érasme est devenue barbare et n’a plus rien d’humain. De créatrice, elle s’est faite tueuse de masse. Depuis Hiroshima, Nagasaki et Tchernobyl, la folie tout entière s’est vue rangée sous les auspices de la machine. Et la psychologie d’en tirer toutes les conséquences. Le fou du nid de coucou, c’est devenu l’aliéné, inauthentique. C’est devenu l’homme artificiel dont les circuits ont grillé quelque part. On a compris que la folie relevait du mécanique ; qu’elle n’était 91 pas sans règles mais au contraire soumise à des logiques ciselées, extrêmement stéréotypées. Procédurale, elle devient le comble de l’ordre. La folie, au moins par ses symptômes, à quelque chose de mécanique. Elle a ses règles, ses lois que l’on cherche à percer pour les fléchir et les détendre si l’on peut les briser. Elle est répétition, enfermement dans des boucles d’actions, des protocoles, des rites, des jeux d’automatisme qu’ils soient de gestes ou de pensée. La folie consiste à recommencer sans cesse les mêmes séries d’action en espérant qu’elles auront un résultat différent. Devenir fou, c’est alors perdre son humanité : en se fixant dans un programme qui ne serait plus l’instinct, mais quelque chose de mortifère comparable à l’instinct. Voilà le fou devenu machine. Un « automate ambulatoire » dira Charcot, le célèbre aliéniste. Leçon de renseignements On n’évite pas le cliché. Pas même au cinéma. 25 à la seconde, c’est la moyenne sur grand écran. Pas même dans le genre de l’espionnage. On connaît tous – culte, récurrente – la réplique du bourreau : « nous avons les moyens de vous faire parler ». Certes, mais lesquels ? Comment convaincra-ton l’espion au torse dru et nu de se mettre à parler ? Comment passe-t-on le dur à cuire à la casserole ? Ni carotte, ni bâton. Ranger Samson, on ne cuisine pas avec sa bite et son couteau. N’importe quel agent traitant sait qu’il y a deux manières éminemment stupides d’obtenir des 92 renseignements : la torture et l’argent. La torture, parce que la cible dira tout et donc n’importe quoi pour que cela cesse ; l’argent, parce que la cible dira tous et donc n’importe quoi pour que cela continue (l’inverse pour les masochistes). Sociologie du bide Point n’est besoin de rappeler la sulfureuse réputation de la pomme de terre au Moyen Âge pour apprécier le fait que le légume n’était guère à l’honneur à la table des rois. Le XIIIe siècle et le XIVe siècle boudaient singulièrement les végétaux. Les maîtres queux ne s’y risquaient plus. Non par superstition ou par mesure d’hygiène ; simplement par snobisme. Le XIIIe siècle était celui de l’urbanisation, et le légume était, au propre comme au figuré, de trop basse extraction pour satisfaire au raffinement de la gastronomie aulique. Il remorquait l’imaginaire de la paysannerie, la campagne et de la pauvreté. C’était une faute de goût. Les gens des villes se voulaient distingués. C’est aujourd’hui, tout à l’inverse, les gens des villes CSP+ aux poches profondes qui consomment bio et équitable, c’est-à-dire cher, quand les classes déclassées baffrent Big Mac et graillent les graillons de graisse au Grec. Ce sont les riches qui, fines silhouettes, s’activent au fitness club lorsque les pauvres, reconnaissables à leur berdouille obscène, font leurs heures sup’ enfermés comme des porcs chauffés sur caillebotis. Les riches qui sont bronzés comme autrefois les travailleurs des champs, parce qu’ils voyagent, les riches, prennent des vacances lorsque les pauvres sont pâles des hivers ch’tis. Que d’inversions ! 93 La baguette la fourchette On confond aisément la carte et le terroir. C’est loin d’être aberrant : la terre, elle, ne ment pas, comme aurait dit le Maréchal Pétain. Mais la culture, l’« esprit du peuple » (Volksgeist), n’est pas seulement dans les assiettes ; il tape aussi dans l’argenterie. In couteau veritas. On tient en Occident à disposer d’un outil spécifique à chaque fonction : décortiquer, trancher, scier, planter, broyer, hacher, creuser, piquer, pincer, enduire, briser, tartiner, etc., chaque geste appelle son instrument, lui seul et aucun autre. Une débauche d’ustensiles qui trahit sans ambages une conception du monde – et de la nourriture – instrumentale et utilitariste, technique et pragmatique. L’Orient chinois et japonais n’usent pour leur part que d’un unique outil pour toutes ces fonctionnalités. Ils cultivent du réel – et de la gastronomie – une vision esthétique, une approche continuiste au lieu d’être discrète. L’accent est mis sur l’esprit directeur ; d’où le mépris pour l’objet dirigé. L’outil n’est que le prolongement, la béquille de l’esprit : plus il s’aiguise, l’esprit, plus il est affûté, moins nécessaire de bien l’outil. C’est la fable du sage maître des arts martiaux qui débute par le sabre, combat d’une branche, tranche à mains nues, puis cesse absolument de déplacer son corps. Ce sont les moines morts momifiés du folklore japonais. L’humilité d’une ceinture blanche chez Kanō Jigorō. 94 Chante à l’Eurovision L’Eurovision est bien le seul concours dont les participants – hormis ceux dépêchés par les pays nordiques (Suède, Finlande, Danemark) – ont pour consigne de saborder leur prestation. C’est un concours de pitre, à marche renversée. À quoi rime cette pantalonnade ? La cause en est le pays vainqueur remporte l’insigne honneur de devenir l’organisateur de la session suivante. Comprenons bien que non seulement il ne gagne aucun prix, mais plus encore les frais à venir sont pour sa pomme. En phase de crise économique aiguë, on peut comprendre que des Etats tels que la Grèce, l’Espagne ou l’Italie ne pâment pas d’enthousiasme. Un seul mot d’ordre : sauver les meubles. Garder l’argent ; aux autres le prestige. Il y a longtemps que la France, embrigadé d’office, se sécurise contre le risque de gagner. Sûr que pour perdre, nous ne sommes pas les derniers. La Suisse, pour avoir fait l’erreur de sous-estimer son candidat (il fallait le faire), a récemment été contrainte de faire une croix sur les droits de diffusion de la coupe du monde de foot parce qu’elle devait organiser l’Eurovision. Les Suisses ont peu goûté cet immonde coup de Jarnac – une forfaiture ! – et non pas oublié de faire sentir dans l’isoloir tout le bien qu’ils en pensaient. L’Eurovision, ou comment un concours de pop peut faire et détruire les gouvernements. Bienvenue au XXIe siècle ! 95 Repentance et narcissisme « Nous sommes de méchants blancs colons, esclavagistes et délateurs ». Quoi d’autre ? Battre sa coulpe et se montrer du doigt, c’est encore se montrer. L’orgueil du coq, disait Coluche, est son art de chanter les deux pieds dans la merde… Journalisme marketing Ne rêvons pas. L’ordre du jour du patron de presse n’est en rien différent de celui d’un directeur de programmation. La grande affaire du patron de presse n’est pas de vendre de l’info au lecteur, mais du lecteur aux annonceurs. La tirade de le Lay sur la télévision s’applique avec une pertinence égale aux industries journalistiques : « Dans une perspective ‘business’, soyons réaliste ; à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit […] Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. […] La logique de TF1 est une logique de puissance. Nous vendons à nos clients une audience de masse, un nombre d’individus susceptibles de regarder un spot de publicité » (Les associés D’EIM, Les dirigeants face au changement : baromètre 2004, Huitième Jour, Paris, 2004). Nuançons-nous : les patrons de presse ont une longueur d’avance, qui, au surplus, bradent l’opinion aux partis politiques. Page paire, la propagande ; en face, la pub. Nous sommes servis. 96 Soixante-huit et l’inceste L’effacement progressif de la frontière entre l’enfant – « tyran », décisionnaire, « au centre du savoir » et de la maisonnée en lieu et place du pater familias – et le parent – « jeuniste », « adolescent », souvent « coaché » comme un enfant dans une fonction qui n’assume plus – a pour effet paradoxal un phénomène de sacralisation de l’enfant. Ce phénomène a trouvé nombre d’expressions dans la jurisprudence moderne, dont l’une des plus frappantes consiste en une criminalisation sans précédent de l’inceste. L’inceste, précisons-le, dans sa modalité intergénérationnelle. L’inceste est à l’imaginaire contemporain ce que le parricide était à la psychologie sociale d’antan. Tout se passe comme si, vaguement consciente d’avoir détruit un garde-fou fondamental, la société née des partouses de soixante-huit réagissait en réparant bon an mal an, à un niveau psychologique et juridique, les délimitations qu’elle avait abattues. On peut comprendre qu’en effet, les démarcations d’âge étant vécues comme autant de discrimination, les pervers de tout poil n’affichent plus tant de scrupules à présenter leurs vices comme une lutte sociétale. Nous avons eu, en France, de joyeux spécimens… Le double visage du racisme L’élection d’Obama, avec ses gloires et ses déboires, à témoigné magistralement de la difficulté, criante en 97 Amérique, à penser par-delà les races. Les camps se sont élevés et affrontés bien moins sur le fondement de divergences d’ordre idéologique, que sur leur conception hors-sol du progressisme sociétal. On a vu, d’un côté, s’élever les cris de protestation des nativistes, réclamant l’acte de naissance du « musulman d’Hawaï » (pour les calmer, l’intéressé leur a passé en conférence la BO du Roi lion) ; de l’autre, les partisans du bien branler de la fève en alléguant l’inestimable envolée symbolique que représenterait le fait de bombarder un Noir sous-fifre de l’État profond. Un peu comme si Hollande avait été élu sur la question du mariage gay (mon Dieu ! aura-ce été le cas ?), tout en feignant de se rebeller contre la troïka. Obama roi ? La belle affaire ! Esclave des banques, autre standing, ça change des champs de cotons – mais pour le reste ? Quid de la guerre ? Et de la récession ? Peau de zob. Le monde, apparemment, n’est pas à l’ordre du jour… Une bien glorieuse campagne qu’ils nous ont mené là. Et nous Français, avec notre recul et notre goût pour l’abstraction, nous sommes mangés tous les panneaux. La presse de l’Hexagone n’a pipé mot de politique (pour ne rien changer…), trop occupée à courir les charrettes au fin fond de l’Arkansas pour frissonner sur une déclamation réac, ou à cueillir pathétiquement les témoignages mouillés des charities urbaines. À marteler d’une main contre le Tea party et à flatter de l’autre les cocus dupes hystérisés qui – pour combien de temps ? – se montent le bourrichon. Une prise d’otages avec pour seules options l’Obamania ou l’Obama98 bashing. Alternance sans alternative. Avec pour seul repère celui de la mélanine. Quand on disait que la race critérisait. Que l’on vote contre parce qu’il est Noir, ou pour parce qu’il est Noir, on vote toujours parce qu’il est Noir. Il y a du chemin à faire… La religion républicaine Laïcité : lard ou cochon ? À rebours de la « liberté religieuse » (indifférence aux religions) qui s’observe aux États-Unis ; à rebours également de l’athéisme allemand qui place ailleurs sa dignité, notre « laïcité » n’est pas que permissive : elle veut pour elle la sphère publique ; elle est une religion civile. Coercitive mais salutaire, imprescriptible, elle a tiré enseignement de l’épisode tragique des guerres de religion ; compris, par expérience, qu’une société primesautière telle que la nôtre ne tolérerait pas qu’on laisse saillir ce qui, dans les esprits, divise jusqu’aux tréfonds des hommes. Elle relègue au privé ce qui relève de l’intime. Puis vient remplir l’espace désormais libre : le hussard noir remplace le prêtre, la loi des loges remplace celle de Moïse. Être laïque n’est pas être sans Dieu. N’est pas athée qui veut. Il n’y a d’État sans religion d’État, quelque visage que prenne cette religion. La nôtre, « républicaine », ne doit d’être acceptée (de la même manière qu’hier, le christianisme dans les campagnes) qu’à sa capacité à reconduire les anciens codes sous des formes inédites. À digérer les thèmes et les motifs sacrés des croyances abolies 99 pour répondre aux aspirations mystiques qui sont celles de tout homme, être doté d’un langage et d’une main. La République a donc sa déesse mère (Marianne), son temple (mairie), son clergé (fonctionnaires), sa dogmatique (devise républicaine), ses extrémistes (Caroline Fourrest) sa liturgie (la marseillaise), ses aumôneries (écoles publiques), ses sacrements (JAPD, mariage), son mythe des origines (prise de la Bastille), son panthéon (le Panthéon) ; enfin, son hérésie : l’Islam. Le voile de la discorde L’Islam. Parce qu’il n’est pas meilleur fédérateur qu’un ennemi sur mesure. Ennemi de l’intérieur ; c’est bien plus efficace. Également parce qu’on ne construit ses valeurs qu’en dissonant de l’adversaire. Le christianisme s’est fait ainsi contre les hérésiarques. Au nom de la laïcité, on a donc combattu l’Islam. On a sonné le tocsin avec en ligne de mire l’excommunication des bistres parpaillots. Les sherpas de l’UMP ont fait monter la sauce moyennant d’imbéciles synodes sur le thème frelaté de l’identité nationale. Ligne de droite ; à quoi vint se mêler l’aile gauche de l’alternance unique, appelant à un décret contre les « signes ostentatoires de religiosité ». Cour et jardin, on veille au grain. C’est qu’il ne s’agirait pas de perdre le monopole… Des religions, il ne peut en rester qu’une – une seule visible : le laïcisme, qui, sous cet angle, s’octroie à peu de choses près le même statut que le culte de l’empereur. Il 100 n’empêche pas la liberté de pensée. Aussi longtemps, du moins, que l’on ombrage sa foi. Décence civile oblige, la paix est à ce prix. Le voile, ainsi, briserait le pacte en débuchant la religion de sa bogue d’invisibilité. Mais est-on sûr que le voile en relève véritablement – de la religion ? Les mêmes qui nous ont martelé que ni le voile, ni le niqab, ni le tchador, ni la burqa ne sont prescrits par le Coran ; que ces attifements dictés par les mollahs fétides ne tenaient en rien des préceptes de l’Islam, militent parallèlement pour une mesure interdisant tout à la fois le voile, et le niqab, et le tchador, et la burqa, au nom du laïcisme. Abandon du CV anonyme Où l’on comprend que les bonnes idées ne le sont pas de par leurs intentions, mais d’après leurs effets. De même pour les mauvaises. De quelle espèce relève l’idée du CV anonyme ? On répondra : de la première, peuchère. On aurait tort. On voulait croire qu’en effaçant le patronyme par trop barbare des candidats – de tous les candidats, donc également ceux supposés « victimes de discrimination » –, le recruteur ne pourrait se fier qu’aux compétences et au parcours de ces derniers. Précisément. C’est arrivé. Plus de délit de sale gueule. Ni, à l’inverse, de prime à la diversité. Plus de politique ; seulement des faits, rien que des faits. Des compétences. Ni plus ni moins que l’égalité des chances enfin réalisée ; et que le meilleur gagne ! Et voilà pas que le projet se révèle désastreux. Les candidats issus de l’immigration sont systématiquement mis sur la touche… 101 Une bonne claque dans la gueule de tous ceux qui, de mauvaise foi, justifiaient l’insuccès (a priori) de leur démarche et leur posture bradype de mammifères échoués par la défiance axiomatique des méchants blancs racistes. Marche arrière toute. Le défenseur des droits rétropédale dans la semoule. Que ne va-t-il pas nous inventer la prochaine fois ? Des quotas de nains ? On peut aussi envisager, pour sortir de la mouise, de sortir d’abord de la victimisation. Des fois que cela leur traverserait l’esprit… Il reste encore assez de république en France pour que chacun, s’ils s’en donnent les moyens, tire son épingle du jeu. Notre Dame de la Haine Le christianisme rime-t-il avec miséricorde ? La grâce du Dieu d’amour et de pardon prend quelquefois d’étranges détours. Il existait jadis, au XIXe siècle, à quelques encablures de la ville de Tréguier, sur les berges du Jaudy (en breton Yeodi), un important sanctuaire dédié à la vierge Marie. Ils ne faisaient pas bon être épinglés dans les parages. Il s’y donnait des messes, pour ainsi dire, peu catholiques. Les pèlerins convergeaient dans cette église moins par espoir d’absolution que pour s’y faire damner. Notre-Dame de la Haine – c’est son nom – était le lieu de tous les anathèmes. Les gens des environs y venaient implorer solennellement la mort de leurs ennemis. Un chroniqueur tenant à son anonymat rapporte vers 1830 que « vers le soir, on voit parfois des ombres honteuses se glisser furtivement vers ce triste édifice, placé en haut d’un coteau sans verdure. Ce sont 102 de jeunes pupilles lassés de la surveillance de leurs tuteurs, des épouses maltraitées par leur mari. Trois Ave dévotement répétés amènent irrévocablement la mort dans l’année ». Car douce est la cueillette, la nuit, quand tout repose, à l’abri des regards et de la face du jour. Un recensement sociologique plus détaillée de ces visiteurs du soir nous apprendrait sans doute beaucoup sur les travers du siècle. On croit savoir qu’il s’agissait, pour l’essentiel, de femmes dans la force de l’âge. Les carnes de Tréguier s’étaient effectivement spécialisées dans ce genre de prières, dont elles se proposaient, contre rétribution, d’être les récitantes à la place des intéressés. Toutefois, comme les pires choses ont également une fin, l’abbé Kerleau, curé de Tréguier, se dit bientôt qu’il ne pouvait tolérer plus longtemps cet outrage aux bonnes mœurs. Exaspéré surtout de voir ses effectifs déserter son église pour rallier celle de la vengeance, il se mit en devoir de mettre fin à ces pratiques à consonance païennes. Il entreprit dès 1879 de détruire le sanctuaire, fit condamner l’oratorium et murer la statue de la Vierge. L’abbé mourut l’année suivante. De sa mort lente, odieuse et dans d’atroces souffrances. Nombreux furent à Tréguier, ce qui conçurent dans ce retour de manivelle l’ultime vindicte de Notre-Dame ; la rétorsion de la Vierge qui jetait là, lugubre, son dernier maléfice… 103 La dignité créationniste La frange ultra des fondamentalistes s’offusque de ce que le darwinisme « ose » postuler la parenté de l’homme et des autres grands singes. C’est un orgueil bien mal placé. Que nous soyons cousins des singes doit-il nous inquiéter tant davantage que nous soyons frères des nazis ? Corporatisme et prise d’otage Guesquière et Taponier, c’était un téléthon. Cela a duré quoi, deux ans ? Deux ans sans qu’un JT ne s’ouvre sur le visage contrit d’un annonceur vedette, nous enjoignant à dénoncer l’odieux calvaire de ses « confrères » aux mains des terroristes. OK. Maintenant, et les chiffres. 2181 Français incarcérés à l’étranger, parmi lesquels sept condamnés à mort. Presque 3000 de nos compatriotes. Tous retenus arbitrairement, sans l’ombre d’un procès. Nombre d’entre eux n’en reviendront jamais. Malheureusement, eux ne sont pas journalistes. Les cons… Le tribunal pour l’apaisement Ne pas se laisser prendre à sa profession de foi. Derrière sa prétendue mission de « réinsertion des marges », le véritable enjeu de l’instance judiciaire n’est pas celui qu’on croit. Celle-ci n’a pas essentiellement fonction de châtier ou d’amender le coupable, ni de faire des exemples à l’adresse 104 des témoins. Ce qu’elle recherche est, plus profondément, l’apaisement salutaire de l’entourage des victimes. Sa vocation n’est autre que de désamorcer solennellement le risque de la vengeance de sang, de la surenchère dans la violence et de la crise sociale. La plaidoirie n’a d’autre fin que d’amadouer – non pas le juge, mais les victimes. Cette dimension de la Justice, latente à ses débuts, s’affirme chaque jour plus explicite. Pour devenir chaque jour moins efficiente. L’évolution est remarquable qui, en l’espace de quelques siècles, a vu s’amenuiser la logique de l’aveu pour laisser place à celle de la confession. Qu’un accusé paraisse au tribunal ; il ne sera (bientôt) plus question de déterminer s’il est coupable ou innocent, mais s’il admet qu’il est coupable – alors il s’innocente. Aux yeux des juges. Ce qui désespère, en fin des fins, tant l’accusé qui consent au non-sens du crime qu’il a commis, que l’entourage de la victime constatant l’inutilité tragique de ce qu’elle a subi. Le tribunal sans l’apaisement Avec la loi Dati, l’abolition des peines planchers, la réduction automatique des peines, le sursis rechargeable, le déni d’instruction, le catéchisme militant des magistrats, l’impunité croissante ; mais au-delà du reste, la relaxe à tout crin visant à retarder l’heure du grand soir pour la surpopulation carcérale, l’institution que nous appelons Justice semble oublier qu’elle n’est jamais qu’humaine, et qu’avant de jouer les assistantes sociales, son rôle est de veiller à ce que personne ne prenne les armes pour faire soi105 même ce qu’elle se refuse à faire. Les peines pour le prévenu – lorsqu’elles sont prononcées – sont désormais réduites à la portion congrue. La plaidoirie de l’avocat ne s’organise plus autour de l’histoire individuelle et des circonstances atténuantes. Les actions du coupable ne sont plus relativisées, « expliquées » aux victimes. L’inculpé, même coupable, ressort bien souvent libre sur le rapport d’un vice de procédure, tandis que les victimes, elles, sortent du tribunal sans n’avoir rien perdu de leur ressentiment. Les choses prennent un sale tour. Toute l’amertume qui n’aura pas été désamorcée dans le sanctuaire du tribunal refait surface dans la cité, dans les banlieues, à l’occasion d’émeutes et d’affrontements communautaires. Les plaignants déboutés tonnent que le compte n’y est pas. Le sentiment d’impunité s’installe et délite peu à peu le fragile armistice qui s’était instauré entre la petite délinquance, devenue grande, et les riverains qui n’en peuvent mais. Ambiance nosocomiale savamment entretenue par les artistes de gauche (« la France moisie, c’est vous ! ») et les idéologues de droite (« on vous l’avait bien » »). Rancœur qui se traduit, faute d’une autocritique par les institutions, par la radicalisation des discours populistes pour culminer dans l’accrochage épisodique et cathodique des Indigènes et des Identitaires. De quoi remettre une louchée d’huile sur le brasier. La voudrait-on, la guerre civile, que l’on ne s’y prendrait pas différemment. 106 La possibilité du don Nous savons depuis Mauss que la logique du don s’inscrit dans une structure ternaire : donner, recevoir, rendre. Le don oblige. Mais un don qui oblige est-il encore un don ? On peut considérer qu’un don réellement authentique serait celui qui n’impliquerait aucun retour, aucune servilité de la part du donataire. Le commerce est aisé, le don est difficile. C’est un art de la ruse. Un art du sacrifice. Il faut savoir donner de manière désagréable, ou anonyme, ou pseudonyme (le Père Noël, la fée des dents…), de sorte à se prévenir contre tout risque de reconnaissance. Marche ou grève Plutôt que de mobiliser pour immobiliser les trains, les syndicats de la SNCF seraient plus avisés d’appeler les cheminots à faire monter les voyageurs gratis. Un expédient plus astucieux à l’heure de la communication, qui défriserait autant la compagnie tout en ne présentant pas l’inconvénient de se mettre à dos les usagers. On y gagnerait sur tous les plans. Néolibéralisme et spiritualité On dit que notre époque est en demande de spiritualité. On ne précise pas qui la demande, la spiritualité, mais nul ne doute que le New-Age n’y suffise plus. Cette impression est 107 partiellement comptable du contrepoint que constitue pour nous le monde « arabo-musulman », où l’offre ne manque pas. L’effondrement des idéologies de substitution du XXe siècle telles que le communisme et le scientisme, le repli sur l’individu accéléré ces dernières décennies par la dépolitisation recrudescente et la reconversion de la libido facteur de sublimation sur les produits de consommation, la lente dégradation du christianisme au profit de la mythologie républicaine en place depuis la loi de 1905 ainsi que les percées régulières de la technique qui repousse toujours plus avant les frontières de la connaissance et des jours la superstition sont autant d’éléments qui permettaient à Max Weber et à ses successeurs de constater le « désenchantement du monde ». Désenchantement, mais encore solitude, désœuvrement. Absence de sens qui se traduit, avec Camus, Beckett ou Ionesco, par le théâtre de l’absurde. Or c’est d’abord et avant tout au triomphe de l’économie rampant depuis le XVIIe siècle, et au néolibéralisme qui en est l’achèvement que l’on attribue en premier lieu cette désertion de la spiritualité. A tort. Il se pourrait, à y regarder d’un peu plus près, que l’on se trompe de diagnostic en présumant que solipsisme (Descartes) et la cupidité (Mandeville) ont eu raison des valeurs religieuses. Ce n’est pas d’un manque de spiritualité dont souffre notre époque. Malraux, le prophète apocryphe, n’avait pas tort de (ne pas) prédire que le XXIe siècle serait spirituel. Il l’est. Sans doute plus que jamais. Weber soutient une thèse qui se dilue dans sa propre argumentation. Traiter 108 d’un phénomène suppose déjà du sociologue qu’il se situe à l’extérieur du phénomène qui traite. Il doit en « décrocher ». S’en distancer. User du recul nécessaire à toute aperception. Or tout recul, distance ou décrochage est tributaire d’alternatives qui servent de point de vue, de perspective. Qui n’a connu que la religion ignore ce qu’est la religion. Le sociologue trop immergé dans son objet ne le thématise pas. C’est, en effet, lorsque la religion est la plus influente qu’elle cesse d’être visible. Nous ne croyons athées. Nous sommes des fanatiques. Cependant même que les valeurs religieuses ont paru s’enliser pour laisser place aux valeurs financières, toutes les notions, tous les motifs, toute la théologie chrétienne se soit vus transposer dans le domaine de la finance. Du christianisme à la finance L’économie n’a rien de compliqué. Quand on en met à plat les mécanismes, on est souvent déçu. Tout l’apparat savant dont on l’affuble jusqu’à saturation n’a d’autre fin que dissuasive. Tous les pseudo-débats qu’on organise à C dans l’air avec ces grandes compotations d’experts (experts dans l’art de dire tous la même chose différemment) ne visent rien d’autre, en dernier ressort, qu’à faire en sorte que les citoyens s’occupent pendant qu’on s’occupe d’eux. Ce mélange rhapsodique de barbarisme sans cohérence ne rime plus à grand-chose une fois débarrassé de son ornementation. Ayatolla de l’ultralibéralisme, l’économiste n’a pas toutefois à de compte rendre. Même s’il se trompe ; 109 car, s’il se trompe, ce n’est jamais en tant qu’économiste. Et quand bien même il se tromperait, l’économiste ne manquerait pas de faire appel à l’une au moins de ses deux armes favorites : la loi de Chuck Norris d’une part, qui l’autorise à ne rien justifier ; de l’autre, le théorème de David Copperfield, qui lui permet d’escamoter ses anciennes prédictions et de retourner sa veste à la vitesse du son. Une telle scénographie scientiste ne dissimule que mal les caractères rigides et dogmatiques d’une véritable religion. D’un fanatisme. Où l’on comprend que la spiritualité est loin d’être enterrée. Que ce n’est pas parce qu’une spiritualité n’est pas satisfaisante qu’elle est inexistante. Nous ne pouvons pas, d’un claquement de doigts, cesser de croire et nous croire libre. Nous ne pouvons pas nous amputer de notre part humaine, métaphysique, au seul rappel de notre volonté. Dieu nous habite autant que nous sommes vides. C’est notre nicotine. Nous sommes conditionnés à croire. Qu’importe en quoi nous voulons croire ; qu’importe que ce soit un mensonge : ce qui change n’est pas la foi, c’est le visage de Dieu. On ne fait jamais que du neuf avec du vieux. Du christianisme qui nous a fait, nous n’avons rien perdu : nous l’avons adapté. Nous l’avons transposé pour satisfaire aux préoccupations de l’époque. Changé le décor et les acteurs, mais conservé le script. Gardé la trame. Du Père, nous sommes passés au Fric. De la théologie, à la spéculation. Ainsi est née, sur les décombres des anciennes croyances, l’économie de marché. Le christianisme des temps modernes est devenu la finance. On 110 ne saurait détailler toutes les étapes qui ont conduit à l’émergence de cette foi mortifère. Ni préciser tous les glissements de concept, tous les transferts de sens qui se sont établis de la théologie vers le néolibéralisme. Posons seulement que s’il a si bien marché, c’est qu’il en reprenait les codes. Bill Gates est déjà dans saint Augustin. Il suffira, pour s’en convaincre, d’analyser comment certains concepts, certaines idées bien spécifiques se sont vues recyclées par ce nouveau système. En étudiant respectivement, pour cela, le cas de l’euro et du dollar. La religion de l’euro L’euro est un monnaithéisme. Monnaie unique, Dieu solitaire, il est à l’Europe de Bruxelles ce qu’était YHWH à Canaan. « Unique », car c’est un Dieu jaloux, qui n’en tolère pas d’autre. Dieu punisseur, avec ses règles d’or – « critères de convergence » – en guise de tables, et les économistes chargés de les épeler. On n’adore pas d’autres devises devant sa face. L’euro s’impose à tous et punit sévèrement ceux qui transgressent sa loi. Mario Draghi et son prophète. Les Commissaires ses interprètes. Francfort est sa Maison. En fait d’Alliance, un Pacte : celui de Maastricht. En fait de peuple à gouverner, vingt-sept tribus, vingt-sept nations disséminées de l’hinterland aux littoraux, sans affectio societatis, et n’ayant rien de commun que d’être blancs et caucasiens. Le Saint empire fait surface sous la houlette de ses Lévites Allemands. 111 L’euro – jadis l’ « écu » – est une monnaie avant d’être une (mauvaise) idée. On retrouve dans l’euro – dans le corps même de la monnaie – toute la paramentique chrétienne. Dans l’euro fiduciaire (du lat. fides, confiance), on trouve, présent en filigrane, l’interdit protestant de la représentation. Rien d’étonnant lorsque l’on sait que l’euro n’est que le prolongement du mark. Donc : interdit de la représentation. Plus de figures, c’est-à-dire plus d’idoles. Plus de Panthéon ni d’ancrage national. Iconoclasme schismatique qui se reporte sur la monnaie papier. L’euro « billet » ou chèque ne figure plus aucun visage ; seulement des ponts, des aqueducs, des portes qui ne réfèrent à rien, qui n’existent nulle part et qui ne mène nulle part. Juste une idée : celle de la transaction. Désincarnée. On adore l’abstraction, on adore directement Dieu. On peut encore faire un pas de plus. À la faveur de l’économie spéculative, la monnaie fiduciaire le cède progressivement à l’argent scriptural. Le prix à la « valeur », flottante puisqu’indexée sur rien. Celle qui se livre sur les écrans d’ordinateur, image d’un Dieu toujours plus ineffable, toujours plus transcendant. La religion de l’euro culmine alors dans l’abstraction totale de l’économie virtuelle. Elle met les peuples à genoux, il n’enrichit que les banques. L’Europe est une « démocrature » ; c’est une théocratie. Une construction totalitaire sous l’escarcelle des USA, et qui, pour éviter le « déluge » (pour citer Attali), pour gagner son « Salut » (pour reprendre Barbier) est en passe d’opérer sa « transfiguration », le « grand saut fédéral ». Vingt-sept tribus 112 sauteront ensemble du haut de la falaise. L’atterrissage sera rude. Penitentiam agite « Penitenziagite », « faites pénitence », s’époumonaient les Dolciniens, tandis qu’à quelques heures de là, les Flagellants, la cuisse pourrie par la morsure de leur silice obscène, faisaient claquer le fouet sur leur chair ignescente. Est-elle si loin de nous, l’époque des contritions morbides ? Si dépassé, ce temps – pas si lointain – où l’on se mortifiait pour racheter ses péchés, pour amender ses fautes ? Où les thuriféraires les plus furieux de la chrétienté nous exhortaient à nous purifier dans la souffrance, le repentir, la haire, le jeûne, la mortification ? Dans l’eau lustrale de l’ascétisme ? (a) Austérité. Qu’est-ce que l’austérité que nous inflige l’Allemagne, sinon l’exact projection à l’échelle supranationale de la pénitence chrétienne ? Un ascétisme mortifère, déprédateur et privatif, que les dirigeants s’imposent et imposent à leurs peuples jusqu’à crever la gueule ouverte. Depuis maintenant trois ans, la troïka livre à l’Europe une guerre de récession. (b) Péché. Comment ne pas voir derrière la Dette, la « Schuld » allemande – la « Faute » –, l’équivalent obligataire de notre sacro-saint péché originel ? Il faut solder la dette. Il faut racheter la dette. C’est à ce titre que l’on fait pénitence. 113 S’il faut mourir, clament les économystes, au moins nous mourons purs. (c) Croissance. Et la poursuite métaphysique de la « croissance », de quoi est-elle le nom ? Croissance pour retrouver l’Éden, pour retrouver sa place au paradis de la Bourse. Grâce rédemptrice pour une apothéose solvable auprès du Père. Croissance et ascension sont synonymes. (d) Déluge. Ou bien Sodome sera détruite. La Troïka (la Trinité), la papauté dans Barroso, les dirigeants de la zone euro fédérée en conciles prédisent depuis toujours le cataclysme si l’on ne sauve pas l’euro. Sur les traces d’Abraham, il nous faudrait hypothéquer l’avenir et sacrifier les fils au nom du Pacte et de l’apocatastase. D’où que l’on regarde, le parallèle est plus profond que l’on ne veut bien l’avouer. L’Évangile selon Wall Street Au nombre des visages de Dieu – Dieu sait s’ils sont nombreux –, le principal et l’authentique ; le visage découvert du dieu Finance est celui du dollar. L’euro n’est pas, sous le régime des cours flottants, essentiellement distinct de sa matrice. Théologie de Sorbonne. Savoir ses gammes est essentiel pour apprécier le système dans toute l’ampleur de sa complexité. De même le Christ n’est-il pas différent ni même, pour ainsi dire, « créé », mais seulement engendré, consubstantiel et donc coextensif, coéternel au Père. L’euro est au dollar ce que le Fils est au Père : il est le 114 dieu fait chair, local et temporel ; émanation du Père distinct du Père de par sa forme (modalité), mais non par sa réalité. L’euro, tel Joshua ben Yosef, n’a qu’un rôle protreptique, préparant l’avènement d’un Nouvel Ordre Mondial. Il est l’ersatz de la devise planétaire, mandée par elle pour féconder, après celle d’Abraham et de David, la tierce Alliance. Mais chaque chose en son temps. Déjà pour 2015, le Grand Marché Transatlantique. Le Grand Marché, ou Saint Empire, ignore les langues et les frontières, comme il ignore et les nations, et les histoires, et les cultures, et toutes les différences qui seraient un frein à sa propagation : « nous sommes tous Un en la devise ». Paul n’aurait pas mieux dit. Étant tous « mêmes », nous sommes interchangeables. Donc mercenaires. Parlons anglais, et nous sont de parfaits croisés. Quoiqu’il le pervertisse, tel homme déraciné que décrit l’anthropologie de l’homo economicus n’épouse-t-il pas tous les canons de l’universalisme chrétien ? Et le distributeur, le « Dab » : curieux objet que cet isoloir public. Confessionnal en PVC ou l’on se presse à raison d’une fois par semaine pour obtenir l’absolution, l’argent, et la bénédiction de l’abbé-NP pour continuer à s’endetter. Les banques retiennent leur commission. Ça fait marcher le commerce. Comme l’église ; à ceci près que les créanciers ont pris le pas sur les croyants. Tout cela s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus vaste de conversion des âmes aux mystères ultralibéraux. Ce n’est plus la spiritualité au sens traditionnel, mais la spéculation qui gère nos existences. Plus les prophètes, mais les économistes qui 115 disent le bien et font la météo. Et ces modernes temples que sont les Bourses ont pris la place des sanctuaires de la messe. Dieu a changé. Dieu veut du sang. Il est un Dieu terrible que l’on appelle Marché, avec sa « Providence » sa « Main invisible » ; un Dieu que rien n’apaise sinon son contingent épisodique de crise, de sacrifices humains. Au ciel de la finance, il n’y a plus d’ange, plus de protecteur, mais des « Business Angels » et autres « Paradis fiscaux ». Plus de biens d’usage sur les marchés, seulement des changes. Des flux. De la pensée pure. Dématérialisée. Son plus aucune réalité ni tangibilité. Que des valeurs abstraites, des oghams numériques sur des ordinateurs. Du mana qui circule, ubique et volatile, avec les attributs de Dieu : par-delà l’espace et le temps. Le credo du crédit Le monde fluide du XXIe siècle est un monde de symboles. A religion, religion et demie. Nous sommes allés plus loin que jamais auparavant dans l’idéalité. Ainsi avec le remplacement, au cours des années soixante-dix, du pacte de Bretton Wood par les accords de la Jamaïque, le dollar jusque-là gagé sur l’or, ne l’est finalement plus que sur du vent. La banque ne permet plus, comme autrefois, la conversion de la promesse papier en corps substantifique. Un processus qui rappellera sous ce rapport la transsubstantiation (l’impanation) chrétienne, et dont le reniement, s’il se traduit par des crises systémiques, permet en retour la politique de la planche à billet. Les devises 116 principales sont dès alors devenues « monnaies de signes », prises pour « argent comptant » quoiqu’elles ne comptent pour rien. Les valeurs monétaires sont devenues des « crédits », « credo » plus ou moins fiables. Reste à savoir si l’on n’y croit ou si l’on n’y croit plus. Raison pourquoi il faut de toute urgence « restaurer la confiance » (c’est-à-dire redonner la foi), et s’appuyer pour cela sur des agences de notations dont les dires sont performatifs. Malraux avait vu juste. Le XXIe siècle présage sans aucun doute le règne planétaire de la superstition. Requiem pour la Grèce On peut légitimement se demander s’il n’y a pas quelque chose comme une « pulsion de mort » dans cette austérité morbide que la Troïka, la Commission et les élus des grands pays européens veulent infliger aux ressortissants membres de la zone euro. Peut-être bien que l’objectif de ces mesures n’était pas tant celui prétendument visé, que celui réellement atteint. Reste à savoir s’il s’agissait pour ces « élites » fondées de pouvoir de compenser leur impuissance et leur détresse abusant de leur capacité de nuisance, ou si cette conjoncture manipulée exprime inconsciemment le désir d’en finir d’un continent malade de son déclin. 117 L’ultime bastion avant l’insurrection Le couperet tombe sans préavis. Ce soir, 12 juin de l’année 2013, l’antenne publique de la télévision grecque vient de cesser d’émettre. Cette décision fait suite à une visite expresse de la Troïka, venue diligenter l’application de ses « réformes structurelles ». Soit qu’il soit bête comme une pantoufle, soit très intelligent, le premier ministre Antonis Samaras a en effet choisi de couper prioritairement les vivres au lénitif des pauvres. Ne reste plus qu’à espérer – espoir fragile – qu’ainsi privé de son opium, le peuple grec saura reprendre sa liberté. Il ne s’agit rien de moins que de savoir si l’on se révolte parce qu’on a quelque chose à protéger, ou parce qu’on n’a plus rien à perdre. La Troïka vient peut-être ce soir de se tirer une balle dans le pied… Dialogue des civilisations Le préserver. Et pour cela, lutter contre les deux tendances – et thèses ! – qui œuvrent à l’abolir : (a) D’une part, la « mondialisation ». Non pas au sens traditionnel d’échanges bilatéraux, d’emprunts et de commerce mutuel entre cultures distinctes, suivant une acception qui avait cours sous l’oikoumênè grec mais bien plutôt au sens post-national et idéologique d’uniformisation. Une mondialisation d’un nouveau genre, conçue comme horizon indépassable du « progrès » de l’humanité. Une mondialisation se voulant régression à marche forcée de la 118 diversité vers un système aux contours bien déterminés, rejetant loin de sa face tout ce qui n’est pas lui – et qui ne doit pas être. Soit l’arasement des différences au profit d’une orthodoxie atlanticocentrée, prétendument moderne. Une mondialisation comme processus à incubation lente, vecteur d’une langue véhiculaire unique (globish), au détriment des langues vernaculaires et de leur conception du monde. Un processus inexorable et exclusif, prenant appui sur la puissance du soft power du dominant pour imposer son industrie mainstream aux dominés ; puis, via cette industrie, ses canons musicaux (ou ce qui en tient lieu), gastronomique (sans commentaires), civiques (démocratie de marché) et religieux (finance). Une mondialisation dont la récusation s’avère en dernier ressort, médiatiquement parlant, d’autant plus délicate à faire entendre qu’elle aime à se draper dans les atours politiquement corrects du métissage et du multiculturalisme – qui sont pourtant, si l’on y réfléchit, aux antipodes l’un de l’autre. L’exemple canonique en est l’exténuation de la culture gauloise sous l’imperium romain. Gaulois dont nous n’avons gardé que les pantalons et des fûts de chêne. Heureusement qu’il y a Findus… Dialogue des civilisations (suite) (b) De l’autre, le « choc des civilisations ». Thèse d’Huntington reprise sous sa forme apocalyptique par l’Amérique belligérante bêlante des néocons du Sud, confortés dans leur haine par l’Islam radical sur fond de conflit israélo-palestinien. Il ne s’agit plus de s’imposer à 119 l’autre de l’assimiler. Non pas d’intégrer l’autre en lui taillant des bottes mais, à l’inverse, de le dé-sintégrer. Au drône et proprement. Et pour ce faire, y préparer les opinions en générant l’osmose paranoïaque propice à toutes les suspicions : effets de loupe sur faits divers ethniques, « documenteurs » sur les dangers de l’islam, opérations false flag, LHOP, etc. Cette propagande chez nous culmine sur TF1. Sarko lui doit son élection : souvenirs de Papy Voise… Le but revendiqué n’est plus ici la standardisation ; c’est, à rebours, l’exhibition de dissemblances si radicales entre cultures qu’elles ne peuvent faire autrement que d’entrer en conflit. En récusant tout dénominateur commun, tant sur le plan des mœurs, que de la philosophie et des valeurs, il s’agit d’attiser la montée des tensions jusqu’à rupture totale de communication. Autrui n’est plus un interlocuteur : c’est une cible à abattre. Un exemple récent en serait le génocide rwandais, ou la dévastation de la culture Aztèque par les conquistadors. Deux obstacles au dialogue : soit la fusion et la confrontation. Desquels il faut se préserver. Les civilisations – terme si mal choisi – doivent pouvoir maintenir entre elles un écart suffisant pour pouvoir dialoguer. Si la monoculture intellectuelle ou agricole est bien la mort de la diversité, n’en va pas différemment pour les individus. On ne s’enrichit de rien en dévorant sa propre tête… 120 Adieu aux cigarettes Qui s’est ému de la disparition des cigarettes en chocolat de la devanture des boulangeries ? Des cendriers au restaurant ? Des daguerréotypes peignant nos grands intellectuels la clope au bec dans les manuels d’histoire ? Des vapoteuses pourtant sans nicotine, sortie de la sphère publique et de mille autres épouvantails de la loi Evin ? Tout cela tandis qu’au même instant le conseil municipal se gargarise d’inaugurer des salles de shoot à deux pas des écoles, et que l’on discute de légaliser la drogue… Réforme de la philosophie Notre ministre de l’éducation qui cherche à exister se déclare favorable à une énième réforme de l’enseignement. L’ajournement du mois concerne cette fois-ci les cours de philosophie en classe de terminale. Il est question de remplacer les grandes problématiques de la discipline partant desquelles l’élève avait coutume de s’initier à la pensée d’autrui, puis à la sienne, par une manière de soupe pédagogique privilégiant la clinique du progrès. À l’approche thématique qui procède par notion, le ministère de substituer l’approche par la chronologie. L’anagogie philosophique ne serait plus alors ce cheminement sinueux pavé de concepts en briques et moulées à la louche. L’éveil à la pensée cesserait d’être le fruit d’un essaimage d’idée, se bousculant dans nos petites caboches trop pleines. On ne traiterait plus d’ « autrui », du « bonheur », de la 121 « conscience », de l’ « amour », de la « mort ». On passerait sous le boisseau et pour jamais ces litanies incantatoires, ces chapelets de concepts limés comme des dents creuses. La valse des notions devrait céder le pas pour initier la contredanse d’une approche généalogique. En choisissant de valoriser la succession chronologique au détriment des notions transversales, le ministère prônerait ainsi l’exact inverse de la réforme malheureuse infligée à l’histoire dans les années 2000. Ministre ou pas, on ne peut pas débarquer la gueule enfarinée pour imposer n’importe quelle réforme. A fortiori s’agissant de la philosophie. Les enjeux de la méthode non pas moins d’importance que ceux des contenus. Ils nécessitent en cela plus d’à-propos que d’à peu près. Ils se résument à se demander si l’on peut (mal)traiter les grandes questions de l’humanité comme on pourrait le faire d’un organisme, d’un être embryonnaire se déployant dans la matrice à la faveur du temps. Ce qui n’a rien d’une évidence. La science avance ainsi, poussée par la technologie ; on ne peut en dire autant de l’histoire des idées. On subodore les avantages pédagogiques qui pourraient découler d’une relecture chronologique de la philosophie. S’il deviendrait loisible de contextualiser les différents auteurs dans leur épistémè, de penser leur dialogue dans l’ordre des répliques, ce serait toutefois prendre le risque de donner corps à l’illusion que la philosophie « progresse ». L’intelligence n’est pas technologique ; sa marche n’est pas cumulative. Nietzsche n’efface pas Platon comme le stylo la plume. 122 Philosophie sans âge Ce serait un contresens :: de supposer qu’il y ait un sens. Une vue l’esprit que de penser la vérité comme un canevas se dessinant progressivement, par touches et par retouches, chaque touche étant appelée à préciser ses formes. Une mécompréhension totale de ce qu’est la philosophie en son essence que de s’imaginer les différentes propositions qui se rattachent aux principaux auteurs à la manière selon laquelle une théorie, en sciences, enrobe et dépasse celle qui la précède. Un énallage : lors même que la philosophie s’appuierait sur les sciences pour proposer de nouvelles réponses (ou de nouvelles questions), celle-ci ne doit jamais s’entendre en termes de processus. Il y a l’histoire de la philosophie et la philosophie de l’histoire ; depuis Onfray la « contre-histoire de la philosophie », mais la philosophie n’est pas chose réductible à son histoire. De nouveaux questionnements s’ajoutent aux précédents ; ils ne les remplacent pas. Quant aux réponses que nous donnons à ces anciennes questions, rien ne permet d’affirmer qu’elles soient plus pertinentes qu’auparavant. L’éthique selon Constant n’est pas nécessairement plus « vraie » que la morale d’Aristote. La réponse d’Augustin à la question « qu’est-ce que la vie ? » peut, à certains, sembler plus adéquate que celle qu’en donne François Jacob. Ne disons rien de la définition de l’homme. En philosophie, tout est affaire de choix. Celui qui parle le dernier n’a pas nécessairement le dernier mot. 123 Rire jaune L’Asie. Une civilisation peu expansive, où il n’est pas bien vu de s’épancher. Où l’on rit peu, même si l’on riz beaucoup. Les asiatiques seraient-ils insensibles à l’humour débridé ? L’exception culturelle Tout ce de la France compte d’acteurs surpayés et de célébrités de l’audieu-visuel bénéficiaires des subsides de l’État (1,6 milliard d’euros consentis par le CNC pour l’année 2013) célèbrent la victoire de la protestation française dans les négociations sur le traité transatlantique. L’exception culturelle est sauve. Le protectionnisme serait donc une excellente chose. On est ravi de l’apprendre. On regrettera seulement que le même raisonnement ne s’applique pas aux ouvriers, aux producteurs, au patrimoine, à l’industrie, aux prestations sociales, à la santé, à la monnaie, à la défense ou à la langue française. Il deviendrait raciste, xénophobie, « repli frileux sur soi ». Ou comme dit Barroso, « dangereusement réactionnaire ». Karl Marx avait raison : on a les opinions (flexibles) de sa caste… 124 Nos amis les bêtes Faire reposer la distinction homme/animal sur un critère d’intelligence est d’une absurdité sans nom. Des études scientifiques récentes ont démontré qu’un poussin de quelques heures est déjà bien plus performant qu’un enfant de quatre ans. À tout le moins, pour ce qui concerne principales opérations mentales et fonctions cognitives que nous associons spontanément aux termes d’intelligence. Il s’avère donc que notre blèche oiseau, à peine sorti de l’œuf, est déjà en mesure de compter jusqu’à cinq et de s’orienter en fonction des rayons du soleil. Les abeilles également, adeptes de la « danse frétillante ». Quant à l’intelligence « phénoménologique » du comateux ou du drogué, on ne nous fera pas croire qu’elle excède furieusement celle de l’ornithorynque. Une preuve supplémentaire que le plus « bête » des deux n’est pas toujours celui que l’on aimerait. La tyrannie de l’urgence Faute de projet pour donner sens à nos actions, pour justifier notre présence au monde, nous nous sommes façonnés un joug pour nous contraindre à vivre : le temps. Le temps comme lutte contre la pulsion de mort (« encore une minute monsieur le bourreau ! »). Nous n’avons pas de but, mais nous fuyons le temps. Nous carburons au temps, et le temps nous épuise. Le temps nous tue quand nous ne le tuons pas ; mais c’est un mal vital : sans nous rappeler sans cesse à la conscience que le temps passe, nous n’aurions plus, 125 peut-être, aucune raison de d’agir. Nous agissons, non par désir, mais par mal-être. Nous vivons moins de nos passions que sous la crainte et la contrainte du temps, à la poursuite du temps. Certains perdent leur temps à en gagner. Certains gèrent leur famille, et leurs amis, et leurs loisirs, et leur travail comme ils tenteraient de superviser la marche d’un service express. Leur temps d’urgence imprègne tout ce qu’il touche. Vivre est pour eux une performance de chaque instant. Une course contre la montre. Tenir le rythme. C’est l’obsession. Parce qu’ils n’ont plus de buts. Précipités dans la spirale du temps, ces créatures hypermodernes génèrent ainsi en permanence des conduites compulsives visant à gorger chaque instant d’un maximum d’intensité. Le temps, c’est à la fois l’ennemi, celui qu’ils tuent, celui qu’ils fuient, qui les talonne, et leur adrénaline. « Pas le temps ! » Aujourd’hui moins que jamais. Lorsque les idéaux ou la nécessité ne motivent plus l’action, c’est au malaise, c’est à l’urgence qu’il fait appel. L’urgence, du lat. urgens, c’est ce qui « presse », met la « pression » ; c’est ce qui « stresse », c’est-à-dire « accentue » (to stress) chacune de nos actions, confère un prix et une valeur à ce que nous faisons. Encore un mot d’époque qu’on retrouve aussi bien chez les traders de bas étage que chez les athlètes de haut niveau, affectant toutes les sphères de l’existence, tous les segments de la société, nous affectant nous-mêmes jusqu’à nous 126 obséder. Nous sommes shootés au temps. Big Ben a vaincu Big Brother. Le mal du siècle À la figure traditionnelle du temps qui passe et qui s’écoule a succédé celle d’une urgence qui se contracte et s’accélère, d’un temps qui nous échappe sans cesse et dont le manque trahit la dépendance. « Le temps nous manque » : que veut-on dire ? Ni plus ni moins qu’il y a écart, rupture, dissociation entre la volonté et la puissance. Une inadéquation croissante entre, d’une part, le principe de plaisir, de l’autre, celui de réalité. Si donc le siècle romantique siècle faisait de l’ennui la maladie du siècle, la nôtre est à ses antipodes, l’urgence. Comment s’explique ce revirement ? En grande partie, par l’inflation sans précédent de nos opportunités. Le paysage de nos possibles s’est dilaté, plus vaste que jamais. Il s’est peuplé de virtualités dont il y a cinquante ans seulement, nous n’aurions pas conçu l’idée. Combien de métier s’offrent à nous ? Combien de voyages ? De langues ? De systèmes de valeurs ? Combien de loisirs aussi, grâce à nos rythmes de travail ? Combien de pays, grâce à l’essor du transport aérien ? Combien de fromages ? Nous voudrions tout faire, tout voir, tout vivre. Tous nos désirs, irrationnels, illimités, nous voudrions les vivre. 127 La crise de choix Or nous sommes limités (certains plus que d’autres) ; nous sommes soumis au choix. Choisir, c’est renoncer. C’est sacrifier. C’est clore des possibilités. C’est s’ouvrir aux regrets, avec cette idée fausse que nous aurions pu faire différemment de ce que nous avons fait. C’est le revers de la médaille, la part obscure de cette recrudescence d’alternatives : plus nous sommes libres (ou croyons l’être), et plus nous sommes contraints. Coupés de nos potentialités. Frustrés de nos puissances. Victimes de nos dilemmes. Le stress est cette pression qui trahit l’heure du choix. L’urgence le Lexomil qui nous guérit de choisir, en nous ôtant le trouble de justifier nos choix. L’urgence est le symptôme de notre manque-à-vivre. Un paradoxe, avouons-le. Cependant même que l’espérance de vie s’accroît de manière exponentielle, le temps nous paraît raccourcir, nous file entre les doigts et nous laisse sur la paille. C’est que nous mesurons les choses que nous ne ferons pas. Ce qui change n’est pas le temps luimême ; c’est le rapport, ou plus exactement, le « décrochage » accru entre puissance et volonté, entre ce que nous pourrions faire et le temps qu’il nous reste pour faire ce que nous pourrions faire – que nous ne ferons jamais. L’urgence est en cela une modalité de l’angoisse, conçue comme « repentir de l’âme » au prisme de sa finitude. 128 Superhéros contemporains Même souterraines, les préoccupations, agitations, et, au-delà, l’état psychologique global d’une société se retrouvent toujours d’une certaine manière objectivés par sa production culturelle. Les USA accusent ainsi depuis le 11 septembre une certaine perte de confiance, rendue éminemment visible par les films de superhéros. Les thèmes de la remise en cause, de la déchéance et de la rédemption en sont devenus les lieux scénaristiques majeurs. Superman, Batman, Spiderman, Ironman : autant de personnages en pleine déréliction morale, convalescents, plus sombre que jamais ; tous témoignant d’une lassitude et d’une remise en cause auxquels ce genre cinématographique ne nous avait pas habitués. On perçoit, sous-jacente, la prise en compte par l’Amérique de sa vulnérabilité. Prise de conscience qui n’est pas sans rapport avec l’effondrement de ses monuments phalliques. Le 11 septembre n’a pas seulement servi de prétexte à la guerre en Irak. Le 11 septembre a aussi fait des morts. Et comme de juste, les « justiciers » d’antan sont devenus des « vengeurs ». Ils sont des « Avengers ». Ils évoluent à la limite de la légalité et n’hésitent pas, lorsqu’il le faut – lorsqu’ils le veulent –, à faire payer à leurs ennemis – aux ennemis de l’Amérique – le prix du sang qu’ils ont versé. La géopolitique, c’est simple comme une place de ciné. Pourquoi chercher au Pentagone ce qu’Hollywood nous livre en temps réel avec pop-corn et réduction de parking ? 129 Fraude au baccalauréat Avec l’épidémie de Smartphones qui sévit depuis 2010, les « fraudes » à l’examen se sont multipliées. Face au fléau du numérique, le ministère de l’éducation nationale a déclaré qu’il allait redoubler de vigilance. Il ne laisserait rien « passer » ; il serait sans pitié ; on allait voir ce qu’on allait voir, etc. Un habile contrefeux pour nous dissimuler qu’il fait précisément « passer » tout le monde et que les « fraudes » sont, finalement, moins celles des candidats que celles des examens. La communication, ça ne s’invente pas… Syndrome des ayant-droit Le « tout tout de suite » propice à la pulsion consumériste ne peut avoir pour corrélât logique que l’inflation recrudescente des droits – le droit de « tous sur tout » : droit à l’enfant, droit au logement, droit au menu hallal, droit au concours, droit à l’emploi, etc. Un droit universel, exponentiel, qui grignote peu à peu sur l’intérêt commun. Les conséquences de ce libertarisme sont rien moins paradoxalement que la tyrannie du judiciaire ; soit un encadrement procédurier de chaque moment de la vie quotidienne. On connaît tous cette anecdote – aussi grotesque que véridique – de la mamie qui eut la bonne idée de faire sécher son chien au micro-ondes. Ou de la baleine à bosse qui devait déraper sur une frite trop grasse dans un McDo. Tout cela, et bien d’autres affaires ont engendré pour 130 les plaignants de substantiels dommages et intérêts. Comment passe-t-on de l’excès de blanc au noir ? Nul n’étant disposé par à renoncer à son désir (donc à son droit, dès lors que tout désir est droit), le droit de tous à tout engendre un droit de tous à se plaindre de tout. L’état de nature le cède à la di-société, la guerre physique à l’empoignade procédurière. Le projet libéral d’un monde où chacun serait appelé à « vivre sans temps mort » et à « jouir sans entraves » transporte ainsi les germes de son complément pratique : la guerre de tous contre tous (erga omnes). Un affrontement de serial plaiders par avocats interposés. Guerre juridique qui n’en est qu’à ses prolégomènes, mais a déjà sauté la flaque de l’Atlantique. En France, déjà, la drague, sport national, devient du « harcèlement sexuel » (et les biches harcelées de déplorer qu’on ne les regarde plus). Quand donc l’hégémonie du politiquement correct en vient à se retourner contre celle du désir, la société contemporaine assiste à l’étrange comédie de mai soixante-huit déposant plainte contre mai soixante-huit, à l’action militante du parti des effets mobilisant ses cabales de vertu pour exiger l’abolition de ses propres prémisses. Stratégie du héros Dans l’éventail interminable des clichés du cinéma hollywoodien, il en est un qui ne manque jamais de me sidérer ; cliché qui frappe avec une régularité sans faille les films de gangsters et de superhéros. Le « boss » ou 131 l’adversaire tarabusté par ce dernier, semble gravement atteint par ce qu’un psychanalyste aurait appelé une « compulsion d’échec ». Il se délecte, inconsciemment bien sûr, à se tirer des balles dans le pied. Se sachant menacé, il ne trouve rien de mieux à faire que d’estourbir les uns après les autres ses propres gardes du corps. Il les étend, leur fait la peau, décime ses bataillons ; c’est son hobby. Il les liquide, et creuse sa tombe. Tant et si bien qu’un héros cohérent n’aurait besoin que de se manifester (pour amorcer la crise), puis de rester planqué jusqu’à la dernière heure. Glander un peu, dans l’intervalle. Disons, les trois quarts de la bobine… Attendre que sa cible accomplisse par elle-même la moitié du travail. Puis, la voie dégagée, saisir sa chance pour passer à l’action. Le survivant vernis sera son unique affaire – pour peu qu’avec un peu de chance, il ait omit de se faire sauter le caisson en tirant n’importe où… Désaffection massive Ce ne sont pas les Français qui se détournent de la politique, mais bien la politique qui se détourne des Français. Ce ne sont pas les peuples qui méprisent leurs élites, mais d’abord leurs élites qui se défient du peuple. Le poisson pourrit par la tête. 132 Le lancer de nain Puis-je lancer un nain qui le veut bien ? Dilemme. À la réponse que nous ferons à cette question est suspendue la conception que nous avons de la « dignité ». La dignité n’a pas d’enracinement moral définitif. Polysémique, c’est une idée, un bagage historique. C’est une notion construite, situé dans une histoire et dans un temps. Une boîte. Reste à savoir ce qu’on y met dedans. Est-elle à rechercher dans l’absolu respect de la liberté d’autrui, ou dans l’intangibilité catégorique du froid concept de « personne » ? En d’autres termes, doit-on privilégier la liberté du nain de s’envoyer en l’air (les occasions sont rares) ou la maxime voulant qu’en aucun cas autrui ne doive servir de projectiles ? Est-ce notre volonté (si l’on admet la volonté pour nôtre), ou notre essence (si l’homme n’existe pas d’abord) qui définit la dignité humaine ? La volonté ? Mettons. En ce cas, lancer un nain qui le demande, bien loin de lui porter atteinte, serait faire preuve à son égard du plus profond respect. Lancer le nain serait humaniste. Si en revanche, la dignité consiste à observer l’impératif catégorique, souverain et inconditionné, de conformer notre rapport aux autres avec l’idée abstraite que nous avons de l’Homme, ce serait dégrader l’Homme que de lancer un nain. Tout cela est bel et bon. Où voulons-nous en venir ? À cela que le cas moral du lancer de nain va bien audelà du lancer de nain : c’est un modèle, une occasion de raisonner de manière dépassionnée sur nombre de sujets 133 autrement plus profonds. Ainsi de l’euthanasie. Puis-je lancer un nain qui le veut bien ? Puis-je abréger la vie d’un être humain qui souffre ? Le choix de la démocratie Ils diront tous sans exception que la démocratie, pour eux, n’est pas un choix : elle est une évidence. Et c’est peutêtre qu’aucun d’entre eux ne s’est posé la bonne question. Mettons les pieds dans le plat. Demandons-leur : si vous étiez en situation de pouvoir décider, à l’issue d’un référendum, s’il fallait accorder au peuple de maintenir de la peine de mort, ou l’abolir au nom d’un principe supérieur, que feriezvous ? Si d’aventure – et pourquoi pas ? – le peuple se prononçait pour la torture, ou pour la guerre, ou pour l’épuration ethnique, que feriez-vous ? Si Ahmadinejad avait été moins dictateur, il y a longtemps qu’on aurait pilonné la nouvelle Sion ; quant à l’Iran lui-même, avec de si bons guides, on ne donnerait pas cher de sa peau. Alors, que feriez-vous ; que ferait-il, notre homme si droit ? Fera-t-il prévaloir sur la démocratie ses convictions philosophiques ? Son égoïsme sur la volonté générale ? Ou bien sera-t-il, jusqu’au bout, fidèle au « moins pire des régimes » ? Est-il vraiment un démocrate ou bien feint-il de l’être, pour ainsi dire, quand ça l’arrange ? Et tout à coup, le doute s’installe… Un philosophe, ça sert à ça. Ça interpelle dans les fondements. Pensez toujours à resservir ce dilemme de la peine de mort chaque fois qu’un zigoto plastronne au 134 cocktail dînatoire en brandissant sa vertu tuméfiée comme un pénis trop large pour lui. Toute chose, même les meilleures, ont également leur prix. Référendum et viol démocratique Démocrate ? Technocrate ? Du peuple ou des élites, qui doit avoir le dernier mot ? Nos (ir)responsables politiques ont manifestement choisi leur camp. Parfois pour le meilleur. On songe à Badinter, qui fit acter par voie parlementaire l’abolition la peine de mort. Ce qu’il fit faire contre l’avis de la plupart des Français. Pour le meilleur ; peu le contestent. Mais c’est aussi par voie parlementaire, également contre l’opinion, que fut acté le TCE ; soit le plus grand viol politique de ces trente dernières années. La France fut consultée et opposa sans équivoque sa fin de nonrecevoir. La France, clairement, déconfit ses élites. Malheureusement pour ces élites, qui ne pouvaient pas (encore) dissoudre le peuple. Élites qui donc passèrent en force, offrant à la démocratie un enterrement de troisième classe. De cette forfaiture à ciel ouvert, on voit le résultat. Force est alors d’admettre que ce qui fut un bien dans le cas de la peine de mort fut autrement plus désastreux dans celui du traité de Lisbonne. Et revoilà reposée, sous des tours plus actuels, la question essentielle du mode de gouvernance que nous sommes prêts à supporter. Celle des institutions. Du peuple ou des élites, qui sait le mieux vers quel projet tend l’intérêt du peuple ? Rousseau contre Platon, c’est un 135 dilemme sans âge. Mais un dilemme tout théorique : l’Europe (ou l’Amérique) ayant choisi pour nous. Une firme peut en cacher une autre On s’attristait d’apprendre qu’après le vin français, la charcuterie Justin Bridou© et Cochonou© allait passer aux mains des Jaunes. On s’attristait… jusqu’à ce que l’on apprenne qu’elles étaient toutes les deux des firmes américaines. God save the couenne… Identités virtuelles Le fichage numérique ne serait pas si performant si nous ne l’y aidions pas un peu aussi. Il ne serait pas si invasif si nous n’étions si prompts à nous laisser décortiquer. Facebook l’a bien compris, argus du numérique. Facebook ne nous vole rien : nous lui offrons nos vies comme un oblat sur un plateau d’argent. Facebook et tous ces sites communautaires en pleine effervescence ne font jamais qu’enregistrer, croiser, et raffiner des profils personnalisés qu’ils vendent au plus offrant. Ce sont des panoptiques autogérés où chacun voit, veut être vu et ne veut pas être vu. Des dieux virtuels auquel nous sacrifions le fond de notre « extimité » avec la grande fourchette de qui déjeune avec le diable. Parce qu’être vu, avant d’être espionné, c’est être remarqué. Considéré. Admis et approuvé. Assez grisant pour en pousser d’aucuns au striptease numérique, quitte à pousser chaque jour plus loin la 136 surenchère, quitte à sombrer dans la spirale morbide de l’affichage, quitte à ce que l’avatar remplace l’individu. Photographiez vos fesses, prostituez-vous pour quelques commentaires, et plaignez-vous ensuite qu’on vous balance de la publicité pour cons ciblés… Bande de malades… La guerre sans l’aimer La question essentielle du droit de la guerre (jus in bello) depuis la ratification des traités de Westphalie consiste à se demander s’il n’est jamais possible de limiter la propension d’États souverains à s’affronter pour des briques et des choix. À cette question, Emmanuel Kant répond par un essai publié en 1795, Vers la paix perpétuelle, à l’occasion duquel il analyse un certain nombre de principes visant à établir les conditions d’une « paix perpétuelle » (plutôt qu’une simple « cessation des hostilités »), seule forme d’équilibre envisageable tant que « l’état de nature » persiste à réguler les rapports entre États (c’est-à-dire tant que les Etats ne seront pas coalisés en une fédération). Le premier de ces principes consiste à condescendre au peuple la possibilité de décider lui-même si oui ou non il se résigne à l’état de guerre. La guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée à des militaires. L’idée – alors pleine de bon sens – était qu’il y aurait mécaniquement moins de conflits puisque ce sont les mêmes populations, mobilisées en qualité de soldats (Kant n’admet pas d’armée de métiers), en tant que leurs vies seront exposées, qui en feront les frais. Les mêmes populations, précisons-nous, à l’exception des femmes ; 137 raison pourquoi le droit de vote n’a pas été donné aux femmes au lendemain de la révolution (rien à voir donc avec l’inculpation de « misogynie », bien qu’indéniablement, patriarcale et phallocrate, l’esprit du temps l’était aussi). Il y aurait logiquement moins d’appétence pour les conflits et par effet de calcul démocratique, les dirigeants planqués ne manqueraient pas de s’y reprendre à deux fois avant de s’engager dans ce genre de mésaventure… La guerre tout de même Guerre et démocraties ne font pas bon ménage. En théorie ; l’avis du peuple étant dans la pratique, rarement sollicité. Il arrive néanmoins, passé un certain seuil d’atrocités, que l’opinion pèse suffisamment lourd pour entraver les menées belliqueuses de leurs élites. L’argument de Kant s’avère alors d’une redoutable pertinence. Ce serait précisément ce qui arriverait à l’Amérique, apprenant par l’intermédiaire des premiers « envoyés spéciaux » le sort que réservait l’état-major aux réfugiés du Kosovo. L’impopularité de ce conflit, accru par la guerre du Vietnam, deviendrait telle que la population refusa catégoriquement toute forme d’engagement. Et ce fut toute l’économie militaroindustrielle (premier budget de l’État) qui menaçait de s’effondrer, entraînant par le fonds la puissance financière, technologique et géopolitique des USA. Il y avait donc urgence à faire tomber l’obstacle du boycott. À retrouver l’assentiment du peuple. Le 11 septembre fut une première réponse. Puis vint la privatisation des troupes, 138 l’externalisation des coûts humains de la guerre. L’ultime remède en fut la politique du drone. Un point pour Bush ; Kant n’y survivrait pas… La théorie du drone Dès lors qu’il ne met plus en sursis la vie des combattants, le drone devient immédiatement une formidable machine à démonter la critique de la guerre. Le drone effondre les principes de la paix perpétuelle. Il désactive l’opposition de la société au nom des existences gâchées. Plus de chair à canon. Plus de trauma. On reste assis dans son fauteuil à triturer le joystick. Tuer à distance, sans menace de réplique, n’est-ce pas la manière idéale d’économiser des vies ? Ils appellent ça – dans le prolongement de la « guerre humanitaire » du bon docteur Kouchner – une « technologie humanitaire de pacification ». Évidemment, tout dépend d’où l’on se place. Mais, détails mis à part, l’argumentaire tient-il vraiment la route ? À tout le moins mériterait-il que l’on s’y penche un peu plus près… D’abord parce que la précision du drone est celle du tir, et non pas celle du champ d’impact. Elle abolit d’emblée la distinction catégorielle entre civils et militaires. Les cibles ne sont plus les combattants en acte, puisqu’il n’y a plus de GI à combattre en situation : ce sont des ennemis « potentiels », c’est-à-dire susceptible d’être des combattants en acte. Ensuite parce qu’en son principe même, le drone conduit à l’effacement de la démarcation entre zones franches et zones 139 de guerre. Dès lors qu’il n’y a plus de soldats ennemis sur le terrain, la seule réponse, la seule réplique possible de la part des agressés est l’organisation d’attentats terroristes visant le territoire d’où sont partis les drones. Bilan des courses : les civils des deux camps essuient les pots cassés. Les uns sont des « dommages collatéraux », voir des « bavures » bien vite passées sous le boisseau ; les autres les victimes anonymes mais nécessaires d’un plan de communication ourdie par une insurrection au pied du mur. Des deux côtés, on meurt. Si tu ne vas à la guerre, la guerre viendra à toi. Prétendre que le drone serait un progrès pour l’économie de guerre est donc doublement fallacieux. Sauf à entendre le progrès de manière unilatérale, comme étant l’exclusivité de ceux qui tiennent le manche. Les seuls qui ne soient plus exposés au risque du retour de flamme, ce sont effectivement, précisément, ceux qui pressent la détente. L’avenir du drone …s’annonce radieux. On a conçu, pour l’espionnage, des drones de surveillance, de détection, puis de combat. Drone télécommandé puis autonome. L’étape suivante, après les drones de guerre, chasseurs-tueurs, ce sont les drones civils, dit également « de protection ». Drones policiers, serviles et fiables, affectés au « maintien de la paix ». Après les drones cynégétiques dont Obama a fait le pivot de ses chasses à l’homme après les « Prédators » viendront leurs petits frères « Terminators » dévoués à la sécurité de l’État. Cela 140 commence toujours par l’expérience des états guerre pour de rebondir vers l’intérieur. Pour nous revenir, comme un boomerang, nous sauter à la gueule. C’est aujourd’hui que cet avenir se joue. En 2015, est prévu l’ouverture de l’espace aérien américain aux engins de surveillances civiles et policiers radio-téléguidées. Certaines moutures sont équipées de tazers, de projectiles antiémeutes et de programmes de géolocalisation. Des prototypes parfaitement fonctionnels ont été expérimentés à la frontière entre les USA et le Mexique. À telle enseigne que Jean-Yves Le Drian, notre ministre de la guerre – pardon : « de la Défense » – vient d’annoncer son intention formelle et résolue de préempter le marché. Le drone sécuritaire, c’est somme toute moins aléatoire, moins cher et moins souvent malade que l’hoplite fonctionnaire. Relativisme d’hier et d’aujourd’hui C’est peut-être l’une des caractéristiques les plus marquantes de notre « postmodernité » ; d’un temps où la morale, naguère dictée par les maîtres à penser (Eglise puis République), est laissée à la discrétion de chacun. Plurielle, diverse, elle l’a toujours été. Autant l’avouer tout de suite : la fluctuation de l’éthique n’est pas une nouveauté. Qu’on s’en rappelle aux envolées de Pascal, sceptique inconséquent, et dont la foi chrétienne ne sert que d’épithème boiteux à ce vertige sans porte de sortie. En visant l’épochè – l’extinction 141 du jugement – les pyrrhoniens optaient pour une démarche inverse : c’est dans l’absence de dogme, obtenue par la diaphonie, qu’ils escomptaient trouver la sédation de l’esprit. Qu’on s’en exile ou qu’on l’exploite, on connaissait que la morale était une chose instable. On la savait précaire. Descartes lui-même préconisait pour morale provisoire celle dite par la coutume. Rien de nouveau sous le soleil. À ceci près que cette diversité qui pouvait être auparavant normée par la géographie n’est plus contenue dans son écrin par des cloisons étanches. Plus de frontières, de Pyrénées, de Rubicon, d’Indus pour séparer ce qui, désormais, s’affronte et s’interpelle sur un même territoire. Dans le sillage des religions, des origines et des cultures, les morales se côtoient, se parasitent, se brouillent. Se concurrencent parfois. Symptomatique de ce nouveau contexte : la thématisation d’une fiction politique, « le vivre ensemble ». Concept sur mesure venu répondre à des enjeux jusqu’alors dérisoire, donnant le change à celui de « communautarisme ». Le mondialisme, le métissage, le fait multiculturaliste présentent ainsi des contrepoints qui nous engagent à questionner certaines valeurs dont la teneur semblait aller de soi. Guerre civile des valeurs Avec sans doute quelques inconvénients. Mais l’accrochage n’est pas nécessairement un mal – pas pour tout 142 le monde. Le même chambard qui est un déchirement pour le tissu social peut être d’une richesse inestimable pour la philosophie. Les crises le sont en général. Non que la morale soit à géométrie variable ; ce sont ses contenus qui le sont devenus. Nous vivons une époque où le débat n’est plus le lieu d’une lutte des valeurs, mais d’un conflit des interprétations, d’une guerre civile d’homonymie. On n’oppose plus une valeur à une autre en vue de déterminer laquelle doit prévaloir, laquelle doit s’effacer ; mais une certaine idée de cette valeur à une autre acception de cette seule et même valeur. On garde le signifié, on braque la sémantique. Cela peut paraître abstrait sans chair et sans exemple. Sortons de l’obscurité. Notre littérature contient des cas d’école à même d’expliciter de manière claire et univoque cette nouvelle donne induite par la modernité. Les dilemmes d’autrefois ne sont pas ceux d’aujourd’hui. Il fallait autrefois choisir, chez les poètes épiques, entre la gloire d’une vie brève mais héroïque et la banalité d’une existence éteinte, insignifiante et de croûte molle. Entre incarner l’Achille fougueux risquant sa peau avec ses myrmidons sous les portes d’Ilion et l’Achille élégiaque de la nekuia d’Ulysse. Il fallait autrefois choisir, tant dans la geste que dans la tragédie, dans le roman comme dans le drame courtois, entre le cœur et le devoir, entre l’honneur du roi et les beaux yeux de Chimène, entre Sa Majesté et Sa Sainteté le pape, entre Héloïse et l’Ordre, entre la guerre et le nazisme, entre la Loi – raison d’État – et Antigone, entre Hélène et la paix, Iphigénie et la victoire, Tybalt et Roméo. Abraham143 même était déjà sommé de faire la part entre son rapport transcendant à Dieu et son amour de père. C’était l’âge des héros, celui des sacrifices. Socle moral commun L’alternative ne confronte plus à notre époque plusieurs valeurs distinctes qu’il s’agirait de hiérarchiser. Elle les confronte, mais ne les confronte plus que par référence à des normes autonomes. Cela n’est pas dire qu’il n’y ait jamais eu des morales collectives. À rebours de la loi, toute morale est individuelle, et ne concerne que le jugement que les individus portent sur leurs actions. La convergence de ces jugements de valeur était jadis acquise par le fait seul de leur alignement par le truchement de la religion ou de la religion de l’État. L’État est mort, détruit par le libéralisme ; les religions pullulent. Lors, ces morales ne se reconnaissent plus. Elles se tolèrent dans le meilleur des cas, se heurtent dans le pire, incompatibles ou incommensurables à l’échelle collective. Stigmate épidermique de la mondialisation, ce feuilletage divariqué de valeurs induit un état d’affrontement larvée et de coexistence fragile que le politique (ou ce qu’il nous en reste) ne peut que constater, dont rien ne garantit l’issue. Raison pourquoi il se passionne pour la « morale laïque », prête-à-penser, seule en mesure de provoquer la standardisation des normes. Morale universelle – donc « catholique » au premier sens – en dernier ressort aussi dangereuse et pernicieuse que la dictature relativiste qu’elle tente de réfréner. 144 Le synode bioéthique qui devait accoucher de la loi Léonéti accuse de manière exemplaire une telle polysémie : c’est désormais au nom de la même « dignité » que d’aucuns prescrivent l’encadrement légal de l’euthanasie, et d’autres son interdiction. Au nom de la même « égalité » que d’aucuns prônent le mariage gay ; d’autres le statut quo, arguant de l’environnement sécure qu’offre à l’enfant le cadre familial traditionnel. Au nom de la même « sacralité de la vie » que certains réclament la peine de mort pour ceux qui la retirent, quand d’autres s’en indignent parce que le condamné aussi a droit à l’existence. Au nom du même « respect de la personne » – mère ou enfant – que l’on tolère ou que l’on blâme l’avortement. On ne joue plus seulement une valeur contre une autre. La même valeur est convoquée avec des acceptions distinctes. Comment s’entendre, tandis qu’usant des mêmes vocables, l’on ne parle plus le même langage ? Comment ne pas succomber au piège des fauxamis ? Des paroles et des actes On pourrait esquisser un certain nombre d’analogies entre la langue d’un peuple et ses tropismes culturels. Prenons le cas de l’Asie ; précisément du mandarin, du japonais et des arts de la guerre. La langue chinoise, souple et fluide comme l’espagnol, féconde un art martial fluide et souple. La langue nipponne, heurtée et rude comme l’est l’allemand, produit un art martial rude et heurté. Souplesse à 145 l’Ouest, tai-chi, école de légèreté ; à l’ouest le Bushidô, la discrétisation. On peut en dire autant de la musique, liquide ou saccadée ; et puisque le langage est source plutôt qu’outil de la pensée, de la pensée elle-même. Le causalisme en sociologie Une brève pour dénoncer un emploi abusif par la mauvaise sociologie de la notion de « causalité ». Il faut savoir faire le départ entre au moins trois modalités de rapport entre un phénomène p est un phénomène q : une causalité, une corrélation et une coïncidence. Un rapport de causalité implique une détermination de p vers q – car si « pet » alors « cul » – ou de q envers p. Toute la question est de savoir si p est au principe de q ou bien si q est au principe de p. Un troisième cas de figure est exprimé en logique propositionnelle par le symbole ↔, renvoyant à l’opérateur de l’équivalence ou de la double implication. En ce cas, p et q sont mutuellement, respectivement, principe et conséquence. Tout cela mérite sans doute quelques éclaircissements. On peut toujours user, dans un souci pédagogique, d’un schéma emprunté aux classifications classiques telles que les arbres généalogiques pour aborder d’un pied plus assuré ces arguties logiques. Deux phénomènes étant posés, on établit lequel des deux précède, et l’on en fait celui duquel l’autre procède. C’est une causalité. S’ils sont concomitants tout en constituant un système autonome, il s’agira toujours d’une causalité, mais de 146 type circulaire, bilatérale : la causa sui non efficiente, non transitive chez Spinoza. C’est le rapport père au fils (le père comme cause du fils), avec toutes les ambiguïtés qu’à trouver bon d’y poser la christologie. Lorsqu’il se trouve n’y avoir aucun rapport direct entre ces phénomènes, aucun rapport hormis le fait qu’ils ont une origine commune, c’est une corrélation. C’est le rapport du frère et de la sœur. Lorsqu’il se trouve qu’il n’y a aucun rapport du tout entre deux phénomènes, c’est une coïncidence. C’est le rapport du père au morceau de lard tombé du ciel. Sauf à penser, avec Karl Jung, que tout est intriqué. Il s’agirait alors de « synchronicité ». Un mot pédant pour dire « pensée magique ». Télévision et délinquance Illustrons nos propos par un exemple concret. Celui de la relation – ou de l’absence de relations – entre la délinquance et la violence à la télévision. Un marronnier sans âge qui plaît visiblement aux journalistes, et les dispense (comme tous les marronniers) de se lancer dans de coûteuses et fatigantes enquêtes. Un serpent de mer éminemment pratique qui, également, dispense la parentèle désemparée de se remettre en cause. Une recette éculée, mais déclinable à souhait. Et toujours aussi douce si l’on en juge aux divers ingrédients – romans, mangas, jeux vidéo, porno, Facebook – qui ont fait son succès. Peu d’objets culturels ont échappé à la vindicte pharisienne des bigots grimaciers. Tenons-nousen au plus courant, à la violence à la télévision. 147 On peut tout aussi bien penser que l’excès de télévision entretient la fascination pour la violence (si p alors q), ou que la fascination pour la violence entretient l’excès de télévision (si q alors p). On peut encore admettre que l’excès de télévision et la fascination pour la violence s’entretiennent mutuellement ; qu’ils sont, pour ainsi dire, co-impliqués, pris dans une boucle de renforcement (si p alors q alors p). On resterait toujours dans le registre de la causalité. Effectuer un glissement vers la corrélation signifierait poser que la fascination pour la violence et l’excès de télévision sont moins des causes que des effets concomitants découlant d’une même cause (si o alors p et q). Le tout est d’accepter d’identifier cette cause : en l’occurrence l’échec éducatif. Mais les médias feraient alors sans doute moins d’audimat… Garder la monnaie Jamais, dans toute l’histoire humaine, la production n’aura été si intensive qu’à notre époque. Aussi technique et assistée. Aussi démesurée. Or jamais, paradoxalement, les inégalités de richesse n’ont été si criantes. Les écarts de revenus (salaires et rentes) atteignent des sommets. Les grandes fortunes du CAC 40 repoussent régulièrement les cimes de l’indécence. Toute la richesse produite ces dernières décennies s’est vu intercepter par moins de 1 % de la population des pays riches. L’argent, dans la logique capitaliste, ne devait être qu’un moyen devant servir à faire 148 tourner l’économie. Tout se passe comme si l’économie n’était plus qu’un moyen de ne plus faire tourner l’argent. Biais d’auto-sélection Vous existez. Il n’y a pas de quoi s’en étonner. Pas de quoi se convertir ou faire appel à une quelconque « intelligence cosmique ». Vous faites partie de l’échantillon. « J’existe » : seul un individu qui, en effet, existe, est en capacité de faire cette remarque. Celui qui n’existe pas ne peut pas, en revanche, s’étonner d’exister. De même le fait de s’étonner que le langage existe ne peut être possible qu’à cette seule condition que le langage existe. Ce biais, dit d’auto-sélection, se rencontre partout dans la philosophie. Il se rencontre encore sous sa forme téléologique pour balayer le spectre allant des religions de l’anthropocentrisme (concept d’élection) au principe anthropique de la pseudocosmologie moderne (dessein intelligent) en passant par les théories fumistes de la théologie naturaliste (notion de Dieu bouche-trous). Il y a urgence à désherber. Ce n’est pas parce qu’une chose « est » qu’il était « commandé » que cette chose soit. Pas de projet. La nature, l’univers ou Dieu, n’orientent pas davantage le devenir des choses que nous ne sommes capables de régir mentalement la croissance de nos cheveux. 149 Écriture numérique C’est inscrit dans la loi. L’écriture manuscrite devient officiellement facultative dans quarante-cinq Etats américains. En d’autres termes, un enseignant qui ne jugerait pas utile d’apprendre à ses élèves comment tracer des lettres (ou n’en serait pas capable) peut désormais s’en dispenser. Ils apprendront directement sur un ordinateur. En « scripturaire ». Plus en cursif. Au train où vont les choses, l’écriture manuscrite ne sera plus enseignée que comme un art graphique. Comme la calligraphie chinoise. Ce sera donc une génération entière de petits écoliers qui, dans dix ans, seront incapables de tenir un stylo, d’écrire leur nom sur un post-it ou de tracer « je t’aime » en caractères de sable au bord de l’océan. Toute une génération d’analphabètes manchots qui serviront de cobayes aux forcenés du modernisme, pour le plus grand plaisir des vendeurs de tablettes. On trouvait autrefois, à l’entrée des carrières et des mines de charbon, des rangées de cages fumées où trillaient naïvement quelques douzaines d’oiseaux. Des canaris. Dorés et vifs ; pas pour longtemps. Des canaris qui ne servaient pas que pour le casse-dalle. L’ouvrier chef ne déblayait jamais de nouvelles galeries sans s’être prémuni auparavant contre le coup de grisou ou le manque d’oxygène. C’est à cette fin que servait la précieuse bête, première à tourner de l’œil en cas de pépin. On pourrait dire qu’en de nombreux domaines, les ingénus Bobby, semblables aux canaris, prospectent et 150 frayent pour nous le chemin du futur. Avec cet avantage spéculatif immense de ne pas en rater une et de sauter dans le trou sans même qu’on les y pousse. Fracture du numérique À compter d’aujourd’hui, tout matériel, tout artefact qui ne serait pas doté d’un clavier dernier cri cessera du jour au lendemain d’être un support pour la pensée. Il faudra donc pourvoir. Ça fera vendre. C’est bien le but. Celui que dissimule l’objectif affiché de « faire coller l’école à la réalité ». Demi-mensonge, pour ne pas préciser à quelle « réalité » on entend faire « coller l’école » : réalité de l’offre, des industries du numérique. Réalité des marques dont les écoles américaines ne sont que les auxiliaires grassement sponsorisés. Avec peut-être, pour les familles les plus modestes, le risque de la fracture du numérique. Fracture économique et non plus générationnelle. Combien coûte un stylo ? Combien coûte une tablette ? Tout le problème est là… Ne va-t-on pas, encore une fois, réserver l’écriture et la lecture – donc le pouvoir – à une oligarchie ? À la fraction de CSP+ capable d’aligner trois fois par an quatre cent roros pour « updater » Windows ? Au point où nous en sommes, on ne peut plus rien exclure. Ce qui montre bien que l’introduction du numérique dans les écoles est tout autant une affaire politique qu’industrielle et culturelle. Peillon file un mauvais coton. 151 Le correcteur automatique Un avantage certain qu’on nous présente à nous déprendre de l’écriture cursive pour nous lancer dans l’aventure de l’écriture assistée réside dans la palette de logiciels « intelligents » alliés à cette technologie. Des logiciels capables de nous ôter jusqu’au souci de la grammaire, de la syntaxe et de l’orthographe, en sorte que, l’esprit libéré, nous puissions entièrement nous consacrer à l’aspect créatif de notre objet. Le correcteur automatique. Mieux que l’écriture automatique. Quel gain de temps seraitce que ne pas avoir à retenir ces pléiades d’exceptions qui sont la règle du français ! Quel gain de temps pour l’enseignant ; quel gain d’argent pour la commune ; et que dire de Bercy, lorsque les EAD se seront généralisés ? C’est tout naturellement que nous nous dirigerons vers l’abandon du manuscrit, ouvrant à l’avant-garde la marche de l’histoire. Encore ne serait-ce qu’une première étape vers la « spiritualisation » de l’écrit. Une seconde, plus décisive, pourrait être franchie par le recours systématique aux logiciels de transcription vocale. Une fois le clavier rendu caduc, il n’y aura plus que les singes qui auront besoin du pouce opposable. Devons-nous nous aussi, comme les Américains, « tourner la page » ? Conjuguer, décliner, prédiquer, ces mécanismes sont indurés profondément dans nos mémoires entre les tables de multiplication et le code secret de notre carte bleue (malheureusement, noterons les philosophes, 152 c’est surtout ce dernier que nous sollicitons). Toutes ces contraintes formelles qui sont pures conventions et nous sont devenues comme une seconde nature. Chaque fois que nous lisons, les mêmes aires cérébrales qui nous servent à écrire s’activent comme si nous écrivions. Nous ne pouvons pas, sachant cela, ne pas nous demander si cet ensemble de règles influe et en quel sens sur notre faculté de littératie. On est en droit, sans se voir forcément taxer d’angoisse misonéistes ou de pusillanimité, de cultiver quelques appréhensions sur ce qu’il adviendra lorsque nous ne disposons plus de cette mémoire, lorsque nous aurons abjuré les pleins et les déliés des écritures d’antan pour les polices typographiques des menus dynamiques standards sur tablette numérique. De l’écriture personnalisée « Le style, c’est l’homme-même », épiloguait Buffon. On peut relire Buffon de multiples manières et choisir, par exemple, d’interpréter le « style » comme celui du graphite et non pas de la prose. Sous le phrasé, la page. Car en deçà du sens, l’homme est déjà lisible entre les lignes. En germe, en toile de fond, dans le tracé des courbes. La lettre comme délinéation fait déjà corps avec l’esprit, donne corps à la pensée, trahit les états d’âme et révèle tout de nos dispositions. Elle tremble lorsque nous avons mal, hésite lorsque nous sommes inquiets, s’élance et vibre avec notre âme lorsque l’ivresse d’un instant de grâce nous transperce d’amour. Sa forme danse au pas des sentiments qui nous 153 habitent, à tour de rôle, noble et ignoble, tantôt divin, tantôt sordide comme se dilate et se contracte une courbe, comme ondule un signal au diapason des pulsations de l’instant. Sinusoïde, rythmique, chacun avait la sienne. Évolutive, tonalisée, chaque écriture devrait à la mesure de l’écrivain et du destinataire. Il y avait l’écriture des savants passionnés au bord de l’épectase, et celle des pharmaciens signant les ordonnances. Celle des cartes de Tendre et celle des philippiques. Celle des nuits numineuses et des jours sans soleil. Celle de Valmont qu’on ne verra jamais ; celle d’Héloïse. Chacune unique, sincère ou contrefaite. Si pleine de notre vie. Par l’écriture, un simple geste, nous devenons hommes de lettres. Littéralement. À l’écriture standardisée Une fois actée le passage au numérique, ce chatoiement d’idéogrammes disparaîtra pour consacrer le règne hégémonique de la « police », constante et uniforme. Nous étions souples ; nous serons hommes de fonte. Sans empattement, mais combien plus rigides, et moins vivants que jamais. Nous aurons renoncé à cette puissance vitale de l’éloquence qui nourrissait nos phrases. Ce poinçon d’âme qui prêtait à nos mots leur teneur affective. Nous aurons délaissé ce quelque chose d’inimitable et de profondément humain. La lettre intime, écrite, la lettre singulière aura cessé d’émettre. Le singulier sera délayé dans la typographie de l’universel. Tout ça pour aller vite. Pour conquérir de la marge. Voilà qui, avouons-le, pourrait paraître à contretemps 154 dans une économie du livre qui pousse chacun à célébrer jusqu’aux tréfonds du narcissisme le caractère irréductible de son individualité. Ainsi l’écrit passe à l’écran. Et ne passe pas sans casse. La plume relie, la plume prolonge ; l’écran, c’est l’interface, l’organe-obstacle qui nous sépare et nous raccorde au texte. Plus rien n’habite la forme de la typographie. Comme le suggère le mot-valise, information automatique égale informatique. Et formatage. Des voix s’élèvent pour protester, faisant valoir que cette jouissance calligraphique serait un luxe bien dérisoire. Une forme de jubilation typique de l’écrit-vain bourgeois, adepte du bon goût. Il faudrait évoluer. Ne pas penser qu’à soi. Penser aux dyslexiques, aux alexiques – penser à eux. Rassurons-les, nous y pensons ; mais que les fauteuils roulants soient utiles aux handicapés ne signifient pas qu’il faille en faire la norme (on sait que la Norvège, pays de la parité, prétend déjà contraindre ces resquilleurs de mâles à uriner assis). Gardons la plume pour encore quelque temps. Nous en jugerons au teint des canaris… Adieu au patrimoine L’extase technologique peut assez rapidement devenir matière à déconditionnement. L’adieu au manuscrit – car c’est bien là ce qui nous pend au nez – pourrait faire pire que de désincarner nos livres ; il pourrait, au-delà, rendre illisible tout document produit en écriture cursive. À ne maîtriser 155 que la typographie, nous perdrions l’accès aux plus grandes œuvres de l’humanité ; à toutes celles antérieures à l’invention de la « casse » typographique. Odes, épopées, romans, traités, archives, registres, tout y passerait. Mon braderie tout. Toute une littérature, désormais vide de sens, irait rejoindre ses auteurs sous une pelletée de terre. Le peu de bibliothèques que nous avons ne seraient plus que de vastes catacombes en mal de réfection. Des mausolées, espaces lugubres et désolés. Des entrepôts de fortune pour entasser des millénaires déliquescents de chair à papier, en attendant le pilon fatal et le recyclage en journal à poissons. Par « progressisme », par excès de foi, nous aurons sacrifié ce pourquoi bien des hommes auront donné leur vie, sont morts et ont vécu et, pour un lot d’entre eux, ont transcendé leur mort. Couper les ponts. Déconnecter. Rompre avec le passé. Une perte sèche, mais non pas inédite. Les caractères gothiques ne sont pas si anciens ; qui sait encore les lire ? Nos élans scripturaires, nos calligrammes, sont-ils promis au même oubli ? Voilà qui serait cocasse, à l’heure où tous ne jurent qu’au nom du « devoir de mémoire ». La lecture silencieuse Aux émois suscités par la disparition prochaine de l’écriture manuelle, on opposera que le cinéma n’a pas fait disparaître le théâtre. Pas plus que la peinture n’a disparu avec l’essor de la photographie (quoi qu’il faille nuancer, et ne rien celer de ce qu’elle est devenue). Quant au passage du stylo-plume au stylo-bille, quelle avancée ergonomique, 156 pratique et commerciale n’aura-t-il pas été ! La musique passe au numérique, le journalisme passe numérique, tout passe au numérique. Comment justifieront nous que l’écriture en reste à l’âge de pierre ? On arguera qu’avec le numérique, ce n’est évidemment pas que l’outil qui change (la didactique d’IUFM lui préférera le concept d’« instrument scripteur »), mais encore le médium ; or comme aimait à dire un illustre communiquant, c’est le médium qui fait le message. Dont acte. Ce ne sera pas la première fois. Déjà au IVe siècle après J.-C., Augustin s’alarmait de voir un moinillon lire seul dans son alcôve ; et qui pis est, sans psalmodier. On ne peut comprendre l’étonnement de l’évêque qu’en rappelant que la lecture silencieuse n’a pas toujours été. La petite voix qui chante dans notre tête fut longtemps hésitante, frêle, étouffée. Presque réduite à rien. La lecture solitaire a éveillé en nous l’un des plus étranges phénomènes dont nous faisons quotidiennement l’épreuve : le dédoublement de soi. Ce n’est pas tant que nous énoncions intérieurement chacune de nos pensées. Nous raisonnons le plus souvent de manière réflexe et non pas réflexive. Le fait est que nous pouvons le faire. Nous le pouvons avec bien plus de facilité que jamais auparavant. La petite voix a mué. De l’écrit à l’écran L’évolution des instruments et des supports de l’écriture s’est également toujours accompagnée d’importantes mutations sociales. Le processus fut long qui conduisit à leur 157 « démocratisation », depuis l’usage de la tablette d’argile poinçonnée au calame par les scribes fonctionnaires des premières villes d’Uruk jusqu’à sa forme numérique développée par Google. Il a fallu du temps, de la pierre à la terre en passant par le bois, le papyrus, le parchemin, le papier de riz, le vélin, le tissu, le codex, l’incunable, le livre et le livre de poche (1953) ; du temps pour opérer le glissement, lors du haut Moyen Âge, de la lecture publique, communautaire et religieuse, à la lecture privée, intime, dans la cellule du moine ; du temps pour que cette expérience nouvelle, « mystique » de la lecture féconde l’idée de subjectivité, d’individu et d’intérêt privé ; du temps pour que semblable idée donne à son tour naissance aux formes du roman, de l’autobiographie, de la fiction et de l’autofiction ; du temps pour basculer de la copie manuelle à l’imprimerie, de l’imprimerie à la mitose informatique. A l’épicentre de ces séismes, notre rapport au texte. Notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes. Il a fallu du temps pour en arriver là ; du temps, mais surtout nombre de ruptures, de reniements – et une bonne dose d’indépendance d’esprit. Lapalissade tautologique : on n’avance pas avec des idées fixes. L’humanité, pour progresser, transgresse. Et jusqu’aux traditions, signant l’oubli des savoir-faire les mieux ancrés. On sait l’effervescence que suscita chez les canuts l’entrée en lice de la machine à vapeur. Et les luddites sont aujourd’hui légions pour qui le mieux reste l’ennemi du bien. A fortiori, pour ce qui concerne la nouvelle donne de la numérisation, 158 terrorisant les professions du livre qui tiennent à leur prébende. C’est le grand drame de la technologie, que de ne pouvoir créer sans abîmer ce qu’elle supplée, ou tente de suppléer. Toutes les grandes inventions commencent par être des blasphèmes. Dieu-même, qui ne fait rien au hasard, et tout à son image, n’a-t-il pas créé l’homme en sorte qu’il lui désobéisse – pour le pouvoir chercher ? Culture à l’ère du numérique Toute création engage un parricide, un meurtre symbolique ; aucune ne dure sans présenter un avantage comparatif sur son infortunée victime. Au grand dam des écologistes, il y a peu de chances qu’une fois domestiquée la fusion nucléaire (le cœur d’ITER), l’on en revienne au gaz de houille. On ne rétrocédera pas de l’automobile à la calèche. Et c’est encore plus vrai de l’écriture. Toutes ses évolutions pratiques, donc théoriques (selon ce qui vient en premier), ont entraîné dans leur sillage d’immenses bouleversements, aussi bien politiques, que spirituels, intellectuels, législatifs, et scientifiques irréversibles. Bouleversements qui rejaillissent sur la culture, et contribuent en cette matière à repousser toujours plus loin les frontières du possible : (a) Celles de la production. 1,8 zettaoctet. C’est la masse de données produites et répliquées en 2011. À peu de choses près, six fois le nombre d’étoiles dans notre galaxie. L’Interactive Digital Center prévoit un accroissement de 75 % de la quantité des fichiers en circulation au cours de la 159 décennie à venir. 90 % de l’information produite tous supports confondus au cours des 35 000 dernières années ont été générés dans les 10 ans qui nous séparent de l’aube du millénaire. Ce sont des vies entières qui s’étalent sur le Web, à la faveur des blogs, de la timeline Facebook et des forums. Chacun génère sa bibliographie. Dépose son épitaphe. S’extravertit en ligne, ou bien – grâce aux eBook – cultive son talent créatif, accède à des auteurs qui, autrement, seraient restés dans l’ombre. Il y a surtout l’information. Tout ce qu’il n’y a plus dans les médias. (b) Celles du stockage. On estime à 100 Go la masse d’information totale qu’aurait pu abriter la grande bibliothèque d’Alexandrie. 500 à 1000 Go : c’est la capacité moyenne d’un disque dur standard ordinateur portable. Les nanotubes de silicium, dernier-né des nanos, permettent de développer des unités de stockage dans la compacité flirte avec le micron. La recherche appliquée se penche sur une alternative « biologique » à ces supports. Après les processeurs mimant le fonctionnement des réseaux neuronaux, l’information serait « enroulée » dans des brins d’ADN. L’idée serait, en lieu et place les zéro et les uns classique du protocole binaire, d’utiliser les acides aminés et les bases azotées. À supposer qu’il soit toujours utile d’en disposer demain dans nos ordinateurs, ce dont peut faire douter la mise en route des farm-server d’archives et le stockage quasi-dématérialisé des contenus dans le brouillard des clouds. 160 (c) Celles de la diffusion. Que de chemin parcouru depuis l’ère des placards et des crieurs publics ! On doit beaucoup à Gutenberg, dont l’invention allait permettre la diffusion d’ouvrages tels que la Bible et l’Encyclopédie. Publicité de deux œuvres majeures et protreptiques de révolutions intellectuelles et politiques. La Bible, en premier lieu, redécouverte à la lumière du principe luthérien de Sola scriptura, donnera l’élan de la Réforme, et la Réforme – au nom des effacés sans Loges spéculatives – de la Révolution, puis de l’État de droit et de la République. La Bible, donc, et l’Encyclopédie, préfigurant Wikipédia dans son souhait (apparent) de diffusion des connaissances, de partage des savoirs, d’ouverture des ressources. Avec toutefois cet avantage pour le wiki d’être à la fois rectifiable en temps réel, « participatif » et « open source ». Les illusions du numérique Les avantages comparatifs du numérique sur le papier sont des plus évidents : gains de productivité, gain d’espace et de temps. Tout cela est vrai, mais incomplet. Ce serait trop simple. Savoir ce que l’on gagne ne doit pas nous empêcher de réfléchir à ce que l’on perd. Si les problèmes qui se posent à notre époque semblent être des problèmes anciens, les termes selon lesquels ils viennent à se poser sont pour eux inédits. Il est acquis que toutes les pentes ne soient pas bonnes à suivre, ou pas sous tous rapports. Il se pourrait que la promesse du numérique – analogique, dans le domaine économique, à celle de la « croissance » – ne soit au fond 161 qu’une vue de l’esprit, une coquecigrue. Reprenons un à un les trois verrous de la culture qu’elle prétend faire sauter. (a) Celles de la production. Il est un certain seuil passé lequel la production noie l’intérêt. Noie le lecteur dans le désintérêt. Le numérique réintroduit ainsi dans les espaces virtuels la crise de la surproduction. L’économie du Web exige de fait des producteurs de contenu des mises à jour à flux tendu pour demeurer dans la top-list des moteurs de recherche, seuls expédients pour monétariser grâce aux régies publicitaires. On peut alors produire beaucoup sans n’avoir rien à faire passer, de même qu’on peut parler beaucoup pour ne rien dire. Gonfler les glaces avec de l’air. C’est toute l’ambiguïté du Web que de se constituer tout aussi bien en espace d’expression en formidable enculer les mouches. Plus ça va, moins ça va. Concours d’audience, saturation, primat de la quantité au détriment de la qualité, le numérique écope à pas feutrés de tous les vices de la télévision. (b) Celles du stockage. L’information en numérique ne transcende pas l’obsolescence des artefacts qui la contiennent. Ses supports matériels (disquette, zip, CD ou DDR) autant que logiciels. Un vieillissement accéléré par le renouvellement constant du parc informatique, par le lancement de nouvelles architectures sans cesse plus performantes, incompatibles avec les précédentes. Il faut toujours, quoi qu’il arrive, disposer d’un support pour emmagasiner l’information. On peut le compresser ; on ne 162 peut pas l’abolir. C’est ce support que les mises à jour tant du hardware que du software rendent illisible à terme. Les différentes versions et extension de la bureautique sont rarement rétro compatibles. Et la retranscription ou conversion des données générées précédemment n’est pas toujours possible. À cela s’ajoute la question spécifique au Web de la confiscation des tubes d’information. Ce qui importe n’est plus vraiment ce qui circule dans les canaux, que la propriété de ces canaux. Soit le pouvoir discrétionnaire de sélectionner, filtrer et réguler les flux (l’information n’est alors plus un stock). Ce qui n’est pas sans poser quelques questions quand l’intégralité de la plomberie (YouTube, Tumblr, Instagram, etc.) est tributaire de fonds américains. C’est à se demander si les révolutions de Jasmin auraient jamais eu lieu dans l’hypothèse où le réseau Twitter ait été tunisien. (c) Celles de la diffusion. Les défenseurs du numérique – dont nous sommes malgré tout – insistent avec raison sur l’apport sans équivalent que constitue l’accès libre et démocratique de tout individu muni d’une connexion royaume de la connaissance. Partons de là. Que diffuse-ton ? Non pas la connaissance : l’information. L’information n’est pas le savoir, quoi qu’en pense Michel Serres (si d’aventure il pense encore). Connaître que la Terre est une planète parmi tant d’autres n’est pas encore savoir ce que signifie pour nous que la Terre soit une planète errante. L’énoncé de base selon lequel la Terre tourne autour du Soleil n’est pas une connaissance, mais un point de vue 163 faisant état de la convention qui fait de notre étoile notre référentiel. Soit que l’information soit vide comme la série irrationnelle de П, soit qu’elle soit une croyance qui ne se sache pas telle, elle ne transforme pas. L’information ne se distingue plus alors de l’érudition ou de la désinformation. On trouve autant de distance entre Google et le savoir qu’entre Googol (10^100) et l’infini. N’allons pas croire, pour compléter le tableau, que l’Internet soit libre. Cela serait passer bien vite sur le forfait mensuel de connexion. Questions de peu, sans doute, pour Michel Serre-volant, peu susceptible de rase-mottes. Qui ne titille plus des masses, pour figurer au nombre de ces menus tracas qu’éclipsent plutôt vite un salaire confortable d’expatrié chargé de cours au sein de la prestigieuse Harvard… Au commencement était le verbe Nous sommes communément, sinon toujours, les spectateurs plutôt que les acteurs des mots que nous prononçons. L’expérience ordinaire de la conversation accuse un décalage entre l’instant où nous parlons et l’instant t+1 où nous prenons conscience de ce que nous avons dit ; donc de notre pensée. Sauf en récitation, nous ne savons pas, ou bien rarement, ce que nous allons dire avant de l’avoir dit. Nous discutons comme si le script était écrit d’avance. Du tac au tac. De là à dire que le langage – l’énonciation – prime la pensée, il n’y a qu’un pas. Il se pourrait que le langage qui pense à travers nous pense aussi avant nous. 164 La parole créatrice ? Et nous dans cette galère ? Qu’adviendra-t-il de notre liberté ? Comment se fait-il qu’en de telles circonstances, si nous ne pensons pas d’abord ce que nous énonçons, ce que nous énonçons semble exprimer à peu de choses près ce que nous aurions dit si nous avions pensé ? Cette convergence est-elle fondée ou bien n’est-elle qu’un faux-semblant, une projection posthume ? Voilà qui ferait mal… La question du rapport1 liant pensée et expression (puissance et acte ?) s’avère trop épineuse pour être ici posée comme elle le mériterait. Ce ne serait pas rendre justice à l’une des thématiques les plus pérennes de la philosophie que de prétendre la résoudre en jet de pierre. Contentons-nous de l’effleurer sous l’angle de l’éthique, donc de la liberté. Nos « dires » sont-ils indicatifs ou prescriptif ? Sont-ils la source ou l’expression de nos volontés ? De deux choses l’une : ou bien notre psyché ferait un usage immodéré des ressources langagières que nous avons acquises pour convertir des sentiments primitivement confus en un discours intelligible – mais authentiquement nôtre. Elle ne ferait alors ni plus ni moins qu’objectiver des raisons préalables. Ou bien ce que nous disons ne nous apprendrait rien sur nous ni sur nos volontés pour la simple raison que 1 A supposer qu’il s’agisse bien de « rapport », toute relation présupposant une dualité réelle entre les entités qu’elle met en relation. 165 ces volontés n’existent pas encore, qu’elles seraient postérieures, consécutive à leur énonciation, symptôme de leur diction. Il faudrait en ce cas répondre à la question de savoir pourquoi nous avons dit ceci plutôt que cela. Et c’est peut-être là, dans cet espace de jeu, dans ce néant de l’inconscient qu’il faut placer le libre arbitre. Dans l’intervalle préréflexif qui détermine de quel côté ira notre réponse. Dans la rupture de symétrie d’un crayon disposé verticalement sur la pointe de sa mine, dont rien ne permet de dire comment ni quand il va tomber – car il tombera, où nous n’agirions pas. Cela étant, que nous soyons infoutu de prévoir comment ni quand il va tomber ne signifie pas qu’il n’y soit pas déterminé par quelque cause qui échapperait à notre vigilance. Croire énoncer ce que nous pensons serait occulter ces causes. Il n’y a que l’ignorance qui nous rende libre – parce qu’elle nous rend crédule. Les luttes autoalimentées Comme le médecin ne vivrait pas sans son malade ni le pompier sans flamme, l’antiraciste ne ferait pas long feu sans son raciste à dépiauter. Or le raciste est rare, ou l’est trop vite devenu ; c’est un rara avis. Les temps sont durs et il fait doux sous les feuillages… On se doute bien, du reste, qu’il n’y a pas de pompier sans feu, non plus que de médecin sans germe. Et d’aucuns savent que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Face à l’urgence, les militants, s’ils tiennent à leur retraite, n’ont guère plus d’une d’option. 166 Traiter les gens de racistes et d’homophobes, d’antisémites, de fanatiques, d’esclavagistes et de négationnistes jusqu’à ce qu’ils le deviennent ; produire de la victime et ainsi, par la bande, obtenir son salut. On voit où ça conduit. Tel est le paradoxe des ligues communautaires, dont l’existence est sans cesse menacée par le progrès de leur lutte. Dont la survie – et elles l’ont bien compris – dépend de celle de l’adversaire. Et voici donc que l’antiracisme devient un combat d’arrière-garde, gonflé par la diminution de l’enjeu. L’antiracisme, bien sûr, mis en demeure de motiver sa hotte ; mais également l’antifascisme, le laïcisme, le féminisme (Femen) ou les lobbys LGBT, dont les provocations tous azimuts, la surenchère pénale et les cabbales médiatisées servent d’abord sinon seulement à relancer la demande. Pour légitimer l’offre. Tout se passe comme si ne comptait plus, là où jadis se profilait une cause, qu’un intérêt d’autoconservation. Gratter ses croûtes Des associations Noires de « descendants d’esclaves », se figurant les statuts de victime et d’exploitant sexuellement transmissibles, exigent que les Français (les Français Noirs inclus) joignent à leurs repentirs des gages plus substantiels de leur sincérité. Elles veulent des chèques. Des liasses de chèques pour panser leurs blessures. On sait pourtant où ont conduit les « réparations de guerre » que le traité de Versailles exigeait des Allemands. Nous avons trop à faire 167 avec la Commission pour nous offrir le luxe d’une guerre civile ethnique. Feed-back et fonds européens Nous baillons chaque année 21 milliards d’euros à la Commission européenne qui nous en restitue 14 sous le prestige du drapeau bleu aux étoiles d’or. 14 milliards sous condition d’affectation à des postes spécifiques, des domaines spécifiques alloués d’orientations précises arrêtées par la Commission dans l’intérêt précis de la Commission. Ce sont ensuite les collectivités locales, les secteurs substantés et – toujours – les agriculteurs « bénéficiant » de ce menu retour (2/3 de la ponction) que l’on invoque pour démontrer que l’on ne survivrait pas privé des subventions de la Commission européenne. Le proxénète pique 7 milliards au sac à main de sa fille de macadam et il faudrait en plus qu’elle lui en soit reconnaissante ! Le monstre Minotaure Tout collégien s’étant courageusement frotté aux rudiments de la langue latine se sera avisé du sens du verbe moneo, modèle d’en-tête pour la conjugaison des verbes de la seconde classe. Moneo, en français, signifie « avertir ». Monstrum, le monstre, dérive de moneo. Il s’agit au sens propre d’une mise en garde, d’un phénomène hors normes et prodigieux qui, en tant que tel, alerte, fait signe, porte un 168 message. Le monstre est quelque chose comme un tribut des dieux, la rançon d’un hybris. Il rend visible la dissociation entre la volonté et la nature humaine. Il manifeste une transgression dans l’ordre du cosmos. Le Minotaure incarne jusque dans son nom cette infraction aux lois élémentaires qui régissent la nature. Hybride et sans espèce, il n’a de place dans aucun règne. Son seul asile est aussi sa prison, au cœur du labyrinthe, cet enchevêtrement de méandres sans fin, faits de croisements. À son image, confus à son image, faits par Dédale pour inspirer l’angoisse. Bâtard maudit, fruit d’illicites unions de la reine de Crète Pasiphaé et du taureau sorti de l’onde, le taureau blanc, symbole de royauté que son époux Minos a refusé au dieu Poséidon, le Minotaure – il se nomme Astérion – prête un visage, un masque de hideur à l’orgueil de son père. Aristote définit le monstre au Livre IV de sa Génération des animaux, comme le produit d’une résistance de la matière (du corps) à la forme (son âme). C’est l’inadéquation objectivée du de la matière de la forme. Le monstre est un raté parce qu’un « acte manqué ». Entendons « acte » au sens aristotélicien d’expression d’une puissance (entéléchie), d’actuation d’une nature, laquelle nature, pour être identifiée, doit encore exprimer – en creux – ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle aurait dû être. Il y a faillite de la nature – et partant, dépassement des normes, « surnaturel » – dès lors que la matière refuse de se laisser contenir, et que la forme n’est pas matériellement achevée. Le monstre est, de la sorte, une fin de non-recevoir que le particulier adresse au général. Une rebuffade du 169 singulier qui veut être autre chose, ou davantage, que ce qu’il est appelé à devenir. Un être ontologique sui generis qui manque à recueillir l’universel de son espèce. Un avorté. Un ateles, comme le dit Aristote, une créature privée de son telos, de sa finalité. Le monstre libre en nous Le monstre peut apparaître alors comme un double défi : à la raison, à la nature ; il se découvre une créature exceptionnelle, défiant toute tentative de classification, et donc de détermination. Le monstre est indicible. Il est insaisissable. L’inquiétude qu’il suscite tient en partie à cette impossibilité de le « domestiquer », de l’« encager » par le langage qui seul, serait à même de créer une distance. Anonyme, anomique, imprévisible donc, le monstre est une révolte permanente contre les uniformités. Il oscille quelque part sur une échelle des êtres entre l’ange et la bête : tout monstre est néphilim. La dimension métaphysique et « satanique » qui lui colle à la peau nous conduit à envisager son plus parfait accomplissement non pas dans le domaine physique, mais dans celui, psychique, de la morale. Lorsque le monstre prend conscience de son « soi monstrueux » et nourrit un orgueil qui n’est pas sans rappeler celui des tueurs de masse. On songe aux ivresses méphitiques de l’homme sadien, bourreau par goût de sa propre déviance. Mégalomane, sans freins, le monstre aussi fascine parce qu’il est à la fois celui qu’on hait (l’aberration) et que l’on voudrait être (le libéré). Ce qui, en lui, nous terrifie pourrait en 170 dernière ressort n’être rien d’autre que ce que nous craignons et désirons le plus : la réalisation concrète et conséquente d’une totale liberté. Tous sommes des monstres en profondeur et, sans inhibitions, le serions réellement. Le monstre est fait pour nous le rappeler. Moneo : signe, prodige, avertissement, fantôme. Spectre des religions Christianisme, athéisme : deux croyances séparées par une commune affirmation – de l’existence, ou de l’inexistence – de Dieu. Il n’y a que l’agnosticisme qui déroge à la foi. Écologie politique L’écologie, c’est la transformation intellectuelle de l’environnement qui jusqu’alors n’était qu’une scène, un décor, un contexte, en acteur de l’histoire. C’est une déclinaison tardive et culturelle d’une révolution épistémologique fondamentale du XXe siècle : celle du passage de l’espace-temps statique et réversible selon Newton à l’espace-temps relativiste et dynamique d’Einstein, au sein duquel le contenu et le contenant interagissent et sont coextensifs. Il n’y a plus l’homme et la nature ; mais l’homme inscrit dans la nature et la nature dans l’homme, homme et nature formant un continuum indissoluble et… militant. 171 Langages et théorie du genre Toute langue est mandataire de sa vision du monde. Toutes réalisent leur propre découpage de la réalité, témoigne d’une sensibilité irréductible aux autres, d’une idéologie ne se laisse pas réduire à des universaux de pensée. Ce n’est ainsi pas pour rien que les « théories du genre » (« gender studies ») se sont construites dans un biotope anglo-américain. L’anglo-américain n’est pas une langue sexuée. L’article n’est pas différencié et s’emploie indifféremment pour introduire « a man » et « a woman ». Sexué, le français l’est résolument ; il l’est de pied en cap, comme toutes les langues latines continentales : « un homme », « une femme ». Il n’est pas même jusqu’aux objets qui ne se coltinent un sexe : « le ciel », « la terre ». Comprendre cela, c’est avant tout se donner une chance d’apercevoir toutes les théories ne sont pas faites pour tous les peuples. Pas plus qu’on ne donne de chocolat au chien, on ne devrait s’étonner des réticences que peuvent manifester des groupes à digérer des conceptions contraires à celles véhiculées par leur langue d’origine. Ce n’est pas qu’ils soient bornés, c’est qu’ils pensent autrement. Ni mieux ni pire. Différemment. Rien ne serait plus néfaste, à l’heure où le français en France (dixit PISA) n’est plus compris ni lu ; où 90 % des textes de lois européens sont produits en américain ; où l’ordre noir des collabos visqueux et 172 anglolâtres aux ordres de Washington noyautent les ministères ; où toute une biodiversité de patois locaux sont sur la corde raide ; rien ne serait plus néfaste, en ces heures sombres, que des chercheurs, des scientifiques, des historiens, des philosophes qui ne s’exprimeraient – et ne penseraient – plus qu’en une langue : à travers elle, où elle a travers eux. L’enquête théologique et criminelle L’énigme du polar et le mystère des religions ne sont qu’une seule et même question : « qui a fait ça ? » Vérité romanesque La vérité, nous ne la connaissons pas. C’est un point de vue ; précisément, c’est un point de vue. Autant de vérités que de point de vue. Même en histoire, aucune réalité ne peut être établie. Parce qu’il n’y a pas de « faits » :il n’y a que des points de vue et tous sont réfutables – n’en déplaise à Gayssot –, il n’y a que des « versions ». S’il fut jamais une vérité qui soit irréfutable, unique et absolue, c’est paradoxalement la vérité du mythe. Celle du mensonge vérace ou littéraire, aussi nommée « vérité romanesque ». Les historiens pourront toujours délibérer sur le sexe de Jeanne, et s’écharper durant des siècles pour savoir si Napoléon est mort à Sainte-Hélène. Les clercs de toutes chapelles et d’hérésie pourront toujours s’ébattre, débattre et se débattre 173 pour savoir si Jésus-Christ est bien le fils de Dieu, et s’il est homoousios, anomoios ou homoiousios. Personne ne pourra nier, que Annah Karénine s’est jeté sur les rails, ou que Clark Kent est Superman, et Superman Kal–El. Ce n’est pas que la vérité factuelle n’existe pas « dans le réel » ; elle est inaccessible. La fiction seule offre un refuge à l’objectivité. Fétiches transitionnels précoces Mis en lumière par le psychanalyste Donald Winnicott, le phénomène transitionnel se définit comme une étape incontournable de l’accession du nourrisson à sa conscience de soi. Il ouvre un « espace culturel » qui deviendra celui de l’art, de la créativité, au sein duquel le bébé, par le jeu, simule la présence de sa mère et s’accoutume à sa disparition. Tout en introduisant l’enfant aux arcanes du symbole (condition du langage), le phénomène transitionnel vient amortir son renoncement à l’être monadique qu’il conformait avec sa mère et son environnement. L’objet transitionnel (doudou, tétine) désigne l’artefact qui fait office de substitut de la « mère suffisamment bonne » en vue d’accompagner cette subjectivation. Le nourrisson prend acte à l’occasion d’une frustration, du fait que sa mère n’est pas lui et qu’il n’est pas sa mère ; qu’il y a écart entre l’essor de ses désirs et la satisfaction de ses désirs. De là procède la mise en place d’une démarcation entre le monde réel, lieu de l’altérité, du déplaisir et de l’inassouvissement, et le monde intérieur de la psyché. Je/Il. Moi/Autre Le sujet nait à sa présence au monde. 174 Fétiches transitionnels tardifs Or Winnicott, pour téméraire qu’il fut, n’est pas allé jusqu’à prétendre à l’existence d’autres étapes transitionnelles. L’une d’elles se laisserait deviner non plus à l’articulation de la petite enfance de l’enfance proprement dite, mais au mitant de l’enfance et de la maturité, au cours de cette période d’affirmation pileuse et odorante que l’on appelle élégamment l’adolescence. De la même manière que le nourrisson se dissociait de sa mère à l’occasion de la frustration, l’enjeu consiste pour l’ado à faire le deuil de ses parents comme figures idéalisées, à briser l’œuf, la chrysalide pour prendre son envol. C’est une seconde étape de l’individuation : après la subjectivation, la construction de son identité sociale, sexuelle et symbolique. Cette sécession constitutive ne va pas sans douleur. Ce qui ne tue pas… fait mal quand même. Ce sont alors la cigarette et le téléphone portable (l’iPhone, le cellulaire) qui font office d’objets transitionnels. La cigarette hier et aujourd’hui l’iPhone sont à l’adolescent ce que la tétine ou le doudou sont à l’enfant. L’iPhone est un cordon d’ombilical ; la cigarette un substitut au sein. La détresse inédite de la « nomophobie » (no mobile phoby) reproduit assez bien la crise de larmes que suscite un immanquablement la perte chez l’enfant de l’objet transitionnel. Il se pourrait, pour faire un pas de trop, qu’une 175 grande partie de l’« addiction » qui se constate chez les fumeurs soit davantage le fait d’une fixation sur l’objet en question – la cigarette – que celui d’une véritable dépendance physiologique. Cela vous achèvera peut-être, mais il n’existe aucune étude au monde ayant prouvé que l’inhalation de nicotine suffise à rendre « accros ». Quant au portable, il est d’abord ce qui « relie », retisse le lien virtuel, avant d’être ce qui libère. D’où la question à mille euros (prix d’une séance chez le psychanalyste) : à quoi réfère le « manque » ? Malthus en 2100 La convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) prépare dès aujourd’hui le « corps glorieux » que nous aurons demain. Les thérapies géniques, la génomique, les cellules souches, la nano-médecine, les nanotechnologies réparatrices, le séquençage de l’ADN, l’hybridation entre l’homme et la machine sont autant de technologies en passe de transformer profondément notre philosophie de la mort – c’est-à-dire à la vie. Il est plus que probable que notre espérance de vie sera doublée d’ici la fin du XXIe siècle. Et ce, sans même avoir recours aux greffes de testicules de singe ! On sait que la technique, mise au point par Serge Voronof dans les années 1920 dans notre beau pays, lui valut finalement plus de railleries que de prix Nobel. Pour l’anecdote, cinq cents de nos compatriotes n’en furent pas 176 moins traités au moyen de cette thérapie. Des riches. Tant qu’il fallut bâtir une clinique à Alger, tout spécialement dédiée à ces opérations, à la seule fin de gérer la demande. Le pire du pire étant que Voronoff n’avait pas tort sur toute la ligne. L’opération fonctionnait relativement bien. Au point que ses travaux furent réhabilités en 2005 : le chirurgien russe avait jeté les bases des techniques anti-âge modernes et des traitements à base d’hormones – une vraie cure de jouvence. Quoique l’intérêt de telles recherches se prévale aujourd’hui d’un indice scientifique qu’on ne lui soupçonnait pas, nous procédons un peu différemment grâce aux NBIC. Différemment et mieux. Si bien que nous gagnons chaque année trois mois de longévité. Nous faisons reculer la mort ; et il n’est pas absurde de penser que l’homme bicentenaire est déjà parmi nous. Y aura-t-il surpopulation si l’espérance de vie augmente ? Rien n’est moins sûr. L’enfant est une manière de prolonger son existence ; si l’existence prolongée, on peut penser que le désir d’enfant s’amenuisera d’autant. Cartes en bataille Des enquêtes de satisfaction conduites au sein des casinos français ont révélé qu’une part croissante de la volière se disait rebutée par la complexité des jeux de cartes proposés : belote, poker, etc. Pour pallier ce désagrément, les grands établissements ont fait le pari audacieux d’introduire la « bataille », jeu simplissime, ne demandant aucune 177 dextérité ou maîtrise spécifique. Jeu de hasard, donc impartial. Mais tout sauf neutre, la bataille ; un jeu « pédagogique » comme pourra l’être le Monopoly. Un jeu qui fait comprendre les hiérarchies, ne tenant guerre en grande estime à l’idéal paritaire d’égalité des sexes. Non plus que celui, méritocrate, de promotion sociale. Jouons cartes sur table. Jamais une reine ne pourra battre un roi (les féministes apprécieront). Ni un valet abattre une reine (et ça se prétend démocrate). Il n’y a que l’as qui tire son épingle du jeu ; un as dont étymologie renvoie à l’unité de monnaie romaine utilisée pour les paris. Manière aussi subtile qu’un Polonais pinté au schnaps de signifier que la banque ou l’usurier chapeaute la chaîne alimentaire (ce qui restitue effectivement un aperçu plutôt lucide de la sociologie prérévolutionnaire). Apothéose du fric ? Les gérants de casino ne s’y sont pas trompés. Il faudrait être fou pour croire changer la donne. Chiens de garde Drucker invite Chirac sur son canapé rouge et lui soumet un chien. Tout un symbole… Mai 68 au siècle de raison Nous nous plaisons décidément aux visions mutilantes de l’histoire de la pensée. De la Renaissance au début du XVIIe siècle, la critique d’Aristote et de Gallien sont loin 178 d’avoir permis un buissonnement de savants et de philosophes de premier ordre. Les exceptions ne font pas la règle. La démission de la scolastique engendre davantage de théories vaseuses que d’inventions majeures. Moins de grandes découvertes que d’idées fantaisistes dont la plupart ne franchiront pas le secret des salons. Quels qu’en fussent les défauts, et ils étaient nombreux, la rigueur dialogique qui était celle de la scolastique et du thomisme dotaient le raisonnement d’un cadre. Ce cadre seul faisait rempart contre la folie douce et la spéculation la plus échevelée. Les anges pouvaient mouvoir les flèches et les universaux voler de leurs propres ailes ; il n’en étaient pas moins astreints aux principes de causalité, de non-contradiction et de raison suffisante. La suspension de ce cadre permet l’apparition de toutes sortes de doctrines plus farfelue les unes que les autres. Une fois réglé leur sort aux « idoles de la scène » (Bacon), la tradition battue en brèche donne corps au pire comme au meilleur. C’est un peu soixante-huit au siècle de raison. « Servante de la théologie » (theologiae ancillans), on ne voulait voir en la philosophie que la revisitation par les organes de la raison de quelques vérités premières aseptisées. Fini de bégayer. On sort du pédiluve pour entrer dans le grand bain. Ou plus personne à pied. Arrive alors un temps où tout bascule dans l’irrationalisme. La Renaissance voit la consécration des alchimistes et des sorcières autant que celle de Copernic et de Vésale et de Bruno et de Ficin et de Campanella. De Léonard aussi, artiste et ingénieur qui n’en 179 était pas moins mystique. C’est aussi bien l’époque des philosophes que des illuminés. Celle où Érasme écrit l’Eloge de la folie. Celle où La Mirandole rédige ses Neuf cents thèses. Ce faire à l’heure du Prince de Machiavel. C’est une époque marquée par une « absence complète dans la pensée de la catégorie de l’impossible ; tout est possible, et il en résulte une crédulité sans bornes et sans critique » (A. Koyré, Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand ). Ce n’est qu’avec le temps qu’au regard de l’histoire, la pensée se décante, l’eau se retire et dépolit la grève. Nous n’héritons que de l’écume à la surface des vagues. Regroupement familial S’est imposée à force de mind-fucking républicain cette généreuse idée que le regroupement familial fut accordé aux émigrés d’origine algérienne à titre de remerciement pour leur contribution active à la reconstruction. Ce n’est pas exactement ainsi que les choses ont été goupillées. Après avoir cédé l’autodétermination à l’Algérie (alors département français), De Gaulle a passé une alliance avec ses nouveaux dirigeants afin qu’ils provisionnent son fief en travailleurs serviles et volontaires. Il fallait rebâtir un Etat dévasté, en quasi vide-emploi, et la main-d’œuvre n’était pas au rendezvous. Les collabeurs d’en face s’y retrouvaient aussi. Le gouvernement algérien escomptait bien de cet accord un retour sur investissement. Il entendait que les travailleurs déportés au service transfèrent une part leurs économies au bled, au bénéfice de leur famille. Ce qu’ils ont fait. La France 180 victime de son succès se vit bientôt saignée comme un mouton le jour de l’Aïd el-Kébir. Et c’est alors, face à l’hémorragie de capitaux qui fuyaient l’Hexagone, qu’on inventa le dispositif du regroupement familial. L’idée était de rapatrier les familles d’émigrés afin que l’argent français qui leur était acheminé demeure en France et continuent d’alimenter l’économie française. On aurait donc les avantages de l’émigration sans les inconvénients. Douce et généreuse France, qui ignorait encore dans quoi elle avait mis les pieds… Les pompes à schnouff Pour ceux qui l’ignoreraient encore, les chaussures accrochées par les lacets au-dessus des lignes à haute tension à l’entrée des quartiers ne sont pas là qu’à titre d’œuvre de Street-art. Non plus que pour témoigner de la bêtise d’un gosse qui n’aurait rien de mieux à faire que de quiller ses pompes. Elles sont une mode assez récente, servant d’abord d’enseignes publicitaires aux revendeurs de drogue. Ce sont des panneaux de signalisation disposés délibérément à l’attention des toxicos. Il s’en faut peu que la marque des chaussures préjuge de la qualité et des tarifs de vente… Chasseurs de prime Réfléchissons à deux reprises avant d’intéresser « financièrement » les gens à l’intérêt commun. L’erreur 181 serait de sous-estimer les ressources infinies de la roublardise. Nul ne connaît les termes de la perversité humaine. C’est d’ailleurs tout son intérêt. Un exemple éclairant de cette perversité nous est fourni par l’historiographie moderne. Aux prises avec les maladies véhiculées par les nuisibles durant la saison chaude, le pouvoir colonial français établi à Hanoi (« la ville au-delà du fleuve »), capitale du Vietnam, avait fait placarder un arrêté qui promettait un retour sur investissement pour tout rongeur exterminé. On s’attendait à ce que les citoyens, galvanisés par le parfum de l’or, se fassent chasseurs de primes ; qu’ils s’investissent, s’équipent, traquent, pistent et, de leur propre initiative, contiennent la prolifération des rats. En fait de quoi tout le monde se mit à spéculer dans l’élevage de nuisible. Ecce homo. S’il y a une brèche dans la consigne, l’homme politique peut être sûr qu’on s’y engouffrera. Les parchemins de Qumrân Second exemple, pour continuer sur notre élan, celui de la découverte des manuscrits de la mer Morte. Sauf à avoir vécu le dernier demi-siècle au fond d’une grotte, il serait difficile de ne pas avoir un jour ou l’autre entendu évoquait les fameux parchemins de Qumrân, cette collection de manuscrits bibliques rédigés entre le IIIe siècle av. J.-C. et le Ier siècle apr. J.-C. Leur mise à jour entre 1947 et 1956, entreposés dans une dizaine de grottes au cœur de la Transjordanie actuelle constitue l’une des découvertes 182 archéologiques majeures du XXe siècle. Les manuscrits hébreux de la mer Morte sont en effet antidatés de plusieurs siècles aux plus anciens documents scripturaires qui nous soient parvenus. D’aucuns estiment qu’il pourrait être de la main d’une secte juive, les esséniens, auquel aurait appartenu Jésus et Jean-Baptiste. Sur les 850 rouleaux retrouvés à ce jour, nous disposons de plus de 15000 fragments. Ce chiffre remarquable n’a pas été atteint sans peine. Ni même sans quelques pertes. En vue d’accélérer les recherches, les philologues en charge de cette exploration avaient alors cru bon d’impliquer la population locale. Ces hommes des sables connaissaient l’oued comme leur tarbouche. Leur participation ne serait pas de trop. Ils auraient pour mission de rapporter autant de pièces que possible dans les meilleurs délais ; en récompense de quoi ils recevraient une part de la cagnotte dédiée au site. C’était un peu comme une surprise party avec des œufs en sucre par une après-midi pascale. Tout le monde s’y est collé. Une réussite. Les remontées ne se firent pas attendre. Elles furent nombreuses. Bien trop nombreuses. On comprendrait pourquoi lorsque la sœur du père se ramènerait avec l’autre fragment de la page déchirée du fils et le grand-père avec l’exorde et la grand-mère avec l’exergue et tout le monde au village avec un bout du puzzle – fraîchement déchiquetés. Les parchemins quasi-intacts avaient été réduits en pièces pour augmenter leur nombre. 183 Carcasse en kit Nos généreux archéologues auraient pu tirer les leçons d’un revers similaire arrivé un siècle plus tôt, en Chine, à leurs confrères les paléontologues1. Dans l’enthousiasme suscité par les premiers gisements de fossiles du jurassique, ceux-ci avaient de même tenté la stratégie « wanted », solution idéale pour payer au rendement plutôt qu’au smic horaire. Couleur locale, le ciment prit. Les paysans ont exhumé des restes entiers de dinosaures et les ont concassés consciencieusement pour démultiplier les sommes perçues. Reste qu’il est difficile de décider, d’entre les paysans et les leur commanditaire, lesquels des deux sont le plus à blâmer… La fraude à l’audimat L’audience attire les annonceurs ; les annonceurs attirent l’argent. Les patrons de chaînes vendent de l’audience aux annonceurs. C’est tout le génie de la télévision que d’avoir fait du spectateur tout à la fois le produit et le consommateur. L’audience est en ce sens l’indicateur de la valeur publicitaire d’une chaîne. Logique. Jusqu’à ce que l’on avise d’un peu trop près de quoi l’audience est le révélateur. 1 Ne pas confondre avec la famille des Paléologues, artisans de la restauration de l’empire byzantin, qui régna comme elle put sur le Péloponnèse du XIe siècle au XIIIe siècle après J.-C. 184 Pour ne prendre qu’un exemple, le lancement commercial de la TNT en 2005 s’est traduit par un décrochage drastique de l’audimat des six chaînes historiques. Aucune n’en a subi plus crûment les effets que TF1. Les spectateurs de TF1 ontils trouvé dans ce faisceau plus d’intérêt que les spectateurs des autres chaînes ? Sans rien ôter aux qualités (patentes) du réseau numérique, le doute est de rigueur. Ne cherchons pas midi à quatorze heures. Les raisons de la décrue sont aussi consternantes que simples. La suprématie de TF1 était en grande partie liée au fait que les anciens postes de télévision s’ouvraient sur la première. Ce qui peut excuser, dans une certaine mesure (dans une certaine mesure seulement) les scores de Loft Story. Avec le « baby-boom » de la TNT et la saturation de l’offre ; avec l’installation des box, des bouquets satellites, des câbles et de la fibre, sont apparus de nouvelles interfaces techniques – des démodulateurs – dotées de nouvelles télécommandes ; des interfaces dont la première propriété est de retomber directement sur la dernière chaîne visionnée chaque fois que l’on allume le poste. Petit détail, qui fait toute l’importance d’une bulle spéculative. Une valeur temporaire 99 % de la richesse produite par les pays de l’OCDE depuis les années 1980 et détenues par 1 % de la population. Il suffirait, pour mettre un terme à cette spéculation échevelée et au fléau de la captation de richesse, de 185 remplacer le système économique actuel par une structure au sein de laquelle chacun serait rémunéré (rente et salaires) en argent périssable, au moyen de coupons ou de carnets de chèques valides jusqu’à une certaine date. Une monnaie provisoire, qu’on ne pourrait donc thésauriser, accumuler, dilapider en spéculant sur des indices boursiers ; monnaie qu’il faudrait donc réinvestir autant que possible, réinjecter avant expiration de valeur dans le poumon de l’économie réelle. Une monnaie corruptible vaut mieux qu’une monnaie corrompue. L’intérêt et la valeur Singulièrement depuis Bernard Mandeville et Adam Smith, la théorie économique wesh wesh conçoit l’intérêt égoïste comme la valeur ultime de l’homo economicus. L’avidité, le vice et l’amour-propre, qui sont ses dérivés, seraient les moteurs de la prospérité. L’idée n’est pas nouvelle ; sans remonter jusqu’aux carolingiens, on la retrouve expressément dans le protestantisme du XVIe siècle, reprise au XVIIe par les disciples de Jansénius, puis par les physiocrates aux XVIIIe opposés aux mercantilistes, qui s’empresseront de la transmettre à nos penseurs anglais. L’intérêt, une valeur ? Voilà qui ferait mal. C’est là commettre un contresens féroce. L’intérêt comme « instinct », l’intérêt comme « mobile » est bien précisément la seule raison d’agir qui ne puisse jamais constituer par soimême ce que Nietzsche appelait une « valeur ». Qu’il s’agisse de l’honneur, de l’amitié, de la force d’âme, du dévouement à 186 une cause ou plus généralement, de toute manière de solidarité, une valeur quelle qu’elle soit sera toujours un absolu non négociable, non monnayable, au nom duquel chacun peut décider, lorsque les circonstances l’exigent, de sacrifier tout ou partie de ses intérêts, et même jusqu’à sa propre vie. Cette propension au sacrifice, au renoncement et au don de soi exprime la condition majeure sous laquelle l’homme peut conférer du sens à son action, autrement définie que par les seules passions de la biologie. Tsunamis biotechnologiques Nous expérimentons en ce moment même les toutes premières applications concrètes des trois grands séismes biotechnologiques à l’œuvre dans nos sociétés. Trois lames de fond, vagues silencieuses couvant sous la surface depuis la mise au jour de la structure en double hélice de l’ADN dans les années cinquante. L’hybridation 2.0 (a) La première de ces vagues voit s’accomplir l’hybridation du corps et de la machine. Une synthèse biotechnologique procédant par le remplacement graduel des différents organes par leur équivalent artificiel. Greffons, prothèses, implants fusionnent avec le corps pour mettre à l’étrier le pied du cyberpunk. On a vu bourgeonner nombre de prototypes à usage palliatif au cours de la dernière 187 décennie, qu’il s’agisse des coquelets artificiels fichés directement sur l’encéphale des enfants sourds (les jeunes présentent de meilleur taux de réussite, bénéficiant de l’optimum de leur plasticité cérébrale), d’implantation sous la rétine de puces électroniques capables de traiter les cécités partielles, des interfaces cerveau-machine, des dopplers corticaux à même de stimuler certaines aires du cerveau et d’autres sortes de dispositifs de modulation crânienne. Les implants apposés aux patients graves de Parkinson constituent aujourd’hui l’application la plus fréquente de cette technologie. Tant s’en faudrait que celle-ci ne se limite au système neuronal ; elle concerne également le muscle du myocarde : le cœur. On songe au pacemaker qui a marqué une révolution sans précédent dans la pratique chirurgicale, aux valves, aux ventricules artificiels. On songe au premier cœur postiche – entièrement fabriqué – simulant au plus près les fréquences, rythmes, pulsions et embardées, les mouvements naturels du cœur humain. Nous sommes en 2013. La première greffe est pour demain. L’hybridation, c’est également l’hybridation du système vasculaire. On fabrique en laboratoire des veines et des artères en polymère de diamètre inférieur à 2 mm, de 400 à 500 microns d’épaisseur pour 10 cm de long. C’est l’adieu programmé des AVC ; plus de congestion. Les premiers tests donnent chez le rat des résultats inespérés. 188 L’étape suivante dans l’avènement du post-humain sera franchie avec le passage du recours jusqu’à présent thérapeutique à ces implants, à leur recours systématique à titre d’auxiliaire de perfectionnement. Lorsqu’il ne s’agira plus de corriger une déficience congénitale, mais d’apprécier, d’exaspérer, de surpasser les potentialités humaines. Le posthumain réside en germe dans le glissement de la restauration (vision « réactionnaire », minimaliste) des fonctions corporelles à leur évolution (conception « progressiste », maximaliste), leur pro-évolution, « provolution » disent les transhumanistes. On ne parle plus alors de ces appareillages comme des recours, des sous-organes, on parle d’« augmentation ». On parle d’« homme augmenté » (H+ ou <H). Avec tous les enjeux socio-économiques que ne manquera pas de poser la surrection brutale – inévitable – d’une génération dorée 2.0. Tous n’en profiteront pas. Le philosophe, l’anthropologue, l’économiste pourraient trouver dans ce changement de paradigme le troisième souffle de leur discipline. La biologie de synthèse (b) La seconde vague irrigue une discipline encore trop peu connue du grand public : l’ingénierie du vivant, aussi appelé « biologie synthétique ». Fruit de la conciliance (convergence de modèles) des principes de l’ingénierie et de la biologie, ce domaine scientifique né dans la queue de comète du génie génétique se donne pour tâche – modeste – de concevoir, de réparer ou de construire (« synthétiser ») de 189 nouveaux systèmes viables et de nouvelles fonctions implémentables à des êtres vivants. Ses artisans, galvanisés aux USA par la DARPA et les financements de Google, conçoivent déjà des possibilités d’actions au niveau de la cellule et plus radicalement, de l’ADN, « code source » du vivant. Au niveau de la cellule, il est principalement question de l’apport récent des cellules souches – des cellules nondifférenciées –, à même de se spécialiser en tant que de besoin. Lesquelles cellules rendraient envisageable la régénérescence des tissus nécrosés tels ceux des grands brûlés ou des accidentés de la route. La spécialisation des cellules souches en cellules somatiques n’est qu’une parmi maintes autres alternatives. Les Alzheimer pourraient ainsi être soignés grâce à la stimulation de la production de neurones (cellules nerveuses) à partir de cellules totipotentes synthétisées à flux tendu dans la région de l’hippocampe (seule zone avec celle du bulbe olfactif où des cellules de cette nature ne cessent jamais d’être produites). Dans le même ordre d’idées, l’ingénierie tissulaire laisse entrevoir la possibilité à plus ou moins long terme de reconstruire des organes fonctionnels entiers en faisant coin d’une matrice synthétique qui servirait d’écrin. L’autorisation en France, en 2013, de la recherche sur les cellules souches embryonnaires augure des développements rapides de ce département, dont devraient découler diverses applications humaines à l’horizon de la prochaine décennie. 190 Au niveau de l’ADN, la biologie de synthèse implique la possibilité de pratiquer des manipulations du code ; à savoir d’altérer, de remanier, de permuter des pans entiers de notre génome en tant qu’ils sont porteurs d’aberrations. Des coquilles dans le texte peuvent être dramatiques. C’est à refondre cette programmation que se destinent d’abord les nanotechs. Considérant le corps comme l’épiphénomène du gène, considérant le gène comme support de stockage de l’information (data) et la cellule comme instrument réplicateur de l’information, l’ingénierie du vivant n’opère rien moins que la transposition de la philosophie informatique de l’open-source au génotype. Machines pour La Mettrie, nous devenons ordinateurs. À chaque époque son paradigme. Le nôtre est computationniste. Il porte en lui les espérances d’une médecine computationniste et d’une transfiguration avenante : le grand update. On peut considérer les thérapies géniques comme un premier moment de cette révolution. La biologie de synthèse (suite) La biologie de synthèse, second moment de la convergence NBIC, a notamment bénéficié de percées fulgurantes au cours de la dernière décennie. Elle enregistre son premier grand succès en 2007, lorsqu’à partir de la bactérie mycoplasma genitalium a été « fabriquée » mycoplasma laboratorium, le premier organisme entièrement synthétique, c’est-à-dire entièrement conçu par génie génétique. S’en est suivi, en 2010, mycoplasma 191 capricolum, un prototype de Golem cellulaire issu d’une formule génétique élaborée par l’homme. Faute de réanimer les morts – vieille lune du nécromant laïcisé par la figure scientiste de Frankenstein –, on anime des vivants ; on « crée » la vie en condition de laboratoire. Entendons bien qu’on ne crée pas des bactéries pour le plaisir de créer des bactéries. Toutes ces recherches ont l’homme dans le collimateur. De même que dans le cas de l’augmentation 2.0, les prothèses palliatives deviennent des promotions de l’espèce, la biologie de synthèse pourrait permettre de doter l’homme d’un génome singulier, nanti de nouvelles capacités et plus seulement de capacités « améliorées ». Un peu comme le maïs antifongique de Monsanto. On ne conçoit pas sans quelques craintes ce que les nazis du XXIe siècle feront de cette aptitude à mouler l’homme à discrétion. Soyons certains qu’il ne sera plus seulement question de produire des porcs au groin phosphorescent ou des félins hypoallergéniques… Le séquençage pour tous (c) Après le « mariage pour tous » – signe des temps –, le « séquençage pour tous » constituera la troisième marche vers la Singularité technologique. Aucun chercheur ne pouvait sérieusement soutenir il y a seulement quelques années que le séquençage prendrait un jour le chemin de la démocratisation. Pas sans passer pour un adepte de la secte Moon ou pour un Attali des biotechnologies. 192 Vrai que la compagnie des sciences pouvait légitimement émettre quelques réserves quant à la faisabilité pratique et logistique d’un tel projet. Treize ans. Il n’en fallut pas moins ; pas moins de treize années pour séquencer intégralement le premier génome humain. Pour établir la première carte de l’ADN d’homo sapiens sapiens. Cela a mobilisé vingt mille chercheurs répartis dans le monde entier, et coûté aux Etats la bagatelle de trois milliards de dollars. Entre 1989 et 2001, le débit de la technologie de séquençage s’est vu améliorer au facteur cent. Moins de dix ans après le projet ENCODE, la même opération ne nécessitait plus que quelques instants volés sur la journée d’un technicien, et ce pour un pécule de mille dollars à tout casser. Rien n’est besoin que d’un cheveu ou d’un paquet de cellules cueillies sur coton-tige. Une fois dans la machine, ce n’est plus qu’une question de d’heures. Le temps de boire un café, et l’affaire est dans le sac. Au scanographe comme lavomatique. Le séquençage, c’est simple comme une huître. Non moins spectaculaire et l’accélération de cette course à l’échalote. Nous constatons déjà que le coût du séquençage de la totalité de notre ADN s’effondre de cinquante pour cent tous les cinq mois. Une autre manière de formuler la chose serait de préciser que le prix coûtant de l’analyse intégrale de l’information génétique éparpillée le long des trente mille gènes que comptent nos vingt-trois paires de chromosomes se trouve réduit de moitié tous les cinq mois. Les soldes avant Noël. Dévaluation vertigineuse, plus 193 importante encore que dans le cas – emblématique – du prix des microprocesseurs : ces puces, bien qu’augmentant de capacités à raison de deux-cent pourcent tous les six mois (dixit la loi de Moore), perdant cinquante pourcent de leur valeur en dix-huit mois. On a trouvé plus obsolète que les iPads. L’estimation la moins outrée permet d’extrapoler que le séquençage individuel ne coûtera guère plus au terme de cette décennie que le prix d’un jean troisième démarque chiné chez Dipaki. Le séquençage pour tous (suite) Or, ce que la science permet, l’humain le réalise. Le pire comme le meilleur. Avec une préférence marquée pour ce qui vient en premier. S’il y a jamais une possibilité de faire une bombe avec l’atome, l’humain fera une bombe avec l’atome. S’il y a jamais une chance sur mille que les choses se passent mal, soyons certains que les choses se passeront mal. Loi de Murphy oblige. On ne renie pas sa pente. Les principaux enjeux de ce point de vue pessimiste sont ceux du monopole et de la brevetabilité de la vie. Raison de plus pour ne pas se laisser prendre de cours. Nous ne pouvons déléguer toutes les questions embarrassantes aux comités d’éthique. La médiasphère, toujours si prompte à dégainer lorsqu’il s’agit de nous bourrer le mou sur le réchauffement global, le braconnage des phoques ou les radars tronçons, pourrait faire cet effort que de se diversifier un peu : d’installer un débat qui nous concerne un poil plus sévèrement, ne serait- 194 ce que pour savoir jusqu’où aller trop loin avant que la technologie ne se décide pour nous. Le séquençage nourrit bien des fantasmes. Il a aussi ses bons côtés. Moins invasif que la biopsie jusqu’alors de hideur, le protocole actuel permet de séquencer le génome d’un fœtus in utero, sans pratiquer d’amniocentèse. Le test ce fait dorénavant à l’aide d’une simple prise de sang, dès lors qu’une petite part de l’ADN dudit fœtus transpire dans le sang de sa mère. L’évaluation précoce de nos facteurs de risque génétique devra permettre dans un premier temps de mettre en place une diététique de prévention des maladies que l’on aura dépistées ; puis, dans un second temps, de réparer les codons d’ADN endommagés à la faveur des thérapies géniques. On userait des technologies issues de l’univers NBIC pour prévenir et guérir des pathologies graves ou orphelines telles que les mucoviscidoses, les myopathies, les maladies neurodégénératives ; plus largement, toutes les typologies d’origine génétique, c’est-à-dire liée à une anomalie des chromosomes. Reste à peser le pour et le contre. Tout en sachant que notre bénédiction – pour peu que nous la lui accordions – ne sera jamais que de principe. La science avance. Avec une opiniâtreté qui force l’admiration. Et le passage. Ce n’est pas nous qui l’empêcherons de briser demain les derniers sauts de la Singularité technologique. 195 Église ou secte ? La différence tient en une phrase : c’est l’exemption fiscale. Corollaire : une religion, c’est une communauté de foi exemptée fiscalement. Signe ostentatoire de religiosité Tout ce qui est ostentatoire n’est pas délibéré. Ce n’est pas que notre société laïque contemporaine soit davantage prise à partie par le « retour du religieux » ; elle ne l’est ni plus ni moins qu’il y a seulement un demi-siècle. La « visibilité du religieux » ne commence à faire problème (témoin la loi sur la burqa ou les plaintes déposées contre les carillons d’église) qu’à partir du moment où ceux pour qui elle fait problème ne sont plus en apte à discerner en quoi leur culture s’enracine en elle. Parce qu’ils ne sont plus instruits religieusement. La chose ne frappe qu’un regard neuf. Que l’ignorant, ou l’étranger à sa propre culture. Le religieux ne devient visible qu’une fois oblitéré son caractère d’évidence. L’attaque des clowns Les jumeaux Bogdanov ont une manière toute spécifique de (mal)traiter la science. Cela ne date pas d’hier. Un destin peu commun que celui de ces hurluberlus débarqués d’on196 ne-sait-où avec sous le coude une pseudo-thèse truffée de non-sens et d’erreurs d’écoliers. Une audace monstrueuse à gueule gruyèriforme, « torticulant » de la jambe derrière la porte que les scientifiques refusent de leur ouvrir ; qui, par dépit, rentre par la fenêtre du landerneau télévisé. Qui va jusqu’à gratter – non sans un petit coup de pouce de son compère de circonstance, le crédule Luc Ferry – une émission d’Access prime-time : Temps X. Temps X, ou la cosmologie New-Age racontée aux enfants. N’importe qui se serait effondré de honte après la lettre ouverte des 334 chercheurs indignés, fulminant contre l’imposture des sorciers médiatiques qui sévissent en littérature (cf. infra). N’importe qui n’est pas les Bogdanov. Les dogmatiques créationnistes de l’astrophysique sont persuadés d’être victime d’un grand complot. D’une cabale jalouse. Comme Galilée. Parce qu’ils auraient posé l’ultime question de l’existence de Dieu, celle du « dessein divin » derrière les équations. Ce qui n’a pourtant rien d’original, pour remettre à la page le raisonnement tautologique et quelque peu strabique de la théologie naturelle (il faut un architecte pour démêler le complexe, etc.). Beau retour en arrière. On ne voit pas beaucoup mieux ce que vient faire ici la référence au procès de Galilée. C’est oublier (ou peut-être ignorer, il faut s’attendre à tout) que les thèses de Galilée (à savoir celles de Copernic gagées et certifiées par la lunette d’approche perfectionnée de Galilée) aboutissaient 197 précisément – aux antipodes de la production des Bogdanov – à priver l’homme de sa condition privilégiée au centre de l’univers (démarche inverse de l’humanisme), à récuser les prémisses du thomisme finalistes induré, à reléguer Dieu et ses anges hors des essarts de la science en général. Mais la bêtise a la peau dure. Sans doute le collagène. L’affaire Bogdanov Il n’est d’éloge flatteur sans liberté de blâmer. Ci-joint, l’exergue de la pétition, publié dans le numéro de juin 2012 de la revue Ciel & Espace. Elle vaut le détour. Peu de chances que vous en entendiez parler un jour à la télévision… « Nous, scientifiques signataires de cette lettre, souhaitons tout d’abord rappeler que l’analyse détaillée des thèses et articles publiés par les frères Bogdanoff a montré à l’envi qu’ils n’ont pas de valeur scientifique, comme il ressort entre autres d’un rapport du Comité National de la Recherche Scientifique, que le journal Marianne a récemment rendu public. Rappelons aussi que ces thèses seraient pour l’essentiel un patchwork de travaux publiés antérieurement par d’autres auteurs, comme l’a admis leur directeur de thèse dans une interview de 2002 au Figaro. » Rappelons enfin que les dysfonctionnements de la communauté scientifique, qui ont abouti à ce que les frères Bogdanoff publient néanmoins des articles et obtiennent le 198 grade de Docteur de l’Université de Bourgogne, ont été également analysés, par exemple dans un texte publié en 2002 par la Société Française de Physique, signé de son viceprésident, et ont suscité de salutaires auto-critiques comme le « mea culpa » de certains membres de leurs jurys ou des éditeurs de la revue Classical and Quantum Gravity. La communauté scientifique ne pouvait donc être plus claire dans son jugement, confirmé par le fait que les travaux des Bogdanoff n’ont pas eu d’impact sur le développement de la science, comme le prouve le très faible nombre de citations de leurs articles dans les banques de données scientifiques. L’affaire aurait dû en rester là mais les deux frères ont réagi à ces appréciations négatives de la communauté scientifique par des attaques « ad hominem » par voie de presse, comme l’illustre par exemple un article de ParisMatch de septembre 2011, et par des attaques en justice, dont Alain Riazuelo vient de faire les frais […] De manière plus générale, la communauté scientifique a le droit, voire le devoir de blâme, lorsqu’il s’impose, et doit avoir la liberté de pouvoir argumenter ses jugements comme il lui semble, liberté qu’aucune pression, médiatique, policière ou judiciaire, ne doit altérer ». Le système Bogdanov Pourquoi ça marche, les Bogdanov ? Parce que de loin, ça t’en fout plein la vue. C’est comme de l’art contemporain : moins l’on comprend, plus l’on s’estime intelligent. Et plus 199 l’on craint, si l’on ne comprend pas, de passer pour une truite. C’est la beauté du diable. Des Bogdanov ont l’art d’embrouiller les choses simples jusqu’à les rendre assez obscures pour être sûrs que la critique leurs picore dans la main. L’art de monter de gros étouffe-chrétien dégoulinants de sauce quantique, passementées d’« instantons gravitationnels » et recouvert d’un praliné de spin en anaérobie pour mind-fucker le téléspectateur avec l’allant et le toupet d’un Jérôme Cahuzac. L’art des discours ponctués de borborygmes comme une coulée de mucus bouilli. L’art de chevaucher les hyperboles en agitant vigoureusement leur diarrhée lexicale pour enfiler à contre-emploi des perles de concepts qui ne disent rien à personne – sinon l’inverse de ce qu’on tente de leur faire dire. Clarum per obscurius. Une autre langue. C’est ce qui faisait l’attrait de la messe avant Vatican II. Et ça fonctionne toujours. Année après année, inconditionnellement, un multividu louche fait irruption aux éditions Grasset, dépose son manuscrit, paraphe ses royalties et s’en va faire la tournée des plateaux. Le hasard littéraire fait par ailleurs si bien les choses, décidément, que notre éponge biface est invitée ce soir à pavoiser dans l’émission de Ruquier. Elle présentera, ponctuée par les virgules sonores des gloussements de poule du précédent, son nouveau crime contre la science intitulé Le visage de Dieu, ouvrage « indispensable » dans la lignée du précédent, Dieu et la science, un modèle de rigueur, lui-même consécutif à son premier chef-d’œuvre, modestement titré 200 L’équation Bogdanov : Le secret de l’origine de l’Univers, à ne surtout pas confondre avec Nous ne sommes pas seuls dans l’Univers sorti en 2007 (et les frères savent de quoi ils parlent), ni avec L’Effet science-fiction, publication précoce de 1979. Une autobiographie. Les Bogdanov trépignent. Ce soir est donc leur soir. Ils seraient épatants. Interview with a-pesanteur Laurent Ruquier : Pour vous ça va mieux en un an ? Qu’est-ce qui s’est passé les frères Bogdanov ? Si vous aviez tiré un bilan personnel… Igor (?) Bogdanov : Personnellement je dirais que c’est quand même une libération d’une certaine… euh… qualité d’imagination… L. R. : Ah… I. B. : …que, qu’on n’avait pas avant. Je crois qu’avant, il y avait euh… une certaine pesanteur qui était de… de l’ordre de… j’dirais de la reconduction de certains schémas qui n’ont pas beaucoup varié, et qui avec lui se s… L. R. : Et vous êtes contre la pesanteur ou l’apesanteur ? I. B. : Les deux (rires). L. R. : Bien… I. B. : Apesanteur et euh… et impesanteur. En fait c’est, ce n’est pas tout à fait la même chose. Euh… l’apesanteur ce serait une sorte de suspension de l’imaginaire, alors que l’impesanteur c’est faire en sorte que les choses ne pèsent 201 pas… C’est-à-dire que finalement on se lance dans la nouveauté, en disant un peu comme Baudelaire : allez, allons vers le monde nouveau pour trouver… autre chose. L. R. impressionné : Pfiou ! J’ai rien compris encore. Rires et applaudissements I. B. : C’est d’ailleurs très étrange parce qu’un jour nous étions euh… nous avons rencontré le grand psychanalyste Lacan – vous connaissez sûrement –, et euh… et qui nous a dit un jour (on était simplement en train de noter notre numéro de téléphone et au moment où on écrivait donc les chiffres), il nous a dit (voix supposée de Lacan) : « mais, mais c’est très curieux, ces deux personnes qui savent pas écrire leur nom. » Igor branle de la tête d’un air entendu, savourant son effet. Et c’était nous dont il était question, avec des noms évidemment, qui n’étaient que des chiffres à cette époque-là, donc… Tout est possible… L. R. stupéfait : J’ai rien compris en plus (hilarité générale). On va sous-titrer ! Herméneutique à froid Un peu mon neveu ! Prenons Ruquier au mot. Tout pataquès mérite son exégèse. Il n’y a pas de sous-texte. Igor et – « tout à fait » – Grichka, dans leur klingon de pâte à chiottes (l’obscurité, dernier refuge de la bêtise…), sont tout bonnement en train de nous informer qu’ils se tartinent allègrement des rigueurs de la science « pesanteurs de l’ordre de la reconduction de certains schémas qui n’ont pas beaucoup varié ») ; qu’ils se soucient de la déontique autant 202 que de leur première cure de botox (cela également, se chiffre en années-lumière) ; qu’ils n’ont pas moins (ni beaucoup plus) d’estime pour les critères de concordance des hypothèses et des observations, de cohérence ou d’élégance mathématique – viscosités impertinentes tout juste bonne à faire baisser les chiffres de vente – ; qu’ils osent l’inexploré (« trouver autre chose »), parce qu’eux, au moins (donc pas les « autres »), se risquent hors des sentiers battus (c’est même pour ça qu’ils sont à haïs des « autres », ça tombe sous le sens : on envie leur génie), quitte à déconnecter franchement (« libération d’une certaine qualité d’imagination », « impesanteur, Baudelaire, on se lance dans la nouveauté »). La quintessence de ce qu’on appelle avec diplomatie la « licence poétique » ou plus communément « une bonne grosse déconnade ». En gros, pour ceux du fond qui seraient un peu lents à la détente, qu’ils se foutent bien de notre gueule (« avec des noms évidemment, qui n’étaient que des chiffres à cette époque-là »). Et le meilleur dans cette histoire, c’est qu’ils ne s’en cachent pas. La preuve, c’est qu’on les bisse ; ils sont réinvités. « Tout est possible » conclut Igor (ou – « tout à fait » – Grichka)… Du nouvel anthropocentrisme Le principe anthropique, dans sa formulation originelle, était une mise en garde contre un biais observationnel. Dans sa version Canada dry, dénaturée et pervertie, il devient la croyance que les constantes physiques ont été arrêtées de sorte à programmer l’apparition d’observateurs intelligents. 203 La thèse avance que l’univers aurait été paramétré de manière « intentionnelle », à notre discrétion. Nous ne serions plus son accident, mais son destin ; plus le fruit nécessaire d’une configuration aléatoire qui aurait pu ne pas être, n’a pas toujours été et ne sera pas toujours, mais le grand œuvre d’une alchimie subtile par trop complexe pour être contingente. Les Bogdanov soutiennent de livre en livre cette vision finaliste et téléologique de la cosmologie ; la même qui fit tant de mal aux religions monothéistes (les dieux polythéistes étaient moins anthropocentrés). Ils la soutiennent et nous la vendent comme s’ils étaient euxmêmes l’aboutissement de « La pensée de Dieu ». On se doute bien, en les voyant, que Dieu a fait de son mieux… Le sophisme anthropique Si c’était autrement, ce ne serait pas pareil. Dessein intelligent La science comprend le monde par les causes efficientes, matérielles et motrices – pas par les causes finales. C’est se tromper de registre. C’est aussi pertinent que de penser, avec Pangloss, que le nez a été « façonné » pour soutenir des montures de lunettes, ou que le melon comporte des sillons afin qu’on puisse le découper en tranches. Contre le dévoiement du principe anthropique, opposons une analogie. Assimilons les conditions propices à l’émergence de la vie 204 intelligente (ou celles qui se croit telle) aux proportions d’un triangle écru latéral. Lorsque l’on fait varier les dimensions de suffisamment de triangles suffisamment longtemps, arrive bien à un moment où, en un lieu de l’univers, l’un d’eux au moins épouse les dimensions du triangle écru latéral. Cela ne signifie pas que les triangles ont été faits en vue de l’apparition du triangle et bilatérale. Pas plus, comme nous l’apprend le darwinisme, que l’œil, aussi complexe soit-il, né l’actualisation d’un plan qui précède à la sélection. Fâme de Monna Lisa Un exemple éloquent du phénomène de désir mimétique. Personne ne sait pourquoi elle est célèbre. Mais plus elle est célèbre, et plus elle est célèbre. Et plus on vient la voir, et plus on vient la voir. Ce n’est pas – en rien – la valeur intrinsèque de la Joconde qui détermine la masse de ses admirateurs, mais la compacité de cette masse qui fixe sa valeur. Monna Lisa n’est devenue célèbre qu’après son vol en 1911 par un triste rapin, un peintre en bâtiment soucieux de restituer l’œuvre à sa ville d’origine. C’est le premier désir, l’amorce d’un emballement mondial. C’est l’effet buzz avant la lettre. La révolution NBIC Radieuses sous le soleil californien, où se dressaient jadis les fabriques de l’avenir, phalanstères du Web et de 205 l’aérospatiale, s’élèvent dorénavant des technopôles exclusivement dédiées à la recherche sur les technologies NBIC. Le sigle NBIC traduit la convergence des sciences les plus en spectaculaire et les plus prometteuses de ce début de siècle, mises au service d’un humanisme renouvelé : de l’idéal « trans-humaniste ». La transcendance du Bit et l’ADN. Avec un N pour initial de « nanotechnologies » : technologies qui nous permettent d’agir au milliardième de mètre par le truchement de minuscules machines, directement sur les cellules, les molécules, les organites et – pourquoi pas ? – les segments d’ADN. Avec un B pour « biotechnologies » et « biomédecine : sciences explorant la médecine pronostique, la médecine génomique et régénérative, le potentiel des cellules souches ; sciences recourant au séquençage de l’ADN pour décupler la précision des diagnostics et personnaliser les cures. Avec un C pour « cognitique », se référant aux sciences de l’information est alors différent application pour l’homme : neurologie, ingénierie de la cognition, intégration et conception d’interface homme/système. Avec un I pour terminer et pour « intelligence artificielle », vaste domaine tirant parti de la cybernétique, de l’homéostatique, de l’informatique et des sciences computationnelles pour proposer des théories de la connaissance, des théories de l’information, de l’encodage et des projets fumeux mais bien réels de « téléchargement de la conscience ». 206 Le rêve transhumaniste « L’être d’un être est de persévérer » écrivait Spinoza, en Ethique III, prop. 6. Chaque chose, autant qu’il est en elle, désire, et, par là même, s’efforce de transcender sa mort. La convergence NBIC n’a d’autre fin que d’asseoir scientifiquement cette nostalgie de l’âge d’or. Elle rend, après la « mort de Dieu » l’espoir d’une mort incessamment remise, d’augmentation exponentielle de nos puissances d’agir. Projet, croyance, fantasme, elle est cela, tout à la fois. L’aboutissement de cette science philosophique doit consister, pour ses émules, en une obsolescence enfin « déprogrammée » qui laisserait place à une longévité entièrement sous contrôle. La renaissance d’un corps glorieux, transitoire domicile d’un esprit libre de matière. Platon revisité. Ce rêve est-il si fou ? En 1750, notre espérance de vie s’élevait à vingt-cinq ans1. Elle tourne désormais au voisinage de soixante-quinze ans, effet d’une progression de deux cent pourcent ; et l’on estime son accroissement à raison d’un trimestre chaque année. Faites le calcul, la vie n’est pas si courte. Notre longévité actuelle approche potentiellement les cent vingtcinq années, à peu près l’âge de Jeanne Calment (cent vingtdeux ans, et toutes ses dents, bon pied bon œil, un sacré 1 Moyenne assurément piégeuse pour qui méconnaîtrait qu’elle prend en ligne de compte les chiffres de la mortalité infantile 207 coup !). On peut extrapoler qu’avec les thérapies géniques, les biotechnologies, les cellules souches et les nanos, une telle frontière liée à l’oxydation de nos tissus pourra être brisée d’ici la fin du siècle. Ce qui relevait hier de la sciencefiction va devenir médecine-réalité. Le recul de la mort n’est plus une utopie. C’est une victoire, et c’est un fait. Si c’est une chance, saisissons-là ! Éthique de la vie dilatée Quelles conséquences pourraient avoir une extension indéfinie de nos finitudes ? Que signifie de vivre dans le temps long ? L’erreur serait de croire que l’intensité de nos existences s’en trouverait amoindrie. Un préjugé de consolation reposant sur l’idée – troublante – que c’est sa finitude qui donne sa saveur à la vie. Que sa précarité la rend précieuse et que le faible temps qui nous est imparti prête à chacun de nos instants un goût d’éternité. Idée que la quantité serait attentatoire à la qualité. « On peut mourir d’être immortel », écrivait Nietzsche dans son Zarathoustra. On peut penser, tout à l’inverse, qu’un allongement de la vie ne pourra se traduire que par une sacralisation de celle-ci. Par une nouvelle éthique, un nouvel humanisme. En quel honneur ? Plus nous vivons, plus nous vivons. C’est là une évidence qu’il n’est pas inutile de se rappeler. Le prix de nos engagements en sera d’autant plus élevé. S’engager à la lutte, au péril de sa vie, pour défendre sa cause ; s’engager pour la 208 vie à aimer une personne ne prétend pas à la même signification selon que l’on s’engage pour dix, quarante ou quatre-vingt-dix ans. L’ennui ? Sans prises. Peu sont les chances que la somme de nos savoirs accumulées mène à saturation. Croire que la connaissance a des limites et coïncide – à terme – avec l’ennui (« la chair est triste, hélas ! Et j’ai lu tous les livres. Fuir ! Là-bas fuir ! ») est hommage que la bêtise rend à la naïveté. Plus nous savons, plus nous savons que nous ne savons rien, plus nous voulons savoir. Et vivre. Et plus précieuse nous apparaît la vie. Trop d’hommes tue l’homme Une objection en apparence plus pertinente consisterait à invoquer le dérèglement de la balance démographique. Suivant ce scénario, l’augmentation de la durée de vie engendrerait une hausse recrudescente de la population mondiale. En moins de rien, nous serions submergés. Tassés les uns contre les autres, reclus dans nos clapiers urbains. Et cette promiscuité ne serait rien encore au regard de l’impact écologique que marquerait notre septicémie sur la disponibilité des ressources. Malthus s’en désolait : nous n’avons qu’une seule terre. Hobbes en convenait : l’eau est toujours plus pure dans le puits du voisin. Il y aurait là matière à des casus belli. Nos 7 milliards inquiètent déjà Gaïa. La Deep ecology (l’« écologie profonde ») en a tiré les leçons : il faut moins vivre ou vivre moins nombreux. À commencer par les plus pauvres. Il faudrait donc – d’aucuns 209 le préconisent – hâter les morts, clore les maternités, suspendre les prestations sociales. Il n’est pas sûr que sous ses dehors arithmétique, le raisonnement soit réellement probant. Il va contre les statistiques (accessoirement, contre l’éthique). Corrélation, causalité, qu’importe, c’est un constat de plusieurs siècles dressé par tous les démographes, partout sur la planète, que les taux de nuptialité s’avèrent inversement proportionnels à l’espérance de vie. Plus nous vivons (donc moins nous nous sentons finis), moins nous faisons d’enfants. Au reste, s’ils sont si sûrs de leur affaire, les malthusiens catastrophistes et les Khmers verts auraient tout à gagner, plutôt que de perdre leur temps à nous sécher les noix, à tirer jusqu’au bout les conséquences de leur démonstration. Plutôt que d’inciter leur monde à se tirer une balle (« un geste pour la planète »), qu’ils sachent faire preuve d’un peu de cohérence : un bon exemple vaut mieux qu’un long discours… Sauver les phénomènes Sauver les meubles, garder la face ; « sôzein ta phainomena », écrivait Aristote. C’est là tout le propos des théories physiques. Nous sommes tous embarqués sur le bateau de Neurath. Le vaisseau science vogue à vau-l’eau. Et l’on bricole, et l’on écope pour se maintenir à flot. Lorsque la mer s’agite, que l’orage tonne et rompt la quille ; lorsqu’une anomalie frappe le navire et lime le paradigme, l’équipage 210 scientifique dispose toujours de deux recours avant de boire la tasse : - Soit postuler une entité non encore découverte (les neutrinos de Pauli, la particule de Higgs, l’éther, les supercordes ou l’osmazôme de Brillat-Savarin, censées prêter aux viandes grillées leur odeur caractéristique). Cette arlésienne, jusqu’à sa mise au jour, est à la science physique ce que le Dieu bouche-trou était à la métaphysique. C’est la résolution « ontologique ». - Soit postuler qu’une loi, une hypothèse, un postulat, un développement mathématique est erroné et doit être changé. On sauve le noyau dur du système théorique en sacrifiant un membre à la périphérie. Tout le problème est de savoir lequel. C’est la résolution « législative ». On peut ainsi penser que l’énergie noire existe conformément aux prédictions de la théorie (laquelle serait valide), ou bien que ce sont nos théories, en tant que fausses, qui nous ont obligé à postuler l’énergie noire, laquelle n’existe pas. C’était mieux avant « Notre monde a atteint un stade critique. Les enfants n’écoutent plus leurs parents. La fin du monde ne peut pas être loin », dixit un prêtre égyptien, 2000 avant J.-C. Cela ne fera donc jamais que quatre millénaires… Mais d’où tient-on ce mythe ? D’où a-t-on cru que « c’était mieux avant » ? Sans doute depuis ces correcteurs mentaux que les sciences cognitives appellent nos « biais psychologiques ». Parmi ces 211 biais, le « biais de survie » est des plus pernicieux. Du fait que nous ne contemplons du passé que les objets qui lui ont survécu – les cathédrales, les livres, etc. – nous inférons que le passé était rempli de ces objets. Nous ne percevons que la crête de la vague et sur cette base, extrapolons l’écume d’un avant fantastique. D’un « mieux » fantasmatique. Et Laudator temporis acti… Docteurs et chirurgiens Terrible illustration de ce conservatisme à la petite semaine : l’affaire d’Ambroise Paré vs l’Académie de Paris. L’Académie de Paris – la même qui fit rôtir la pucelle d’Orléans (pucelle égale servante), non pas d’ailleurs par complaisance anglaise, mais pour ternir le sacre d’Édouard VII – était à cette époque la même usine à gaz qu’à l’heure actuelle. Avec beaucoup de ventilateurs, de gens qui brassent de l’air et cultivent l’agnotologie comme un art d’exister. C’était aussi le pire vivier de tout ce que la France comptait de plus rétrograde et de plus prosterné. La secte des médecins en constituait l’exemple paradigmatique. Le respect des anciens, le « culte » des anciens, n’avait d’égal que la paresse des nouveaux venus. Respect de l’autorité, donc également de la hiérarchie, avec laquelle on ne transigeait pas. La hiérarchie, comme à l’armée, n’était pas négociable. Au sommet de l’échelle paradaient les docteurs, les doctrinaires, les doctes jargonneurs grimés en Thomas Diafoirus dans l’œuvre de Molière. Ils avaient le prestige, ils 212 avaient les honneurs, ils babillaient latin, ils régnaient sans partage sur la bêtise très sûre des thérapeutes pouet pouet. Écrire beaucoup, prescrire parfois, mais toujours la même chose : lavement, régime, saignée, le triptyque d’Hippocrate. Il y avait les docteurs, littéralement « ceux qui connaissent », et puis les chirurgiens, littéralement les « travailleurs manuels » (du grec kheirourgia : kheir, la mains et ergon, le travail) ; les « têtes pensantes » et, moins vernis, les praticiens. Les chirurgiens – souvent d’anciens barbiers – n’étaient alors rien moins que des bonniches camérales chargées d’administrer les traitements des docteurs. Se rejouait en catimini la subordination esprit/matière typique du classicisme. Cette subordination dont l’inversion (en politique, en sciences, en art, en religion) allait devenir le déclencheur et le moteur de la « révolution intellectuelle » du siècle de raison. Nous en étions bien loin. Rapprochonsnous de Paré. Paré contre Hippocrate Oratores et factotum ; docteurs et chirurgiens, deux univers, deux fonctionnaires aux fonctions bien déterminées : l’un, dégorgeant sa rate en flatulents sabirs, donnait ses cours comme un curé donnait sa messe ; l’autre au mouroir public ou sur les champs de bataille, touillait, tranchait, tachait, taillait ses crocs dans les grumeaux d’humeur et dans les macédoines de sang. Paré était de ces derniers. Un vil tâcheron. Médecin de roture. C’était écrit, cela ne pouvait pas coller : Paré ne parlait pas latin. C’était 213 une faute. C’était un manque rédhibitoire. C’était un temps où la médecine était un art qui s’exerçait avant qu’on le découvre – mais dans la langue de Cicéron. Paré n’avait donc pas droit au chapitre, pas de tribune ni de pension, ni aucune légitimité à la spéculation. La théorie serait laissée à d’autres ; à lui les estropiés. Songeons toutefois que sans cette réclusion à la cuisine des corps, nous n’aurions pas connu si tôt la ligature (plus efficace qu’une cautérisation), ni le pansement (on épandait du pus sur les plaies vives), ni eu l’usage la « bistorie » (du rasoir au scalpel, on gagne en précision). Cela ne signifie pas, bien sûr, que l’on ne puisse révolutionner le monde depuis sa tour d’ivoire. Einstein nous l’a prouvé. Il y a des inventeurs sans bras, un des pionniers phocomèles ; mais il en va comme des poissons volants et des journalistes cultivés. Cela n’est pas la majorité. Paré avait la vocation. Il fouissait nuitamment dans les cimetières pour déterrer des corps à disséquer chez lui. Il charcutait Oscar en poète averti, histoire de se faire la main avant chaque opération. L’expérimentation : une préoccupation qu’il partageait avec Vésale, son collègue de chambrée. Or, c’est en expérimentant qu’Ambroise Paré allait lever le lièvre. Un jour d’été, tandis qu’il décortique Oscar en vue d’une délicate opération, il met à jour l’anatomie humaine. Anatomie qui n’avait rien à voir, ou si peu de choses, avec les esquisses d’Hippocrate. La référence avait du plomb dans l’aile. Paré, désemparé, va rendre compte aux Esculape de la Sorbonne. Que ne s’est-il abstenu ! Autant noyer des truites. Cela ne leur fit ni chaud 214 ni froid. Non, Hippocrate ne s’était pas trompé, s’entendit-il répondre ; était-ce seulement sa faute si entre-temps le corps humain s’était autant recomposé ? Comme aurait dit Van Gogh, il valait mieux être sourd… Et Paré, débouté, s’en retourne à son atelier. On pourrait tirer argument de cette funeste blague pour illustrer la résilience d’une théorie. La chose vaut en médecine autant qu’en sciences, en politique et en économie. Il ne suffit pas de prouver l’erreur pour triompher de la mauvaise foi. Médecine itinérante Nous citions deux catégories de médecins ayant eu droit de cité à la Sorbonne. Il y avait bien un troisième type, externe à la corporation. C’était le consultant. Le mercenaire droguiste ou l’ancêtre free-lance du médecin libéral. Le rebouteux qui sillonnait les routes de village en village pour monnayer son art contre menue monnaie. Un art le plus souvent réduit à l’extraction de calculs, à l’excision de cailloux dans l’urètre ; opération qui requerrait force délicatesse – et n’était pas sans risque. La moitié des patients mouraient d’hémorragie, se vidant de leur sang, ou pourrissaient sur place, rongés par la gangrène, les plaies demeurant vives. Lui n’en ignorait rien. Très peu pour lui, le « serment d’hypocrite ». Il empochait « content » puis filait sans demander son reste. Comme un pet sur une toile cirée. Après lui, le déluge ; et pour son compte, la valise ou le cercueil. Il ne faisait pas bon s’attarder sur la scène du massacre. D’où ce statut de professionnel itinérant ; d’où 215 l’image d’Épinal de l’arracheur de dents se brimbalant dans sa petite roulotte sur les chemins de campagne. C’était la version forte – morbide – du vendeur d’orviétan, le refourgueur de lotion capillaire aux vertus mirifiques qui s’avérait, une fois sur deux, vous sauter à la gueule. Culture écologique On cherchait autrefois à façonner des œuvres qui nous survivent et témoignent de nous. On existait, par l’art, pour la postérité. On disait l’art robuste ; et c’est par l’art encore qu’on consolait la vie, qu’on dominait la mort (l’art est contemporain des rites d’inhumation) ; par l’art qu’on se relevait de la condition humaine. D’autant plus franc peut apparaître le renversement. Qui se soucie de durabilité, tandis que la finalité du jour est le biodégradable ?… Évolution n’est pas raison L’évolution n’a pas la prétention de nous « améliorer » : elle est absurde et insensé, elle est a-téléologique et athéologique. Elle ne se pense pas en termes de progrès. Elle ne se pense pas non plus en termes de « fitness » – quoiqu’en ait dit Lamarck. Il s’agit, rétrospectivement, d’éliminer d’une part les spécimens porteurs de mutations rédhibitoires ; de conserver de l’autre les spécimens porteurs de mutations avantageuses. Ce n’est donc pas la fonction qui forme la 216 structure, quoiqu’en ait dit Lamarck ; c’est la structure qui forme la fonction ; fonction qui favorise ou non la survie de l’individu, et donc sa transmission par legs génotypiques. Le cou de la girafe est d’abord long, et puis seulement utile, et puis s’il est utile, sélectionné. Les organismes ne se constituent pas comme se développent les muscles, par usage/non-usage ; mais comme le singe frappant des décennies sur son clavier, suffisamment longtemps, suffisamment de fois pour composer Hamlet, par essai et erreur (try and error). Pas d’essence, pas de but, l’existence prime et elle précède le sens. Raison pourquoi la sélection n’a pas de valeur explicative. Elle ne répond d’aucune cause éminente. Elle est un mécanisme, et non un processus. Un mécanisme qui produit à l’envi, fait foisonner les opportunités, qui multiplie les chemins de vie, de sorte à ce qu’au sein même de la diversité du monde vivant, produit de la dérive génétique et de l’expression du gène aux prises avec sa niche écologique (épigenèse) ; en sorte donc, qu’au sein de cette diversité d’espèces, demeure toujours une sous-espèce qui perpétue l’espèce lorsque l’espèce est attaquée : un dernier Mohican, un Deucalion, un Noé dit Néo dans Matrix ; en bref, quelqu’un qui réchappe au déluge, parce qu’il porte les gènes résistants au déluge. Et repeuple à lui seul pour remanier l’espèce – à son image. Lorsque la peste noire a décimé l’Europe, n’ont survécu pour raviver l’espèce que la cohorte des immunisés. 217 Diversité biologique Une idée, un exemple. Et les viticulteurs citeront celui de la Bérézina du vin : l’infâme mildiou. Dans l’inventaire non exhaustif des calamités de la vie qui poussent les honnêtes œnologues à la désespérance, n’omettons pas de citer l’immensité du temps perdu à traiter les cépages au fongicide, et la facture attenante qu’on n’appelle pas pour rien – la douloureuse. De même l’épidémie des vignes, de même celles qui frappent occasionnellement les cohortes humaines. L’épidémie, de la même manière qu’un changement climatique rapide, conduit en moins de rien à une diminution drastique de la population. C’est une période où l’extinction menace ; c’est un « goulot d’étranglement » qui ouvre sur une alternative : soit la disparition de l’espèce, soit la survie des spécimens immunisés. L’espèce entretenue par ces individus se perpétue alors, garante des chromosomes gagnants. Ainsi va l’homme (et la femme également). Ainsi vont les cépages. La vie trouve toujours un chemin. La nature s’est dotée d’une stratégie n’ont pas d’optimisation, mais de diversification qui entretient une pluralité de programmes au sein de la même espèce. Il y a des sous-espèces et des soussous-espèces ; somme toute, autant qu’il y a d’individus. Et c’est cette variété d’individus qui garantit il se trouvera toujours certains individus pour passer outre le goulot d’étranglement. Il est une variété de cépage qui résiste mildiou, de la même manière qu’il est certaines populations 218 qui résistent à la peste. Et coriace font triompher l’espèce. Et la diversifie. De là, peut-être, le tabou de l’inceste. Autant, du moins, que l’inceste réduit à peau de chagrin la diversité génétique. Appauvrissement écologique C’est cette diversité, gage de survie de l’espèce, qui se trouve actuellement battue en brèche à coups de brevets par les firmes à fistule de l’agent Monsanto. Encore que les industries de l’agroalimentaire pratiquent déjà, sans OGM, la sélection artificielle. La PAC européenne subventionne à l’envi, pour ne pas dire exclusivement les programmes agricoles œuvrant à ne retenir chaque espèce qu’un seul représentant : la plus rentable de ses variétés. Optimiser le profit, c’est placer tous ses œufs dans le même panier. Tant pis si, d’épuisement, de maladie ou d’inadaptation, clamse la poule aux œufs d’or. Le risque donc, de voir s’éteindre l’espèce entière avec la sous-espèce standardisée. Courtcircuiter l’évolution est un pari risqué. L’évolution n’a pas de but, mais n’est pas sans enjeu. On sort à peine de la polémique sur l’arnaque au minerai (l’histoire du cheval en raviolis) ; on a connu le prion, la vache malade, Creutzfeld-Jacob, les tératologies de Dolly ; on voit partout où les pollinisateurs – abeille et papillon – crever la gueule ouverte par overdose de pesticides. Les océans, acides, dissolvent les crustacés comme de la viande dans du Coca-Cola. On a tout avalé, les pires couleuvres ; et 219 Barroso, le commissaire, qui vient encore d’autoriser le gavage halieutique aux farines animales ! Leur compte en banque, notre suicide. Combien d’espèces devront encore passer le pas avant que l’homme ne suive ? Ambivalence de la technologie : c’est un pied sur la lune et l’autre dans la tombe… Les équilibres ponctués L’évolution ne progresse à régime continu. Elle a ses soubresauts, ses bernes, ses coup de grisou, ses saccades et syncopes. Simple rose et ses virgules. Une relecture du darwinisme éclairée par la théorie des « équilibres ponctués » nous fera voir que l’évolution n’est pas cette logorrhée tranquille que l’on évoque à la sauvette dans les manuels de biologie. D’abord, parce qu’elle n’a pas de cours. Elle n’est pas orientée. Ensuite, parce qu’elle ne s’écoule pas au goutteà-goutte, comme un liquide placide et régulier. Elle a ses phases, ses crises et ses caprices, ses « sauts qualitatifs » entrecoupés de longues torpeurs narcoleptiques. Elle va comme va la science, autant que la science relève des mêmes principes et mécanismes magistralement décortiqués par Kuhn. Elle accomplit des sauts rapides qui scandent de longues périodes de rade. L’expression d’« équilibres ponctués » met en valeur tout à la fois cette relative adaptation de l’individu à son milieu (leur « équilibre ») et les contraintes écologiques brutales (les « points de rupture ») qui dégarnissent l’espèce pour n’en garder que la fraction la plus à même de procréer en ce nouveau milieu. 220 Golem du gène C’est par abus de langage que nous disons que la sélection opère sur des individus. La sélection ne favorise d’aucune manière la survie des individus. Tous les individus sont voués à disparaître. Car Socrate est un homme. Car les hommes sont mortels. La seule et unique chose que pérennise la sélection, ce sont les data génétiques produits par des individus. Si Socrate meurt, Socrate demeure par les écrits de Platon. De tout individu ne survit jamais l’information qu’il a transmise. Ce qui perdure au cours de l’évolution, ce qui se maintient – recombinée dans la méiose, altérée par la mutation –, c’est uniquement l’information codante inscrite dans le génome. Ce qui est sélectionné, c’est donc exclusivement le programme génétique, non pas l’individu porteur de ce programme. Toute l’histoire de l’évolution pourrait être comprise sous ces auspices comme celle du gène qui a progressivement élaboré les mécanismes – les formes de vie – qui le réplique au mieux ; autant de mécanismes – de formes de vie – qu’il y a de « niches écologique »», de milieux à peupler. On pourrait en conclure que les individus ne sont pas autre chose du point de vue évolutionniste que des structures conçues par l’unité élémentaire de la vie, le gène, en vue de se reproduire. En vue de reproduire le gène. Les gènes sont égoïstes, et nous en sommes l’ouvrage. Le véhicule. Nous sommes bien plus ; mais nous sommes aussi cela. Nous 221 sommes des testicules – « gonades » vulgarisait Dawkins – avec des appendices. Darwin, c’était déjà violent ; et l’on n’avait encore rien vu… Des dinosaures à plumes L’évolution n’est pas nécessité mais d’abord cécité. On comprendra peut-être mieux ce qu’il y a lieu d’entendre par cette expression une fois tirée au clair l’une des notions les plus récentes et prometteuses du néodarwinisme. À savoir celle d’« exaptation ». L’exaptation est lié à l’« émergence » de fonctions subsidiaires permises par un ensemble de caractères conçus à l’origine en vue d’autres fonctions sans rapport immédiat. Un exemple éloquent serait celui des dinosaures. La plumaison des dinosaures – car ils étaient plumés – ne s’est pas développée contrainte par la pression de sélection de la fonction « vol ». Ce sont, plus vraisemblablement, d’anciennes écailles de kératine qui se sont constituées afin de faciliter la régulation thermique. Les Toltèque n’étaient pas tombés si loin, avec leur dieu Quetzalcóatl (« serpent à plumes », en nahuatl). Il s’est trouvé qu’une fois le dinosaure empenné comme un Raoni, lorsque ce dinosaure chutait de la falaise, il finissait moins mort que d’autres. Or nous savons que pour se reproduire, il faut être vivant. Car n’est pas Osiris qui veut. Ce dinosaure airbag au ramage rembourré a donc fait davantage de petits dinosaures que d’autres dinosaures. Il a peut-être un peu plané avec Plastic Bertrand et puis, de proche en proche, lui ou ses descendants se seraient mis à faire grimpette au 222 cocotier pour échapper aux prédateurs, à tomber de moins en moins, donc à survivre de plus en plus. Et c’est ainsi, de manière graduelle, que le saurien de base s’est vu pousser des ailes. L’oiseau ainsi que nous le connaissons était porté sur les fonts baptismaux. L’entreprise d’optimisation du « potentiel adaptatif » de notre espèce repose ainsi sur l’éventualité de faire muter ultérieurement certains de nos caractères liés à certaines fonctions vers de nouvelles fonctions irréductibles à celles qui leur sont dévolues. C’est l’un des objectifs actuels de la biologie synthétique. Le hasard et l’immunité Une chose qu’illustre bien la théorie de l’évolution, c’est que la nature ne s’économise pas pour explorer toutes les options de survie. La persistance (le conatus) n’est pas la fin, mais bien l’effet de la sélection. Qui ne tente rien n’a rien. « Tous ceux qui ont gagné ont joué », pouvait-on lire sur une publicité de la Française des jeux. L’évolution atteste que le gros lot ne s’obtient qu’en tentant tout ; cela se joue quitte ou double et le tout pour le tout. Et ça passe – ou ça casse. Ça passe ou ça trépasse. Le fait est que tout passe. Ce principe – « tout ou rien » – est exportables à bien d’autres domaines. Celui de la santé, à travers les tribulations de notre système immunitaire. Les anticorps ne sont pas recrutés par l’organisme en fonction de l’antigène qu’il s’agirait d’éliminer. Nos glandes ne « choisissent » pas ; pas en première instance. Elles ne discriminent pas. Elles sécrètent 223 toutes les variétés possibles, éprouvent toutes les combinaisons possibles, tous les contrepoisons, tâtonnent jusqu’à faire mouche. C’est là que les biologistes appellent le phénomène de « variabilité jonctionnelle », la source de leur diversité. C’est cette capacité à tout envisager sans préjuger de ses fins, c’est-à-dire sans a priori, qui rend si performantes nos « défenses naturelles » ; qui les rend aptes à s’adapter à toute forme de menaces. Les virus l’ont compris. Ils ont pris le pli. De la même manière que l’organisme combine à l’aveuglette, les virus mutent. Ils se déguisent, se travestissent, innovent en permanence. C’est cet extrême labilité de certains antigènes qui les rend à la fois si difficile découvrir et à éliminer. La stratégie la plus perverse s’observe lorsqu’un virus copie le patrimoine des cellules saines ou bien se greffe dans leur génome, cas des rétrovirus. En d’autres termes, les anticorps sélectionnés sont ceux qui nuisent aux pathogènes sélectionnés d’après leur aptitude à nuire. Les anticorps s’adaptent aux variations des pathogènes, lesquels s’adaptent aux anticorps. Le hasard méthodologique apparaît donc aussi comme l’un des éléments moteurs de la coévolution des organismes avec leurs parasites. Le hasard et l’informatique Un tel modèle pourrait sans mal être exporté sur le terrain de la sécurité informatique. L’antivirus le plus « intelligent » n’est pas celui qui procède par 224 « identification ». Ce n’est pas le profiler spéculatif des polices judiciaires. Ce n’est pas celui qui collationne les documents suspects avec les empreintes numériques stockées dans sa base de données. Cela s’est fait ; c’était avant. L’antivirus nouvelle génération mise sur l’aléatoire. S’il touche sa cible, c’est sans viser. C’est en testant sur pièce toutes les programmations possibles qu’il trouvera sur le tas la bonne combinaison. Ensuite, il donne l’assaut. Réciproquement, le virus, troyen, vers, spyware, code infectieux le plus habile est, pareille à Métis – la ruse de faite femme – celui capable d’épouser toutes les morphologies, de muer constamment jusqu’à trouver la formule optimale. Emprunter l’ingenium, le fitness efficace qui passe entre les mailles. Paradoxal mais vrai : en termes de rentabilité, qui joue la carte du hasard démultiplie ses chances. Naturalisme des idées Si la biosphère renvoie à la totalité de la masse organique, alors la noosphère pointe la totalité des productions de l’esprit. Biosphère et noosphère pourraient être régies par un même jeu de lois. Dont celle de la sélection. Celle-ci présupposant celle du hasard comme source de possibles, et de la nécessité comme processus de tri. Sortons le darwinisme de son lit biologique pour lui faire investir les rives de la recherche. Que s’ensuit-il au regard des idées ? Ceci est une bonne idée n’est jamais bonne à ses débuts ; jamais promise à son succès. Une bonne idée, c’est la rencontre entre une pensée qui flâne et un environnement 225 conditionné de telle manière que telle flânerie plutôt qu’une autre s’avère avantageuse. L’évolution enseigne que toutes les idées – surtout les plus absurdes – doivent être poussées à leur terme ; car ce n’est qu’à leur terme que l’on saura si ces idées sont véritablement absurdes. Si l’on avait demandé aux mandarins chinois de concevoir un perce-muraille, jamais la poudre ou l’arquebuse n’auraient connu le jour (avouons que c’eût été dommage). Ils s’en seraient tenus à la fabrication d’un trébuchet de meilleure facture. Du déjà-vu ; des incrémentations ; pas de sauts qualitatifs. Le GPS ne serait pas s’il n’y avait eu Einstein pour penser à côté de ses pompes. Idem des écrans plats, fleuron de la physique quantique. Bis pour l’informatique californienne des années soixante-dix. La science fondamentale n’est pas fondamentale pour rien. Ce n’est que libérale, délibérée, libre de droit qu’elle se donne les moyens de sa créativité. Et surtout pas en étant financé par l’AERES sur le fondement de « projets » dont les aboutissants pratiques sont stipulés dès la préface en lettres capitales. L’évolution fait le pari de l’imprévisibilité. Elle montre qu’orientée, finalisée aux caprices de l’instant, la nature comme la science n’est jamais que bridée. Amputée de sa puissance. Toute recroquevillée ; comme une huître au natron ; comme la limace aspergée de sel ; comme un fruit sec mélancolique. Les idées pauvres, et faméliques, et indigentes émanées d’intérêts ne percent pas la barrière émergente de la complexité. Pour inventer, confabulons, 226 tapons dans l’agit’prop et répétons, pour que vive l’anarchisme épistémologique, le refrain du succès : « everything goes » ! Si une idée ne paraît pas d’abord absurde, et mais à dire Einstein, il n’y a dès lors aucun espoir pour qu’elle devienne quelque chose. Ne pas chercher l’idée particulière qui s’ajuste au projet, mais en produire le maximum pour constater, en fin de parcours, celles qui résistent au temps. Hasard et sélection. La science avance, patience, pourvu qu’on cesse de lui savonner la planche… Coévolution du singe de la banane La coévolution contraint l’évolution conjointe de deux espèces ; mais elle peut impliquer, au-delà des espèces, différents règnes. Ainsi de celui des animaux et de celui des plantes. Celui des singes et des arbres fruitiers. Les singes ont développé le goût du sucre, parce que les singes aimant le sucre ont reproduit l’espèce bien davantage que ceux qui ne l’aimaient pas. Réciproquement, les arbres ont développé des fruits toujours plus suaves, massifs et colorés, pour attirer les singes. Les singes se gavent de fruits puis défèquent les noyaux. Des noyaux germent de nouveaux arbres fruitiers. Davantage d’arbres, c’est davantage de fruits ; donc davantage de singes et davantage de ressources pour nourrir davantage. Et plus il y a de singes, plus il y a d’arbres. Les fourmis également recourent à la fongiculture. Il y a longtemps que le monde animal pratique à son insu la culture du verger. La Grande révolution néolithique 227 (environ 5000 ans avant notre ère) ne fut que la planification d’un procédé mûr à l’état sauvage. Apories du choix rationnel Assise incontournable de l’analyse politique anglosaxonne, la théorie dite du « choix rationnel » répond essentiellement de l’extrapolation des paradigmes économiques à la vie politique. Elle accrédite l’idée que le citoyen ne serait pas distinct dans ses comportements de l’homme marchand ou du consommateur. Ses engagements seraient orientés par des calculs fondés sur un rapport bénéfice/risque ; ses relations, par le souci de contracter le meilleur « pacte de confiance » ; ses choix, professionnel ou personnel, par le souci le souci de maximiser son bien. Tout son agir devrait pouvoir s’interpréter à l’aune d’une rationalité purement instrumentale et utilitariste. Une perspective à contre-emploi des théories de la démocratie délibérative ou/et néo-républicaine. Aussi, trop idéalisée pour être fonctionnelle. Le « paradoxe du vote » en accuse l’un des plus cuisants échecs. Le « paradoxe du vote » exprime l’écart inexplicable entre le « coût » qu’il y aurait à voter mis en regard avec le « bénéfice » du vote, et d’autre part la pratique effective du vote. Le « coût » enveloppe la « dépense » temporelle, énergétique, intellectuelle et discursive que nécessite l’implication du citoyen dans la démarche de vote : s’informer des programmes, convaincre ou se laisser 228 convaincre, etc. Le « bénéfice » désigne la « valeur ajoutée » ou la contribution qu’apporte notre suffrage à la victoire d’un candidat. En matière d’élection, le coût individuel au vote est de loin supérieur au gain. Une voix n’est rien dans un scrutin. C’est une goutte d’eau dans l’océan. À coût élevé, bénéfice nul, ou quasi-nul ; a fortiori, lors d’élections présidentielles (a fortiori truquées) ou de tout autre initiative, consultation, référendum ou pétition d’envergure nationale (on n’élit pas le délégué de classe). Le paradoxe du vote Eppur, se e-muove. Et pourtant, il s’émeut. L’individu calculateur, « spéculateur », censé n’agir qu’en vue d’un accroissement de ses intérêts, prend part au Grand barnum. Et plutôt deux fois qu’une. Les citoyens se déplacent encore dans leur majorité pour cotonner les urnes. Les files s’allongent au pied des isoloirs, confessionnaux démocratiques. Les queues grandissent, ça me trompe pas, le désir est bien là. Les citoyens prient dans l’enveloppe, avec ni plus ni moins d’effet que s’ils parlaient directement à Dieu. Bien mieux : certains votent blanc ou nul. Votes blancs et nuls n’étant pas comptabilisés, leur geste, pour être significatif, n’en est pas moins strictement vain en termes de business-plan. Injustifiable du seul point de vue du calcul d’intérêt. Leur bénéfice, tout de prestige, n’ajoute ni n’ôte rien aux étiages du scrutin. Aberration, « anomalie » au sens épistémologique du terme, la seule démarche du vote suffit à battre en brèche le modèle du choix rationnel ; démarche 229 qui ne se laisse pas non plus dissoudre dans celle du désir mimétique. Force est d’admettre que les citoyens, au contraire des consommateurs, agissent parfois en vue de quelque chose qui passe leur rationalité, qui n’est pas quantifiable, ni exprimable en termes d’optimisation des biens. Ils ne votent pas toujours pour obtenir un bénéfice (personne n’est dupe), mais avant tout pour affirmer certaines valeurs. Au-delà du gain, il y a ce sentiment plus impérieux, et qui consiste en la satisfaction d’avoir « fait son devoir » – envers soi-même, envers les siens. L’idée d’« accomplissement », l’idée de « reconnaissance » au cœur de la psyché humaine ne sont pas solubles dans le pragmatisme axiomatique du calcul rationnel. L’individu n’est donc pas un « individu », au sens où son agir ne peut s’interpréter à l’exclusion d’enjeux relationnels et symboliques, de prime abord gratuits et parasites. On ne peut ainsi sauver le modèle qu’en sortant du modèle. Et des lanceurs d’alerte Dans la lignée du paradoxe du vote, la symphonie lugubre des « lanceurs d’alerte » (whistleblowers) dont Internet et les journaux anglais sont devenus les caisses de résonance met en lumière une autre impasse du modèle du choix rationnel. Leur offensive sacrificielle récuse le postulat fondamental de « rationalité », d’après lequel une action quelle qu’elle soit dont – pour autant que l’on en puisse juger 230 – l’effectuation aurait pour conséquence d’engendrer davantage de pertes que d’intérêt devrait se voir immédiatement rejetée. Les pérégrinations carabinées de Julian Assange, Daniel Ellsberg, Edward Snowden, Bradley Manning et autres empêcheurs d’abuser en rond, démontrent à cet égard qu’il n’en est rien. En quoi ? De quelle manière ? Soyons précis ; en commençant par mettre à jour notre vocabulaire. Qu’est-ce qu’un « lanceur d’alerte » ? En quoi se distingue-t-il d’un délateur ou d’une cuillère à soupe ? Née sous le clavier des sociologues F. Chateauraynaud et D. Torny, la circonlocution de « lanceurs d’alerte » est employée sans distinction pour référer à toute personne morale – particulier ou collectif – entrée en possession d’informations confidentielles, mais dont les retombées sur le plan politique, économique ou environnemental sont jugées telles que l’on s’estime légitimé à lever le lièvre. À prendre sur soi de se tirer avec la caisse pour tout vider sur l’agora. On parlera de « lanceurs d’alerte » plutôt que « traîtres » ou de « pirates » ou d’« employés indélicats », dans la mesure où leur démarche, sincère et désintéressée, se départit de celle du corbeau délateur ou du maître chanteur. La gratuité ne dilue pas l’ego ni le besoin de reconnaissance, de puissants aiguillons ; mais le succès d’estime n’est rien au regard de la perte. Zola n’a pas tiré grand-chose de ses menées lors de l’affaire Dreyfus. « Tuer le messager », on connaît la musique. 231 Le propre du lanceur d’alerte et qu’il peut prendre des risques substantiels au nom de sa cause. Si son action bénéficie – à terme – au collectif, elle lui est en retour personnellement néfaste. Elle engage sa sécurité ; ruine sa carrière, son couple et son avenir ; met en sursis sa santé financière, physique, mentale. Elle médiatise son nom. Elle précarise ses proches. Elle hypothèque sa vie. Sa dévotion lui vaut de faire régulièrement l’objet de poursuites judiciaires sous des griefs souvent ésotériques, s’accompagnant d’une véhémente « propagande noire » (R. Hubbard) qui le contraint à consumer le reste de son existence entre deux halls d’aéroport, au vestibule d’une ambassade ou dans la clandestinité d’une paillote en Nouvelle-Guinée. Ce n’est pas le type vicieux qui lâche une bombe en plein cocktail et se planque sous la table pour apprécier le spectacle. La punition altruiste La marche des lanceurs d’alerte donne à penser l’énigme d’un phénomène social plus général, aussi connu sous le nom de guerre de « punition altruiste ». La punition altruiste (à distinguer du suicide vu par Althusser) consiste pour un sujet donné à sanctionner un collaborateur opportuniste à ses propres dépens, sans qu’aucun avantage direct ne puisse être retiré de cette sanction. Le fait de se poser en punisseur engendre manifestement des coûts en termes d’inimitié et de persécution, ainsi qu’un risque d’ostracisme en cas de retour de manivelle tandis que l’espérance mathématique de gain individuel tend vers zéro. Le plus élémentaire bon sens 232 préconiserait que l’on s’abstint de jouer au mauvais flic, la condition de simple coopérateur étant toujours plus favorable que celle, toujours sur la sellette, du punisseur altruiste. Lui n’écope pas des coûts occasionnés par la dénonciation des mauvais joueurs, tout en faisant son blé de la vigilance altruiste des redresseurs de torts. Ne jamais faire soi-même ce que la bonne poire – trop bon, trop con – peut accomplir pour toi. La punition altruiste (suite) Si elle ne profite pas aux punisseurs (c’est bien la moindre des choses), la punition, en tant qu’« altruiste », doit en revanche bénéficier à un ou plusieurs tiers. Ce qui se produit lorsque les resquilleurs, une fois remis sur le droit chemin, sont incités à adopter une stratégie plus coopérative dans leurs interactions futures ; ce quels que soient leurs partenaires d’interaction. Sachant que la punition altruiste s’avère défavorable, sinon au groupe, du moins aux membres de ce groupe qui prenne eux sur de l’infliger, il n’est a priori pas évident de s’expliquer comment des pressions de sélection propice à ce genre de comportement se sont vues recruter au cours de l’évolution. L’explication la plus en vogue transpose la sélection du spécimen au groupe ; l’idée étant que les groupes comptant le plus de punisseurs altruistes résistent mieux aux crises civiles que ceux qui n’en comptent pas. On peut en dire autant de l’éthique et de la jurisprudence, systèmes de normes sélectionnées au cours des siècles pour leur succès à la régulation de la délicate 233 danse de l’entregent social. Explications holistes, aristotéliciennes, partant du collectif pour envelopper l’individuel. Durkheim, Darwin et Aristote : triade fatale pour un économiste ; à tout point de vue incompatible avec les postulats de l’individualisme méthodologique et du « choix rationnel ». Peut-être faudrait-il, plutôt que de confronter les deux modèles, interroger la pertinence des critères du choix rationnel. Faux paradoxe du suicidant On serait facilement tenté d’en appeler à un troisième exemple de phénomènes propices à réfuter cette architectonique réductionniste qui – rappelons-le – sert de fondement aux théories économiques actuelles. Transposonsnous dans le sabir de la « finance expérimentale » (intitulé d’amphi). Le paradigme du « choix rationnel » prédit le débouté systématique par tout sujet doté d’un cerveau fonctionnel de toute « option » nuisible à plus ou moins long terme à la gestion de ses fonds. Cela signifie qu’aucune « action » baissière, aucun « actif toxique » ne saurait figurer parmi les titres de son portefeuille. Nous avons vu de quelle manière les paradoxes du vote et des lanceurs d’alerte contredisaient ces assertions. Et le suicide ? Ne rend-il pas, au plus haut point, criant ce décalage ? En apparence ; mais ne vendons pas la truite avant d’avoir tué l’ours. La linguistique est pleine de faux-amis. Il n’en va pas différemment de la sociologie, rincée d’exemples qui sont aux théories économiques de ce que les picrates californiens 234 sont aux cuvées du Roussillon. De l’authentique ils ont la robe et la couleur ; pour la saveur, on repassera. On verrait mal, pourtant, option plus délétère que le suicide. Se tuer ne revient-il pas, pour prolonger la métaphore, à clôturer son compte ? À basculer de l’enfer fiscal au paradis de Saint-Pierre ? Rien n’est moins sûr, admis avec Lucrèce et Spinoza qu’il peut aussi représenter la « moins pire » des options (un peu comme la démocratie est la moins pire des tyrannies). Vous ne savez peut-être pas encore, mais vous en êtes statistiquement d’accord. D’entre l’acharnement thérapeutique et la mort blanche par injection létale, demandez-vous seulement ce que vous préféreriez. Le fond de l’affaire et que le suicide n’est pas – rarement – un sacrifice altruiste. C’est un acte égoïste, et parfaitement soluble dans le choix rationnel. Il met à jour une vérité toute simple, mais non moins scandaleuse, qui est que les hommes meurent et ne sont pas heureux. Pour peu que l’on s’y penche (pas trop quand même, le belvédère n’est pas de première jeunesse), aucun suicide n’est commis en pure perte. Tous donnent positivement accès à des marchés secondaires : la paix du brave, la fin d’une maladie, soixante-dix vierges, une rétorsion, une pension pour Tata. Le suicidant, loin de s’en exempter, pousse à son terme la froide logique du calcul d’intérêt. Il nous contraint de par son geste à reconsidérer du tout au tout le caractère fallacieusement aporétique de la mort volontaire. Un moindre mal pour un bien supérieur, n’est-ce pas tout 235 simplement, réduite à sa plus brève formulation, la définition-même d’un placement financier ? Il n’y a plus lors contradiction qui tienne : si la bourse est la vie, pourquoi ne pas la jouer aussi ? Délit de suicide Si peu altruiste, le suicide, qu’une loi votée en 1845 à l’initiative du Parlement britannique (heureusement abrogée depuis) en avait fait un crime. Rien que de très logique. D’un point de vue légal, le meurtre de soi-même demeure un homicide. S’il est prémédité, c’est un assassinat. D’un point de vue religieux, c’est un péché d’orgueil : la vie que Dieu nous donne ne nous appartient pas. Subtil mélange d’anglicanisme et de morale victorienne qui ne prêtait pas beaucoup à rire, et ne devait pas beaucoup aider à lutter contre le cafard. Or, si les suicides avortés exposaient leurs victimes à des sanctions pénales – ce que la mentalité d’époque rendait compréhensible –, plus difficile à expliquer était la peine prévue pour l’accusé : la pendaison, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Les magistrats de l’époque avaient visiblement le sens de l’humour… L’apport de Planck Les données recueillies par le satellite Planck ont permis d’affiner considérablement l’image que nous avions de l’univers archaïque. Elles ont fait apparaître des micro236 fluctuations quantiques sur la toile quasi-homogène du rayonnement fossile, datant d’à peine 400 000 ans après le big-bang, des « anisotropies » du fond diffus cosmologique. On ne s’explique pas encore comment ont pu saillir de telles irrégularités. C’est là l’un des mystères dont la cosmologie aura à charge d’expliquer dans les prochaines années. Or, l’expliquer sera aussi comprendre comment des particules et antiparticules virtuelles peuvent émerger spontanément en empruntant à l’énergie du vide. Surtout, trancher entre les deux grandes théories en lice pour remplacer celles du modèle standard, de la mécanique quantique et de la physique relativiste. Nous sommes au seuil de découvertes qui pourraient tout remettre en cause… Défense du paradigme Qu’une théorie se trouve aux prises avec les des faits ; et tous ses avocats de prendre fait et cause pour souscrire à sa cause, contre les évidences, pour lui sauver la mise. Qu’un paradigme inamovible débourre à la couture ; on verra tous ses partisans, plutôt que de se résoudre à ramasser leurs pertes, déployer des trésors de mauvaise foi jusqu’à réhabilitation académique de l’infortunée victime (et avec elle, de leur réputation) ou jusqu’au ridicule achevé d’un démenti franc et définitif. Une plongée dans l’irrationnel dont aucun champ de la connaissance, aucun domaine et aucune science – qu’elle se veuille dure (et inhumaine) ou bien humaine (et molle) – n’est tout à fait exsangue. Face au « délit de réalité », les hommes de rente font corps. Quand le 237 virus attaque, les anticorps se liguent. Les glandes sécrètent à perte. C’est un réflexe immunitaire courant que de sacrifier un peu pour conserver beaucoup. Signe patent que passé un certain âge, l’aversion pour l’échec est plus puissante que le désir de vérité. Lorsque le paradigme admis menace de s’effondrer, on recourt donc à deux médecines complémentaires, deux procédés de dernier recours. On invoquera d’abord l’assouplissement qualitatif, qui prête aux hypothèses la flexibilité qui leur manquait pour résister à la tempête. C’est la tactique dite du roseau, magnifié par Pascal. Exemple : les raviolis contiennent du bœuf. Hormis chez Leader Price. La théorie n’est donc pas fausse ; seulement mal dégrossie. On pratiquera ensuite l’augmentation quantitative des hypothèses ad-hoc. Aucune ne doit être exclue lorsqu’il s’agit de faire rentrer le cube des anomalies dans le rond du paradigme. Supputations tombées du ciel sans autre assise épistémique que le théorème de Chuck Norris qui autorise à ne pas se justifier. Exemple : la fonction de Bayes échoue à expliquer la tectonique des plaques ? Les ondes sismiques ne se déplacent pas le lundi. La théorie n’est donc pas fausse ; mais seulement incomplète. Les apparences sont sauves. Pas sûr que la recherche y ait beaucoup gagné. 238 Morale bourgeoise « Pour vivre heureux, vivons cachés ». Sagesse d’une bourgeoisie qui n’avait rien manqué des jalousies, des fiels et des hostilités que suscitaient le dispendieux train de vie de la noblesse de robe. L’histoire apprend de ses erreurs. L’Ayraultport de la colère La polémique s’enflamme à Notre-Dame des Landes. L’aéroport d’Ayrault ne fait pas que des heureux. Tout ce que la France compte de luddites et de néo-hippies semble s’être passé le mot pour investir la lande. Tous les clodos chassés des villes par Manuel – militari – Valls se sont unis avec la ferme résolution de sécuriser fort Alamo. Ils ont monté le bivouac ; ont déployé leurs forces ; ont agrafé des blaireaux morts aux cèdres millénaires en guise d’avertissement. Ils ont ficelé des compact-discs aux endroits stratégiques pour aveugler les spots. Des restes animaux, vesses tuméfiés, exaltent leurs émanations gazeuses tandis que les CRS balisent le périmètre. Il va y avoir du sport. Les journalistes accourent. Les caméras sont aussi de la partie. De la canopée touffue fulgurent de glauques accusations. Ça gueule des frondaisons. A cappella, à l’unisson, au désespoir du principal intéressé, premier sinistre de la ripouxblique, connu pour ne rien celer de son amour du bocage et des terres assolées. Car si l’amour a ses raisons, l’amour n’est pas sans bornes. Ayrault ne pige pas. Ça le dépasse. L’actuelle structure est surannée. Les pistes saturent en basse saison. Les emplois 239 manquent. Pourquoi ces trognes scrogneugneu ? Pourquoi ces récriminations ? N’est-ce pas une manne pour la région ? Du fric et des chantiers pour Vivendi, et pour Ayrault, des rétrocommissions. Ayrault y gagne : tout le monde y gagne. Indifférent aux cris, le destructeur immonde poursuit son œuvre de céréale-killer. Les écolos sont verts. Mais à part ça, Duflot reste au gouvernement… L’infrastructure est le message La pierre n’est pas muette. Il en va des aéroports comme des églises, des cathédrales, des forteresses, des ambassades et des palais de Siam ; de toutes structures tenues pour névralgiques d’un appareil d’État : loin d’être neutre, leur style et leur orientation disent quelque chose d’esthétiquement sensible sur le regard que portent leurs bâtisseurs sur leur population et le reste du monde. Le vice moteur de la prospérité Le vice n’est pas la compétence. La compétence n’est pas vertueuse. Qu’il soit cupide et pingre si ça l’amuse, qu’il soit opportuniste et vaniteux : OSEF, c’est son affaire ; pourvu qu’il sache faire un pontage sans panacher les veines et les artères. Le chirurgien n’a pas à être un saint pour être un bon médecin. Le boulanger non plus n’a pas besoin d’être Gandhi, mère Teresa ou l’Abbé Pierre pour nous beurrer ses moules et chauffer ses baguettes. Qu’ils fassent le job ; on ne 240 leur demande pas plus. Le reste est une affaire qui ne regarde qu’eux. Ainsi du praticien, ainsi du boulanger, ainsi de l’homme politique. Le bougre est ce qu’il est. C’est sur ses actes, sur ses hauts faits, sur ses méfaits, qu’il doit rendre des comptes. Le dépassement n’a pas d’ancrage dans la vertu. Sont-ils vicieux, nos trois lascars ? À la bonne heure ! On ferait même d’une pierre deux coups : cela les rendrait d’autant compétitifs que prévisibles. Les jansénistes de PortRoyal l’avaient admis bien avant Smith et ses pâtres écossais. Parce qu’ambitieux, le chirurgien ne se ménagera pas pour aiguiser son geste, pour peaufiner son art, pour monter les échelons et (peut-être) l’infirmière s’il vise encore plus haut. Le boulanger, mû par l’appât du gain, ne laissera pas de faire des prouesses pour ramasser son blé, des financiers meilleurs que s’il se contentait de « travailler pour vivre ». On ne le retrouvera pas la nuit tombée à garnir ses terrines avec du minerai de rat. L’homme politique, pour sa gouverne et pour la nôtre, satisfera d’autant ses électeurs qu’il tient à conserver ses privilèges somptuaires. Pour peu qu’il n’ait pas fait l’ENA, il sait que la démagogie n’est pas une stratégie de long terme. On aboutit naturellement à la proposition de Mandeville, soutenant que « private vices are public benefits ». À condition – ce que précise Mandeville, mais qu’oublient trop souvent nos « experts financiers » – que la loi encadre un minimum ces vices. La maxime de Mandeville n’est pas celle des européistes et ex-soixante-huitard – « il est interdit d’interdire » –, la règle d’or de l’ultralibéralisme. Un 241 flot sans lit, c’est une inondation. C’est dire qu’il faut du droit. Non pour brimer, ce qui serait achever dans l’œuf toute forme d’initiative, mais pour canaliser les vices, mobiles cachés de tout le bien qui s’accomplit sur Terre. Du droit, remède à la dérive. Du droit, contre le torve et le détournement. De la jurisprudence, mon gros canard, et pas de la moralisation ! Moraliser le capitalisme Du droit, pas de l’éthique. Laissons l’éthique aux prêtres et à Bono. On ne sauvera pas le capitalisme contre lui-même en le moralisant. Dresser l’état des lieux de la moralisation, c’est moins faire l’analyse d’une faillite annoncée que la psychanalyse d’une impuissance. Impuissance à changer les choses. Échec de la volonté à changer quoi que ce soit. C’est l’alibi de la dérégulation, le miel adoucissant de l’absinthe de l’ultralibéralisme. Car on mondialise, et plus on moralise, et plus on moralise, et plus on mondialise. La morale en question étant évidemment aussi inefficace en en fait que noble en intension. La moralisation est une manœuvre dilatoire qui permet aux élites de réchapper aux sans-culottes tout en baissant leur froc. C’est une métaphysique sans dupes, produite par un système autotélique comme la fourmi produit l’acide méthanoïque. L’indignation préemballée des entubeurs spéculatif. Indignation de symbole qui permet avant tout à la gauche gauche actuelle castrée de la présidence de ne plus voir, derrière ces symboles de la gauche, une gauche réduite à ses symboles. 242 Vive la morale ! Aussi démagogique qu’elle est incontestable. À telle enseigne que les gouverneurs de ce confetti d’empire qu’est devenue la France, et les mêmes qui s’étaient refusés à en concéder à sur la question du mariage gay, de la zone d’échanges transatlantiques de la loi Fioraso affiche son intention d’en organiser un sur la « moralisation de la vie politique ». « Êtes-vous pour la morale ? » On se voit mal répondre par la négative… Nous voilà déportés à vingtmille lieues nautiques de la question décisive : celle de la place du droit. Du droit, qui est une force coercitive, régulatrice ; qui est un cadre avant d’être l’outil dont se servent les banquiers, les riches et les lobbys pour déguiser leurs intérêts particuliers (le paiement de la dette) en salut général (revenir à l’équilibre). Ce n’est pas à la morale de faire œuvre de droit. La morale peut dorer le droit d’un lustre de légitimité, guider ses pas, mais on ne fera jamais que la morale sans droit puisse avoir force de loi. « Moraliser », c’est exalter l’autorégulation, qui est précisément le problème. Chiche donc. Interdisons. Faisons du droit, et la morale suivra. Monopoly et triche Il y a des jeux qui ne se jouent pas selon les règles, mais dont les règles sont définies par la capacité du joueur à les enfreindre. Le Monopoly est de ces « jeux de société » qui prédisposent le joueur à jouer de cette règle implicite dans l’horizon de son introduction sur l’échiquier capitaliste, là où 243 la loi n’est plus le fait du droit, mais celle du plus malin. Le Monopoly se départit de tous ses concurrents dans la mesure précise où sa finalité pédagogique n’est pas de disposer l’enfant à intérioriser des normes, qu’elles soient sociales, économiques ou politiques. Son but est, au contraire, de lui apprendre à tricher avec elles. Ce n’est pas – jamais – le plus honnête qui gagne, mais bien celui qui aura su avec le plus d’adresse tricher sans se faire prendre. Tricher avec les autres. Tricher avec la banque. Tricher avec ses titres, et ses actions, et ses hôtels. Sans se faire voir. Et ce n’est pas de perdre qui vous rendra meilleur. Même les perdants grenouillent. Mais ils apprennent. Ils feront mieux la prochaine fois. Soyons honnêtes, entre quatre aux yeux : personne n’engage une partie de Monopoly avec pour intention de respecter les règles. Ou bien Régis est un vrai con. Monopoly et concurrence L’aptitude à la triche n’est qu’une parmi les nombreuses autres qualités que le Monopoly cultive et valorise de manière assumée. Pour être une ode au coup de Jarnac, il préconise aussi l’audace, le délit d’initié, la captation de marché ; il encourage l’avidité des OPA sauvages qui conduisent peu à peu, par une logique de fusion-absorption, à l’élimination des autres acteurs sur le marché, au contrôle monopolistique (comme son titre l’indique) de l’ensemble des services : transports, eau, gaz, électricité, foncier, tourisme. La réussite du joueur se mesure donc au prorata de 244 son holding. Puis il possède, plus il contrôle, plus il s’approche de la victoire. Victoire n’est jamais totale qu’une fois l’ensemble des autres concurrents mis sur la touche, tapez au portefeuille où qu’ils déplacent leurs pions. Ce qui prend à contre-emploi l’objectif affiché du système libéral : celui de garantir, par le primat de l’économique sur les instances de délibération publique ; par le triomphe d’un spencerisme économique prétendument autorégulateur ; par une perpétuelle course en avant schumpetérienne marquée par des sursauts de destruction et création de secteurs d’activité ; de garantir, expressément, une « concurrence réelle, vertueuse et non faussée ». La concurrence n’étant ni plus ni moins que la dynamique et le ressort ultime du système libéral, son érosion entraîne ainsi nécessairement, dans l’aube de son succès, la mort cyclique et programmée du système libéral. Karl Marx fut bien mal diffusé par ses petits hommes rouges, qui ne concevait rien d’autre en pointant cette antilogie. Le Monopoly comme paradigme est comme déclinaison ludique du système libéral illustre au plus haut point combien il est absurde de remiser le destin des peuples à la patte crue du grand Mammon. Même à poser que le politique n’a plus voix au chapitre à l’heure de la mondialisation, et que le technicien a vocation à remplacer le citoyen comme l’y encourageait Platon (« que nul n’entre ici s’il n’est géomètre »), l’économie devrait toujours avoir à charge de contenir dans une certaine limite les inégalités sociales, de 245 sorte à créer les a priori d’une société vivable à plus ou moins long terme. Au Monopoly, quand un joueur gagne la partie, la partie cesse pour tous les autres. Monopoly et bénéfices Avec de si seyants critères de sélection, on se demande bien ce qu’attendent encore les pools de recrutement de Goldman Sachs, Standard & Poor’s ou de JPMorgan pour intégrer une épreuve de Monopoly à leur concours de compétences. « Dis-moi comment tu triches, je te dirai ce que tu vaux ». On ne serait guère surpris que Bernard Madoff et son montage à Ponzi truste le haut de l’affiche. Avec mention et félicitations. Son premier fan, Allen Stanford, décrocherait haut la main son brevet d’aigrefin. Que dire alors de Blythe Master, initiatrice du Credit Default Swap ? Mais trêves d’anglophilie. On a aussi en France de très bons candidats. Ne disons rien de Kerviel – il a joué, il a perdu – ; parlons de Bernard Tapie, l’homme qui valait 400 millions d’euros dont 45 millions pour préjudice moral (sacré moral). Un challenger comme Patrick Dils qui piétina quinze piges aux latomies par erreur judiciaire ne percevrait pour tout dédommagement que 700 000 euros. Soit près de 64 fois moins. On voit tout de suite qui n’a pas révisé son cours de Monopoly… 246 Cours de Monopoly Le capitalisme ? Un jeu d’enfant ! On peut gagner dix ans d’études grâce aux travaux pratiques. Quelques heures quotidiennes d’astreinte au jeu de Monopoly valent mieux que de fastidieuses disquisition en école de commerce. Mieux que des semaines à compulser de soporifiques ouvrages au titre queue de baleine1, dont la compréhension brouille l’intuition bien plus qu’elle ne l’aiguise. On « économiserait » sur les manuels ; on s’« épargnerait » les master-class interminables de DSK sur les bienfaits de la privatisation. On gagnerait sur tous les plans. À ceux qui vilipendent le formatage fasciste de l’éducation à la papa, une telle méthode, interactive, ludique, ne présenterait que des avantages. Ses vertus heuristiques, largement éprouvées, se doublent de vertus « critiques » au sens originel du terme, du gc. krinein, « discriminer ». C’était jadis sur la maîtrise des langues anciennes, puis sur les maths, puis sur l’anglais qu’étaient sélectionnés les meilleurs éléments d’une promotion. Le Monopoly, de par sa propension à consacrer les plus habiles fraudeurs, pourrait servir de nouvelle pierre 1 Dieu, pour se rattraper d’avoir bâclé la gueule de la baleine, a doté le cétacé d’un sexe à l’inertie d’en moyenne 2,50 m. Informations très humiliante pour un humain lambda. Ce que Rocco n’est pas. 247 de touche. Il permettrait un repérage précoce des élites du futur : les valeurs sûres du progrès néolibéral, promis au poste de commandement. Un score élevé pourrait être un atout pour postuler à la Trilatérale. Un critérium pour obtenir son rond de serviette Siècle ou à Davos. Ce serait un bon visa pour intégrer le CFR et faire ses classes avec les huiles du Bilderberg. Voir mieux, directement sur le terrain, sur le parquet des bourses. Parce qu’un trader digne de ce nom ne va pas la bourse : chacun sait qu’il y vole. On aurait là une « rente d’accès » aux professions les plus « enrichissantes » du XXIe siècle. Au luxe de ne rien produire – ni service, ni œuvre, ni richesse – tout en gagnant plus de pécunes en une semaine qu’un ouvriersecteur en mille superéons ! Quand on peut rendre service… Monopoly et case prison Tapie, Madoff, Kerviel, malgré tous leurs talents, ont fatalement connu les dimanches gris de la détention. Toutes leurs astuces et finasseries blanchies sous le harnais ne suffiraient pas à les immuniser contre un mauvais coup de dés. Mais la prison fait également partie du jeu. On s’y ressource. On s’y révèle. On y peaufine ses business-plan. Quand le corps gît, l’esprit s’évade. Ce n’est pas pour rien qu’Hitler y a écrit Mein Kampf et Sade sa tripotée de Justine. On en sort tous un jour, de la prison, pour peu qu’on ait des sous. Ce n’est pas comme s’il fallait tout reprendre comme au 248 premier jour. La méchante carte qui vous condamne stipule que vous irez fissa, sans retour à la case départ ; vous la quitterez sans casse. Taubira Garde des Sceaux serait bien aise de s’en inspirer. Nuançons-nous toutefois : la détention peut être chronophage lorsqu’on n’a pas de quoi payer (le temps, c’est de l’argent). Mais cette leçon qu’elle nous inculque saura porter ses fruits. Arrestation ne vaut pas sanction. Ce qui ne tue pas ne rend pas nécessairement plus mort. Le bagne, comme disait Jean Valjean, c’est l’école de la vie. On aura tous compris que dans une partie de Monopoly, la mise aux fers – jamais bien longue – n’a pas pour fin de sanctionner une faute (pas vu, pas pris) : elle est le plus souvent éminemment gratuite. Elle n’est rien moins, pour les plus riches, qu’un aléa sans cause. On tire la mauvaise carte, on cavale au cachot, c’est la faute à Rousseau. Un shoot d’ocytocine venu dynamiser le cours normal de la partie. Elle est parfois, pour les moins riches, l’ultime moyen de s’acquitter d’un solde négatif en fabriquant des savonnettes. Et pour les moins dotés, le petit coup de pouce ou d’accélérateur qui précipite le mauvais joueur dans le vide. La case prison nous fait enfin comprendre que la vitesse est un atout précieux dans la course aux biffetons – « pursuit of happiness ». Guérir le monde grâce au Monopoly. Belle métaphore du rêve américain… 249 Le pronostic performatif En psychopathologie, la prédiction est une catastrophe. Non qu’elle soit toujours fausse, ce serait un moindre mal. En prédisant aux gens ce qu’ils vont devenir, on les aide dangereusement à devenir ce qu’on craint. Aux sources vives de l’imagination Les sciences neurales depuis leur émergence dans les années soixante, n’ont cessé d’étayer l’idée que notre « âme créative » – notre aptitude à générer de l’inattendu – serait immédiatement coextensive à nos capacités de mémorisation. Il se pourrait, en d’autres termes, que l’imagination n’ait de limites et d’extensions que celles de la quantité de souvenirs emmagasinés. Plus on engrange, plus elle produit. Elle croît avec ceux-ci – et décline avec eux… Le sentiment de l’enfance L’enfance est une maladie relativement récente. Sa prise en compte ne date que du XVIIIe siècle. Songeons seulement que la peinture grecque ne distinguait l’éphèbe du citoyen que par le port ou par l’absence de pilosité faciale : voyez les vases. Cette cécité aux spécificités de l’enfance (du lat. infans : -in privatif, fari, parler : « celui qui ne parle pas ») se retrouvait dans l’art du Moyen Âge qui le représentait nanti de proportions d’adultes (du lat. adultus, -a privatif, dulti, 250 grandir : « celui qui a cessé de grandir »). Tel un homme mûr de dimension réduite. Une sorte de santon. On habillait l’enfant avec des vêtements de femme. À la bistodenasse ; à l’unisex, pareil qu’en Suède. Son droit à l’existence en tant qu’étape sui generis du développement, l’enfance n’obtiendrait qu’à la faveur des théories de l’éducation. Grâce aux traités de pédagogie fourbis par les jésuites ; à quoi s’associerait, dès le lendemain de la révolution, l’éveil de la famille bourgeoise. L’enfance n’a pas toujours été. Ils n’en mouraient pas tous mais tous étaient frappés. Tous ont été enfants, hier comme aujourd’hui – comment comprendre alors la chape d’invisibilité qui, si longtemps, rendit le monde aveugle au sentiment de l’enfance ? En postulant de cette absence qu’elle rendait compte d’une réalité sociologique très différente de celle que nous connaissons. Du fait que l’on basculait très vite de l’« insouciante jeunesse » à la maturité ; du couvage maternel à la dure loi du travail imposé. Il n’y avait aucune place, aucun espace entre ces deux états, pour la « jeunesse », « l’adolescence ». Au lieu de quoi était un rite. Un rite « transitionnel », « initiatique » ou de « passage », marqué par l’arrachement brutal du petit d’homme au cocon familial, par sa mort symbolique et par sa renaissance en qualité d’adulte. Un rite au terme duquel l’enfant cessait d’être un enfant – sans qu’il soit nécessaire d’en passer par l’« adolescence ». 251 Pourquoi l’adolescence ? Car si l’enfance fut longtemps négligée, on ne saurait dire combien plus accablant était le sort de l’adolescence. À quelle méconnaissance n’était-elle pas vouée ? Qu’on interprète l’enfance comme un symptôme accompagnant l’effondrement de la sociologie d’Ancien Régime ; un même regard considérerait l’adolescence comme l’épiphénomène d’une culture travaillée par l’avènement de la postmodernité. Avec le développement des professions de service ; avec l’élévation du niveau d’exigence des qualifications ; avec l’école unique et les études indispensables à l’obtention de ces qualifications, est apparue dans l’après-guerre une période de latence entre l’état d’enfance et l’« adultère » (Coluche) ; période sitôt nommée l’adolescence (le « devenir adulte », la particule « sc » définissant l’inchoatif). À l’exclusion du rôle non négligeable qu’a pu jouer dans cet attardement l’introduction dans l’alimentation de perturbateurs endocriniens, la culture marketing a fortement participé au processus de sensibilisation – sinon à la fabrication – du phénomène de l’adolescence : l’adolescent devenant effectivement le prescripteur tyran de la maisonnée (avec la « ménagère de moins de cinquante balais ») depuis que la pilule a fait de lui un enfant du désir (dont on recherche l’amour, que l’on ne frustre pas, à qui l’on cède par crainte d’en être haï) plutôt que de la nécessité (qui trime et se dépasse pour conquérir une affection dont il n’est pas dépositaire d’emblée). Toutes ces raisons et d’autres 252 du même genre, aussi fondées soient-elle, sont sans doute opérantes à leur manière, mais non pas suffisantes pour expliquer l’essor tardif de l’adolescence comme trait de civilisation ; et encore moins de la « crise d’adolescence ». Nous faisions cas de rites. Or, nonobstant l’adolescence, une autre caractéristique de notre postmodernité consiste précisément en la disparition des derniers rites transitionnels ou de passage qui demeuraient encore : bac, service militaire, permis de conduire, etc. Soit qu’ils aient fait leur temps, soit que vidés de leur substance, ils aient perdu tout ou partie de leur efficacité. Plus de rites clés en main. Plus d’épreuves symboliques. On peut alors se demander si dans une société privée de ces rites, ce ne serait pas l’adolescence elle-même qui serait devenue le rite par excellence ; l’adolescence ellemême qui serait devenue l’épreuve à surmonter, l’initiation, la crise de transition, celle-là que désormais chacun se mitonne sur mesure, avec sa bite et son couteau, allié seulement de son imagination et d’une pincée de « comportements à risque ». L’échec du rite transitionnel Non sans d’ailleurs son lot commun d’échec. Autant d’échecs que stigmatisent l’ « adulescent » (l’adulteadolescent, figure de l’attardé), le complexe de Tanguy et les monstres de foire de la téléréalité au plus extrême de leur pathologie. Une telle lecture aurait à tout le moins le mérite d’expliciter pourquoi l’adolescence en tant que crise soit 253 restée si longtemps inaperçue : aussi longtemps qu’il demeurait des rites, celle-ci n’existait tout simplement pas. Le linge sale en famille On a très mal diagnostiqué la crise adolescence. Pourquoi heurter l’adulte ? Pourquoi vouloir briser celui ou celle à qui l’on doit la vie ? Pour s’autonomiser ? – A-t-on besoin de cela ? Pour le détruire ? – Quel intérêt ? L’œdipe ? – C’est un peu tard. L’heure des fantasmes et loin derrière. Donc les hormones ? – Pas suffisant. On progresserait dans l’analyse en nous rappelant que l’adolescence, si en découle une renaissance au principe de réalité, commence avec un deuil : deuil de l’enfance, deuil de ses rêves, deuil de l’image réconfortante et idéalisée que l’on se faisait des siens. Il y a dissolution des appuis parentaux, révélés nus dans leur fragilité, leur défaillance ; émerge alors l’angoisse de se savoir exposé. L’adolescent attaque l’adulte non pas pour l’enterrer, mais avant tout – mais au contraire – pour éprouver sa résistance, tester sa consistance ; pour constater son aptitude à tenir bon et à lui tenir tête – et à le protéger. Il faut ici faire le départ entre violence et agressivité. Il y a violence, mais cette violence trempe dans le désespoir. On ne jette à bas le buste du commandeur que pour mieux s’assurer qu’il est indestructible. 254 Dur dur d’être un bébé À compter des années 1950 s’observe en pédopsychiatrie un glissement terminologique qui devait aboutir à faire du « nourrisson » cette chose non-moi hideuse à nos cinq sens que nous appelons « bébé ». Permutation extrêmement efficace, qui ferait rapidement un sort aux précédentes typologies. Qui illustrait magistralement une importante révolution « anti-copernicienne » (le sujet fait noyau) dans la compréhension encore embryonnaire que l’on avait de la petite enfance. Parler de « nourrisson », c’était le renvoyer à ses fonctions végétatives et nutritives : ses fonctions d’alimentation, de digestion, de sécrétion et d’excrétion. Le « nourrisson » était offert à l’attention de ses parents comme un bout de chair braillard, passif et dépendant. Un estomac sur pattes, recevant tout de l’extérieur, qu’il s’agissait d’abord d’alimenter et de purger. Un peu comme Guy Carlier. Le lourd tribut payé par les enfants au cours de la seconde guerre mondiale instille une sourde culpabilité chez les théoriciens, dont l’une des manifestations va être la revisitation de cette ancienne approche. On réajuste les images pour assurer la transmission du sens. C’est l’âge d’or du « bébé ». Et les prodromes, inévitables, de la mignardise. Aux antipodes du « nourrisson », le « bébé » focalise sur la fonction de langage (« bé-bé » est un concept onomatopéique) ; donc sur la relation. Le « bébé » n’est plus cette chose passive allouée par la nature d’une bouche et d’un anus comme un « concombre de mère » ; il devient 255 l’être actif de son évolution, l’auteur de sa maturation, capable de se tourner vers l’autre et d’engager des rapports affectifs. Ce produit à cette aune un emballement sans précédent de la production d’essais, de thèses, d’ouvrages spécialisés, dont aller découler toute la pédagogie moderne. Du passif à l’actif Écrire, c’est décevoir. Décevons sans plus attendre les quelques esprits torves qui voudraient voir dans cette chronique une référence tacite à des conduites proustiennes, quoique son titre ait pu leur laisser croire. Restons sur les enfants (c’est une image, rasseyez Cohn-Bendit). Le glissement caractéristique du XXe siècle que nous avons décrit comme celui de la conception auparavant « passive », dorénavant « active » de la subjectivité du petit d’homme, va logiquement porter un coup fatal aux anciennes théories de l’éducation et de la psychologie de l’enfance. Sans doute futce également un progrès médical : le « nourrisson », réduit à son enveloppe, ne bénéficiait pas jusqu’à cette date d’une considération de beaucoup supérieure à celle que les cartésiens, les aficionados et les esclavagistes témoignaient à leurs proies : ça crie sans avoir mal. On opérait bébé sans faire d’anesthésie. Les choses s’arrangent avec le temps. Bébé devient sensible (alléluia !). C’est en vertu de cette reconnaissance par les professionnels d’un psychisme infantile irréductible et spécifique que seront proposées, dès les années 1943-1945, 256 les premières théorisations de son corrélat psychopathologique : la souffrance, la folie. Plus particulièrement de leurs deux grandes manifestations que sont les autismes infantiles d’une part, de l’autre les dépressions puériles. Jadis polarisée sur les parents, la pédopsychiatrie se redessine en déplaçant l’accent sur le bébé, faisant ainsi primer les notions d’attachement, de stimulation, de con-struction par le relationnel sur celles d’inculcation, d’imitation et d’héritage. L’horizontalité de l’interaction remplace la verticalité de la transmission. Avec des conséquences sont on ne voit pas la fin. La nouvelle donne pédagogiste colle au mouvement. Il ne s’agit plus de « faire apprendre », d’« asséner des savoirs », mais d’« éveiller », c’est-à-dire d’« apprendre à apprendre » à l’« apprenant au centre du système ». Autrement dit, de remplacer le cours magistral anachronique et suranné par le travail de groupe, tellement moderne ; de substituer au régime sec de l’« instruction publique » l’animation non directive de l’éducation nationale (l’intitulé des ministères fait foi). Émile fracasse Pantagruel. Voici comment, à vouloir trop en faire, on en arrive à déplorer des gosses élevés comme des pantoufles. Et les psychiatres à l’origine du mal de prescrire à tour de bras de la ritaline pour masquer les dégâts. 257 L’enfance et le nombril d’Adam Nous sommes allés vite en besogne. Ne vendons pas les bœufs avant d’avoir noyé la peau de l’ours. « Tous ont été enfants ». Est-ce là si évident ? Les croyants d’entre nous rétorqueraient qu’il n’en est rien. Adam et Eve n’ont pas connu d’enfance. Puisqu’ils sont nés parfaits, ils ne pouvaient naître enfants. Puisqu’à l’image de Dieu, ils ne pouvaient naître enfants. Sont-ils nés vieux ? Mais quoi, Dieu n’a pas d’âge… L’Eglise fut inquiétée longtemps par ce débat de clocher – crucial, n’en doutons pas – amorcé dès le Moyen Âge par les exégètes juifs. Quoi qu’on ait dit de la scolastique, celle-ci ne se réduisait pas à d’inutiles bisbilles sur la vertu de Marie. On ne faisait pas que disputer du sexe et de la taille des anges, et de la taille du sexe des anges : on s’affrontait aussi sur le problème éminemment moderne de la condition de l’enfance au paradis d’Éden. Tout vient de là, de la religion. Une fascinante époque ! On avait également compris qu’un paradis avec des gosses n’en serait conceptuellement plus un. Excepté pour Michael Jackson. Nous avions donc « anomphalisme » et « omphalisme » (aucun rapport avec certaines pilules contre l’incontinence). C’était l’alternative. Entre les deux, point de Salut. Elle harponnait durement les moines enlumineurs sur la question de savoir si oui ou non deux créatures dont l’une était de glaise (adama, « terre ») et l’autre d’os et d’eau, deux créatures forgées directement par le démiurge (le Dieu de l’A.T. n’est pas encore le Créateur qu’en ferait l’Évangile de 258 Jean) devaient être représentées pourvues d’un ombilic. À quoi bon un nombril, vestige de la gestation, cicatrice de la Faute, avant n’apparaissent la gestation consécutive à la perpétration de la Faute ? La carte de fidélité Toujours la même question, sur le même ton, au même instant, à chaque bretelle de caisse : « Avez-vous la carte de fidélité ? » Toujours la même réponse : « non, désolé ». C’est un « non » bredouillé, confus qu’on vous arrache. Vous ne l’avez pas. Le type derrière ricane. Dieu qu’il est con. Eh quoi ? Quel crime a-t-on commis de ne pas l’avoir, cette fichue carte de fidélité ? On n’en sait rien ; mais à en juger l’obstination de Madame, ce doit être infiniment grave. Qu’apporte-t-elle pourtant ? Et qui sert-elle – qui se sert d’elle ? On vous propose des « offres » ? Vous les payez quand même. Ça sent l’arnaque, la carte de fidélité. Alors pourquoi ? Pourquoi ça marche alors que ça ne marche pas ? On vous ferait le détenteur Premium d’un bitonio quadrangulaire de plus dont l’unique fonctionnalité se borne à consigner dans sa puce magnétique vos listes successives d’achat, classées par date et référence. Semaine après semaine, elle enregistre votre caddie pour établir votre profil client : famille, revenus, secteur, besoins, etc. Et vous voilà en un rien de temps catapulté sur les réseaux de la marque, vendus à prix coûtant aux fournisseurs qui, eux, n’auront aucun scrupules à bazarder chez vous, droit dans la boîte aux lettres, des vertiges torrentiels de publicité ciblée. De 259 consommateur strict, vous êtes devenus produit. Mes félicitations ! C’est peut-être ça, somme toute, ce qu’on appelle une « promotion »… La carte est au supermarché ce que la laisse est au chien. Le cheval de Troie de la tyrannie de la vente. Prendre la carte, c’est signaler au monde entier quel bon pigeon vous faites. Pour peu que vous en ayez deux, ou trois, ou quatre, vous en serez quittes pour un bon siècle d’acharnement publicitaire. Au moins, le PQ sera livré à domicile. Ce soliloque navré ne servirait évidemment de rien s’il ne débouchait pas sur une morale pratique. De vous à moi, songez, la prochaine fois que votre « hôtesse de caisse » s’enquiert de votre affiliation, a bien lui suggérer de se la mettre c*l… Aspirations humaines L’élévation et le fil rouge de toute culture humaine : science, art, mystique, philosophie, technique. Nous nous battons contre les forces qui nous maintiennent au sol. Un continent virtuel Les écolos parlent parfois du sixième continent comme de celui formé par les agglomérats de sacs plastiques et de débris industriels massés par les courants tourbillonnants au large du Pacifique Nord. Ce dépotoir marin, cette plaque 260 d’ordures stagnant entre deux eaux, fut découverte pour la première fois en 1997, à la faveur d’une circumnavigation de plaisance du capitaine Charles Moore. Elle aurait crû jusqu’à atteindre en moins de cinquante ans la taille de 3,43 millions de km², soit six fois la superficie de la France. Les technophiles ont depuis mis la main sur une septième terre. Ont abordé un continent virtuel, surgi du numérique, et porté par le Web sur les fonts baptismaux. Le second millénaire a ainsi vu la surrection ex nihilo d’un espace-temps hors de l’espace et hors du temps. Les repères habituels y sont dételés hors paradigme. Se demander où est l’explorateur – à quel endroit – et à quelle heure – à quel moment – sont des questions qui ne font plus aucun sens. Tous les espaces et tous les temps sont emmêlés. Entremêlés. L’information sur Internet est une intrication de coordonnées : des usagers, serveurs, noms de domaine, ressources, widgets et fournisseurs d’accès. Économie, commerce, recherche, culture, sexualité, actualité : c’est vers ce septième continent chaque jour qui passe voit se délocaliser de plus en plus d’activités humaines. D’aucuns y voient une utopie ; d’autres une jungle infecte, repère de pédophiles et de conspirationnistes qu’il faudrait bétonner. Lorsque l’on voit ce qu’a donné la gestion libérale de la finance, on ne peut que souhaiter du fond du cœur que le Web saura faire face à ces menées d’arraisonnement. Hacktivons nos défenses ! La prochaine lutte de la génération 261 Z (cyber-génération) se fera sans violence, mais pas sans casse, et surtout pas sans nous… Classements des personnalités Jean-Jacques Goldman fait son entrée en trombe au classement de popularité de Télérama. Directement en première place ! On n’éprouverait aucune difficulté à démêler le paradoxe, pour peu que l’on rappelle que ces classements ne sont justement… que des classements. Établis sur la base de listes aussi fermées qu’autoréférentielles. Il s’agit, concrètement, de soumettre aux sondés un répertoire de cent people triés sur le volet, puis de leur demander de distinguer les dix parmi ces cent élus qui leur paraissent « moins pires » que les quatre-vingt-dix autres. En aucun cas les répondants ne s’expriment sur la question de savoir qui peut ou non prétendre à sa photo sur le trombinoscope. Un ordre se dégage qui, nonobstant le biais d’échantillonnage, n’a pas de raison d’être erroné ; encore faut-il pour qu’il soit pertinent, que le choix des impétrants soit laissé à la discrétion de chacun. C’est-à-dire libre, et non pas constitué par le journal commanditaire d’après sa ligne éditoriale, les modes ou les réseaux. Ou bien faisons que les critères de cooptation, au moins, soit transparents. Que l’on précise, si ce n’est pas trop demander, l’enjeu de cette présélection. Pourquoi un tel est pas tel autre ? On comprendrait peut-être mieux comment Yannick Noah, Djamel ou Gad ont pu se caracoler aussi 262 longtemps en tête. Et pourquoi Dieudonné risque d’attendre longtemps avant de voir son nom entrer au palmarès (quenelle, quenelle). C’est donc souvent les moins haïs (éventuellement, les plus connus) qui se retrouvent à titiller le soleil. Sans qu’ils soient « préférés » plus particulièrement que d’autres qui n’y figurent pas. Ce serait un peu comme demander de choisir entre la peste et le choléra et la vache folle et d’autres souches bien crades pour bigarrer le menu. La performance pyrotechnique du si discret Goldman ne signifie pas autre chose que son entrée au ménologe. Présélection aux élections Si l’on tient compte des parrainages et du filtrage audiovisuel public, ce type de fraude à l’opinion, de choix contraint sur catalogue fermé n’est pas très éloigné de ce que sont les élections présidentielles en France. Discours des relations Aucun langage n’atteint aux choses en soi. Pas même mathématique. S’il n’y avait pas les déictiques pour détromper cette assertion, nous ne toucherions jamais qu’aux rapports mis entre les choses. Nous n’effleurons que des surfaces, que des structures, que des commodités de langage. Le seul discours possible sur la réalité ne nous dit rien de ce qu’elle est, seulement comment elle se comporte. On pourrait dire que l’être est au-delà du dire. 263 Gouverner, c’est compter Chômage, santé, culture, croissance, éducation… tout le monde paraît se foutre de savoir « pourquoi ». Même le « comment » semble être passé de mode. La seule question qui compte est devenue : « combien » ? Critère de scientificité La nature scientifique d’un énoncé au crible de l’épistémologie de Popper ne préjuge rien de sa véracité. La scientificité ne s’attache qu’à la forme, au caractère potentiellement « testable », donc « réfutable » de l’énoncé. Le scientifique n’est pas l’inverse du faux. Le scientifique ne s’oppose pas au faux, mais au métaphysique. Que Dieu existe ou que l’homme rêve sa vie sont des affirmations qui ressortissent à la métaphysique : des thèses métaphysiques en tant qu’on ne peut envisager aucune preuve expérimentale, aucune mise à l’épreuve passible de les infirmer. Que les métaux ont une masse est en revanche une hypothèse testable, donc scientifique. « 2 + 2 = 5 » l’est tout autant : l’arithmétique l’infirme. Qu’une hypothèse soit infirmée constitue lors la meilleure preuve de sa scientificité. Quant à sa vérité, celle-ci ne peut jamais être déduite de sa « corroboration ». Les cent milliards de corbeaux noirs que nous observerons ne nous mettent pas à l’abri d’observer un jour, quelque part, un corbeau albinos. Corbeau qui, à lui 264 seul, serait suffisant pour démentir une proposition du type « tous les corbeaux sont noirs ». La nature ne fait pas de miracles. Et toute la science repose sur l’hypothèse – métaphysique – que la nature ne se contredit pas. La scientificité d’après Popper implique alors ceci de paradoxal qu’un énoncé corroboré puisse devenir faux dès lors qu’existe un unique contre-exemple. Il implique également qu’un énoncé non-scientifique puisse devenir scientifique avec l’accès de cet énoncé à l’épreuve expérimentale. Ainsi le postulat de l’atome selon Leucippe et Démocrite, n’étant pas réfutable sous l’Antiquité, n’était pas scientifique lorsqu’il fut postulé. « Scientifique », il ne le deviendrait qu’avec la mise au point de dispositifs d’observation donnant accès au protocole de vérification. L’atome aurait aussi bien pu ne pas être découvert, le postulat de l’atome n’en serait pas moins demeuré testable et scientifique. Idem pour le de positron de Dirac ou le boson de Higgs, après la construction du LHC. Quel que puisse être ses carences – et ont les sait nombreuses – le critère Poppérien de scientificité reste pour nous le seul vraiment opératoire. Nature de l’épistémologie Ce qui ne l’empêche pas d’être arbitraire, gratuite autant que Dieu ou que le rêve d’un homme. Mais c’est le drame et la limite, et c’est le paradoxe de tout montage épistémologique, aussi limé soit-il, que de n’être pas testable. 265 Toute science est donc nécessairement rivée sur une métaphysique. Le culte du cargo Si Hume avait voulu illustrer autrement l’inexistence de la causalité hors de l’attente qu’elle crée dans l’imagination1, nul doute qu’en lieu et place de l’angoisse archaïque du soleil noir, nous trouverions dans nos manuels une référence au 1 Abstraction faite de l’expérience ; à l’exclusion de l’accoutumance que la répétition des phénomènes génère dans une conscience par essence projective, de quelles raisons disposons nous pour affirmer que le soleil se lèvera bien demain ? Mettons que la Terre tourne autour de l’astre hélianthe. Sait-on jamais si les constantes physiques que nous expérimentons n’auront pas évolué ? 2 + 2 = 4 est une vérité mathématique. Irréfragable. Que la Terre tourne n’en est pas une : c’est un fait observationnel. Accidentelle. Ce type de fait fonde notre science. Il constitue des enchaînements, des régularités, des séquences contingentes ; en aucun cas des concaténations logique. Le jour ainsi succède à l’ombre : c’est un constat, pas une nécessité causale. Nous ne percevons jamais dans la nature que des images discrètes ; image que l’entendement relie sous les auspices de la causalité ; laquelle causalité n’est pas dans la nature, mais uniquement dans l’entendement. Toute notre connaissance répond en dernier ressort d’une causalité qui n’est qu’une projection de l’esprit. 266 culte du cargo. Il aurait certes fallu pour cela que Hume ait vécu quelques siècles supplémentaires, et effectué, pour honorer ses RTT, un trek en terre mélanésienne. C’est en effet sur l’archipel océanien, de la Papouasie-NouvelleGuinée aux îles Fidji en passant par Tanna, que devait naître ce folklore au pittoresque qui fit couler tant d’encre. Un assemblage rocambolesque de rites « millénaristes », apparu chez les aborigènes dans le sillage de la colonisation. L’origine de ces cultes peut être reversée au constat par les indigènes que les troupes au sol américaines et japonaises semblaient obtenir l’arrivée de navires ou le parachutage de ravitaillement sur une simple commande passée de vive voix dans leur poste radio-émetteur. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les indigènes conçurent l’idée de les imiter et se mirent dans cette perspective à « édifier » de fausses cabines d’opérateur-radio ; sortes de temples revisités avec des postes et des micros factices, devant lesquels ils adjuraient pour l’envoi de ravitaillement et autres équipements dont ils avaient l’usage. Non content de prier dans ces naos de carton-pâte, ils iraient jusqu’à défricher de fausses pistes d’atterrissage en attendant que des oiseaux de métal viennent tout naturellement y décharger leur cargaison. L’illusion de la causalité tenait dans l’ignorance des nombreux éléments intermédiaires de la chaîne d’acheminement qui reliait l’offre à la demande. Les indigènes ne savaient rien de l’existence des industries occidentales. Ils attribuaient toute 267 l’abondance et la technicité magique des biens apportés par cargo à un retour de providence. Ce qui, pour des occidentaux, passait pour d’étranges simagrées obéissaient pour les aborigènes à une logique d’un pragmatisme achevé. Des poux dans la caboche Loin d’accuser les rouages d’une mentalité mythique ou prélogique (Lévy-Bruhl), le culte du cargo témoigne au plus haut point de la disposition universelle de l’homme à raisonner d’après les cadres bien connus de la logique bivalente classique. Il témoigne d’une raison faisant usage de la fonction d’implication (opérateur « ͻ » introduit par Peano), au fondement de toute science des phénomènes, explicitement formalisé par Aristote, implicitement par le dicton : « pas de fumée sans feu ». Ce qu’on a pu jadis appeler par indigence intellectuelle « pensée magique », pour être effectivement une mauvaise inférence (inconséquente ou incomplète), n’en est pas moins inférence. Tant s’en faudrait de même que ce type d’erreur ne soit le propre de la « pensée magique » ; ou plus exactement, que la « pensée magique » ne soit le propre de la religion. Le domaine médical offre légion d’exemple de ces causalités factieuses. Quelque part en haute mer, au large des côtes écossaises, existe un archipel que rien ne destinait à la célébrité. Rien ; si ce n’était les traditions étranges qui s’y étaient fait jour. Les habitants des îles Hébrides avaient pour habitude d’entretenir à même leur cuir chevelu une colonie de poux. 268 La coutume exigeait que tout jeune homme et toute jeune fille en âge de se faire des cheveux soient présentés à ses futurs bailleurs. Ces parasites étaient appelés à élire domicile pour un contrat à vie, sans avis d’expulsion. Les indigènes tenaient à cette osmose comme à la prunelle de leurs yeux – un peu à la manière des drosophiles d’Hébus (le « Troll’Hébus » illustre de Lanfeust). Ils étaient leur musthave. Aussi vitaux que les cigares de Freud. Un gage d’hygiène et de sociabilité. Prophylactique. Et délicieusement punk. Prophylactique, les poux ? C’était tout vu. Ce qui avait convaincu les hébridiens dans cette croyance était l’aperception de la corrélation entre l’effondrement démographique des arthropodes et la dégradation de l’état de santé du patient dépeuplé. Chaque fois que ces pensionnaires pompeurs de sang quittaient le cuir chevelu de leur hôte, le malheureux tombait malade et transpirait de fièvre. On lui restituait donc ses poux pour le ramener à bonne température. Le succès de cette méthode donnait empiriquement raison aux insulaires : à peine les poux avaient-ils recolonisé le caillou de l’alité que son état s’améliorait. Il guérissait. Preuve était faite de la bienveillance des poux. Les poux étaient une panacée. Doctes œillères D’aucuns auraient pu soupçonner que les poux délaissaient leur taulier parce que la bière avait tourné, et 269 qu’ils y revenaient plein d’enthousiasme une fois l’auberge remise aux normes, les caves à nouveau pleines et le poil retapé. Nous rions volontiers de ces histoires de fous. C’est voir la paille dans l’œil de son prochain et ne pas voir la poutre qui est dans le sien. C’est oublier bien vite que nos médecins à nous, jusqu’au XVIe et même XVIIe siècle, jusqu’à Vésale, ne raisonnaient guère mieux. Les docteurs Knock étaient légion parmi les officiels formés à l’université. Des rejetons d’Hippocrate, ganaches à s’arracher les cheveux, qui prescrivaient avec panache et latinismes des émétiques aux moribonds, des saignées aux tuberculeux. Un beau carnage. Les indigènes des îles Hébrides, s’ils l’avaient mal interprété, avaient au moins enregistré un rapport authentique entre les poussées de fièvre et la raréfaction des poux. Songeons que les hommes de l’art occidentaux, malgré toutes leurs années passées à compulser Galien, n’ont pas été foutus de comprendre qu’en saignant les malades, ils hâtaient leur trépas, ou qu’en collant des cataplasmes de pus sur les plaies vives des mutilés, ils infectaient celles-ci. À se demander qui l’avait le plus chevillée au corps, la pensée primitive… L’âge de raison On ne peut parler de « stade primitif » de la pensée sans postuler d’autres gradients. Le « primitif » sans « secondaire » n’est rien. Le « secondaire » est toujours au-delà du « primitif ». On ne peut pas davantage parler de « mentalité mythique » ou d’enfance « prélogique » de la rationalité 270 humaine sans se positionner soi-même hors du bourbier de la « mentalité mythique », ayant atteint « l’âge de raison » – en l’occurrence très en aval du fleuve. N’avisant que rarement un peuple « primitif » se désigner comme tel, nous supposerons que l’« évolué » s’en charge le plus souvent pour lui. Parce qu’il est « évolué ». Parce que – progrès oblige – nous valons mieux qu’avant. Et pour cette même raison, parce que meilleurs qu’avant, nous prétendons que les erreurs d’hier – ou les erreurs d’ailleurs, parce qu’ailleurs est hier (le terme de « primitif » s’appliquant aussi bien à nos simiesques pères qu’à nos sinistres pairs, peuples sauvages « sans écriture ») – sont les erreurs d’hier et plus celles d’aujourd’hui. Nous nous serions extraits de ce margouillis mythique, de l’état théologique (Comte) « mentalement » bonifiés. L’histoire et l’Occident l’ont décidé ainsi. Darwin pourtant, n’a jamais dit que l’évolution nous rendait plus malins que nos ancêtres ou plus intelligents. Seulement plus adaptés. Dans un monde dominé par la bêtise, être un débile, c’est s’épanouir comme un poisson dans l’eau. Quant à l’idée résolument moderne que tout ce qui succède surclasse, quelques heureux possesseur d’une bécane bureautique (dis)fonctionnant sous un OS Windows sait d’expérience que les notions d’update et d’amélioration font rarement bon ménage. Croire que le dernier cri éclipse le suranné, c’est s’embourber jusqu’aux sourcils dans l’illusion vitale de la société marchande : le culte de la nouveauté. Tout ce qui succède surclasse ? Voire. La flèche 271 de l’entropie ne s’arrête pas à la douane. Ce n’est pas le nuage de Tchernobyl. Cela vaut des pluies acides comme de la rationalité. Il faudrait être obstinément aveugle ou rudement aliéné pour asséner que la « pensée magique » et son usage moisi de la causalité aurait été lavée à l’eau de javel de la postmodernité. Les pompiers pyromanes ? Les études statistiques conduites par les « observatoires » regorgent de ces exemples de fausses causalités. On en produit comme de la bille ; dont certaines pas piqué des vers, qui pourraient faire sourire si elles ne servaient pas de prétexte « scientifique » aux politiques les plus incohérentes chaque fois qu’elles semblent aller dans le sens des réductions de budget. De fausses causalités qui n’ont rien à envier à l’épouillage des îles Hébrides ou à l’idolâtrie des barges de ravitaillement. Triste destin que celui des sociologues, tenus de donner régulièrement des gages aux politiques. Parce que les sociologues, s’ils tiennent à leur budget, s’ils veulent des effectifs et des pépettes pour leur « projet de recherche », doivent être prêts à faire des concessions. Certains, parfois, s’exilent ; d’autres, cyniques, se rangent. Les plus tarentulés font carrière au CNRS. L’impéritie ouvre des portes. On voit alors suinter des rapports à l’orange tous plus calamiteux les uns que les autres, jouant avec les causes et les effets comme un canard en briques avec des coton-tiges. Pourvu que la cause fût 272 entendue. Un seul exemple. Nous sommes au pays de Goethe. Une enquête de bureau (nouveau concept, plus économe que le terrain) portant sur les interventions des pompiers réalisés dans un länder allemand mettait en évidence une corrélation entre les effectifs mobilisés et l’ampleur des sinistres causés par l’incendie. Plus les pompiers étaient nombreux, plus les dégâts s’avéraient importants. Plus on tombait la chemise, plus l’assurance raquait. La conclusion que seul un débile profond pouvait en retirer… fut retirée. C’est bien la moindre des choses. Le maire, flanqué de ses acolytes auliques et de ses techniciens jean-foutre, prit aussitôt son courage à deux mains et des mesures drastiques. Il décréta un moratoire sur les campagnes de recrutement des réservistes. Et comme toujours l’intendance suit, il saisit l’occasion de ce grand barnum pour entamer de moitié le montant des fonds affectés au renouvellement du matériel de la caserne. Tout cela sous le regard mouillé des sociologues qui savent se rendre utiles. Bien qu’également sous celui, consterné, des habitants de la ville. Le bon sens populaire leur avait fait accroire que plus l’incendie était important, plus le nombre de soldats du feu mobilisés était élevé – et non l’inverse. Mais eux était pas bac+8. Chacun son job. Chacun sa croûte. C’est rassurant. 273 Mésusage de la causalité Le maire allemand avait de l’industrie à revendre. Il aurait pu faire pire. Faire plusieurs fois le tour du verger. On sait de source sûre que les ventes de crèmes glacées augmentent au prorata du nombre de noyés. Que n’en a-t-il compris l’urgence d’incarcérer tous ces gangsters en tablier qui débitent leurs sorbets à nos petites têtes blondes aux yeux azur ? On sait aussi que le nombre d’écoles maternelles en zone urbaine est corrélé positivement à la fréquence des crimes et des délits. À se demander ce qu’il attend pour déporter nos dolichocéphales braillards hors de ces champs de bataille. À la campagne, dans la forêt, dans la terre creuse ou quelque part au large, plein d’or, plein océan, sur une plate-forme de forage ou dans un sous-marin, qu’importe, mais loin des villes. Le maire aurait été fourbu d’apprendre que les personnes souvent malades ont plus de rendez-vous chez leur médecin. N’est-ce pas la preuve (qui en doutait ?) que leurs médecins font profession d’empoisonner les gens ? Il faudrait donc les interdire. Fissa. Tout comme les policiers : plus il y en a, plus ça castagne. Et même les gens : plus il y a de gens : plus il y a de morts. « Plus d’hommes, plus de problèmes », disait déjà Staline. Un gars que seule une culture moderne, démystifiée sous les atours de progressisme et de la raison pouvait offrir à ses compatriotes. 274 Mésusage de la causalité (suite) Heureuse nouvelle pour les caisses de santé, le même tapin de scientifiques a « constaté » que les longs séjours à l’hôpital étaient « mauvais pour les patients ». Plus ils y restent, moins ils se portent bien. Les maladies nosocomiales tueraient donc davantage que les praticiens. À moins que ce ne soient les praticiens eux-mêmes qui fussent des assassins. Pourquoi sinon porteraient-ils des gants ? Les empreintes digitales, pardi ! L’hosto ? Trop y rester serait le meilleur moyen pour y rester. Comment peut-on être assez insouciant pour ne pas voter immédiatement le plafonnement de la durée des séjours ? Surtout en palliatif ? Ils y meurent tous. C’est l’hécatombe. C’est effarant. Heureuse nouvelle pour le Medef, ils ont aussi compris que plus les arrêts maladie se prolongeaient, plus le salarié mettait de temps à se remettre d’aplomb. Ses performances en pâtissaient. Un argument qui pèsera lourd dans la balance la prochaine fois qu’il s’agira de négocier avec les syndicats. Heureuse nouvelle pour les écologistes, ces comités d’experts ont surtout découvert grâce au brassage des big data la superposition parfaite des courbes de l’évolution du taux de nuptialité des couples allemands et de celle du recensement de la population de cigognes entrées illégalement sur le territoire entre 1965 et 1987 (véridique). Lorsque l’on dit que l’immigration est une chance pour l’Allemagne ! Ces nobles échassiers seraient donc la clé de résolution du problème de la crise démographique. En sus 275 d’enregistrer, chiffres à l’appui, la fin du mythe de la viviparité. Il n’y aura guère plus à présent que quelques psychanalystes adeptes du « psychisme embryonnaire » pour contester que les cigognes apportent les bébés. Le reste, c’est les Chinois. Tout cela pour démontrer qu’on ne sait jamais à quoi s’attendre lorsqu’il s’agit de tisser des liens de causalité entre tous les n’importe quoi, sans se demander quel sens pourrait avoir le raccordement causal des orbites respectives des lunes de Jupiter et de la destinée du pape. Autant d’illustrations du sophisme « post hoc », suivant lequel tout B arrivant après A arrive à cause de A. Tout événement postérieur à quelque autre en est le conséquent. Le choix de ces événements (des phénomènes à corréler) ne va jamais en retour sans une certaine pression de sélection idéologique. On aurait tort de négliger tous les « bienfaits » qu’a apportés jadis à la nation allemande la formidable alliance du politique et du statisticien… Management du bien-être Ne bavons pas sur les Allemands. Personne n’est à l’abri d’une mauvaise inférence. Plus c’est gros, mieux ça passe. C’est un arcane de l’économystification. S’il faut apprendre à nous méfier de la sociologie de bibliothèque, on ne lira pas avec une moindre suspicion les « études de satisfaction » dont nous abreuvent les revues de niches spécialisées dans le benchmarking et le coaching d’entreprise. Voir les colonnes 276 de Forbes ou de The economist ; voir les enquêtes régulièrement commanditées par les think tank paternaliste du patronat mondialisé. Que ferions-nous sans tous ces gens pour nous apprendre, en affichant aux anges un sourire aussi élégant qu’une cicatrice de césarienne ratée, qu’« une bonne motivation des salariés entraîne une hausse des profits de l’entreprise » ? À condition, précisent nos La Palisse, de ne pas confondre motivation et rémunération. Les gens ne veulent pas d’argent. Non non ; ils veulent de la « convivialité ». Ils veulent se sentir bien. Ils veulent de l’open-space. Parce qu’il est bien connu que la promiscuité renforce l’esprit d’émulation et que l’activité stressée pousse à la performance. Structure fractale : la concurrence entre secteurs se répercute entre les firmes d’un même secteur puis entre salariés d’une même firme. Friedrich Hayek l’avait seulement rêvé ; le Googleplex l’a fait. « Prends-moi, Google ! » Le Googleplex et à sa suite, toutes les start-ups en de la Silicon Valley. Toutes sur ses traces, toutes adossées au même projet, usant des mêmes méthodes pour constituer la grande paillasse d’expérimentation mentale à l’ère de l’exploitation post-libérale. Avec ses propres courts de tennis, ses propres restaurants, sa propre ligne de vêtements, sa propre école et ses quartiers résidentiels, Google s’est constituée un monde à son image pour qu’il ne reste aucun domaine dans l’existence privée de ses employés qui ne se dérobe à son œil panoptique. La pieuvre ne cèle rien 277 d’ailleurs de cette prétention totalitaire à remodeler à discrétion l’identité morale et corporelle de la « masse salariale ». Cela se traduit très concrètement, côté fitness, par des pantoufles, par un dress-code, des salles de gym et de massages. Un salarié heureux est un salarié sport. Mais un corps sain ne serait rien sans un esprit avenant. La suggestion prend alors le relais. On mise sur les slogans. « Don’t be evil », c’est la devise de Sergueï Brin, inscrite en lettres d’or au frontispice du groupe. Il faudrait compléter : « Google is watching you ». Et pourquoi pas « Arbeit macht frei » ? On la trouvait au portillon d’Auschwitz. Car le travail rend libre (une fois qu’on est viré). En attendant il rend heureux, surtout avec un tas de goodies griffés par l’entreprise : du mug à la cravate en passant par le PQ. On n’attend plus que la puce RFID. Rien d’étonnant, avec des arguments pareils, à ce que ce Disneyland néopaternaliste serve immanquablement d’inspiration aux ingénieurs de la « Refondation sociale » promue par le Medef. Jamais en deux cents ans de capitalisme on n’aura vu autant de jeunes diplômés issus des meilleurs des instituts des quatre coins du globe déployer autant d’enthousiasme à l’idée de se faire tondre. Le bonheur en entreprise Voilà comment, sans en passer par d’« affligeantes négociations sociales » ou d’ « inutiles aménagements de salaire », Google s’explique et justifie son envolée en bourse : il rend ses salariés heureux. Ses salariés lui rendent une part 278 de leur bonheur. Avec les intérêts. Logique ? Si peu. Relisons-nous : « une bonne motivation des salariés entraîne une hausse des profits de l’entreprise ». Et si c’était plutôt la hausse des profits de l’entreprise qui conférait aux salariés une bonne motivation en tant qu’ils en bénéficient – et puis seulement, par une logique de retour sur investissement (feed-back), leur bonne motivation qui maintenait la courbe ? Il y aurait bien un effet « procyclique », une boucle entre le profit de la firme et le bonheur des salariés, mais amorcée (effet bootstrap) par le profit de la firme intéressant les salariés. Les bataillons de numérologues de Larry Page seraient donc infoutus de discerner le sens réel d’une causalité ? Voilà qui serait fâcheux. Ce serait remettre en jeu la renommée mondiale des maîtres du pagerank. Et préjuger moins favorablement des algorithmes – aussi secrets que la formule secrète du Diet Coke – qui codent la pluie et le beau temps sur le numéro un des moteurs de recherche. Il est heureux qu’ici non plus, personne ne les conteste. Puisque tout le monde moutonne derrière le Googleplex, et qu’il est évident pour les auteurs d’ouvrages économiques que si l’argent ne fait pas le bonheur, au moins le bonheur fait-il l’argent. Il arrive néanmoins que l’aiguille pointant la direction à suivre soit orientée dans le sens contraire à ce que Google pourrait penser. De la cause à l’effet, le lien ne va pas toujours dans le sens du moins-disant. Voir qu’il n’y ait pas de lien du tout. 279 Lévi-Strauss-canne Lévi-Strauss mort, les politiques – qui ne perdent pas la tramontane – s’empressent de saluer en l’homme un visionnaire de l’universalisme, sans-frontiériste à toute berzingue. Un promoteur prophète primé du métissage promis au panthéon du catéchisme de la mixité. On voit difficilement quel pire hommage on pourrait rendre à sa Pensée sauvage. Tristes tropiques : les sociétés sont, telles des langues, égales et incommensurable. Races et histoire : les sociétés ont toutes voix au chapitre. Toutes ont leurs particularismes, leurs rites, leurs spécificités. Toutes ont leur manière de penser comme les idiomes ont leur manière de dire, leurs schibboleths qui sont autant de richesses à préserver. Races et culture : préservation conditionnée par le maintien constant d’un minimum d’opacité entre ces différentes cultures. L’ennemi ? La dilution. L’impérialisme. Le métissage. En langue comme en culture. S’il y avait bien un seul intellectuel français et qui pis est, un académicien rétif à l’idéologie mainstream, c’était bien Lévi-Strauss. Un témoignage supplémentaire de toute l’attention avec laquelle les politiques s’emparent des grands esprits de leur siècle. Penser d’après le corps Acteur de son savoir, l’homme l’a toujours été. Il n’a pas attendu le XVIIe siècle pour le devenir ; seulement, peut280 être, pour en prendre conscience. Prendre conscience du fait qu’il ne pense jamais hors de lui-même, pas plus qu’il n’entend sans oreille ou ne regarde sans yeux. Qu’il n’accède pas au monde, mais à sa représentation. Qu’il ne sort pas de son entendement pour embrasser le monde tel qu’il serait – ou pourrait être – s’il existait à l’exclusion de son entendement et de sa représentation. Comprendre, en somme, qu’il n’a d’accès qu’aux phénomènes et que les phénomènes n’ont de présence que celle que l’on y met. Penser, c’est colliger, juger, construire, se rapporter comme unité, « sujet transcendantal », à des réalités faites à partir de soi. Penser, c’est donc toujours se penser soi, se penser à travers le monde, penser le monde à travers soi. Penser le monde à travers soi, ce n’est pas seulement penser d’après les cadres et les structures de son esprit ; s’en tenir là serait n’avoir parcouru que la moitié du chemin. C’est aussi, et surtout, penser d’après le corps. Tout l’animisme, toutes les métamorphoses émaillant les mythologies, toute la pensée analogique, astrologique ou alchimique du Moyen Âge, toute la cosmologie porte la marque de ce crible. Le corps – corpus homo – est la matrice de l’univers – cosmos – : les planètes, l’âme, les dieux. Le corps social classique Refuge privilégié de nos instincts projectifs, le politique semblait être, de ce paradigme, l’exemple le plus abouti. L’analogie du corps traverse en filigrane toutes les époques ; elle irrigue sans vergogne la « politologie », la « théorie du 281 politique » et l’anthropologie depuis leurs commencements. Depuis que l’homme s’est découvert un « animal social », parcelle infime d’un animal plus vaste que le monde. Lisons nos philosophes. Les yeux balayent les pages, et toujours elle revient ; sans qu’on l’ait invoqué, elle s’invite à la fête, fidèle à soi, inévitablement : la métaphore du « corps social ». Le « corps social », quoi qu’on y fasse, quoi qu’on en fasse. Le « corps social », transposition du corps cosmique du dieu rôti sur pattes, à l’origine du monde ; le « corps social », allégorie du roi, la Terre humaine des cycles arthuriens ; le « corps social » des biologistes, proie des cancers, sujet aux métastases, en permanente reconstruction, fait de cellules proliférantes et de parties constitutives – les « membres » que nous sommes –, masse d’« organites » agglomérées, liées par des « tissus » d’affects. Le « corps social » auquel Platon cheville une tête, ratiocinante, lieu du logos ; admet un cœur, gage de vitalité ; constate un ventre, et des entrailles, et des désirs, et des passions irrationnelles, incontrôlées : trois classes (gardiens, auxiliaires, producteurs), segments de corps et d’âme. Le « corps social » à l’aune duquel chaque être est, pour le Stagirite, organe qui ne s’appréhende qu’à l’horizon du tout. C’est de ce corps que le citoyen reçoit sa raison d’être, sa fonction propre et son télos. L’homme, sans lui, dépérit, ne valant pas mieux qu’une main tranchée se liquéfiant sur pied. 282 Le corps social moderne Sortons de l’Antiquité. Frayons chez les modernes. Même diagnostic chez Machiavel. L’auteur du Prince réinterprète le « corps social » à la lumière du canon d’Hippocrate, comme traversé par une lutte intestine opposant deux humeurs : les « grands », mus par leur désir de pouvoir, et la « population », soucieuse de vivre sans être dominé. À charge au politique de maintenir un équilibre « viable » entre ces deux aspirations. Le Prince est ce « médecin » qui doit œuvrer à des institutions passibles de contenir la « crise » et de maintenir le corps en état d’homéostasie. Son rôle est préventif autant que curatif ; il prescrit le « régime » le plus à même de composer avec la complexion de son Etat. Le « corps social » à son pendant philosophique dans la figure du Léviathan, créature chimérique de l’Ancien Testament identifié chez Hobbes à la fonction de souveraineté, produit des mille puissances individuelles qui s’y sont déversées. Il est ce monstre collectif que les individus ont façonné pour échapper à l’état de guerre. Garant de la propriété, de la sécurité et de la liberté, il est celui dont l’autoritarisme assure la concorde sociale. Y manquerait-il, le citoyen serait, non pas seulement légitimé, mais en devoir de le destituer. Raisonnement à double tranchant : aux antipodes des philosophes du « pacte » (en particulier Locke) les loyalistes comme Berkeley rétorquent 283 insidieusement qu’un peuple décolletant son roi serait comme un individu se libérant de sa tête. Le corps social contemporain Pionnier de la sociologie française, Durkheim réinvestit la métaphore du corps sous les auspices d’une conception organiciste et holistique de la solidarité. Il serait relayé en cela par toutes les autres théories ayant rapport à l’étude du vivant : théorie cellulaire, darwinisme, modèles éthologiques, etc. À contre-emploi du sociologue français se dresse son homologue allemand, un Max Weber réductionniste et partisan de l’« individualisme méthodologique ». La « médecine atomique » et les récentes percées de la nanotechnologie, tout en revisitant nos représentations du corps, renseignent sur la manière contemporaine dont se conçoivent les sociétés actuelles. Les variations sont infinies qui mobilisent le corps en tant que paradigme de la société. L’évolution de la médecine, de son approche anatomique du corps aujourd’hui largement instrumentée, technique et objective, entraîne dans son sillage celle de la conception que nous avons du politique, de sa « constitution » (un terme à double emploi), de ses limites, pathologies et faillibilités. Sans doute, plutôt que d’influence, devrions-nous poser une origine commune à ces altérations. Là n’est pas la question. Reste pour nous que si la métaphore du corps se donne pour explicite, tant s’en faudrait que toutes ses conséquences aient étés développées. 284 (Embryo)genèse du politique Le commencement est, en chaque chose, ce qu’il y a de plus noble. Le commencement est la moitié du tout, affirmait Aristote (– gardons-nous pour autant d’en oublier l’autre moitié). L’une des implications peu remarquées de notre approche anthropomorphe du corps social résulte ainsi de notre projection des théories de l’embryogenèse sur la genèse du politique. Elle a parti liée au rapport dialectique que nous établissions spontanément entre les processus de formation d’une société et ceux que la médecine postule quant à la formation de l’homme : ou bien par coagulation des semences mâles dans la matrice (Égypte et Grèce antique, sur le modèle du lait caillé), ou bien par transception, croissance et délivrance de l’homonculus déjà formé – d’où le « droit naturel » – (Europe classique), ou bien, suivant la tendance mécaniste en verve à cette époque, par captation, friction, structuration des éléments subtils convoyés par les fluides se déversant dans l’utérus (Europe moderne), ou bien enfin, pour clore cette excursion sur un modèle plus familier, par « division » (non plus « association ») de cellules indifférenciées (« monades » plutôt que « membres »), chacune porteuse de l’intégralité du code (non plus subordonnées au tout), au cours de la mythose. La doctrine médicale – toujours conjoncturelle et contextuelle – de la genèse du corps s’avère toujours d’une aide précieuse pour éclairer les préoccupations profondes du politique naissant. 285 La bioéthique du corps social La « conception de la conception » qui est la nôtre est loin d’être objective. Elle n’est pas neutre. Aucune ne l’est. Elle crée ses lois. Procède d’une idéologie elle également, comme toutes les théories, évolutive et provisoire. Elle fait valoir le même ensemble de normes qui rejaillissent autant sur l’anthropologie que sur la politique et sur l’économie ; bien plus : sur toutes les branches des sciences – « humaines », « physiques » ou « doctes ». Ce n’est pas forcer le modèle que de l’interpréter au-delà de ce qu’il se dit être – un regard biologique sur l’embryogenèse –, comme ce qu’il est, ou qu’il traduit : comme l’épiphénomène d’un contexte politique. Tous nos discours savants sur l’embryogenèse (la formation d’un être pluricellulaire) ne proposent rien de moins qu’une traduction physiologique des valeurs d’individualisme, de solipsisme et d’égoïsme typiques de la postmodernité occidentale ; vision d’un atomisme social qui pulvérise ses constituants en une multitude désagrégée sans autres liens que d’intérêt – non plus de « classe » mais de « survie » – accidentels et contingents. La « politologie » contemporaine récupère dès alors, sous les auspices de cette « herméneutique du corps », les controverses et questionnements les plus ardents de la bioéthique. Problématiques et thématiques se présentant dans les mêmes termes, de manière similaire, partant des mêmes prémices : À quelle étape de l’embryogenèse peut-on parler de « personne » (= d’État ou de cité) ? Le corps est-il 286 une marchandise (= l’existence politique est-elle une fin en soi ou l’instrument d’une fin) ? Quelle « cure », « régime », « austérité » ; quelle vitamine ou quelle « saignée » prescrire à un corps en carence (= à un Etat déficitaire) ? Le traitera-ton par homéopathie (= par répression, sanctions) ? Ou par allopathie (= par prévention, éducation) ? Doit-on dire au malade ses quatre vérités (= l’homme politique peut-il mentir pour la raison d’État) ? Doit-on autoriser les mères porteuses (= est-il licite et légitime de transplanter le germe de la démocratie dans les pays arabes) ? Le corps est-il propriété inaliénable (= y a-t-il jamais « droit d’ingérence ») ? etc. Délit de vérité ? La liberté d’expression connaît en France deux restrictions fondamentales. Qui les transgresse encourt une peine proportionnelle au préjudice moral : l’une s’applique aux propos diffamatoires ; l’autre aux discours incitant à la haine. Au vu de ces deux chefs d’inculpation, déclarer en public qu’Hollande est une pelle à tarte nous inquiète-t-il juridiquement ? Procès du singe 1925, Dayton. Nous sommes au Tennessee, terre de lumière et de progrès. John Thomas Scopes, un modeste enseignant officiant à l’école publique est condamné au versement d’une amende exemplaire de cent dollars. Son 287 crime ? Rien moins qu’avoir contrevenu au « Butler Act », une loi conservatrice interdisant aux enseignants de nier « l’histoire de la création divine de l’homme, telle qu’elle est enseignée dans la Bible ». Lucie ne fait pas le poids contre l’obscurantisme. Nombre de scientifiques ont voulu voir dans cette condamnation une paraphrase moderne de l’affaire Galilée. Opposant évolutionnistes et fondamentalistes chrétiens, cette nouvelle charge contre Darwin resterait consignée dans les annales sous le nom de « Procès du singe » (ou Scopes Monkey Trial). Deux autres « Procès du singe » allaient être intentés, dont le dernier n’est daté que de 2005. Preuve que la controverse entre créationnistes et darwiniens est loin de s’être refermée. L’épopée du pastafarisme Si loin que la résistance a dû s’organiser. D’une manière peu banale. Aux prises avec le lobbying actif des partisans de la Création (Dieu crée le monde tel quel) et de l’Intelligent Design (Dieu crée le monde afin qu’il devienne tel), Bobby Henderson, physicien diplômé de l’université d’État de l’Oregon, monte au créneau un canular moussu qui prendrait rapidement une ampleur nationale. Il prend la plume en 2005 et rédige à la discrétion de ses élus une lettre ouverte revendiquant l’intégration au programme officiel de la doctrine du « Flying Spaghetti Monster », doctrine créée pour l’occasion afin de parodier celle du Dessein Intelligent. Puisque le Comité d’Éducation de l’État du Kansas accordait à l’enseignement Biblique une dignité égale à celle du 288 (néo)darwinisme, au nom de quoi eut-il rejeté le catéchisme du « Monstre en Spaghetti volant » ? Flying Spaghetti Monster Dès son entrée en bourse, le pastafarisme (pasta-farism) – tel est son nom – a vu doubler chaque jour le nombre de ses ouailles. Il compte à l’heure actuelle plusieurs milliers de participants, principalement issus des milieux étudiants. L’Eglise de la Grande Nouille professe sa foi en une divinité surnaturelle, indétectable et invisible – bien que se manifestant parfois sous l’apparence d’un plat de spaghettis agrémenté de ses boulettes de viande. 289 290 Épiphanie du Flying Spaghetti Monster, d’après La Création d’Adam, fresque de Michel-Ange visible sur la voûte de la Chapelle Sixtine, Rome, Italie, 1500 - 1512. Son Évangile, paru en version numérique sur le site d’Henderson, comprend une genèse (« le Monstre créé l’univers ») à la mesure de sa théodicée (« …après avoir beaucoup bu » – l’ivresse du Monstre rendant raison de l’imperfection de la Terre) ; credos fondationnels auxquels s’ajoute une eschatologie du même tonneau (le paradis pastafarien étant décrit par ses prophètes comme parsemé d’usines high-tech, des volcans de bière ou de stripteaseurs/euses selon les goûts de chacun ; l’enfer est similaire à ceci près que la bière est éventée et les danseurs/euses atteints de MST). Les dogmes sont une chose, mais la pratique en est une autre. Les dogmes doivent s’incarner par le rituel et les fidèles toujours s’y retrouver. Ne serait-ce qu’afin de communier dans la célébration rituelle du Spaghetti Volant. Une religion sans rites, sans liturgie, serait comme un happymeal sans jouet. Le vendredi est ainsi consacré jour saint tandis que les prières qui s’y débitent s’achèvent proverbialement par un oraculaire « rāmen » (« ramen » : nouilles japonaises). Le protocole inclus le salut communautaire : « Que la Pâte soit avec vous » (« May the Pasta be with you »). Inutile de préciser quel plat roboratif fait figure d’hostie de messe, ni ce que peut signifier couper ses spaghettis pour un pastafarien… 291 Pastafarisme et piraterie Aux fondements de ce système théologique complexe canonisé par le pastafarisme, figure l’affirmation selon laquelle les vrais pirates – des « êtres absolument divins » – auraient été les premiers communiants adeptes de la religion de la Nouille. Leur image dégradée de pillards des mers sans foi ni loi serait le fait d’une désinformation alimentée de millénaires durant par des prédicateurs déviationnistes zoïles ayant rompu d’avec le message fondateur du Spaghetti Volant. Des égarés du « christianisme », cette hérésie plagiaire qui serait au pastafarisme ce que Pepsi Max est à Coca-Cola. Or, ces divins pirates, s’alarmait Henderson dans sa lettre publique au Comité d’Éducation, seraient en voie de disparition. Une tragédie cosmique, étant ceci que « le réchauffement planétaire, les tremblements de terre, les cyclones et les autres catastrophes naturelles sont une conséquence directe de ce déclin depuis les années 180011 (sic) ». De la même manière que la baisse tendancielle des pratiques religieuses serait la cause de tous les maux de la terre (« repentez-vous » clament les témoins de Jéhovah), l’effondrement démographique de la flibusterie se traduirait par une recrudescence inexorable du réchauffement global. À l’attention des quelques incrédules qui menaceraient de faire douter les autres, un graphe joint à la lettre met en valeur une covariance entre la courbe plongeante de la 292 population de pirates et l’assurgence préoccupante de la température moyenne enregistrée sur Terre. Modus tollens : le réveil endémique de la piraterie des criques dans le golfe d’Aden, en Somalie, s’est traduit par une baisse toute aussi significative des émissions de gaz à effet de serre dans les pays voisins. Toute l’entreprise thomiste se renouvelle dans cette conciliance parfaite des vérités de la foi et de la ratio naturalis : la Nouille est bienveillante et ne saurait nous tromper1. Des preuves qui n’en sont pas Les vérités de la foi recroisent celle de la science. Même lorsque tout semble indiquer le contraire. Il faudrait dire surtout lorsque tout semble y contrevenir, lorsque les faits s’obstinent à réfuter les dogmes. Car ce n’est jamais que le Spaghetti qui teste notre foi. N’en doutez pas. Il n’y a pas d’inerrance gastronomique. Et les fossiles ? protestent les paléontologues, ne sont-ils pas la preuve que le monde est plus âgé que l’homme ? Que d’autres espèces sont venues avant l’homme, ont évolué ou disparu avant que l’espèce humaine n’ait même connue le jour ? Une diversion, rétorquent les théologiens. Ne pas se fier aux datations par le carbone 14 : le Monstre en Spaghettis frelate chaque fois les résultats avec son « appendice nouillesque ». Il a semé, 1 – Ou bien elle nous tromperait, ne serait pas bienveillante, et donc ne serait pas la Nouille. Remplacez « Nouille » par : Dieu » : vous avez lu la Somme théologique. 293 éparpillé aux quatre coins du monde nombre de ces fausses pistes pour distinguer les faux croyants, fidèles nominatifs, de ses élus appelés à la résurrection. Des faux-semblants, comme toutes les autres « preuves » que la perfidie humaine pourra jamais produire au tribunal des sciences. Les chercheurs auraient dû le savoir, eussent-ils seulement reçu de l’institution scolaire des rudiments de pastafarisme. CQFD. Penser l’ordre établi Théoriser, c’est justifier. On a raison d’être jaloux Parce qu’on ne peut avoir tort lorsqu’on déploie autant d’efforts à servir ses démons. Que l’autre y mettre du sien ou soit d’une indulgence d’autant plus résolue que suspecte, la jalousie atteint toujours son but. En se rendant insupportable auprès de l’être aimé, l’envieux pathologique provoque précisément ce qu’il craint : la fuite du partenaire. La jalousie distille elle-même les conditions de sa légitimation. Antilogie de la jalousie La jalousie – dont s’origine la plupart de nos actes – exprime peut-être sur un mode masochiste l’une des passions les plus complexes qui puisse habiter l’homme. Complexe en 294 cela qu’elle fond dans un même vase deux sentiments a priori contradictoires. C’est une passion à la fois centrifuge et centripète. Un oxymore psychique. Le jaloux, proverbialement, torpille son partenaire, l’assaille, l’espionne et se rend invivable ; il ne lui pourrit littéralement la vie. Moins par ressentiment que pour éprouver jusqu’où va son amour, combien l’âme sœur peut endurer d’épreuves avant de se résigner. Une manière comme une autre de lénifier au jour le jour un complexe d’abandon. Passer du baume sur un trauma toujours à fleur de peau. Et cependant, tout en désespérant de cette exclusivité morbide, le jaloux désire rien plus ardemment que de se voir confirmé dans ses soupçons. Avoir raison ; raison contre tout le monde, serait-ce à ses dépens. Au point que si d’aventure l’herbe n’était pas plus verte dans le pré du voisin, il l’arroserait lui-même. Il jetterait son conjoint directement dans le bain (cf. L’île de la tentation). Il ferait tout pour le mener à bout. Pourquoi ? Parce qu’il y’a pire que de finir cocu : c’est de finir cocu et fou. Savoir qu’il est dans le vrai depuis le début devient pour le jaloux le seul moyen de se convaincre de sa santé mentale. Aussi l’enfer – même du mariage – n’est-ce pas nécessairement les autres : on s’en charge parfaitement tout seul. La taille ne fait pas tout Ce sera peut-être un scoop pour ceux qui s’imaginent encore que la mesure fait l’homme (quoi qu’on entende par 295 là). Apprenons-leur qu’en valeur absolue, le cortex cérébral des néandertaliens était bien plus volumineux que ne le serait jamais celui d’homo sapiens sapiens (et pas peu fier de l’être). 1500 à 1750 cm3 de volume encéphalique moyen pour notre ancêtre des savanes contre 1350 cm3 pour l’homme des métropoles. De quoi nous inquiéter de nos choix évolutifs. C’est une question de ressources ; d’affectation de ressources aux organes stratégiques. L’intelligence ne suit pas nécessairement à la résorption de la queue… La terre à l’envers L’humanité est également capable de grandes choses pour peu qu’elle daigne faire abstraction de ce qui la divise pour se prêter la main. Le 20 juillet 2006 eu ainsi lieu le World Jump Day. 600 millions de personnes situées dans l’hémisphère occidental ont bondi simultanément dans le but de faire changer la Terre d’orbite. Comme s’en émerveillaient Einstein et ma concierge (qui le sait d’expérience), il n’y a jamais au monde que deux néants qui soient illimitées : à savoir l’univers et la connerie humaine.… Platon et sa part d’ombre Un philosophe aussi célèbre que Platon méritait bien qu’on lui consacre à notre tour quelques instants de peine. 296 Puisqu’après tout, disait Whitehead, toute la philosophie européenne n’est qu’une suite de notes annexes au bas de ses écrits (Process and Reality, 1929). C’est dire son importance dans l’histoire des idées. Sans doute est-il avec Descartes, éventuellement Pascal, l’auteur le plus recommandé par les programmes de terminale, toutes séries confondues. Mais entre le Platon revisité de l’école républicaine française – rationaliste, large d’esprit, amant de la vérité – et le Platon réel – réactionnaire, totalitaire, aristocrate, menteur, censeur, esclavagiste, eugéniste, misogyne (oui oui, le contexte, on sait) – la différence n’est pas moins grande qu’entre l’Epicure grec et l’Epicure latin. L’unanimisme « académique » (comme par hasard) qui s’obstine à masquer la part obscure d’ « Aristoclès » nous contraint à la réaction. Platon serait-il ce parangon de sagesse, il serait trop parfait pour être intéressant. Le bûcher des vanités Il ne l’est pas. Et c’est tant mieux. Il est même tout l’inverse. Témoin sa brouille avec le legs de Démocrite. On sait l’ambiguïté de la position Platon face au problème de l’écriture. Les livres sont le refuge de l’« hypomnèse », un savoir de surface qui rendrait cuistre et ferait illusion. Les livres seraient en cela autant d’obstacles à l’anamnèse, chemin de la réminiscence (cf. Phèdre). La maïeutique, la dialectique impliquent en outre la communion des âmes (cf. Ménon) ; soit la révélation, dans la proximité avec autrui, d’un soi plus authentique prisonnier de sa gangue. Encore ce 297 soi n’accède qu’intuitivement à la raison des choses. Le vrai, au-delà de la sensation, est ineffable (cf. Lettre VII). Socrate et Pythagore, deux des grands maîtres de Platon 1, ne s’y sont pas trompés. Ce qui n’empêche pas le philosophe d’écrire ; disons même d’exceller à la composition, bien que ce qu’il considérait lui-même comme l’essentiel de sa doctrine – sur la monade et la dyade – ait disparu dans son enseignement oral (cf. République, 504c ; Timée, 48c ou notamment Aristote, Physique, IV, 2, 209b15 ; Aristoxène, Éléments d’harmonie, II, 10). Seraient-elles justifiées, ces réticences – compréhensibles au sein d’une civilisation où prédomine l’oralité –, ne sauraient justifier le sort funeste que ce même Platon réserve à l’œuvre du pauvre Démocrite. Pas plus la jalousie. L’autodafé fait tache dans le CV d’un philosophe. On s’imagine difficilement Platon danser autour du feu. Mais l’on veut bien faire un effort… : « Aristoxène [cf. Souvenirs historiques] dit que Platon voulut brûler tous les ouvrages de Démocrite qu’il pouvait trouver, mais qu’il en fut empêché par Amyclas et Clinias, disciples de Pythagore, qui lui dirent que ce serait un acte inutile, puisque quantité de gens possédaient déjà ces livres. Cette tradition est exacte, car Platon, qui a cité tous les philosophes anciens, n’a parlé nulle part de Démocrite, 1 Mentionnons également Parménide d’Élée et Héraclite d’Éphèse, que Platon rabiboche à l’aune des formes intelligibles : modèles statiques (tropisme parménidien) du sensible éphémère (tropisme héraclitéen). 298 même là où il aurait eu occasion de le contredire, car il savait bien qu’il s’attaquerait alors au meilleur de tous les philosophes ». Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, L. IX : « Démocrite ». Diogène Laërce est de ces sources doxographique ultraréférencées, mobilisées chaque fois qu’il est question de faire reluire une anecdote salace ou significative de la vie d’un philosophe (les termes sont interchangeables). Celles sur son homonyme cynique ne sont d’ailleurs pas piquées des vers. Force est de constater qu’en tout ce qui touche à la vertu de Platon, Diogène, immédiatement, sort des écrans radar. Le rire de Démocrite et avec lui, toute sa pensée en butte contre l’idéalisme, mettrait un certain temps avant de venir de nouveaux hanter les travées universitaires. Pionniers et rebouche-trous On se lasse vite des performeurs dont l’« »art » proclamé tel consiste à fracasser celui de leurs prédécesseurs ; moins vite des philosophes qui se complaisent à ce genre d’exercice. Imitation ne rime pas nécessairement avec conformité : le faux-semblant peut être négatif lorsque l’imitateur se contente de retourner le modèle. Lorsqu’elle se pique de créativité, la réaction peut, davantage, être un moteur pour la pensée. La notion de « réaction » s’impose alors comme un révélateur de l’histoire des idées. Pascal s’insurge contre 299 Descartes. Locke tance les Lumières radicales. Leibnitz, contre Descartes et Spinoza, défend les droits de la pensée mystique aux prises avec le mécanisme et la nouvelle physique. Kant accomplit dans le domaine de la connaissance une « révolution ptoléméenne » prenant à contre-pied le « décentrement » marqué par Galilée. Hegel réintroduit la Providence, Schopenhauer rempile avec l’occulte ; et toute la Naturphilosophie allemande de se dresser d’un seul tenant contre le réductionnisme français. Bergson combat le matérialisme biologique, le temps des scientifiques au nom de la durée, l’intelligence au nom de l’intuition. Heidegger taloche le rationalisme et mouche « la science [qui] ne pense pas » (ses prémisses ni ses fins). On pourrait dire qu’il y a d’une part les défricheurs, de l’autre les réactifs ; ce qui n’implique pas, parce qu’ils seraient critiques plutôt que prolifiques, que les réactifs ne puissent avoir raison contre les défricheurs. Le camp de Platon Il se pourrait qu’ainsi l’un des secrets les mieux gardés de l’historiographie classique réside dans la genèse du platonisme en tant que réaction contre l’enseignement de l’abdéritain. Platon boit comme un trou ; potomane diabétique, s’abreuve à tous les râteliers sans un merci pour ceux qu’il pille. On ne compte plus les sources ectopiques non signalées des dialogues de Platon, ces caméos discrets de penseurs anonymes dont rien ne demeure que ce que l’auteur en veut bien conserver. Détails que tout ceci – 300 comme dirait Alain Minc, pris sur le fait –, les mentionner ne ferait qu’alourdir la prose fluide de la conversation ; quoique les « détails » soient d’importance variable, comme l’a élégamment fait remarquer un humaniste français. Platon est-il un défricheur ? Théiste, idéaliste, dualiste, ascète, quasiment sannyasin, autoritaire et élitiste ; censeur dans son rapport aux arts comme à la politique ; tenant de la migration des âmes, des arrières-mondes et de la doctrine des châtiments orphiques, tout se passe comme si la pensée du doyen de l’Académie s’était construite dans une opposition systématique et systématisante à celle de son prédécesseur (– qu’il voulait foutre au feu ; ses livres sinon lui). C’est moins la quête de vérité que l’esprit de contradiction qui guide subrepticement l’écriture de Platon. Le clivage sous le clivage Peut-être avons-nous fait fausse route en voulant lire l’histoire de la pensée comme une perpétuelle itération de la controverse entre Aristote et son inspirateur Platon. Telle est effectivement la grande fissure « rationalisme contre empirisme » de part et d’autre de laquelle on voudrait voir se répartir les différents clochers se succédant et s’affrontant depuis la fresque de L’école d’Athènes. Peut-être est-elle plus fondamentalement celle d’une dialectique muette entre Platon et Démocrite. Encore ne faut-il pas confondre l’histoire de la pensée est celle de l’Occident. Rosset, contre Whitehead, disait de la philosophie qu’elle était tout ce qui réfutait Platon. 301 La gouvernance platonicienne « Platon pour disposer à la République » ? Si c’est effectivement ce que pensent les technocrates en charge des programmes du secondaire, nous avons tout à craindre de la « morale laïque ». Le platonisme n’est pas un humanisme. Platon n’est pas un enfant de chœur. Les critiques incendiaires du « roi des philosophes » – qui se serait bien vu philosophe-roi – n’ont pourtant pas manqué après la seconde guerre mondiale, toute s’afférant sans ménagement à déconstruire le caractère autoritaire de sa Kallipolis. Bien des commentateurs refroidis par Auschwitz ont cru redécouvrir en ce dialecticien hors-pair un précurseur du totalitarisme. Dans son discours, il ont vu s’affirmer tous les traits caractéristiques des totalitarismes nazi, fasciste et communiste. N’en mentionnons que quelques-uns, signalés en son temps par Karl Popper dans un ouvrage qui fit l’effet d’un galet de chlore dans la communauté des fans, La société ouverte et ses ennemis. Épargnons-nous le suspense : la « société ouverte » n’est pas celle de Platon. L’ayatollah de la république La gouvernance selon Platon serait, à notre époque, difficilement soluble dans l’idéal égalitaire promu par l’école de la République. C’est un plat lourd écran que n’auraient pas digéré les hussards noirs de la dernière heure – s’ils 302 avaient lu Platon. La cité idéale, le maître queux des philosophes vous la mitonne théocratique à point, matinée d’assertions du type : « Dieu est la mesure de toute chose » (Lois, 716c) ; « L’homme est fait pour être le jouet de Dieu » (Lois, 644d) ; vous l’assaisonne d’une pointe d’absolutisme ornant son steak très peu à cheval sur les principes de diversité et de raison laïque. Ainsi « les juges condamneront, suivant la loi, ceux qui sont impies par défaut de jugement, mais sans mauvais penchant ni mauvaises mœurs, à passer cinq ans au moins dans la maison de correction […] lorsque son temps de prison sera fini, s’il paraît assagi, il ira vivre avec les citoyens vertueux ; s’il ne l’est pas, et qu’il soit convaincu de nouveau, il sera puni de mort » (Lois, L. X). Si l’arrière-goût de césarisme persiste sous les épices, Platon vous le dilue comme savent si bien le faire les pâtissiers Carrefour sous un nappage sucré aux gariguettes du « beau mensonge » évhémériste (les dirigeants sont consacrés daïmones après leur mort) ; le tout servi agrémenté de son discours mythique grimant la couille dans le potage acheté deux drachmes à l’agora sous une louchée de farce démocratique à fourrer les dindons. En d’autres termes, faites ce qu’on vous dit… et faites ce qu’on vous dit : « chez vous, parmi ces lois si bien établies, une des plus belles est celle qui défend aux jeunes gens d’y rechercher ce qu’elles ont de bon et ce qu’elles ont de défectueux ; ils doivent s’accorder à dire d’une seule voix et du même cœur qu’elles ont été parfaitement conçues, puisque les dieux en sont les auteurs » (Lois, 634e). La cité idéale se fricasse entre experts. La délibération n’est pas du goût de Platon. Toujours partant ? 303 Gouverner, c’est contraindre Un peu ! Nul doute que la cité idéale vous ouvre l’appétit. Et ce n’est encore que l’antipasti. Nul ne résiste au plat de résistance (tautologie) dont le relent poivré vous titille suavement la narine. Car la Kallipolis est un mets de choix dont la recette se perpétue de bouche-à-oreille « d’une génération l’autre ». « D’une génération l’autre », comme les élites de la république liées par le « serment de Socrate » (un Socrate fort peu démocrate, mais dont les préventions n’étonneront pas ceux qui connaissent la fin de l’histoire) : une aristocratie d’élevage formée de technocrates privilégiés entretenus dans l’art et la fonction par l’eugénisme (« la race des gardiens doit être conservée pure », République, 460c), le contrôle des mariages, des partenaires et des temps de gestation régie par le chiffre nuptial (République, L. VII), le contrôle des naissances, le contrôle des frontières, la restriction de la liberté de circulation (« qu’il ne soit permis en aucune manière à tout citoyen au-dessous de quarante ans de voyager à l’étranger, quelque part que ce soit, et qu’aucun n’ait le droit de voyager à titre privé, mais seulement au nom de l’État, en qualité de héraut, d’ambassadeur ou de délégué aux fêtes de la Grèce » Lois, 950d-e), et l’assujettissement surtout du bétail nourrisseur, du cheptel vif des castes inférieures soulagées de leur autonomie : « [il faut] extirper de la vie entière de tout homme, l’indépendance » Lois, 942c). Mais le bétail n’est pas en reste. Peuchère ! Car, à l’étable comme à la table, il a ses crédenciers, il a ses 304 échansons symbiotes qui veillent scrupuleusement à remplir le cellier. Gare à leur peau si d’aventure ils traînent la patte : « quand un esclave a manqué, préconisait Platon, il faut le punir et ne pas s’en tenir à de simples réprimandes comme on ferrait avec un homme libre, ce qui le rendrait plus insolent » (Loi, 776e). La cité idéale, Platon vous la conçoit comme une pièce montée s’échelonnant sur trois niveaux, trois classes ou avec, en cire d’abeille, juché sur les hauteurs, le sage lui-même ventilateur du Bien. Les jeunesses socratiques Et ce n’est encore rien dire de la paideia platonicienne. Une agōgē spartiate pour un cheptel racé, soumis à un régime sans sel et sans Homère, sans tragédie, privé de dessert lubrique, parce que « les philosophes se gardent de toutes les passions du corps, leur résistent et ne s’y abandonnent pas » (Phédon, 82b). Le taliban prescrit le pain noir et la modération. Quelque chose d’assez proche du gavage à l’avoine des jeunesses hitlériennes, essentiellement coagulé de musiques guerrières roboratives pour meubler les silences entre les entraînements. On sait d’ailleurs quel édifiant usage les bureaucrates nazis ont fait de leur patrimoine, persiflant l’art dégénéré (Entartete Kunst) au nom de l’art héroïque. Aussi Platon, qui n’ignore rien de la part d’ombre du cassoulet des muses, plaide-t-il pour un menu territorial et censuré à cœur. Vous reprendrez bien un peu de « raison » ? D’accord, mais sans gravier, ça brûle à 305 l’estomac. Qu’importe ; ce n’est pas la liberté sexuelle qui vous rassasiera, étant que « l’âme du philosophe méprise profondément le corps, le fuit et cherche à s’isoler en ellemême » (Phédon, 65c) ; étant que « le corps est le tombeau de l’âme » (Gorgias 493a). Ce qui n’est pas un mal, puisque mourir c’est bien. On se gardera tout de même de prendre au pied de la lettre toutes les déclarations du chef, difficilement audibles par les gardiens en herbe promis à la grande toque. « Les vrais philosophes sont avides de mourir », écrit l’intéressé (Phédon, 67d) : serait-ce le cas, qui garderait les poules ? Platon faiseur de lois n’est décidément pas le traiteur de tous les appétits. Pas le genre de drille à racoler devant les enfants pour une éducation civique post-révolutionnaire. Bref, l’ardoise est salée. Platon, renvoyé paître à la consigne des siens, regagne l’Aventin ; et la catilinaire de Popper, La société ouverte, ne lui laisse pas de pourboire. Platon républicain ? Parce qu’il écrit la République ? Il faut apprendre à voir au-delà de la première de couverture. À ne pas faire comme les journalistes : juger un livre sur son titre. Quoique les pédagogistes en charge des programmes ne risquent pas grand-chose au vu de la proportion d’élèves qui tourneront la page. Dans tous les sens du terme. Prudence tout de même : si la nunuche d’Entre les murs s’est tapée le grand menu, on verrait mal ce qui retiendrait les autres de suivre son exemple. Il faut un commencement à tout. 306 Démocratie européenne Europe. Art consommé de la double-peine. Ou comment écoper d’une représentation sans pouvoir et d’un pouvoir sans représentation. La promotion civière Après avoir bachoté sec et très souvent cubé pour intégrer le numerus clausus de la deuxième année du supérieur, les forçats d’Esculape se voient enfin consacrés membre à part entière de la société des aspirants médecins. Tout fier, frais émoulu, le sang neuf va aussitôt subir son tout premier enseignement pratique. Il était temps. Temps d’enfiler les blouses. Les survivants trépignent. À quels arcanes vont-ils être introduits ? Ni au massage cardiaque ni aux gestes techniques requis par les premiers secours, ni à la prise de sang ; pas même au diagnostic ou au vaccin qui deviendront pourtant leur quotidien d’interne. Ils apprendront tout cela. Plus tard. La faculté de médecine affiche pour l’heure d’autres priorités, à tout point de vue plus imminentes. Dont la plus imminente, qui est de former les alcooliers à se prendre en charge mutuellement lors des soirées trop arrosées. Première leçon : la PLS. La PLS, c’est l’art de retourner ses camarades de sorte à ce qu’ils ne se noient pas dans leur vomi. Car les afters estudiantins des facultés de médecine sont souvent éthyliques et qu’à la longue, il ferait 307 mauvais genre pour un établissement sérieux d’expédier chaque dimanche son contingent de potaches tronchés à l’avocat dans les services d’urgence que ces mêmes potaches auront peut-être à intégrer lundi. Il serait dommage de se griller si tôt sur son lieu de travail. Ce qui se passe à la fac demeure donc à la fac. Les Grecs n’ont pas créé le secret médical pour rien… Erreur de marketing En perpétuelle recherche de nouveaux créneaux à rentabiliser pour mettre un pied hors de la crise du livre ; toujours en quête d’une vedette nominale acceptant de cautionner ses tentatives désespérées pour conquérir de nouveaux marchés et rattraper le lectorat jeune réfugié sur tablette, les éditions Michel Laffont ont sursauté comme des crevettes dans un wok thaï en songeant au pactole qu’ils pourrait retirer de l’exploitation du buzz entretenu autour de la prestation de Nabilla dans l’émission Les anges de la téléréalité (« non mais allô, quoi, t’es une fille et t’a pas de shampooing ?! »). Ils ont sans plus attendre passé contrat avec la jeune artiste pour obtenir les droits de son premier ouvrage. Les responsables d’Endemol France leur ont emboîté le pas, lui faisant miroiter une émission dédiée ainsi qu’un autre livre, une autobiographie écrite à quatre mains (elle parle, c’est déjà bien). On ne s’étonne même plus de ces promotions éclairs qui semblent être devenues la norme. Zahia non plus n’eut pas matière à se plaindre, désormais à la tête de sa propre ligne de vêtements Chanel, dont le seul 308 mérite – et quel mérite ! – était d’avoir couché avec Franck Ribéry. Restons sur Nabilla (façon de parler). Deux mois après avoir signé son contrat d’édition devait paraître en librairie « son » opuscule intitulé « Allô ». Le suivi marketing d’Allô a déployé les grands moyens pour l’occasion, propulsant 35000 ouvrages en devanture dont seuls 4500 allaient trouver preneur (qui font tout de même 4000 de plus qu’un torchon narcissique de Gérard Miller, con à bouffer du foin). Le reste, apprenons-nous, serait déjà sorti les caisses, les taux de retour avoisinant les 80 %. Échec de cavalerie. Échec de communication. Une contre-performance rédhibitoire de la part des spécialistes des études de marché. Four magistral d’Endémol France, vanné de s’être imaginé seulement que les téléspectateurs à l’origine du buzz de Nabilla aient jamais su ce qu’était une librairie ou, ne serait-ce qu’une fois au cours de leur triste existence, ouvert un livre autre que le catalogue printemps des tendances Cacharel. On ne peut pas toujours, en toute situation, faire le pari de l’intelligence. Ils auraient dû le savoir, eux qui travaillent à la télévision… Degré de généralité La plus-value philosophique de l’imagination sur l’intellect consiste en ce qu’elle permet de se passer d’idéesconcepts pour aborder la singularité du monde. Car les idées sont générales ; et l’on sait bien que les idées générales sont généralement creuses. Ni plus ni moins que leur refus, qui 309 relève également d’une idée générale encore plus générale et donc encore plus creuse en tant que généralisation d’une idée creuse portant sur d’autres idées généralement creuses. L’islamisme en trompe-l’œil Les médias de révérence n’ont de cesse de rabâcher les éléments de langage léchés des partis dominants. Avec la proverbiale veulerie qui les caractérise, ils agitent benoîtement les chiffons rouges du péril islamiste. Qu’ils s’agissent des organes de droite, avec le débat sur l’identité nationale, ou des canards de gauche avec celui sur la laïcité, tous tiennent pour avérée l’idée que l’islam radical entretiendrait en France un climat délétère ; que la délinquance qu’il alimente dans nos banlieues nuirait au vivre-ensemble et au mourir-tout-seul. Ce qui permet au pouvoir, tout en entretenant le phantasme du « choc des civilisations », de ne pas remettre en cause la politique de mise en concurrence des travailleurs nomades promue par le Medef. Ce qui lui permet surtout de ne pas avoir à dire que c’est d’abord l’immigration massive en temps de récession économique qui cause la précarisation des nationaux ; d’où suit l’aggravation de la crise sociale et du vote extrémiste. Allah est pour rien, c’est l’alibi de Schengen. L’islam n’est qu’un cache-sexe brandi pour nous leurrer tandis que le capital s’affaire en back-office. 310 Sous le voile de Maya Deux grands modèles physiques ont émergé au cours du XXe siècle ; deux paradigmes à l’aune desquels les notions d’espace et de temps ont cessé d’exister selon leur acception classique. Soit pour se fondre l’un dans l’autre et ne plus former qu’un bloc, un continuum flexible et déformable dont le comportement se laisserait décrire au prisme de la relativité d’Einstein ; soit pour se dissiper, s’évaporer dans le non-sens de la mécanique quantique comme en atteste le phénomène d’intrication, à savoir cette propriété des particules subatomiques ayant interagi de continuer d’interagir au-delà – c’est-à-dire au mépris – de l’espace et du temps. Propriété souvent traitée comme une anomalie (le paradoxe EPR-Bell), mais finalement corroborée par l’expérience d’Aspect, prouvant ainsi que ce qu’Einstein déclarait être absurde, c’est-à-dire faux, est vrai. La mécanique quantique détruit ce que la physique relativiste assemble et que distingue radicalement, dans l’expérience et dans le sens commun, la physique newtonienne. Résumons-nous : d’une part espace et temps sont confondus, de l’autre ils n’ont pas lieu ; entre les deux réside ce monde des apparences, des épiphénomènes, ce moyen terme au sein duquel nous évoluons et que nous expérimentons dans la séparation de l’espace et du temps. La science progresse en sachant désormais qu’il y a quelques chose au-delà de cette séparation, régie par des lois spécifiques, incompatibles avec les nôtres et dont les nôtres 311 ne sont pourtant que la perpétuation sous des atours apparemment logiques. Des lois qui n’expliquent pas qu’au sein du monde tel qu’il se livre à nous, nous éprouvons le passé différent de l’avenir et l’avenir du présent, qu’ « ici » ne soit pas « ailleurs » ou simplement qu’« il y ait quelque chose plutôt que rien » dès lors que « rien », nous apprend Kant, ne peut être connu à l’exclusion des formes a priori de l’espace et du temps – n’existant que pour nous. Ci-gisent, peut-être pour jamais, les mystères insondables de la réalité. Crime de somnambulisme Le code pénal français intègre le cas des crimes commis en état de conscience altérée. C’est tout à son honneur que d’avoir su discriminer le fou de l’assassin, encore que la limite ne soit jamais certaine. Un psychotique peut également tuer hors de ses états de crise. Aux spécialistes de faire la part des choses. Subsistent néanmoins des zones obscures de la jurisprudence, des points aveugles interrogeant jusqu’à la possibilité de constituer jamais un système juridique à la fois juste et cohérent. Il est des cas au vu desquels l’application simpliste de règles inadaptées détruit jusqu’à l’esprit de la loi. Des cas d’espèces récalcitrants, dont le somnambulisme offre un exemple paradigmatique. La chronique judiciaire abonde de tragédies nocturnes mettant en scène ces malheureux dormeurs s’en prenant nuitamment à la moitié de leur âme, pour s’éveiller à l’aube en plein cauchemar, les mains tachées de sang. Sous quel régime doit-on considérer ces « meurtres de velours » ? 312 Il y a bien homicide, mais ni conscience, ni préméditation, ni intention. Alors « qui » tue ? Face à la gratuité de l’acte, jusqu’à quel point est-on fondé à dissocier le crime de la culpabilité ? Le triangle du feu On peut tenter un embryon de réponse à cette question en s’inspirant de ce que nos amis pompiers appellent le « triangle du feu ». Le « triangle du feu » désigne une modélisation géométrique de l’interaction des différents agents à l’œuvre dans le mécanisme de la combustion : un combustible, un comburant, une énergie d’activation. Éteindre un feu nécessitera d’agir sur l’un au moins de ses éléments. Ôter le combustible revient à priver l’incendie de la matière indispensable à sa propagation. En cas de feu de forêt, des contrefeux sont allumés pour constituer un périmètre ignifugé autour du foyer de l’incendie. Raréfier l’air – le « comburant » – permet de diminuer l’intensité des flammes. Les petites braises s’éteignent avec des couvertures ; les grandes fournaises avec des Canadair. Les extincteurs à mousse capturent les flammes sous un dôme isolant, obérant les prises d’air et retenant les vapeurs inflammables. La soustraction de l’énergie d’activation prévient les risques de reprise. Trois éléments sont donc requis pour entretenir un incendie ; trois éléments qui se conservent autant que l’incendie et sans lesquels nul incendie ne peut se déclarer. Voyons dans quelle mesure un tel modèle peut contribuer à nous sortir de l’embarras. 313 Le triangle du mal À la croisée du juridique et du psychologique, la criminologie pourrait en faire l’application à la question de la culpabilité. Transposant ce modèle en termes légalistes, nous obtenons qu’un « crime » dans l’acception légale du terme, un « mal » dans son aspect moral, requiert la conjonction de trois facteurs : une intention, une loi, un pouvoir de nuisance. Qu’un seul vienne à manquer, et l’affaire saute comme un pétard mouillé. (a) Un mal sans intention serait un accident. Il y aurait dérapage, fait de nature, faute à Voltaire, poisson pané, mais certainement pas crime. On parlerait plus à propos de « sinistre », de « catastrophe écologique » ; d’« accident bête » si le « dommage » implique un « responsable ». (b) Un mal sans loi qui le condamne serait une agression. Un prof qui postillonne ? Un taxi pétomane ? Nullus crimen sine lege. Il faut s’y faire. C’est encore pire dans les tranchées ; pire dans l’état pré-politique que nous décrivent, pour justifier l’État, les philosophes contractualistes ; pire même que le chaos que signifierait pour Attali l’absence de lui vizir du Nouvel Ordre Mondial. (c) Un mal sans efficace serait une velléité. Une pensée sombre mais une pensée seulement, semblable aux plan foireux de ce « bon Iznogood » ; à ceux de Méphisto, que mine son impuissance, « qui veut le mal et toujours fait le bien ». 314 Le somnambule, présent in corporaliter, pour recourir à l’expression de Leibnitz, n’a pas sa part au crime. Il est et il n’est pas l’auteur du mal agi. Il est un corps, sans plus. Tout juste une ombre, un sac de nerf vidée de sa volonté ; plus une personne morale. Sans intention, il sera « responsable » de l’homicide sans l’être tout à fait ; en aucun cas « coupable ». Ni incarcération (pas de meurtrier), ni séjour psychiatrique (pas de folie) : il sera acquitté. Tous l’ont été. Tous le seront. On en connaît qui, sachant cela, ne manquerait pas de tenter le coup… Genèse philosophique La philosophie est la première et la dernière de toutes les disciplines. Toutes dérivent d’elle ; toutes y retournent. Elle est leur source et leur principe. Elle est leur terme et leur synthèse. Mathématiques, logique, médecine, psychologie, théologie, économie, droit, etc., ont toutes procédé d’elle par les chemins inattendus de la création, nourris au sein de cette première question : « pourquoi ? » Le mot comme terme Le langage est un filtre qui nous sépare du monde par les moyens de le connaître. Parce qu’il est une frontière, de même que l’œil, « organe-obstacle » notait Jankélévitch, est en lui-même de l’outil et sa limite. Qui cherche le mot juste doit s’abstenir de dire. 315 La vocation journalistique Une sordide main courante dont fut victime hier la journaliste vedette de TF1. Au sortir des studios du journal de 20 heures, l’inénarrable Claire Chazal aurait été prise au dépourvu et à partie par un sinistre encapuché de la zone. Lequel gaillard avait visiblement prévu son coup, puisqu’il n’aurait battu en retraite qu’après l’avoir auparavant salué d’une abondante giclée de méconium visqueux. L’infortunée Chazal, rhabillée pour l’hiver, s’en serait retournée chez elle couverte d’excréments. Si ce n’est pas là ce qui s’appelle une métaphore, on ne s’y connaît plus ! Une expérience qui lui donnera peut-être un avant-goût de ce qu’elle fait tous les soirs subir aux téléspectateurs. Pour une fois que ce n’est pas nous qui avalons sa m***… Le bonheur est dans le pré Pourquoi sommes-nous si révulsés par les insectes ? Ce n’est pourtant pas la petite bête qui va manger la grosse (vivante). On encule bien des mouches, on ne s’en porte pas plus mal. On concevrait, bien plus, un avantage adaptatif certain à cuisiner ces charmantes créatures. Et sans faire de jaloux, la pénurie n’étant pas pour demain. Ce n’est pas comme si l’on en manquait : les vers de terre représentent à eux seul près de 80 % la biomasse animale. Cela signifie que si l’on réunissait tous les gastéropodes (pour se donner la 316 main) sur le peson d’une balance, ils s’avéreraient cinq fois plus lourds que l’ensemble des autres humains et animaux sur la planète ; deux fois le poids d’une blague d’Arthur, en valeur absolue. Pour ce qui concerne leur disponibilité, il n’y a qu’à se baisser, nous marchons sur nos stocks. On estime leur population de 1 à 4 millions de vers de terre l’hectare dans une prairie normande. Voilà qui pourrait aisément résoudre le problème de la faim dans le monde. Et, au passage, celui de la surpêche, de la pollution aux pesticides, des flatulences bovines qui mettent à mal la couche d’ozone ou de la surmédication des porcs qui se cultivent dans l’ammoniac – ce n’est pas une métaphore. C’est notre chance ! Saisissons-la ! Ces avantages écologiques et sanitaires nous seraient moralement moins onéreux qu’un régime à l’américaine. Pas de batterie, pas de système concentrationnaire, pas de transgénèse, pas de prions ; surtout, pas de procès : on ne recense pas encore d’associations contre la maltraitance des blattes. La peur du nécrophage Rien ne saurait justifier, du moins en théorie, la répugnance que nous témoignons à nos confrères insectes. Nous sommes tous nés d’une même cellule. Nous faisons tous, à différents degrés, partie de la grande famille de l’arbre du vivant. Mais alors d’où vient-elle, cette aversion ? De quoi est-elle le nom ? Un darwinien pur jus n’éprouverait aucun mal à nous répondre – avec raison – que l’avantage dynamique que ce comportement aurait pu procurer à 317 l’homme fut longtemps contrebalancé par l’assimilation des petites bêtes à la provende déliquescente, à la viande faisandée, grouillante de larves, de moisissures et d’asticots ; à telle enseigne que l’expérience aurait fini par lier et l’un et l’autre aux intoxications alimentaires. Le bon sens instinctif voulait que l’on s’abstînt de trop un abuser. L’explication fait mouche. Si l’on ose dire. Nous sommes loin d’être aussi scandalisés par les fruits de mer et par les crustacés. Ceux-ci n’en sont pas moins, comme les insectes, des mangeurs de cadavre. Des goules des fonds marins. Quoi qu’on en dise, quoiqu’on y fourre, une langouste ne sera jamais qu’une grosse cigale de mer. Une crevette, aussi affriolante soit-elle, demeure un scarabée poilu et un tourteau, un cafard domestique (sans doute a-t-il eu la pince lourde sur les amphétamines). Or, curieusement, tout cela se décortique très bien. Ce qui ne serait peut-être pas le cas si l’on avait ores assisté aux agapes dînatoires d’une langoustine du Pacifique. Homard vous aurait tue(r). Le jugement de goût Les insectes sont nos amis, rappelait un philosophe. Il faut les aimer aussi. Dans tous les sens du terme. C’est que les hexapodes représentent en substance une valeur nutritionnelle sûre. La chose est éprouvée – et pas qu’à Koh Lanta. Les protéines d’insectes pourraient bien constituer notre planche de Salut. Nouveau marché, nouvelle cuisine ; ce ne sera jamais pire que la moléculaire. Osez l’insecte ! La 318 soupe au vermisseau plutôt qu’aux vermicelles ! La mygale, ça vous gagne ! Il n’est aucun dégoût qui ne puisse être surmonté. Tout est question de volonté et d’acculturations. Il faut se rappeler les réticences, bien malvenues, qu’éprouvèrent les Européens en découvrant, en Chine, inélégance du poisson cru (sushi), met aujourd’hui plus répandu que la poule au pot de ce bon vieux Henri IV. Nous mangeons bien des œufs, qui ne sont rien d’autres que des fœtus de poule. Nous mangeons bien des moisissures. Dans le fromage. Des champignons. Dans le bleu de tes yeux. Des cirons dans la mimolette. Quoique l’agence sanitaire américaine, connu pour ne rien laisser passer, ait opposée à cette dernière une fin de non-recevoir ; vil moratoire dont la levée serait conditionnée au décroutage – à la profanation – de la tome de Discorde. La même agence ne faisait pas tant de manière quant à l’introduction par effraction des légumes transgéniques et du bœuf aux hormones dans les cantines scolaires. Sans oublier, pour exploiter la table américaine, le succès populaire des hamburgers. Cela n’était pas gagné d’avance au pays de Taillevent. Pays de la gastronomie devenu on ne sait comment le second marché mondial de Macdonald. Et nous nous dispensons, par charité chrétienne, d’insister plus avant sur le mystère gastronomique des abattis – de l’andouillette aux tripes –, sur l’épopée sauvage du surimi ou sur l’opacité savamment entretenue du procédé de fabrication des fricadelles lorraines… 319 Mille et une pâtes Il faut de tout pour faire immonde. Une fois n’est pas coutume les thaïlandais nous ont montré la voie dont les spécialités traditionnelles ne laissent personne indifférent. Rien de tel pour se remettre d’aplomb qu’une grillade de grillon. Quoi de plus goûteux qu’une chenille au vinaigre ? Vous reprendrez bien un peu de cafard ? Sans œuf de lymphe, alors, gardons de la place pour les sauterelles. Chaud, chaud, les pattes aux scolopendres ! Et pour conclure sur une note plus légère, deux trois fougasses aux asticots panés ne manqueront pas de faire le bonheur des enfants. Le thaïlandais, y’a que ça de vrai ! La France serait avisée d’en prendre de la graine. Personne n’est dupe de la signification réelle du sacre à l’Unesco de l’inénarrable « repas gastronomique français » (baiser de la mort que Mitterrand – ministre de la culture – tenta aussi, en vain, de décrocher en faveur de la corrida). La France déconnectée de ses terroirs ne souffrira pas la prochaine vague sans accepter de s’ouvrir un tant soit peu aux cuisines exotiques. Les flageolets ont fait leur temps. Place à l’Asie ! Place aux insectes ! Kopi luwak À moi, splendeurs et délices du Ponant ! Senteurs d’élytres ! Fragrances de coprophages artistement braisés ! Vertiges de la Thaïlande, dont la gastronomie rejoint cette alchimie subtile dont parlent les poètes, capacité à transformer la glaise en pétales de bonheur ! Envoûtements 320 de Bangkok, où le croustillant de coléoptères se consomme en famille. Ou dès l’aurore dans la pagode, le confit de blattes cornaque sa tasse fumante de kopi luwak : cet or sombre d’ébène moins prétentieux les capsules individualistes de Nespresso, mais dont l’écorce aromatique arrête un prix d’appel à 250 $ la livre, s’élevant parfois à plus de 1000 $ pour certains millésimes. Kopi luwak : la quintessence du caféier distillé par la digestion patiente d’une civette asiatique, et recueillie à même ses excréments. N’était son prix, on pourrait croire que ce caviar fécal pourvoit déjà nos machines à café où coule la chiasse au sucre dans du godet de plastique. Mais il y a merde et merde, et toutes les merdes ne se valent pas. L’alternance sans alternative Une manière infaillible d’être à côté de la plaque chaque fois qu’on parle politique est de se référer à la typologie droite/gauche mort-née avec l’exécution de Louis XVI. L’opposition réelle n’est pas celle mise en scène par les médias et les communicants, qui opposerait une offre « libérale » de droite préoccupée de liberté, de sécurité, d’ordre et de tradition, à une offre « sociétale » de gauche plus imprégné par l’idéal d’égalité, de protection sociale et de mouvement pour le mouvement ; soit une droite inertielle et donc réactionnaire à une gauche dynamique forcément progressiste. Dites ça à Claire Chazal. Cela fait belle lurette que la « base » a dessillé. Lorsque le seul point de désaccord à faire mousser pour débrouiller qui Étéocle, qui Polynice se 321 réduit au mariage gay ; lorsqu’on se gargarise de bombarder Strauss-Kahn champion de la gauche au second tour contre Sarko « candidat naturel de la droite forte », il faut vraiment être sacrément niais pour croire encore ce genre de facéties. Con comme un antifa shooté au sirop de mescaline. Ce qui se recrute encore très bien autant que de besoin, à l’occasion des meetings télédiffusés. L’opposition réelle, loin de braquer PS et UMP, solidarise PS et UMP en un même bloc UMPS atlantolibéral, dressé contre une portion croissante des électeurs (et des abstentionnistes parenthèses français – droite et gauche confondue – moins obsédés par la « concurrence libre et non faussée » que soucieux de préserver ce que l’Europe n’a pas détruit des structures protectrices issues du CNR. L’unique clivage qui vaille, si l’on tient réellement à la nécessité d’en identifier un, oppose la vision libérale d’une Commission de Bruxelles éconocrate œuvrant au nom de la circulation dérégulée des marchandises, des capitaux et des chômeurs, adossée sur la mise en concurrence des territoires et des services ; opposant cette « théologie » technocratique à une pléiade de voix sans représentation ou dispersée dans des micropartis filtrés ou relégués à la périphérie du « cercle de la raison » (Front de gauche, FN, Debout la République ; et surtout UPR), qui n’a jamais renié la tradition hexagonale du social-colbertisme, subtil mélange d’étatisme interventionniste, de protectionnisme intelligent, de providentialisme et de patriotisme économique. 322 PS ou UMP carburent à l’opposé. C’est gentil flic et méchant flic, mais flic en dernier ressort. Il s’agit toujours de rouler le dindon dans la farine, mais avec plus ou moins de farine… Clause de virginité Le mariage judaïque ne plaisante pas avec les contrats d’exclusivité. La découverte par le mari que son épouse n’est pas vierge à l’occasion de la nuit de noces a toujours constitué un motif de divorce. L’affaire se décidait au temple. Le mari humilié présentait au rabbin le drap nuptial immaculé censé mettre en accord ses dires avec les faits. Si l’on s’apercevait qu’il s’agissait d’un coup monté, et que ledit mari avait menti pour se débarrasser d’une épouse finalement peu à son goût, la Torah prévoyait qu’il ne pourrait jamais s’en séparer. Belle conception du bonheur conjugal ! On imagine l’ambiance à la maison… Si en revanche, malgré cette infraction, le mari préférait clore le litige et conserver intacte sa réputation, il s’empressait de s’entailler le doigt pour répandre son sang sur la chabraque, puis de l’étendre à son balcon dès les premières lueurs de l’aube. On lave son linge sale en famille… Insolvabilité bancaire « Il est une chance que les gens de la nation ne comprennent pas notre système bancaire et monétaire, parce 323 que si tel était le cas, je crois qu’il y aurait une révolution avant demain matin ». Marx ? Non, Henry Ford, fondateur de la Ford Motor Cie. Il y aurait trop à commenter. Restons dans notre actualité. Restons sur la fameuse « crise financière européenne ». Les grands médias, comme à leur habitude, déforment l’information en martelant que nous ferions face à une « crise des liquidités ». Rien n’est moins vrai, et il n’est pas besoin d’être sorti de l’ENA pour s’en apercevoir. Hormis la Fed qui jouit, sous la houlette de Bernanke, d’une clause dérogatoire (« planche à billet » : création monétaire ex nihilo, ad libitum), toutes les grandes banques sont aujourd’hui dans le rouge. La crise est une crise de la « solvabilité ». Cette imposture n’a rien d’une nouveauté, les banques ayant toujours pris soin de maquiller leur compte. Mais les blandices de la « mondialisation heureuse » font désormais que toutes sont engagées les unes envers les autres. La sortie de la Grèce, de Chypre ou de l’Espagne de la zone euro pourrait ainsi produire une réaction en chaîne en révélant le bilan réel des autres banques qui leur sont affiliées. Les déposants s’apercevront demain qui ne peuvent plus tirer d’argent pour la raison toute simple que les banques n’ont pas d’argent. Voltaire et l’universalisme On lit partout que le « philosophe » Voltaire (Jean-Marie Arouet) aurait été un précurseur de BHL (bien fait pour lui) : 324 un défenseur des libertés fondamentales, prônant l’amour et de la justice entre les peuples. Qu’il se serait élevé contre les privilèges, contre l’obscurantisme ; qu’il aurait combattu les préjugés, l’esclavagisme, la peine de mort, plaidé pour l’émancipation des femmes et pour la liberté. On a coutume de faire de lui l’homme de la tolérance, le flambeau des Lumières françaises. C’est à ce titre que Voltaire plastronne ou Panthéon. Son buste nous rappelle combien sublime était son plaidoyer, d’un universalisme qui ne cesse de nous étonner. Ce dont chacun pourra se rendre compte à la lecture de ces morceaux choisis de l’Essai sur les Mœurs et l’esprit des Nations (1756), extraite de l’édition Didot de 1805. Preuve par les Nègres « Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu’ils ne doivent point cette différence à leur climat, c’est que des nègres et des négresses transportés dans les pays les plus froids y produisent toujours des animaux de leur espèce, et que les mulâtres ne sont qu’une race bâtarde d’un noir et d’une blanche, ou d’un blanc et d’une noire » (Tome I, p. 6-8). « Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les blancs, les nègres, les Albinos, les Hottentots, les Lapons, les 325 Chinois, les Américains soient des races entièrement différentes […] Les Samoïèdes, les Lapons, les habitants du nord de la Sibérie, ceux du Kamshatka, sont encore moins avancés que les peuples de l’Amérique. La plupart des Nègres, tous les Cafres, sont plongés dans la même stupidité, et y croupiront longtemps » (Tome I, p. 11). « Les blancs et les nègres, et les rouges, et les Lapons, et les Samoïèdes, et les Albinos, ne viennent certainement pas du même sol. La différence entre toutes ces espèces est aussi marquée qu’entre un lévrier et un barbet » (Tome II, p. 49). Preuve par les Juifs « Nous ne croirions pas qu’un peuple si abominable (les Juifs) eut pu exister sur la terre. Mais comme cette nation elle-même nous rapporte tous ses faits dans ses livres saints, il faut la croire » (Tome I, p. 158-159). « N’est-il pas clair (humainement parlant, en ne considérant que les causes secondes) que si les Juifs, qui espéraient la conquête du monde, ont été presque toujours asservis, ce fut leur faute ? Et si les Romains dominèrent, ne le méritèrent-ils pas par leur courage et par leur prudence ? Je demande très humblement pardon aux Romains de les comparer un moment avec les Juifs » (Tome I, p. 226). « On ne voit au contraire, dans toutes les annales du peuple hébreu, aucune action généreuse. Ils ne connaissent 326 ni l’hospitalité, ni la libéralité, ni la clémence. Leur souverain bonheur est d’exercer l’usure avec les étrangers ; et cet esprit d’usure, principe de toute lâcheté, est tellement enracinée dans leurs cœurs, que c’est l’objet continuel des figures qu’ils emploient dans l’espèce d’éloquence qui leur est propre. Leur gloire est de mettre à feu et à sang les petits villages dont ils peuvent s’emparer. Ils égorgent les vieillards et les enfants ; ils ne réservent que les filles nubiles ; ils assassinent leurs maîtres quand ils sont esclaves ; ils ne savent jamais pardonner quand ils sont vainqueurs : ils sont ennemis du genre humain. Nulle politesse, nulle science, nul art perfectionné dans aucun temps, chez cette nation atroce » (Tome II, p. 83). Voltaire et l’esclavage Ce ne serait pas rendre justice à une pensée si riche et si complexe que de réduire Voltaire à ses passes d’armes antiracistes avant la lettre. Voltaire n’était pas qu’un modèle de tolérance, pas qu’un iconoclaste épris de justice. Il était cela ; mais il était bien plus, il s’appelait Voltaire, un être délicieux et désintéressé. Un libéral, au sens classique du terme. Certains esprits chagrins – des plumitifs jaloux, cela va sans dire – chicanent et lui contestent cette titulature. Ces polémistes aigris vont jusqu’à le citer pour écorner l’image d’un humaniste apôtre des droits de l’homme, poussant parfois l’ignominie jusqu’à convaincre l’homme d’esclavagisme. Rien que ça. Un comble ! 327 Tous les élèves français du secondaire savent bien pourtant que Voltaire était antiesclavagiste. Candide est au programme. La compassion de Candide pour le forçat du Surinam (chap. XIX) pourrait servir de manifeste au MRAP. Tout ce que Voltaire a pu écrire d’interprétable doit être interprété : quand vous citez un texte con, n’oubliez pas le contexte. Tout ce qui choque est par principe une antiphrase. N’est-ce pas là justement ce que l’on appelle l’« ironie voltairienne » ? L’art d’exprimer ce que l’on pense tout en faisant accroire que l’on pense le contraire de ce que l’on exprime. En paroles comme en actes. Car s’il a pu se compromettre avec les armateurs nantais, et grenouiller avec la compagnie des Indes à l’occasion d’opérations de traite, c’était évidemment pour « soustraire à la mort tant de malheureux nègres » : « Je me félicite avec vous de l’heureux succès du navire le Congo, arrivé si à propos sur la côte d’Afrique pour soustraire à la mort tant de malheureux nègres… Je me réjouis d’avoir fait une bonne affaire en même temps qu’une bonne action » (Lettre à Michaud de Nantes, citée par C. Cantu, Histoire universelle, 3e éd., Tome XIII, p. 148). Voltaire et l’esclavage (suite) Une bonne action, une bonne affaire. C’est encore mieux lorsqu’on peut joindre l’utile à l’agréable ; Schindler en tout cas, lui, ne s’en est pas privé. Ni l’Arche de Zoé. Car c’est aussi cela, Voltaire : une morale à tout crin articulé à une 328 pratique irréprochable. C’est que Voltaire a une éthique, et il le fait savoir. Du commerce, oui, mais équitable : « »Nous n’achetons des esclaves domestiques que chez les Nègres ; on nous reproche ce commerce. Un peuple qui trafique de ses enfants est encore plus condamnable que l’acheteur. Ce négoce démontre notre supériorité ; celui qui se donne un maître était né pour en avoir » (idem, Essai sur les Mœurs et l’esprit des Nations, Tome VIII, p. 187). L’ordre des choses, c’est un propriétaire content veillant sur ses esclaves comme un père veille sur ses enfants. Pour leur gouvernement et pour leur plus grand bien – souvenons-nous en : « les soustraire à la mort » –, et pas du tout pour s’enrichir. Voltaire prisait d’ailleurs si peu l’argent que la République saurait au moins lui reconnaître cette ultime qualité… 329 …n’est-ce pas ? Du dieu Histoire à la Mémoire Le siècle du progrès technique avait l’Histoire en religion. Avec son Tribunal, son Sens, son Paradis, sa Providence, et ses martyrs, et ses prophètes, et ses oblats, et son clergé, l’Histoire tenait la place de Dieu. On croyait en l’Histoire comme processus de rédemption, Progrès à marche lente vers le rachat de l’humanité. Scientismes et 330 totalitarismes ne juraient que par elle, l’« Histoire », dans leur Croisade contre les forces de la Réaction. Puis vinrent les guerres du XXe siècle, les camps et les tranchées dévoilant l’horreur nue industries de la mort et dans leur aube, le visage sombre du Progrès. Dès lors, au dieu Histoire, qui n’avait plus de Sens (d’où la naissance du dadaïsme et de l’absurde), succéda Mnémosyne. À la chronologie, censée prêter aux événements une ligne directrice, une téléologie, succéda l’éclatement pyrotechnique de l’histoire thématique, compassionnelle et « transversale ». Nous en sommes toujours là. Mon cachet sinon rien Cependant même que la méfiance – souvent fondée, ce n’est pas nous qui prétendrons le contraire – envers le trust pharmaceutique atteint son apogée, que les thèses conspirationnistes se banalisent qui dénoncent les lobbys, que l’alarmisme est devenu mainstream en matière de santé, que les discours, les best-sellers, les émissions à dominante sceptique battent des records d’audience, que la médecine chimique se voit anathématisée, que les scandales sanitaires se multiplient (sang contaminé, Distilbène, Isoméride, Médiator, Diane 35, Furosénide, etc.), que les génériques inquiètent, que les « me-too » se multiplient, que les vaccins angoissent, que la pilule affole, que la surmédication effare et que l’« effet cocktail » achève de vous achever ; cependant même que les médecines « alternatives » ou « non conventionnelles » ou « parallèles » conquièrent les hôpitaux, 331 que l’homéopathie, la naturopathie, la phytothérapie, la chromathérapie, l’apithérapie, l’auriculothérapie (et pourquoi pas ?), la neurothérapie, la crénothérapie, l’artthérapie, la gélothérapie, la zoothérapie, la lithothérapie, l’urinothérapie (l’essayer, c’est l’adopter !), la biodanza, le katsugen undo, la thérapie florale de Bach, l’éthiopathie, l’ostéopathie, la chirurgie psychique, la chiropraxie, l’acupuncture ou la moxibustion (acupuncture thermique), l’EMDR, la spagyrie, la médecine traditionnelle chinoise, ayurvédique, énergétique, biodynamique, dosimétrique, intégrative et l’on en passe, ouvrent des officines à chaque coin de rue, que tous ne jurent que par le « naturel », le « bio », le « doux », l’« alternatif » et n’ont d’insultes assez violentes pour dénoncer le pouvoir de nuisance de l’industrie du caducée ; cependant même que les discours hostiles à la pharmacopée prospèrent et fleurissent de toutes parts, nous croyons judicieux – parce qu’entre gens censés – de vider les cabinets des esculapes un peu trop chiches à notre goût : ces bonisseurs incompétents qui ne prescrivent jamais assez… Toutes nos foucades hurlées sur tous les tons tous azimuts, ne nous empêchent en rien de tenir ferme à notre première place au palmarès mondial de la consommation de médicaments. La France, nonobstant toutes ces récriminations, confirme encore et jusqu’à en crever son titre de capitale mondiale de la gastronomie chimique. Un paradoxe français. Un paradoxe de plus. On a beau éponger tout ce que les grands labos nous inventent d’antidépresseurs, nous sommes visiblement bien faibles en 332 ce qui concerne la recherche en billes miracle contre la mauvaise foi… Raz de plafond Visite contemplative de la Chapelle Sixtine. Les corps nus ornent les parois, tapissent la voûte. Mais pas le moindre poil. Le poil relève de l’animalité et, en cela, s’oppose à la forme divine valorisée par les canons classiques. On ne pouvait pas le voir, le poêle, même en peinture. Ce n’est qu’après Goya, après la Maja nue, que la pilosité va naître à la peinture et les duvets ensemencés les corps. Les narrations mythologiques s’effacent pour laisser place aux tranches de vie. On quitte la beauté magnifiée de l’Antiquité pour investir le monde tel qu’en sa vérité : naissance de l’art moderne entre les jambes d’une jeune fille dévêtue. Endogamie et mariage arabe L’endogamie, ça sent le roussi. C’est un repli, précisent les sociologues, une forme faible de l’inceste. C’est une déviance, ajoutent les clercs. Ce n’est pas pour rien que l’Eglise la proscrivait entre cousins jusqu’au troisième degré (Boutin aura beau jeu de mettre à jour son livret familial). Et Lévi-Strauss de renchérir que le totémisme structure la parenté. L’endogamie n’a pas sa place dans une culture ouverte. Les ethnologues nous brossent fort heureusement le portrait rassurant d’une France relativement peu concernée. 333 L’endogamie ne serait plus que le fait rare d’anciennes familles de haute noblesse, de villages attardés dans le Larzac et, par métonymie, de corporations qui tiennent à leur bout de gras. Tout autre serait le cas des confins orientaux, de ces contrées solaires, royaumes des sables où l’on aimerait en faire une exclusivité d’un intangible et monomorphe « mariage arabe ». Mariage arabe, pudique litote pour ne pas dire « entre cousins ». Une thèse qui aurait l’avantage – très justement – de lever le voile sur le mystère de la surpopulation de « cousins » dans les banlieues (on ne se demande pas, en revanche, pourquoi les moines s’appellent tout « frères »). D’ailleurs, qu’est-ce que le voile, sinon le ticket de bail, sinon la marque de la chasse gardée apposée par son père sur sa fille bientôt mère promise à son… cousin ? On ne s’est donc pas gêner pour relever la une preuve supplémentaire – s’il en fallait – du « retard culturel » pris par l’Orient sur l’Occident. L’endogamie ? Et quoi ! Il n’y avait bien que les musulmans pour inventer un truc pareil ! Et sur ces entrefaites, le philosophe ouvre paupière et se demande : « Vraiment ? » Somme toute, qu’en savons-nous ? Ne jugeons pas trop vite. Ce serait verser la mousse avant le café… Sont nés en Occident Et comme il a raison, le prudent philosophe ! Comme il fit bien de juguler ses pets intellectuels pour ne pas sombrer dans l’unisson du truisme. Nous voudrions que l’endogamie fût une coutume « barbare ». Il n’en est rien. Chiffres à la clé, 334 si l’on considérait que la somme des documents dont on dispose rendait raison de la totalité de l’histoire humaine, l’endogamie que nous associons spontanément à des mœurs allogènes ne s’avère rien de moins qu’une création de l’Occident classique. Le premier cas d’endogamie à tendance patrilinéaire dont on ait connaissance nous reconduit, non pas chez les affreux barbus, les Perses, les Ottomans, mais dans l’Athènes de Périclès, berceau de la démocratie ! Athènes si libérale, égalitaire, émancipée (si l’on ne s’arrête qu’aux citoyens majeurs et mâles) était la seule cité dans tout l’oikoumênè qui prescrivait à ses éphèbes de prendre femme à l’intérieur de leur parentèle. Enfin un héritage du pieu « miracle grec » qui ne soit pas tributaire des apports de l’Orient. On peut penser qu’après quelques générations, cela devait vite sentir le renfermé. La génétique, ça ne pardonne pas. On comprendra peut-être mieux alors une certaine prédisposition des Grecs pour les pratiques d’homosexualité… Apologie du médicament Il est de bon ton de sonner l’hallali contre le toutchimique, de tonner contre les antibiotiques, de dénoncer à qui mieux mieux – à qui pis pis – les effets délétères de la pharmacopée. C’est comme le féminisme, l’antiracisme ou le bonheur : personne ne se prononcera contre. Du moins, pas publiquement. Le cancan du médicament est un discour à la fois chic, inoxydable et passe-partout. Une harangue omnibus pour « ambiancer » les soirées kitch à la MOMA. 335 Du genre qui ne mange pas de pain. Du genre à se banaliser comme une épidémie de pisse chaude, pétri de généralités qui mettraient Lapalisse en bière. Cela ne le rend pas plus vrai. Ne soyons pas injustes. Ce n’est pas parce que la médecine tue que la médecine ne vaut rien. Le serpent d’Epidore ne méritait pas ça. Tancer le médicament serait comme jeter le bébé avec l’eau du boudin. C’est oublier d’où nous venons. Hier encore sans molécules Le médicament n’est pas qu’une molécule qui aurait mal tourné. Pas qu’une toxine à tuer les philosophes et les empereurs macédoniens. C’est un principe actif qui a permis, au terme de deux siècles de recherche, de transformer l’alchimie médiévale en une science positive. Le médicament a remplacé les décoctions, les simples et les onguents souvent plus sédatifs que curatifs, permis d’éradiquer des maladies entières de la surface de la Terre, de traiter favorablement un certain nombre de situations cliniques sans lui désespérées, de négocier avec la mort et en cela, à modifié radicalement notre manière de concevoir la vie. L’anesthésie locale et générale ont été au fondement de toutes les ouvertures de la chirurgie. L’insuline synthétique a redonné une chance aux enfants diabétiques dont l’espérance de vie se comptait en semaines. Plus de cercueil pour berlingots, plus d’enterrement pour les bambins cuits dans leur jus. C’est aussi ça, le médoc. 336 Et davantage. La liste est longue. Songeons seulement que nous ne vivons pas seulement plus, mais aussi mieux – au risque de choquer – grâce aux médicaments. La sénescence ne paraît plus si effrayante, adoucie par sa louche d’inhibiteurs. Sérotonine et noradrénaline font plus contre la solitude qu’un caniche-toy. Les greffes seraient restés de pur carnage sans agent immunosuppresseurs pour contenir les rejets. Les antidépresseurs et les barbituriques ont beaucoup travaillé pour la SNCF. En aurait-il bénéficié, Goebbels serait encore des nôtres. La morphine et les opioïde ont soulagé une part de la souffrance qui est peut-être, au monde (à tout le moins, passé un certain seuil) la chose la plus stupide après la fête de la musique. Sans oublier le progrès marqué par les antibiotiques, la bandoline et les bêtabloquants. Tous ceux qui ont un jour ouvert un livre de Heidegger ont connu dans leur chair de quel secours peut être un cachet d’aspirine. Médecine socio-économique À l’exclusion des enjeux médicaux et de l’intérêt de connaissance induit par ces révolutions, les progrès du médicament ont amorcé de profondes mutations du paysage socio-économique. Les campagnes de vaccination ont relativisé le plafond de verre qui séparait les riches des pauvres devant la maladie. La mise au point de la pilule fut l’occasion pour nombre de jeunes filles de faire carrière et de goûter, enfin, aux joies du travail à temps plein. Depuis la découverte par l’apprenti laborantins de Pasteur des levures de fermentation au fond d’un tonneau de vin (in vino 337 veritas) ; depuis la mise au jour des micro-organismes des substances antibiotiques comme la pénicilline par le pharmacologue Alexander Fleming, la médecine est entrée dans un toute autre paradigme. Une nouvelle phase de son histoire, nous engageant à penser autrement la vie et la santé. La vie ; car le virus défie nos conceptions de l’animé et de l’inerte. Il est à l’entre-deux, un mort-vivant, comme le corail est minéral et végétal ensemble. Et la santé ; car elle n’est plus qu’un équilibre austère de fonctions corporelles : elle est une sensation. Elle n’est plus définie sous le régime de la machine, comme absence d’avarie, mais comme une « surabondance d’être ». Au « silence des organes » (Paul Valéry) succède l’« état de bien-être » brandi par les brochures de pharmacie. C’est l’optimisme-même : passage du verre à moitié vide au verre à moitié plein. Prophylactique, thérapeutique ou palliative, la chimie médicale est l’une de ces rares choses qui s’améliorent avec le temps. Ce qui n’empêche pas qu’un tiers du marché des médicaments soit occupé par des produits classés SMR-5, inefficaces, à service nul ou simplement dangereux. Il faut bien vendre. Mais cette cohorte statistique de moutons noirs ne doit pas faire oublier le reste du troupeau. Il faut n’avoir jamais souffert (et donc en avoir pris beaucoup) pour récuser si légèrement l’ensemble des bénéfices que les médicaments nous auront apportés en deux siècles de temps. Ce serait un 338 peu comme un cheikh Qatari qui reprocherait à son esclave chinois, en visitant son bidonville, d’avoir si mauvais goût… Le remède est poison Tout ce qui est efficace peut – par définition, par occasion, par accident – être nocif. Janus a deux visages. Il ne peut y avoir de principe actif sans effets secondaires. Il ne peut y avoir de molécules dont l’usage inconsidéré, soit qu’il résulte d’une mauvaise ordonnance ou d’une mauvaise posologie, n’entraîne des risques de complications. Toute prescription se doit de faire la part entre les bénéfices et les ravages possibles d’une substance. Philippus Theophrastus Aureolus Bombastus von Hohenheim (dont les parents ne brillaient pas pour leur sens de la concision), dit Paracelse, avait fait sien ce principe alchimique, secret des Asclépiades : « Toutes les choses sont poison, et rien n’est sans poison ». Y compris les plus nécessaires, comme l’eau, et l’oxygène, et le bonheur, et la filmographie de Jean-Claude Vandamme. C’est aussi vrai de l’argent, de l’atome et d’Internet. Tout est toxine et tout est antidote. Tout est question d’usage et de dosage et tout est relatif. C’est l’amphibologie foncière du terme pharmakon. Le médicament est. Sans plus. Il peut tout être, tout et n’importe quoi. Ce n’est pas le cheval qu’il faut blâmer quand le cocher se trompe de route. La flèche n’est 339 pas fautive, celle-là qui vous a transpercé la jambe. Visez l’archer1. Langage, musique et danse Les périodes musicales, les rythmes de la danse s’écrivent et se décrivent comme autant de dialectes. Platon assimilait déjà hiéroglyphes, « divines paroles » figées dans l’angle de la pierre, aux stations des danseuses telles qu’elles se succédaient en alphabet lors des mystères d’Isis. Musique et danse tressée en symphonie (l’une va rarement sans l’autre) forment un double langage. Elles développent une syntaxe, déclinent une sémantique ; on voit, du reste, qu’elles glanent une part considérable de leur vocabulaire technique directement dans les essarts de la linguistique. Grammaire martiale Les arts martiaux répondent d’une même logique de construction qu’ils mettent en œuvre sur un autre registre. 1 … et taillez-lui l’index, qu’il ne tire plus ses flèches. Ainsi procédait-on dans l’infanterie française durant la guerre de cent seize ans. De là la symbolique provocatrice du doigt d’honneur brandi en direction des « phalanges » adversaires, signe de « taunt ». Toujours plus élégant que d’exhiber son postérieur sous la bannière des Écossais de la bataille du pont de Stirlin. 340 Les arts martiaux aussi déploient leur phraséologie. Ils se nourrissent d’une ponctuation et d’un vocabulaire différentiel et dûment codifié. Ils ont leurs rythmes et leurs périodes, leurs amplitudes et leurs respirations. Ils sollicitent une poétique du geste qui a fonction de proposition : quand dire, c’est faire. Ils impliquent une scansion, avec ses temps, avec ses accélérations, avec ses décélérations, ses allitérations, ses assonances et sa métrique qui peut-être accentuelle, quantitative ou syllabique selon que le pratiquant insiste sur la puissance, sur l’amplitude ou sur la symétrie d’ensemble de son mouvement. On retrouve dans les arts martiaux les mêmes contraintes formelles qui s’appliquent à versification classique. Tout est discours. Grammaire martiale (suite) Tout est discours, en cela que tout fait sens. Principe d’économie qui départit essentiellement les arts martiaux de la danse (encore que certaines formes de danses, telles que la capoeira, prétendent au statut d’arts martiaux) – hormis, bien sûr, l’usage et le contexte. Les arts martiaux forment un discours brachyologique, sans fioritures. Ces phrases bannissent le superflu pour viser l’optimum. Chaque geste comporte sa signification. Tous visent au maximum de rentabilité. Ce critère d’efficacité n’interdit pas que le langage martial soit imprégné d’autres valeurs (ou bien tous se ressembleraient). Aussi concevrons-nous que ses formes asiatiques sont, de manière plus générale, davantage propres aux adjectifs, aux périphrases, aux circonvolutions et aux 341 sous-entendus que ses formes occidentales, plus franches, plus immédiates, qui ne jurent que par le verbe. Cette différence d’approche se répercute dans la pratique à travers l’amplitude permise par les techniques de la zone de contact, beaucoup plus vaste dans le cas des disciplines bénéficiant de l’allonge supplémentaire des jambes et souvent dérivées des arts du sabre, que dans celui des disciplines de « corps à corps », mêlant aux traditions de la boxe ouvrière des arcanes hérités de la lutte gréco-romaine (le MMA en est l’exemple le plus achevé). Une différence d’approche – au sens concret et spirituel – qui creuse l’écart entre deux conceptions du monde, et nous rappelle ainsi que le langage est notre conception du monde. Il n’y a donc rien de fortuit à ce que l’on parle d’« arts martiaux » dans les pays très à cheval sur la « manière de dire » (autant de saluts que de situations en japonais) et de « sports de combat » dans ceux plus attachés au résultat. Anatomie du karaté Pour n’aborder qu’une seule parmi ces disciplines venues d’Orient, traitons de la plus licenciée en France après le judo (la « voie de la souplesse ») et le tae-kwon-do (« la voie du pied et du poing ») ; à savoir le karaté-do (« la voie de la main vide »). Le karaté répond de la maîtrise de trois ensembles de techniques appelés kihon, kata et kumite. Le kihon embrasse l’ensemble des mouvements de base – attaques, parades, stations et déplacements – qui sont les unités fondamentales 342 mobilisés au niveau supérieur par les kata. Les kata articulent ces unités au sein de séquences ou d’enchaînements en leur prêtant une cohérence d’ensemble, de la même manière qu’un énoncé en linguistique organise un lexique au sein d’une phrase dotée d’un rythme (syntaxe) et d’une signification (sémantique). En l’occurrence, la signification de ces kata n’est autre que celle du scénario de combat dont elles sont une simulation. Maîtriser ses kata signifierait dans une conversation réelle détenir un avantage tactique sur l’adversaire en s’épargnant quelques instants de réflexion, en jouant de meilleurs automatismes rhétorique. Précisément, le dernier domaine d’études qu’implique une maîtrise accomplie du karaté consiste en la pratique du kumite (« combat »). C’està-dire en la mise en œuvre des précédentes acquisitions au sein d’une situation d’échange deux pratiquant : un assaillant (un locuteur), un défenseur (un récepteur), alternant tour à tour dans une logique de tac-au-tac (stichomythie). Kihon, kata et kumite s’impliquent alors comme le complexe implique le simple, comme tout ensemble constitué est tributaire de ses parties constitutives, de même qu’aucun dialogue ne peut s’établir sans phrases et aucune phrase sans mot. La même grille d’analyse vaudra pour la plupart des arts martiaux. À l’exception, peut-être, du débat politique. 343 Caméras embarquées Le gouvernement russe va rendre obligatoire l’équipement de « boîtes noires enregistreuses » (vidéocaméras) dans tous les véhicules civils circulant sur le territoire. Une chance inespérée pour le lobby des assurances qui, pour une fois, n’a pas eu à jouer des coudes pour imposer de nouvelles normes sécuritaires. Reste que ce n’est pas non plus (seulement) pour espionner les automobilistes, pour endiguer la corruption des officiers de police ni même quantifier la proportion des accidents dus aux excès d’alcool. So what ? La principale raison qui a conduit l’assemblée fédérale (Douma) – id est Poutine – à prendre cette résolution n’était en vérité que bassement financière. Comme pour l’installation des radars fixes en France. Il s’agissait de mettre un terme au fléau national du « jeter de piétons ». Les statistiques ont en effet montré qu’un nombre croissant de citoyens se précipitaient sous les roues des voitures au péril de leur vie, en espérant (sinon mourir), au moins toucher une pension d’invalidité. Au point que les caisses se voyaient ponctionner comme des tonneaux percés. C’est autant de mettre en moins sur les yachts de l’oligarchie. Et cela, l’État ne peut pas laisser passer. Topless, up-short Cependant même que le monokini perd peu à peu de ses attraits aux yeux de la gente féminine, le taux de pénétration du slip de bain moule-bite bat des records auprès du kéké de 344 plage. Cette covariance inverse pourrait s’interpréter comme l’expression d’une moindre angoisse des hommes face aux impondérables de la virilité. Moins de tentations, moins d’accidents. Les gestionnaires des aquaparcs ne s’imaginent pas dans quelle détresse ils mettent les hommes en proscrivant perversement les maillots-short, tandis qu’en plein cagnard, s’exposent les corps huilés des nymphes océaniques. Silence de stars A quelque chose, malheur est bon. L’ont prouvé récemment une escadrille de stars américaines liguées pour une opération de levée de fonds (fundrising) en faveur de la recherche contre le VIH (c’est-à-dire pas du tout pour tenter d’obérer qui pourrait apparaître comme un tunnel d’actualité). La « chose » dont le malheur est bon, c’est leur retraite intérimaire de Twitter et Facebook. C’est leur boycott momentané des principaux outils promotionnels classiques – ce qui pour certains, ne changeait pas beaucoup. Un congé médiatique qui, en période de saturation, est, à n’en pas douter, la plus fertile des communications. Justin, Usher, Lady Gaga et Rihanna, tous allaient contribuer ; aucun ne doutait de ce que ses fans (pigeons) seraient assez accros pour passer à la caisse. Eux n’auraient pas besoin de condescendre à faire un disque. Pas comme ces froggies ridicules – les « Enfoirés », qu’ils s’intitulent – sautant sur le dernier téléthon de la popularité pour remonter en scène. Et qui pis est, pour moitié moins de recettes. Eux se savaient 345 bien trop indispensables pour qu’on les laissât cuire sur des charbons ardents. Enclos dans leur silence. À l’évidence, la barre des dix millions serait atteinte en cinq secs. L’affaire de quelques jours, se disaient-ils. C’est beau d’être optimiste… Cela n’empêche malheureusement pas être très loin du compte. C’est surtout reposant et, d’une certaine manière, illustrative de ce que le sida, quoi qu’on en dise, n’a pas que du mauvais. Comment dit-on, déjà ? À quelque chose, malheur est bon… Ignorance du savoir Ce qui sépare donne à connaître. Il faut une interface (écran, langage, organe, dispositif) pour dissocier le soi du monde ; pour créer la distance de l’objectivité, créer la représentation. Nous-mêmes, « êtres pensant », sommes séparés de l’« être pensé » par notre sensibilité. La sensibilité in-forme et par là-même dé-forme inexorablement le peu qu’elle filtre de l’extériorité1. L’appareil cérébral est ainsi 1 De l’extériorité, nous n’éprouvons rien d’autre que la réalité comprise entre 380 nm (violet) et 780 nm (rouge) de longueurs d’onde et 16 Hz et 20 kHz de fréquences acoustiques ; même potentiel et mêmes limites pour tous les autres sens au prorata de la sensitivité de l’espèce. Or, qu’en est-il du reste ? De ce tout ce qui excède le spectre de la sensitivité de l’espèce ? Notre univers est composé à 95,4 % d’une entité (énergie noire + matière noire) qui nous est insensible, mais que la théorie prédit à raison de cinq fois 346 séparé des choses par ces mêmes médiateurs qui le relient aux choses. Là se dessine l’idée que la connaissance suppose non plus seulement une séparation certaine de l’être connaissant d’avec ce qu’il connaît, mais qu’elle suppose encore une séparation de second niveau, plus radicale, de l’esprit connaissant d’avec lui-même en tant qu’entité physico-chimique. Séparation d’avec les choses en-deçà de la sensibilité, séparation d’avec les mécanismes de la sensibilité. Séparation « externe » entre le sujet connaissant et l’objet connaissable ; « interne », ensuite, entre le soi « esprit » et le soi « corps ». Bien que ni l’une ni l’autre n’aient de réalité autre que théorique. L’esprit ignore tout du cerveau dont il est l’épiphénomène. L’esprit, si clairvoyant soit-il, ne peut se figurer par voie d’introspection qu’il est le fruit d’une myriade d’interactions mobilisant des milliards de synapses. Il ne sait rien des neurotransmetteurs, des messagers chimiques, des décharges électriques qui le traversent à chaque instant. Qu’est-ce que l’esprit connaît du corps ? Rien par lui-même. Ce que l’esprit connaît du corps, il ne l’a pu connaître qu’en sortant de lui-même, et à l’issue seulement d’une investigation faisant intervenir l’objectivisme supposé des sciences. Cependant que Lancelot plus abondante que la matière baryonique. Nous sommes au quotidien aux prises avec ce genre de défaillance, aveugles à l’essentiel. Ce qui nous échappe est incommensurablement plus vaste que ce que nous percevons. 347 se déclare à Guenièvre et ce faisant, renonce à son honneur, à son serment, au Graal, il ne sait pas qu’en lui s’agitent un pullulement de cellules qui ne savent pas elles-mêmes qui est Guenièvre ; et moins encore qu’elles constituent un homme nommé Lancelot – lequel le leur rend bien. Il n’est pas peu troublant de songer que notre connaissance du monde, que tout ce que nous croyons savoir de l’extériorité, soit en même temps conditionnée par l’abîme d’ignorance qui nous relie notre individu. Que nous ne sachions pas de quoi et comment nous sommes faits, et que ce « quoi » dont nous sommes faits ne sache rien de qui nous sommes. Que le connu soit à ce point subordonné à l’inconnu qui rend la connaissance possible, tout en la limitant. C’est l’erreur fondatrice du cartésianisme (dont tout le cartésianisme mais que la tentative de résorption) : avoir posé l’esprit comme une substance pensante antécédente au corps, s’intuitionnant d’abord et puis s’apercevant comme corps, tandis qu’elle est d’abord ou plutôt simultanément un corps s’intuitionnant comme une substance pensante. L’inconnaissable n’est pas seulement le monde en soi, mais d’abord soi, qui ne se connaît jamais que dans par le monde. Déballastage d’oreille Jusqu’en cette année faste de 1887 AD qui vit la science franchir une étape décisive de son évolution ; jusqu’à la parution des travaux du neuropsychiatre bavarois Aloïs 348 Alzheimer, toutes la médecine européenne s’accordait à penser que le cérumen était une sécrétion produite par le cerveau. Une sorte d’excrétion par voie auriculaire de rebuts corticaux ; de « déchet organique », si l’on préfère, rejetés par l’encéphale chaque fois que ce dernier était sollicité. Plus il l’était, sollicité, et plus il produisait. C’était l’idée : pavillons crades, tympans terreux, puissants méninges en fièvre. Le dicton ne tombait pas toujours dans les oreilles d’un sourd. Il n’a jamais manqué de baratineur soucieux d’en remontrer. C’était un temps où la patine d’oreille se prévalait de la même fonction dénotative que remplissent désormais nos lunettes d’intellos, indices ostentatoire de richesse intérieure. Bicycles ou cire d’oreille, un moyen comme un autre de se faire passer pour ce qu’on n’est pas : intelligent. Demandez-vous pourquoi Audrey Pulvar, promue critique à « On n’est pas couché », à bazardé si vite ses lentilles de contact… Les Arabes misogynes ? Voire. Une épouse saoudienne peut exiger et obtenir de divorcer au seul motif que son mari refuse de lui servir un café. 349 Le darwinisme de l’œuvre Face au fiasco peu surprenant du musée permanent et très « collet monté » consacré à Hergé, les gestionnaires de la Moulinsart corporation ont enfin desserré l’anus pour permettre à Spielberg de porter Tintin au cinéma. Banco. Succès critique et populaire. Aux tambours d'affliction le cèdent enfin les trilles de la résurrection. Le petit reporter belge retrouve à l’internationale une seconde jeunesse. Ce qui n’était pas gagné, au vu du sort qui fut celui des précédentes adaptations. Ce qui nous conduit surtout à nous demander s’il est vraiment sens à prolonger le droit de « propriété intellectuelle » d’une œuvre au-delà de la mort de son auteur ? S’il est jamais utile de la reporter sur la famille – sauf à lui garantir une rente viagère pour ces vieilles piges dont on va mal ce que la "création" aurait à y gagner » – au lieu de l’« élever » sans plus attendre (plutôt que de la faire « tomber ») dans le domaine public. On ne perdrait rien à contrebalancer le principe de précaution par un principe d'innovation. Romans, bandes dessinées, séries, pourquoi n'aurait-on pas le droit d’entretenir un univers ? De se l’approprier, de le réinvestir, de l’enrichir ; quitte à le réécrire ? Le recyclage et à la mode, profitons-en. N’est-ce pas ainsi que se constituent les mythes ? L’imitation n’est pas toujours une limitation. Chacun doit pouvoir apporter sa pierre à l’édifice ; le tri qualitatif s’opère en dernier ressort, mais en aval de la production. Il y aura du mauvais ; il restera toujours du bon. 350 Il y aura l’Astérix de Forestier et l’Astérix de Chabat. Ce n’est pas si cher payé sa place de cinéma. Ian Flemming abhorrait ce dandy laqué qu’on avait fait de son James Bond sur grand écran, cela lui foutait le cul en larmes, pour citer un ancien ministre ex-rugbyman ; personne ne songe à regretter qu’il y ait eu un James Bond sur grand écran. Qu’il y en ait eu vingtquatre. La mutation propose, la sélection dispose. C'est du pur darwinisme. C'est le sens de la vie. – Et merde à Ian Flemming. L’ode à la buvette Les brasseries populaires, en sus des chopes, des pintes et autres quartes, ne remplissent pas qu’un rôle démocratique de premier plan – ce qui suffirait à expliquer pourquoi l’on tient autant à les vider (les bocks et les établissements). Elles ont aussi et plus encore une vocation sociale. Le désespoir et la misère humaine se socialise dans les troquets. Elle s’y « métabolyse », s’y purge. Le barman est le psychanalyste du pauvre. Les compagnons de beuverie « partagent » : c’est tous les soirs l’heure fatidique de la thérapie de groupe, de la chaleur humaine qui rend la vie plus supportable. On se désole, on se désisole. On se biture au bar de façon collégiale. On noue des liens ; car « Vodka : connecting people ». C’est sur le zinc, dans le partage, que se forgent les consciences citoyennes, autour des ballons de vin que se constituent les solidarités de travail, qui sont autant de poches de résistance au rouleau compresseur du benchmarking compétitif. Rien de tel qu’une bière pression contre la dépression. Rien de 351 pire, en ces temps d’individualisme forcené, que le « verre solitaire ». Le verre solitaire se convertit bien souvent en shoot de drogue sous l’escalier. Remèdes ou palliatifs à l’atomisation, les brasseries populaires sont des services publics. Château-la-fuite Or c’est aussi cela que le déluge d’arrêts liberticides qui s’abat actuellement depuis Bruxelles sur ces « vestiges anachroniques de la vieille France » est en train d’asphyxier. L’interdiction de la cigarette a sonné l’hallali. Suivi de près par l’abaissement drastique des seuils de verbalisation pour l’alcool au volant. Une politique de tolérance zéro (,25 mg/litre) que l’on n’attendait pas forcément de la part d’une nation qui a su faire de la culture du vin le noyau liquide de son rayonnement à l’international. La conséquence : tout le monde chez soi, les cafés ferment, Sony vend des téléviseurs. Il est à craindre qu’au TGV où vont les choses, en France « tout se termine en overdoses d’anxiolytiques » plutôt qu’en chansons – à boire. En psychiatrie plutôt qu’en rébellion. Dans la résignation. Faut-il vraiment voir un hasard au fait que la consommation d’antidépresseurs s’accroît dans un rapport de proportion inverse à la fréquentation des plébéiens estaminets ? Au fait que les politiques augmentent la TVA sur les produits alcoolisés, et rémunèrent parallèlement les pharmacies, non pas à l’acte, mais à la vente – à la distribution ? C’est un compl’eau ?! Encore un 352 coup de Jarnac des syndicats du crime. Chercher le Medef et Sanofi : qui paye commande. La tournée générale. Racine de Dieu Baroud d'honneur ou fontaine de jouvence ? La science a-t-elle tué Dieu– ou bien l’a-t-elle ressuscité ? L’algèbre pourrait, en dernière analyse, n’avoir rien fait que transposer à la Nature une pratique millénaire que l'exégèse réservait traditionnellement aux Textes. L’une « parle le langage de la mathématique » (Galilée) ; les autres sont rédigés « sous la dictée de Dieu » (Augustin). Mais c’est d’une même apagogie, d’un même élan, d’une même recherche d’ordre de beauté, d’une même aspiration, d’une même « béatitude » et finalement, d’une semblable éjaculation psychique que répondent l’une et l’autre – le comput et la mystique. De l’« ineffable » spirituel à l’« inconnue » mathématique, il n’y a qu’une mince frontière que brouillent allègrement les physiciens. L’algèbre (de l'arabe الجبر, al-jabr, « la réunion ») est une restauration du lien, de même que la Bible, les Testaments (du grec διαθήκη, diathếkê, « contrat »), sont un recouvrement de l’alliance. Toutes deux ont été faites par les théologiens. Tout se passe comme si le mathématicien avait révoqué Dieu pour lui substituer « x » ; comme si le monde « moderne » était passé de la transcendance à l’immanence, la vérité du monde n’étant plus guère contenue dans le Livre du Monde, mais dans le Monde lui-même. Avec l’algèbre, les équations supplantent les paraboles, les Forces remplacent les Anges – ce qui nous fait une belle jambe. Auguste Comte 353 s’est empaumé d’orgueil qui voulut vendre la peau de Dieu avant de l’avoir tué : se « séculariser » n’est pas encore sortir de l’« état théologique ». Touche pas à ma pute Les syndicats de police sont unanimes pour dénoncer les projets de loi visant à réprimer – certains veulent « abolir » – ce qu’il est désormais convenu d’appeler « le plus vieux métier du monde ». Soit en fliquant les asphalteuses (délit de racolage), soit en taxant la clille (délit de sollicitation) ; poire et fromage, dans l’idéal. Mais pourquoi donc les « forces de l’ordre » seraient-elles contre ? Il faut avoir l’esprit crânement ministériel ou moraliste pour croire qu’il s’agit uniquement de récriminations de fachos réactionnaires et misogynes fleurant les aisselles moites. Les policiers mettent du déodorant. Ou bien qu’il serait question de mettre à l’index une décrétale totalitaire, s’introduisant dans les alcôves où elle n’a pas sa place. Non plus que de prévenir qu’un tel décret serait inapplicable ou risquerait de mobiliser les rares agents encore sur le terrain à faire les poches à de pauvres types physiquement défavorisés plutôt qu’à réprimer la délinquance ou à veiller sur leurs concitoyens. Tout cela passe encore. Relativement. Moins aisément la perspective d’ôter aux policiers leur principal outil de travail. Les belles-de-nuit comptent dans leurs effectifs de précieux informateurs qu’une loi antiprostitution ne manquerait pas de reléguer dans les 354 méandres de la clandestinité. Pas glop. Mais les faits sont têtus. Ce sont en grande majorité les prostituées dites libérales et régulières qui rendent possible l’arrestation des réseaux étrangers de prostitution, en dénonçant leur rivales des Balkans entrées par les filières d’exploitation, la concurrence infâme qui fait chuter les prix, plombe le marché, vide les carnets de commandes. C’est le syndrome bien connu du plombier polonais ou du chauffeur croate. Le même dumping social qui aboutit à faire de l’entreprise Le Pen le premier parti des déclassés après celui de l’abstention motive nos tapineuses lésées à se rendre au poste de délation (sport bien français, s’il en est un). Autant d’indics qui contribuaient valeureusement à la résolution des faits de voirie. Et que l’on ne risque plus de revoir au commico sitôt le commerce devenu opaque. En perdant de vue la pute, les petit-condés perdent leur agence de renseignements. On peut comprendre qu’ils montrent un peu les dents. Voilà comment par idéologie, par ignorance, par sectarisme et par la voix de Vallaud-Belkacem au cortex nervurée de bêtise, on en arrive à faire voter des lois aux conséquences contraires à celles prétendument visées. Les gens croient en ce dont ils ont besoin de croire pour justifier leurs actes. Mais ce n'est pas parce qu'ils sont plus nombreux à avoir tort qu'ils ont raison. L’enfer est pavé de bonnes intentions – bonnes intentions de ceux qui le pavent pour ceux qui le subissent. Mais la morale est sauve. C’est bien tout ce qu’il leur reste… 355 Carrie, c’est (pas) fini Il y aura quarante ans bientôt que le premier Carrie, adapté du roman de Stephen King, sortait sur nos écrans. Son remake est en production, sortie prévue pour 2013. Cette fois, Facebook, Twitter et Instagram seront de la partie. Les scénaristes se sont mis à la page. Quoi de plus oppressant, de plus contemporain que le « webulliying », la « sextorsion », le harcèlement à domicile ? Ça plus les basses hurlant du Bob Sinclair en fond sonore de la surprise-partie procurera l’assurance de ne pas « plomber » l’ambiance. C’est à ce genre d’ajout à première vue sans incidence que réside tout le charme d’une époque. Tout ce qui date un film et le rend comestible – ou accessible – à un public qui ne se reconnaît pas dans celle des seventies. Carrie va donc passer du fil dentaire au chewing-gum Hollywood. Ça va faire mal aux dents. Jugés sur rien Si l’on ne peut avoir raison tout le temps, il est encore plus rare d’avoir tort systématiquement. Sartre lui-même n’échappe pas à la règle (ni au compas, qu’il n’avait pas dans l’œil). On ne peut pas décevoir partout. Une chose en laquelle Sartre ne s’était donc pas trompé – en admettant que la liberté fut postulat viable, et l’existentialisme un humanisme plutôt que le cache-sexe résipiscence de la collaboration –, consiste à relever que l’absence de choix témoigne déjà d’un choix : celui de ne pas choisir. Ne pas 356 choisir, c’est s’engager à ne pas faire, à laisser faire. C’est faire le choix – éthique – d’éteindre la lumière ou, au contraire, de ne pas céder à la compromission. Il est des occasions, nombreuses, où l’immobilité prête plus à conséquence que le mouvement. Les deux extrêmes de l’inaction sont à ce titre éminemment révélateurs de significations morales : d’une part, la « non-assistance à personne en danger », qui fait l’objet de l’article 223-6 du code pénal1 et que beaucoup, parmi lesquels le Docteur Mengele Kouchner, voudraient étendre à l’« ingérence humanitaire » ; de l’autre, la « nonviolence », dérivatif de l’ahimsâ, utilisé depuis Gandhi comme arme de pression politique (« abus de faiblesse » : abus par le plus faible de sa faiblesse pour abuser du fort). On peut laisser assassiner des communistes, des résistants, des juifs durant l’Occupation et être condamné 1 « Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l'intégrité corporelle de la personne s'abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende […] Sera puni des mêmes peines quiconque s'abstient volontairement de porter à une personne en péril l'assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours » (Art. 223-6 du Code pénal français). 357 pour n’avoir pas agi – précisément depuis la seconde guerre mondiale. On peut n’avoir rien fait que végéter aux latomies, croupir trente ans en attendant que ça passe et devenir l’icône de la « nation arc-en-ciel »1. Deux attitudes, deux abstentions, qui nous mettent en situation de répondre non pas à l’aune de ce que nous avons fait, mais au regard de ce que nous n’avons pas fait, pour ainsi dire, aurions dû faire. Si « l’existence précède l’essence », celle-ci ne s’épuise pas dans la somme de nos actes. Le non-agir, nous apprend Sartre, 1 On songe, bien sûr, à Nelson Mandela – Tata pour les intimes –, la « lumière de l'Afrique » décédée dans la nuit, dont il est toujours bon de rappeler que les mêmes gouvernements qui ce matin « compatissaient au deuil » soutenaient quelques années plus tôt le maintien de l’apartheid au nom de la lutte contre le communisme. On oublie un peu vite la diligence de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan à taxer l’homme de bouteur de feu. Toute aussi muette, l'acrimonie du RPR à son encontre, qui stipendiait ouvertement son rival politique, un homme de paille noué comme un scoubidou pour imploser le mouvement. Vrai que « Madiba » (son nom tribal) n’a pas non plus été qu’un enfant de chœur au sein de la MK. Songeons que sa désinscription de la liste officielle des « terroristes ennemis de l’Amérique » (pléonasme) ne remonte qu’à 2008. Mais l’heure est aux condoléances. Aux oraisons funèbres, pas au règlement de comptes. Tout se recycle, rien ne se perd. Mettez l’ennemi en bière, il devient votre allié. Les morts ont le bon goût de ne pas être trop rancuniers… 358 nous constiue autant que notre agir. Nous sommes aussi ce que nous ne faisons pas. Ebony and Ivory La question du racisme n’est plus tellement celle de savoir si l’Amérique ou si l’Europe seraient disposées à faire élire un Noir à la présidentielle ; elle serait plutôt, au point où nous en sommes, de savoir si l’Afrique où l’Asie seraient disposées à faire élire un Blanc. La plume et le fusain Il est d’usage, sauf honte exceptionnelle et souvent justifiée, que les écrivains modernes émargent en leur nom propre, tandis que les auteurs de bandes dessinées – à l’exception des mangaka – sévissent le plus souvent incognito. Tout se passe comme si « déchoir dans la bande dessinée » revenait à prostituer tant le dessin que la littérature au grand Mammon du vice, à remiser les muses sur le trottoir pour servir d’exutoire à la facilité. Pour le tapin, comme source de revenus facile et populiste. On « compose » un ouvrage ; on « commet » un album comme on jouerait dans une série porno. Sous pseudonyme. C’est le syndrome d’Arielle Dombasle et de Sylvester Stallone (dont le surnom d’« étalon italien » lui colle encore gluant aux testicules). Le génie du phylactère, même aujourd’hui, ne va jamais sans un certain mépris. On dit encore que les bédés, 359 c’est pour les gosses, que ce n’est pas sérieux. Comme Calliclès jadis reprochait à Socrate de s’adonner à la philosophie, occupation puérile et dégradante. Comment s’explique une telle dissymétrie entre le prestige littéraire et le cancan du strip ? Pourquoi une telle déqualification du neuvième art au profit du cinquième ? Précisément, diront certains, parce qu’il arrive après. De même que la deuxième classe suit la première. Plus loin du ciel, plus bas sur le podium. Et d’expliquer que la littérature bénéficie de fait du privilège de l’ancienneté. Qu’il y a toujours un temps de latence entre l’apparition d’un art et son blanc-seing de légitimité. On cite alors Manet, l’inévitable, Manet le scandale de l’impressionnisme. Souvenons-nous du reste combien le cinéma des frères Lumière eu de difficultés à s’imposer auprès de l’intelligentsia, juge du bon goût (vrai que la pornographie s’en était préalablement repue). On retrouverait le même schéma entre ce cinéma désormais reconnu et le jeu-vidéo. Jeu-vidéo qui commence lui aussi à conquérir sa dignité d’« industrie vidéoludique » ; spécifiquement depuis que les tournois d’e-sport sponsorisés et les budgets de création en ont fait un business rentable. À croire que plus ça paye, plus c’est honnête et respectable. Comprendre que la B.D., en sus ou en raison de sa jeunesse, n’intéresse pas le business. Mais c’est aller vite en besogne. Songer que la littérature, le roman médiéval, le fabliau prélude à la bande dessinée, c’est faire l’impasse sur toute l’histoire de l’écriture 360 antérieure à la renaissance. Les manuscrits, codex, grimoires, étaient le plus souvent enluminés (l’adage voulant « le diable est dans les détails » n’était pas qu’une formule). Ce qui ne disparaîtrait qu’au regard des contraintes liées à l’imprimerie typographique : un texte peut être reproduit, pas une image. Plus fondamentalement, les premières écritures étaient des écritures graphiques, pour ne pas dire iconographique avant qu’elles ne s’étiolent en alphabet cursif. Songeons au hiéroglyphe – à l’écriture divine – qui dénivelle en hiératique, en démotique, féconde certains caractères Grecs par le truchement des Phéniciens, et se retrouve enfin dans notre casse latine. Même l’écriture cunéiforme, au demeurant très proche des caractères chinois, dessinait les contours minimalistes d’objets concrets. Préexistence de la littérature : fausse piste. Le marché de la bulle Pourquoi alors cette plus-value, ce surcroît de respectabilité accordée au roman au détriment de l’album. Faut-il admettre que la B.D. serait un art mineur ? Une sousculture ? On peut rester dubitatif. Enki Bilal, Hérgé d’une part ; Christine Angot, Iacub de l’autre : voilà qui dit beaucoup – et dit trop peu encore. Qu’elle soit un art bâtard, à la jonction de la littérature et du dessin, ferait bien plutôt de la bande dessinée un alliage composite du meilleur des deux genres. Il faut chercher ailleurs l’explication. Moins loin. Ne pas projeter derrière l’usage quasi-systématique du nom de sanguine dans l’univers du neuvième art une 361 quelconque « honte », « vergogne » ; un quelconque « embarras » à se savoir tremper dans de la contrefaçon intellectuelle pour trisomique con à bouffer des mandarines scotchés devant Hanouna (trisomique, Hanouna, chaque pot a son couvercle). Il y a beaucoup plus simple. Il se pourrait qu’en deçà de toute considération sociologique ou théorique, les auteurs de bandes dessinées aient seulement gardé un iota plus d’humilité que les auteurs de romans. Qu’en fait de vendre sur leur ego (self-branding, spécialité de l’autofiction) ou de musser leur caponnade derrière un pseudonyme, ils se retirent dessous la planche pour s’effacer derrière leur œuvre. Que la B.D., comme en témoigne chaque année le festival d’Angoulême, ébauche ou redécouvre un continent qui n’a pas eu le temps d’être envahi par la culture du fric et l’autopromotion. Mépris pour la B.D. ? Certes, mais de qui ? Mépris de l’institution, du capital, des médias de masse et des distributeurs. Certes, mais pourquoi ? Pour ce qu’elle rechigne encore à son baptême lustral dans le grand bain de la société de marché. Pour ce qu’elle reste accessible, restaure le lien entre générations. Plus pour longtemps. Le poisson pourrit par la tête Thomas Fabius, délinquant financier notoire qui s’adonne sans vergogne blanchiment d'argent dans le secteur immobilier, et dilapide le reste de son temps libre (Thomas ne travaille pas) au casino en bazar dans l’argent des 362 contribuables tandis que son paternel, trafiquant d’art, ancien ministre du budget (les vaches sont bien gardées) n’a d’obsession que de faire capoter les accords de pacification entre l'Iran et les Américains. Sacrée famille. Les chats ne font pas des chiens. Tristesse de shopping Il faudra bien se décider un jour : sommes-nous la société de l’accumulation ou celle du gaspillage ? La société de la collectionnite, de la thésaurisation, de la syllogomanie, de l’épargne, du capital automoteur ou celle de la consommation, de l’épuisement, de la dilapidation, de la dépense, de l’obsolescence préprogrammée ? Être les deux de conserve semble relever de la contradiction logique. Qu’à cela ne tienne : nous n’avons jamais prétendu être au surplus celle de la cohérence… Qui veut la peau d’Haby ? La France dévale à la vingt-cinquième place au palmarès Pisa (« Program for International Student Assessment ») de l’OCDE. La France fait pire que le Vietnam, dix-septième au classement ; pire également que les ex-satellites de l’Union Soviétique que sont l’Estonie et la Pologne, respectivement onzième et treizième de cordée. Pisa, dans le détail, constate en France un accroissement logarithmique de l’écart-type au sein des classes entre les têtes d’ampoule, promus aux 363 meilleures places, et les potaches, promis aux ASSEDIC (conformément – est-ce un hasard ? – à l’accroissement corrélatif des inégalités de salaire entre les plus modestes et les plus riches). Le modèle éducatif français fabrique en somme les meilleurs contingents d’élèves du continent. Mais également les plus médiocres. Une blessure narcissique qui stigmatise l’échec de l’ambition méritocratique de l’école républicaine, posant en théorie qu’un ouvrier puisse emprunter l’escalator social pour accéder à de meilleurs statuts que ceux de ses parents, aux professions les plus valorisées (et lucratives) abstraction faite de ses modestes origines. Logique contracyclyque qui serait à la crise de l’éducation ce que le keynésianisme est à la crise économique. Tout cela, tout Jules Ferry renvoyé sur les roses. N’attendez pas des responsables qu’ils fassent leur Téchouva. Pas plus des chalutiers de la politique qui draguent les fonds marins et les votes enseignant. Le monde académique n'est pas seulement plus malhonnête que nous le pensons ; il est plus malhonnête que nous ne pouvons l'imaginer. Dans la patrie de Molière et de Vincent Lagaff, on a vite fait de se trouver un cadavre pour fédérer tout ce beau monde. Un responsable. Et tous de fondre sur la loi Haby. La loi René Haby sur le collège unique qui serait au demeurant « inique » autant qu’« irréaliste », inadaptée, passablement idéologue et surtout dispendieuse à s’en racler les creux de bambou. D’Haby, le bouc émissaire, c’est bien pratique et ça ne mange pas de pain. Et ça épargne les remises en cause. Les 364 libéraux alliés à leurs compères pédagogiste de mauvaise foi ont donc trouvé la solution : venir à-bout-d'Haby. En avançant pour argument que le collège unique ne dissuada jamais les enfants d’ouvriers de reprendre en fin de parcours la tambouille familiale. Une exception de-ci de-là, du haut quota de la diversité, confirme la loi de l’orthopédie sociale. Le reste touche les allocs1. Pédagogiste, didacticiens et libéraux se sont passé le mot pour arroser ce lierre qui court sur les façades, destiné à masquer d’autres fêlures bien plus profondes et significatives. Bibi, il sort pas de l’œuf. On sait. On a compris. On a bien vu qu’on dissimule derrière d’Habi l’inanité patente des contenus autant que des méthodes d’enseignement. C'est le constructivisme à la Meirieux, c’est l'histoire des annales, c’est la méthode globale, les maths modernes, le numérique cher à Peillon, le passage automatique au niveau supérieur au nom des 80 % de Jospin et de la « fluidification des flux » ; aussi un peu – il faut le dire – l’émigration ; c'est le renoncement à la rigueur qui a détruit la méritocratie. Certainement pas le collège unique. Il y a tout juste un siècle que l’empereur du Japon chargeait ses fonctionnaires de facsimiler le modèle éducatif français. Chine, Singapour, Corée, Japon, sont aujourd’hui le quadrige de référence des classements internationaux. Même le royaume de la K-pop 1 À ce mauvais procès, nous opposerons seulement que sans d’Habi, les statistiques eussent été bien plus humiliantes. 365 atteint des scores à faire pâlir un Père Noël. Il n’aura pas fallu longtemps pour que la contrefaçon supplante l’original. Le pacifisme helvète Il y a l’histoire Nathan-Bordas qui nous explique que la défaite de la Suisse face à la France en 1515, lors de la bataille de Marignan, aurait tant écœuré celle-ci qu’elle se serait empressée de ratifier le traité de Vienne pour officialiser, en ce jour faste du 20 novembre 1815, sa position de neutralité. Laquelle n’a pas bougé depuis bientôt trois siècles. Il y a aussi l’histoire réelle que l’on n’enseigne pas, l’histoire occulte ou souterraine de l’oligarchie euratlantique qui ne crachait pas sur l’opportunité d’un coffre-fort sécure autre que le Vatican pour placer ses avoirs. De Cahuzac à Ben Ali, les vraies valeurs ont le pouvoir de mettre tout le monde d’accord. Et l’on ne parle pas de chocolat, de montre ou de coutellerie. La Suisse n’est pacifique – et protégée – qu’autant qu’elle reste le refuge de tous les capitaux des élites dirigeantes du monde méditerranéen. C'est la zone grise, où sont blanchis les ors des élites dirigeantes : on ne touche pas au coffre. Le coffre est consacré, comme avec lui la terre du temple du marché. Une éternelle reprise Les mythes sont des chewing-gums que chaque époque remâche à sa salive. 366 L’expédition des sables Force est de constater que François Hollande a beau taper dans les budgets, il n’en a pas moins d’ambition pour son état-major. Comores, Gabon, Tchad, Togo, Côte d'Ivoire, Rwanda, Libye, Mali, et maintenant Centrafrique. On chiffre de 45 à 50 le nombre d'interventions françaises sur le continent noir depuis la « fin » du processus de décolonisation. Tout ça à cause du quadrillage à la truelle des territoires par les colons Européens qui n’ont jamais vraiment fait cas des langues et des ethnies. Non plus d’ailleurs que des religions pour peu qu’elles soient monothéiste, c'est-à-dire conquérantes. Après l’opération Serval, c’est donc autour de la mission Sangaris. C’est un lépidoptère vermeil, l’élégance qui butine mais n’entend pas prendre racine. Lire dans l’allégorie qu’« on ne fait jamais que passer », on « papillonne » précisément, on ne fait pas souche aux colonies. Bien sûr. Comptons là-dessus. Il est à craindre, en tous les cas, impérialisme ou pas, que l’armée française soit repartie pour quelque temps encore. Avec ceci de commode qu’on ne pourra pas cette fois lui reprocher de vouloir sécuriser ses approvisionnements en uranium. Ni même d’avoir laissé en repartant plus de pagaille qu’à l’arrivée. C’est l’avantage des pays sans État qui inspirent tant les néolibéraux. L’autre intérêt (que le bonheur des Africains) s’annonce plus substantiel que symbolique : ce sera toujours ça de gagné pour Vinci, 367 Bouygues et Dassault Industrie qui vont s’en mettre plein le carnet de commandes. À quelque guerre, malheur est bon. Un petit mal pour un grand bien disait Pangloss. Tout l’art du conquérant consiste à manœuvrer en sorte à se trouver du bon côté de l’opération. Mais cela ne justifie pas que l’on nous prenne pour plus bête que nous le paraissons. Nous ne sommes pas des journalistes. Que l’on veille aux intérêts de la France est une chose, mettons, « compréhensible » ; mais on ne peut pas légitimement se revendiquer des droits de l'homme pour s'ingérer en France-Afrique et se prosterner dans le même élan devant Nétanyahou, l’homme du Likoud, pionnier de l'épuration ethnique au phosphore blanc. Sarko nous l’avait déjà faite avec son Mouammar. Avec son financier campagne, bailleur de fonds, Jacques de Mollay récompensé à la hauteur de sa participation devenue par trop embarrassante. Changez le discours. Il y a longtemps que les Français ont cessé de croire à la virginité de Marie. O-raison d’État Jean-Marc Héraut, premier ministre, en pleine négociation avec les officiels chinois en charge de l’aménagement du nucléaire contraint d’écourter sa visite pour retourner au président son carrosse aérien : « AirHollande-ouane ». Qu’y a-t-il de si urgent qui justifie le risque de faire capoter la vente de nos UPR, et de stabiliser l’emploi dans le secteur français des hautes technologies pour 368 plusieurs décennies ? Une guerre ? Un coup d’État ? Un dinosaure orange échappé d’un volcan ? Des clous. « Tata » est mort. Le macchabée de Nelson patiente dans son couffin. C’était la Une. Il faut lui rendre hommage. Hollande doit presser le pas s’il veut être en bonne place sur la photo… Ni Rousseau ni Stakhanov Aux antipodes de la pédagogie de l'enfant « acteur de son savoir » mal inspiré de l’Émile – pédagogie constructiviste faisant de l’enseignant un simple animateur émerveillé par les progrès interactifs de sa cohorte, soucieux avant toute chose de ne pas traumatiser l’élève par l’assomption de connaissances invasives sur le mode magistral – ; à contretemps d’une non-éducation de l’éveil centrée sur l’« apprenant » supposé découvrir le monde par ses propres moyens, cet alibi foireux de la reddition de l’instruction publique et des recteurs d’académie devant la montée de l’illétrisme et de l’innumérisme consécutif aux méthodes post-soixante-huitarde, s’est ébauchée une dérive symétrique consistant en l'hyperstimulation des petites pousses dès leur entrée en maternelle. Constitution d’un programme intensif d’acquisition des compétences et des comportements utilitaires censés produire, au bénéfice de famille souvent issus de l’hyperclasse euratlantique bobo internationaliste, les élites de demain. Ce en multipliant les langues, en saturant les plages horaires et jusqu’aux temps récréatifs de contenus disciplinaires adaptés au « monde du travail ». Le tout dans une ambiance compétitive qui aboutit à faire d’un 369 pays tel que le Japon – emblématique de la méthode Stakhanov – la patrie d’adoption des écoliers candidats au suicide. Aucun modèle ne sans inconvénients… S’il s’il n’est plus un secret de didacticiens que Piaget avait très largement sous-estimé les aptitudes cognitives des petits-Suisses, et dissuadé d’autant l’enseignement précoce, la réaction n’en est pas moins absurde pour se heurter à une autre limite, aussi rédhibitoire. Limite qui se constate dans les modèles d’éducation coréen, où toute velléité de mener une vie sociale périscolaire se voir réduite à rien, happée par la fréquentation des charter schools ou l’enchaînement des cours privés. Les conséquences ? Très expérimentales. Prenez un petit jaune. Demandez-lui de résoudre une équation : il vous la torchera en moins d’un tournemain. Demandez-lui de faire un dessin ; d’inventer une histoire ; de réfléchir, mettons, sur un sujet de société, sur un concept philosophique. On s’apercevra vite que c’est une toute autre paire de manches. Et ce n’est pas (que) la faute à Confucius. Aussi exaspérant qu’en puisse sembler la conclusion au regard d’une civilisation pour laquelle chaque minute de rêve et une minute perdue, il reste indispensable de ménager des plages d'ennuis pour développer la créativité. On admettra que jusqu’ici, la France s’était plutôt bien débrouillée. Question ennui, s’entend1. Quoi que l’ennui ne 1 Victor Hugo qui croyait fermer une prison en ouvrant une école n’a pas dû fréquenter longtemps l’école selon Jospin. 370 suffise pas toute seule à susciter de l’intelligence, reste que la performance n'est rien sans l'imagination. La science prise en otage La science est fondamentalement une idéologie. Elle n’est rien d’autre, et rien de plus ; on ne lui demande rien d’autre. C’est un système d’idées qui tamise le réel à l’aune d’une grille d’axiomes et de présupposés. Elle prélève du réel ce qui lui paraît pertinent, et en rejette ce qu’elle juge adventice ; elle établit des relations, des lois entre les phénomènes. Partant, tout ce que l’on peut attendre d’une science en qualité de système est, non pas d’être vraie, mais d’être cohérente. De ne pas soutenir concurremment deux hypothèses, deux postulats, deux lois contradictoires. Aussi le fond de notre étonnement consiste-t-il moins dans le fait qu’une idéologie soit professée dans un manuel de science, que dans le fait que cette idéologie soit aussi frontalement incompatible avec le discours scientifique – ou l’idéologie – qui prétend l’intégrer. Nous parlons des « gender studies ». Les « théories du genre » ont plus avoir avec la religion ou avec la croyance qu’avec la biologie. Ce qui rend d’autant plus baroques la levée de boucliers suscitée chez les catholiques par les menées obscurantistes des lobbys militants de la mouvance LGBT. Voilà-t-il pas que les grenouilles de bénitier volent au secours d’une science réduite à se dédire pour satisfaire aux caprices psychotiques d’une bande d’homosexuels vindicatifs… on aura donc tout 371 vu. Inattendu ; tandis que qu’au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, les mêmes mouvements chrétiens ennemis de la pensée magique brandissent la croix et la bannière pour imposer l’enseignement alternatif au darwinisme des théories créationniste et du dessin intelligent. Sauvons la science, mais quand ça nous arrange… Du monde clos à l’univers infini La révolution intellectuelle européenne a vu se succéder trois événements majeurs ayant, chacun dans son domaine, servi de pivot au basculement de l’âge classique à la modernité. Trois événements plus qu’aucun autre justiciable de ce qu’Alexandre Koyré a défini comme le passage « du monde clos à l’univers infini ». La découverte de l’Amérique en 1492 relègue l’inconnaissable à la périphérie du monde. Elle suscite l’enthousiasme des explorateurs, des négociants en bien et des Eglises évangélisatrice ; mais également – et plus encore – l’angoisse d’une civilisation confrontée à l’altérité de mœurs, morales et spiritualité qu’elle ne sait pas par quel bout prendre (« qui sont les cannibales ? » se demandera Montaigne). L’héliocentrisme de Copernic que le chanoine polonais expose dans La révolution des orbes parue l’année de sa mort (1543) recentre l’univers sur le Soleil au détriment de l’orbe terraqué. Le perfectionnement (plutôt que l’invention) de la lunette d’approche par Galilée révèle à compter de 1609 l’imperfection de ce que le Stagirite tenait pour une réalité supralunaire, de la lune crevassée, des trajectoires ellipsoïdes des satellites et des planètes, 372 l’immensité du ciel. Un ciel ramené sur terre, subordonné à des principes universels et mathématisé par l’alchimiste misanthrope anglais Newton. A ces deux grandes percées dans la calotte du cosmos clos s’ajoute la mise au jour monde de l’infiniment petit, devenu accessible à l’investigation grâce à la conception par Hans Janssen en 1590 du premier microscope. En moins d’un siècle, les dimensions du concevable ont étés dilatées jusqu’à crever la sphère du monde tel qu’il apparaissait. L’individu s’absolutise La notion d’infini fait irruption là où étaient la perfection du « grand ouvrage de la nature ». Les trois secousses sismiques à l’origine de cette « dé-mondialisation », loin d’aboutir à relativiser la condition humaine, ont eu pour conséquence de signifier que tout est désormais douteux… à l’exception du doute ; à l’exception du doute et donc de l’homme en tant qu’il doute et ne peut donc douter de ce qu’il doute. À l’exception de l’homme, res cogitans, qui devient par là-même son seul repère « logé à l’hostellerie de l’évidence » (Leibnitz), le point vernal d’un monde en perpétuel changement. En d’autres termes, plutôt que d’évincer la race humaine de son écrin de lumière, ces trois décentrements n’ont fait que renforcer les préjugés contraires de l’humanisme. Dont le premier d’entre eux ; étant que l’homme (et non plus Dieu ou les anciens) doive se comprendre à la fois comme principe et fin, alpha et oméga de toute activité. Privé plus de références, sans port 373 d’attache, perdu dans les immensités mutiques qui faisaient l’effroi de Pascal, l’homme pré-moderne ne se perçoit plus au sein du monde comme une créature privilégiée, différenciée par Dieu du reste de la création, mais comme un absolu. L’individu devient, selon le mot de Protagoras, « la mesure de toute chose ». La naissance de la subjectivité Que faire lorsque le monde s’ébranle ? Où donc se réfugier tandis que la terre s’ouvre et que le doute s’instille, que tout ce qui semblait acquis menace d’être emporté ? Lorsque l’aiguille de la boussole s’affole ; où d’autre qu’en soi-même, au centre du cadran ? Si l’extérieur est délabré, reste encore l’intériorité. L’individu se calfeutre ; baron de Münchhausen, se rattrape à ses bottes ; il se caparaçonne ; se rue tel un bernard-l’ermite au creux de sa subjectivité. Emblématiques à cet égard sont les Essais de Montaigne, une œuvre « dont la matière n’est autre que [lui]-même », qu’il écrivit (dicta) au paroxysme des guerres de religions. Avant Montaigne, son « créateur », Luther. Il fallait la Réforme pour que l’ovni de Montaigne ait une chance de franchir les portes de son scriptorium. Ce que Luther impose sur le plan religieux en reconsidérant à sa propre lumière les interprétations de l’Eglise ; en instituant ainsi une nouvelle relation entre le croyant et Dieu (« tout homme devient un pape une Bible entre les mains »), Descartes le transpose deux siècles plus 374 tard dans le domaine métaphysique en érigeant le doute en principe méthodologique, en rejetant pour nul tout le savoir de traditions et en créant dans la foulée le sujet épistémologique, gage d’un nouveau rapport entre le connaissant et la réalité. Descartes postule le sujet cartésien ; à savoir la conscience originaire auto-intuitionnée comme évidence et comme fondement de toute la connaissance 1, la connaissance n’étant plus constituée de l’idée dérivée du monde, mais du monde dérivé de l’idée, l’idée étant seule accessible dans sa vérité nue – claire et distincte –, au risque que le monde s’anéantisse derrière l’idée qu’on a de lui (et l’ « immatérialiste » Berkeley, tel Skywalker dans l’Étoile Noire, s’engouffre dans la brèche). En religion comme en littérature comme en philosophie, il n’y a que soi, l’individu, qui demeure inchangé ; le « moi » qui se conserve lorsque partout autour de lui l’univers s’ouvre et se délite. Quand l’infini submerge le roseau, le roseau pense qu’il a sur l’avantage cet univers qu’il pense (ou quelque chose du genre). C’est dire que plus nous sommes relatifs ; et plus le monde est vaste ; et plus il est instable, plus nous avons tendance à nous considérer comme l’unique absolu capable de réduire et de stabiliser le monde. Il n’est 1 « Je suis une chose qui pense, […] qui imagine aussi, et qui sent ; […] quoique les choses que je sens et que j’imagine ne soient peut-être rien du tout hors de moi « et en ellesmêmes » (Descartes, « Méditation troisième », Méditations métaphysiques, 1641). 375 peut-être pas si hasardeux que les grands systèmes philosophiques, économiques et politiques qui pointent très vite le bout de leur nez ; tous ces systèmes faisant de l’« égoïsme »», de l « amour-propre » de l’« amour de soi » l’essence et le mobile ultime de la condition humaine, s’inscrivent dans l’immédiate postérité d’une révolution intellectuelle aussi précarisante… L’ombre du téléthon On croirait lire le titre d’un slasher movie de série Z. Pas loin. Le téléthon n’en est pas loin. Mais commençons repriser l’image que l’on en donne. Le téléthon, contraction de « marathon » et de « télévision », c’est d’abord l’occasion de rassembler la France autour d’une cause commune. Il en faut une assez universelle, assez abstraite pour ne pas prêter à controverse ; une cause à même de transcender les intérêts catégoriels et susceptible de concerner tout le monde. On peut ainsi comprendre que la lutte contre les pathologies lourdes et orphelines soit meilleure candidate que les frais d’hospitalisation des gueules cassées de la ligne verte. C’est aussi l’occasion pour bon nombre d’artistes de se refaire l’hymen après s’être fait prendre à grenouiller l’été dans les bordels de Marrakech. Caritatif en son principe, le téléthon mise habilement sur un ressort ethnologique fondamental des relations de pouvoir – le don compétitif (cf. M. Mauss) – ; ressort légitimant du prestige symbolique qui prête au plus offrant 376 sa qualité de leader. C’est un potlatch télévisé mettant en concurrence toutes les régions de l’Hexagone lors d’un concours de générosité. L’occasion pour chacun, identifié à sa province, de mettre en scène sa prodigalité comme les chrétiens jadis garnissaient bruyamment l’écuelle de l’enfant de chœur avec l’air innocent de qui ne cherche pas à écraser les autres. Le téléthon table surtout sur les bons sentiments. Sa valeur protreptique émeut les plus rassis et le spectacle du malheur d’autrui dispose sans trop forcer à l’ouverture des bourses. On expose des myopathes bavant sur leurs fauteuil comme autrefois les monstres dans les foires ; mais c’est pour la bonne cause, c’est-à-dire pour l’argent, et c’est aussi pour eux, donc moralement passable. Des reportages humides mettent à profit tout ce que les neurosciences nous ont appris sur les neurones miroirs pour achever de nous convaincre. Le tout frappé à la cuiller permet généralement d’atteindre des sommes assez « gastronomiques » pour faire péter le jéroboam. Les myopathes vous disent merci. Ils s’achèteront des roues. Ils auront de quoi tenir jusqu’à l’année suivante. Voilà pour l’arbre. Et maintenant, la forêt… L’ombre du téléthon (suite) Voyons ce qui se cache derrière la carte postale. Tout ce qui n’est pas dans la photo et qu’on prend soin de ne pas cadrer. Vous espériez que la collecte pourrait aider les 377 myopathes à vivre mieux ? Qu’elle permettrait de développer des palliatifs, des antalgiques, des thérapies géniques avec en perspective une amélioration de l’état de santé des enfants tristes exhibés derrière la vitrine ? Ils y comptaient. Et ça fonctionne, année après année, tout le monde y croit. Les grands labos nourrissent malheureusement de bien plus sombre intentions. Dans l’enfer du décor, on apprendra que l’essentiel des fonds ne sert pas le moins du monde à soulager les patients effectifs ou demandeurs de soins. Il sert à l’amélioration des procédés de dépistage des embryons malades. Il sert à l’optimisation de la technologie du tri embryonnaire. Avec en ligne de mire, non pas de leur guérison (ne rêvons pas), mais leur liquidation. Tri sélectif où eugénisme de la performance (le handicap étant une charge pour la société) dont on ne voit pas ce qu’il en quoi il relève de médecine. Nous sommes très loin de l’éthique médicale que résumait Pasteur par la formule « guérir parfois, soulager souvent, écouter toujour »». Très loin de l’école de Cos. Le téléthon, c’est ainsi cent millions par an directement versé pour l’abattage de tête. Celui-là sans étourdissement. L’équivalent du portefeuille ministériel alloué à la recherche médicale. Une pression suffisante pour aiguiller la politique de l’offre de tout laboratoire de recherche soucieux de bénéficier d’une fraction de cette manne ; cela au détriment de toute autre alternative censément plus coûteuse et, bien évidemment, dans un mépris total de toute autre pathologie qui ne jouirait pas de la même exposition dans les médias. Le 378 téléthon susurre « donnez pour soulager », mais le message honnête serait bien plutôt : « donnez pour que leur semblables ne survivent pas », « si vous aviez donné, ils n’existeraient pas ». Reformulons sans tortiller : « donnez pour être sûr que nous pourrons, au moins à vous, vous épargner le désagrément d’avoir des gosses comme ça (– si vous ne le faites pas pour vous, faites-le pour la sécu) ». Donneur, ne vous jette pas la pierre. Tout est pensé pour « enduire en horreur ». Et ça se finance avec la redevance. On peut admettre que la fin justifie les moyens ; mais qui justifiera la fin ? Bon à tirer Complémentaire de l’angoisse de la page blanche, la question lancinante de l’accomplissement de l’œuvre. Quand et comment ; sur quels critères juger qu’une toile, un livre, une vie est achevée ? 379 380 Table des matières « Siffler en travaillant » ........................................................ 5 NASA et culte de l’innovation ............................................ 6 Syndrome de Superman ....................................................... 7 Costume de Superman ......................................................... 9 Arts et compensation ........................................................... 9 Étiologie de l’information .................................................. 11 Enfance et faux souvenirs .................................................. 12 Thérapeutique du rire ........................................................ 13 Technologies scalaires........................................................ 14 La Singularité technologique ............................................. 14 Pourquoi la Singularité ? ................................................... 16 L’homme de demain .......................................................... 17 Le principe anthropique .................................................... 18 Apparition des sciences ..................................................... 19 Quand Œdipe rêve ............................................................. 20 Quand Œdipe rat ............................................................... 21 « Sauver la planète » ........................................................... 22 La vente à vide ................................................................... 22 Les sauvageons et la pilule ................................................. 23 La religion dans le sang ...................................................... 24 Condition animale ............................................................. 25 Condition animale (suite) .................................................. 25 Désintoxication au web ..................................................... 27 381 Morale laïque ..................................................................... 28 Primat du virtuel ................................................................ 29 Passé décomposé ................................................................ 29 Références historiques ....................................................... 31 Où sont les idéaux ? ........................................................... 33 Qui l’eut cuit ? .................................................................... 33 Rap de la zone .................................................................... 34 Séquencer l’ADN................................................................ 35 Matrix et les gnostiques ..................................................... 36 La Pravda C dans l’air ........................................................ 37 La rente morbide ................................................................ 38 La bourse ou la mort .......................................................... 39 « Tout doit disparaître » ..................................................... 40 La France est-elle encore un État ? ................................... 40 Moins de mots, moins de maux ......................................... 42 Poussée d’Archimarx ......................................................... 43 Fleuve d’Héraclite .............................................................. 43 Folie sur ordonnance ......................................................... 44 Libéra(lisa)tion de la femme .............................................. 44 De la fièvre acheteuse au salariat ...................................... 45 Le paradoxe du capital ....................................................... 47 L’emploi des races .............................................................. 49 L’âge de la retraite .............................................................. 50 Les héros de l’Alliance ....................................................... 51 Une maxime d’Internet...................................................... 52 Parallélisme spinoziste ....................................................... 52 Ca-niveau d’anglais ............................................................ 52 Paresse et surtravail ........................................................... 53 Un catéchisme écologique ................................................. 54 382 L’effet de serre .................................................................... 55 L’art contemporain ............................................................ 56 Décliner l’évolutionnisme ................................................. 57 Culture publicitaire ............................................................ 58 Révolutions techniques et politiques ................................ 58 Démographie et histoire .................................................... 59 L’or des dieux ..................................................................... 61 L’animateur et l’hôte .......................................................... 62 Des mots qui meurent ........................................................ 63 Marche sur Babel ............................................................... 64 Appauvrissement des langues ............................................ 65 L’arche de Babel ................................................................. 66 Loi Fioraso .......................................................................... 67 L’inexception humaine ...................................................... 68 Le critère historique........................................................... 69 L’animal symbolique .......................................................... 70 Sophismes de corrida ......................................................... 71 Des définitions de l’homme ............................................... 72 Proximité à l’homme ......................................................... 73 Liberté et neurosciences .................................................... 73 Liberté et identité .............................................................. 74 Le moi et la conscience ...................................................... 75 Les illusions du moi ........................................................... 76 L’eau et la pensée ............................................................... 77 Philosophie en France blaireau ......................................... 78 L’échelle des êtres .............................................................. 79 Kant et la peine de mort .................................................... 79 Kant et la peine de mort (suite) ......................................... 80 L’échelle du crime .............................................................. 81 383 Sauver les dieux.................................................................. 82 Le monopole de Dieu ......................................................... 83 L’accueil polythéiste .......................................................... 84 Le salaire du rappeur.......................................................... 86 Hacktivisme d’Etat ............................................................. 86 Une langue prise en étau ................................................... 88 Haïr comme soi-même ...................................................... 88 Feu des idées....................................................................... 89 Le fou moderne .................................................................. 90 Le fou postmoderne ........................................................... 91 Leçon de renseignements .................................................. 92 Sociologie du bide .............................................................. 93 La baguette la fourchette ................................................... 94 Chante à l’Eurovision......................................................... 95 Repentance et narcissisme ................................................. 96 Journalisme marketing ...................................................... 96 Soixante-huit et l’inceste ................................................... 97 Le double visage du racisme .............................................. 97 La religion républicaine ..................................................... 99 Le voile de la discorde ..................................................... 100 Abandon du CV anonyme ............................................... 101 Notre Dame de la Haine .................................................. 102 La dignité créationniste ................................................... 104 Corporatisme et prise d’otage .......................................... 104 Le tribunal pour l’apaisement.......................................... 104 Le tribunal sans l’apaisement .......................................... 105 La possibilité du don ........................................................ 107 Marche ou grève .............................................................. 107 Néolibéralisme et spiritualité .......................................... 107 384 Du christianisme à la finance .......................................... 109 La religion de l’euro ......................................................... 111 Penitentiam agite ............................................................. 113 L’Évangile selon Wall Street ........................................... 114 Le credo du crédit ............................................................ 116 Requiem pour la Grèce .................................................... 117 L’ultime bastion avant l’insurrection .............................. 118 Dialogue des civilisations................................................. 118 Dialogue des civilisations (suite) ..................................... 119 Adieu aux cigarettes ......................................................... 121 Réforme de la philosophie ............................................... 121 Philosophie sans âge ........................................................ 123 Rire jaune ......................................................................... 124 L’exception culturelle ...................................................... 124 Nos amis les bêtes............................................................. 125 La tyrannie de l’urgence .................................................. 125 Le mal du siècle ................................................................ 127 La crise de choix ............................................................... 128 Superhéros contemporains .............................................. 129 Fraude au baccalauréat .................................................... 130 Syndrome des ayant-droit ............................................... 130 Stratégie du héros ............................................................ 131 Désaffection massive ........................................................ 132 Le lancer de nain .............................................................. 133 Le choix de la démocratie ................................................ 134 Référendum et viol démocratique ................................... 135 Une firme peut en cacher une autre ............................... 136 Identités virtuelles ........................................................... 136 La guerre sans l’aimer ...................................................... 137 385 La guerre tout de même ................................................... 138 La théorie du drone ......................................................... 139 L’avenir du drone ............................................................. 140 Relativisme d’hier et d’aujourd’hui ................................. 141 Guerre civile des valeurs ................................................. 142 Socle moral commun ....................................................... 144 Des paroles et des actes .................................................... 145 Le causalisme en sociologie ............................................. 146 Télévision et délinquance ................................................ 147 Garder la monnaie ........................................................... 148 Biais d’auto-sélection ....................................................... 149 Écriture numérique .......................................................... 150 Fracture du numérique .................................................... 151 Le correcteur automatique .............................................. 152 De l’écriture personnalisée .............................................. 153 À l’écriture standardisée .................................................. 154 Adieu au patrimoine ........................................................ 155 La lecture silencieuse ....................................................... 156 De l’écrit à l’écran ............................................................ 157 Culture à l’ère du numérique .......................................... 159 Les illusions du numérique .............................................. 161 Au commencement était le verbe ................................... 164 La parole créatrice ? ......................................................... 165 Les luttes autoalimentées ................................................. 166 Gratter ses croûtes............................................................ 167 Feed-back et fonds européens ......................................... 168 Le monstre Minotaure ..................................................... 168 Le monstre libre en nous ................................................. 170 Spectre des religions ........................................................ 171 386 Écologie politique ............................................................ 171 Langages et théorie du genre ........................................... 172 L’enquête théologique et criminelle ............................... 173 Vérité romanesque ........................................................... 173 Fétiches transitionnels précoces ...................................... 174 Fétiches transitionnels tardifs ......................................... 175 Malthus en 2100 ............................................................... 176 Cartes en bataille .............................................................. 177 Chiens de garde ................................................................ 178 Mai 68 au siècle de raison ................................................ 178 Regroupement familial .................................................... 180 Les pompes à schnouff ..................................................... 181 Chasseurs de prime .......................................................... 181 Les parchemins de Qumrân ............................................. 182 Carcasse en kit.................................................................. 184 La fraude à l’audimat ....................................................... 184 Une valeur temporaire ..................................................... 185 L’intérêt et la valeur ......................................................... 186 Tsunamis biotechnologiques ........................................... 187 L’hybridation 2.0.............................................................. 187 La biologie de synthèse .................................................... 189 La biologie de synthèse (suite) ........................................ 191 Le séquençage pour tous .................................................. 192 Le séquençage pour tous (suite) ...................................... 194 Église ou secte ? ................................................................ 196 Signe ostentatoire de religiosité ...................................... 196 L’attaque des clowns ........................................................ 196 L’affaire Bogdanov ........................................................... 198 Le système Bogdanov ....................................................... 199 387 Interview with a-pesanteur ............................................. 201 Herméneutique à froid .................................................... 202 Du nouvel anthropocentrisme ........................................ 203 Le sophisme anthropique................................................. 204 Dessein intelligent ........................................................... 204 Fâme de Monna Lisa ........................................................ 205 La révolution NBIC .......................................................... 205 Le rêve transhumaniste ................................................... 207 Éthique de la vie dilatée .................................................. 208 Trop d’hommes tue l’homme .......................................... 209 Sauver les phénomènes .................................................... 210 C’était mieux avant .......................................................... 211 Docteurs et chirurgiens ................................................... 212 Paré contre Hippocrate .................................................... 213 Médecine itinérante ......................................................... 215 Culture écologique ........................................................... 216 Évolution n’est pas raison ................................................ 216 Diversité biologique ......................................................... 218 Appauvrissement écologique ........................................... 219 Les équilibres ponctués .................................................... 220 Golem du gène ................................................................. 221 Des dinosaures à plumes .................................................. 222 Le hasard et l’immunité ................................................... 223 Le hasard et l’informatique .............................................. 224 Naturalisme des idées ...................................................... 225 Coévolution du singe de la banane ................................. 227 Apories du choix rationnel .............................................. 228 Le paradoxe du vote ......................................................... 229 Et des lanceurs d’alerte .................................................... 230 388 La punition altruiste ........................................................ 232 La punition altruiste (suite) ............................................. 233 Faux paradoxe du suicidant ............................................. 234 Délit de suicide................................................................. 236 L’apport de Planck ........................................................... 236 Défense du paradigme ..................................................... 237 Morale bourgeoise............................................................ 239 L’Ayraultport de la colère ................................................ 239 L’infrastructure est le message ........................................ 240 Le vice moteur de la prospérité ....................................... 240 Moraliser le capitalisme ................................................... 242 Monopoly et triche .......................................................... 243 Monopoly et concurrence ............................................... 244 Monopoly et bénéfices ..................................................... 246 Cours de Monopoly.......................................................... 247 Monopoly et case prison .................................................. 248 Le pronostic performatif .................................................. 250 Aux sources vives de l’imagination ................................. 250 Le sentiment de l’enfance ................................................ 250 Pourquoi l’adolescence ? .................................................. 252 L’échec du rite transitionnel ........................................... 253 Le linge sale en famille .................................................... 254 Dur dur d’être un bébé .................................................... 255 Du passif à l’actif .............................................................. 256 L’enfance et le nombril d’Adam ...................................... 258 La carte de fidélité............................................................ 259 Aspirations humaines ...................................................... 260 Un continent virtuel ........................................................ 260 Classements des personnalités ......................................... 262 389 Présélection aux élections ............................................... 263 Discours des relations ...................................................... 263 Gouverner, c’est compter ................................................ 264 Critère de scientificité ..................................................... 264 Nature de l’épistémologie ................................................ 265 Le culte du cargo .............................................................. 266 Des poux dans la caboche ................................................ 268 Doctes œillères ................................................................. 269 L’âge de raison .................................................................. 270 Les pompiers pyromanes ? ............................................... 272 Mésusage de la causalité .................................................. 274 Mésusage de la causalité (suite) ....................................... 275 Management du bien-être ............................................... 276 « Prends-moi, Google ! » .................................................. 277 Le bonheur en entreprise ................................................ 278 Lévi-Strauss-canne ........................................................... 280 Penser d’après le corps ..................................................... 280 Le corps social classique................................................... 281 Le corps social moderne .................................................. 283 Le corps social contemporain .......................................... 284 (Embryo)genèse du politique .......................................... 285 La bioéthique du corps social .......................................... 286 Délit de vérité ? ................................................................ 287 Procès du singe ................................................................. 287 L’épopée du pastafarisme ................................................. 288 Flying Spaghetti Monster ................................................ 289 Pastafarisme et piraterie .................................................. 292 Des preuves qui n’en sont pas .......................................... 293 Penser l’ordre établi ......................................................... 294 390 On a raison d’être jaloux .................................................. 294 Antilogie de la jalousie .................................................... 294 La taille ne fait pas tout ................................................... 295 La terre à l’envers ............................................................. 296 Platon et sa part d’ombre ................................................. 296 Le bûcher des vanités ....................................................... 297 Pionniers et rebouche-trous ............................................ 299 Le camp de Platon ............................................................ 300 Le clivage sous le clivage ................................................. 301 La gouvernance platonicienne ........................................ 302 L’ayatollah de la république ............................................ 302 Gouverner, c’est contraindre ........................................... 304 Les jeunesses socratiques ................................................. 305 Démocratie européenne .................................................. 307 La promotion civière........................................................ 307 Erreur de marketing ........................................................ 308 Degré de généralité .......................................................... 309 L’islamisme en trompe-l’œil ............................................ 310 Sous le voile de Maya ....................................................... 311 Crime de somnambulisme ............................................... 312 Le triangle du feu ............................................................. 313 Le triangle du mal ............................................................ 314 Genèse philosophique ...................................................... 315 Le mot comme terme ....................................................... 315 La vocation journalistique ............................................... 316 Le bonheur est dans le pré ............................................... 316 La peur du nécrophage .................................................... 317 Le jugement de goût ........................................................ 318 Mille et une pâtes ............................................................. 320 391 Kopi luwak ....................................................................... 320 L’alternance sans alternative ........................................... 321 Clause de virginité ........................................................... 323 Insolvabilité bancaire....................................................... 323 Voltaire et l’universalisme ............................................... 324 Preuve par les Nègres....................................................... 325 Preuve par les Juifs ........................................................... 326 Voltaire et l’esclavage ...................................................... 327 Voltaire et l’esclavage (suite) ........................................... 328 Du dieu Histoire à la Mémoire ........................................ 330 Mon cachet sinon rien ..................................................... 331 Raz de plafond .................................................................. 333 Endogamie et mariage arabe............................................ 333 Sont nés en Occident ....................................................... 334 Apologie du médicament ................................................. 335 Hier encore sans molécules ............................................. 336 Médecine socio-économique ........................................... 337 Le remède est poison ....................................................... 339 Langage, musique et danse .............................................. 340 Grammaire martiale ......................................................... 340 Grammaire martiale (suite) ............................................. 341 Anatomie du karaté ......................................................... 342 Caméras embarquées ....................................................... 344 Topless, up-short .............................................................. 344 Silence de stars ................................................................. 345 Ignorance du savoir ......................................................... 346 Déballastage d’oreille ....................................................... 348 Les Arabes misogynes ?.................................................... 349 Le darwinisme de l’œuvre ............................................... 350 392 L’ode à la buvette ............................................................. 351 Château-la-fuite ............................................................... 352 Racine de Dieu ................................................................. 353 Touche pas à ma pute ...................................................... 354 Carrie, c’est (pas) fini ....................................................... 356 Jugés sur rien .................................................................... 356 Ebony and Ivory .............................................................. 359 La plume et le fusain ........................................................ 359 Le marché de la bulle ....................................................... 361 Le poisson pourrit par la tête ........................................... 362 Tristesse de shopping ....................................................... 363 Qui veut la peau d’Haby ? ................................................ 363 Le pacifisme helvète ........................................................ 366 Une éternelle reprise ....................................................... 366 L’expédition des sables ..................................................... 367 O-raison d’État ................................................................. 368 Ni Rousseau ni Stakhanov ............................................... 369 La science prise en otage.................................................. 371 Du monde clos à l’univers infini ..................................... 372 L’individu s’absolutise...................................................... 373 La naissance de la subjectivité ......................................... 374 L’ombre du téléthon ........................................................ 376 L’ombre du téléthon (suite) ............................................. 377 Bon à tirer......................................................................... 379 393 394 Du même auteur Le Dernier Mot (2008) Kant et la Subjectivité (2008) Les Texticules t. I, II, III (2009-2012) Somme Philosophique (2009-2012) Révulsez-vous ! (2011) D’un Plateau l’Autre (2012) Sociologie des Marges (2012) Le Cercle de Raison (2012) Platon, l’Égypte et la question de l’Âme (2013) Une brève Histoire de Mondes (2013) L’Apologie de Strauss-Kahn (2013) Le Miroir aux Alouates (2013) Platon. Un regard sur l’Égypte (à paraître) Somme Philosophique t. II (à paraître) Planète des Signes (à paraître) Les Valeurs de la Vie (à paraître) 395 Mythes à l’Écran (à paraître) Les PDFs (gratuits) et les livres papiers (sur commande) sont disponibles à l’adresse : http://texticules.fr.nf/ 396 397 Version 1.0 Dernière màj : août 2013 Copyright © 2013 F. Mathieu ISBN : 978-2-9542398-3-4 Frédéric Mathieu Contact : [email protected] Nos plus sincères remerciements à Sylvie Magras Hautmont pour avoir accepté bénévolement de relire cet essai. 398 399 400