Les déterminations religieuses et anthropologiques de l`élaboration

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Les déterminations religieuses et anthropologiques de l`élaboration
Les déterminations religieuses et anthropologiques
de l'élaboration kantienne du problème de la paix.
Claude Obadia
À Thomas.
La question de la paix est chez Kant aussi récurrente que polymorphe.
Largement impliquée dans l'étude critique des limites du pouvoir de la raison1,
elle détermine, bien sûr, l'étude rationnelle du politique et en particulier celle des
fondements transcendantaux du Droit, ce dont témoigne le Projet de paix
perpétuelle de 1795 et la Doctrine du Droit publiée en 1797. Pourtant, parce que
Kant est bien un "moderne" qui s'efforce de "penser l'aujourd'hui" et, à ce titre,
d'historiciser le présent, le thème de la paix instruit aussi l'étude du sens de
l'histoire et l'élaboration d'une téléologie qui, dans les opuscules publiés par
Kant en 1784, se nourrit d'une anthropologie subordonnée à l'examen
eschatologique des fins dernières et du sens de l'existence humaine, examen
dont les mobiles et les aboutissants
reflètent sans nul doute les idées
religieuses du philosophe. Or, ce dernier point nous semble d'autant plus
intéressant qu'il permet de mettre en évidence les liens profonds qui unissent, en
dépit des apparences, des approches de la paix qui, chez Kant, passent le plus
souvent pour être inconciliables, comme si la pensée du philosophe s'était à ce
point transformée que le Projet de paix perpétuelle ne devrait rien aux
opuscules de 1784, c'est-à-dire ici à l'anthropologie piétiste et à la problématique
de l'eschatologie qui les sous-tend.
Le Projet de paix perpétuelle, entre rêve et pessimisme
Si le Projet de paix perpétuelle a eu une grande postérité, il n'en a pas
moins pour autant été critiqué, voire même raillé. Si F. Medicus n'hésite pas à
écrire que Kant était "devenu vieux, très vieux"2, nombre de commentateurs ont
dénoncé le caractère à leurs yeux par trop naïf du texte de Kant qui semble
effectivement se ranger dans le camp des "rêveurs". Il est vrai que le Projet
s'inscrit dans une tradition qui, remontant à l'ouvrage de l'Abbé de Saint-Pierre3,
vit, en 1766, les mémoires de Laharpe et Gaillard honorés par l'Académie
Française à l'occasion de la remise d'un prix mis au concours: Le Prix de la paix4.
Kant ne prisant guère le scepticisme, il était donc peu envisageable qu'il se
1
En témoignent ici trois textes dont les deux premiers se trouvent dans la Critique de la raison pure. Dans la préface de la première édition
de la première Critique, Kant esquisse une "histoire de la raison", histoire de la raison pure mais qui serait médiée, schématisée, par l'histoire
de la philosophie. En effet, c'est le dogmatisme despotique et ses prétentions abusives qui ont généré la réaction sceptique et l'indifférence
affectée (laquelle s'exprime par la misologie) à l'égard de la métaphysique. De sorte que cette situation tragique < la métaphysique comparée
à un champ de bataille!> fonde, à elle seule déjà, le besoin d'entreprendre l'examen des pouvoirs a priori de la raison et amène Kant à
affirmer qu'entre le scepticisme et le dogmatisme, entre l'empririsme et le rationalisme qui balisent deux "camps" opposés, il convient de
signer, par le biais du développement du criticisme, comme un traité de paix. Cette analyse, reprise par Kant dans le dernier chapitre de la
Critique, l'"Histoire de la raison pure", où il souligne que "la route critique est la seule qui soit encore ouverte", se voit sensiblement
infléchie dans le sens de l'historicité de la raison pure dans Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf (1793). Au
tout début de la Deuxième section de cet ouvrage (page 37 de la traduction Vrin de 1973), présentant le criticisme comme le troisième stade
que la philosophie, comme schème de l'Histoire de la raison pure, devait parcourir, après celui du dogmatisme et du scepticisme, Kant, pardelà le "pôle de médiété" que figure le criticisme, présente ce dernier comme le terme d'un processus historique rationnel qui culmine dans
l'apaisement d'un conflit inhérent à l'histoire de la philosophie. Procédant à la façon d'un juriste constituant, c'est donc bien une "paix de la
raison" aux prises avec elle-même que théorise Kant.
2
3
4
F. Médicus, Kantstudien, 7, pp. 220-224.
Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, 1712.
Cf. T. Ruyssen, Les sources doctrinales de l'internationalisme, Paris, 1958, tome 2, p. 580 sq.
1
rangeât aux arguments d'un Leibniz écrivant, précisément à l'Abbé de SaintPierre: "il n'y a que la volonté qui manque aux hommes pour se délivrer d'une
infinité de maux". Pourtant, loin s'en faut que l'optimisme de Kant soit béat. Le
philosophe, dépassant les analyses développées dans l'Idée d'une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique publiée en 1784, ne parle plus guère
de "Société des nations", même si l'avènement d'un système de droit
garantissant la paix, en tant que tel, constitue bien le moment où l'ensemble des
nations se fédèrent pour former une"société", se bornant à appeler de ses vœux
une évolution des États par réformes et dans le sens du républicanisme libéral.
La démarche de Kant est d'ailleurs ici tout à fait conforme à ce qu'il dira de la
paix dans la Doctrine du Droit5. "La question n'est plus de savoir, écrira-t-il en
1797, si la paix perpétuelle est quelque chose de réelle, mais nous devons agir
comme si la chose qui peut-être ne sera pas devait être". Aussi ne s'agit-il,
nullement, dans le Projet, d'affirmer la faisabilité empirico-historique de la paix
universelle mais bien plutôt de prescrire une fin rationnelle à la politique et de
définir la fin même du politique en fonction de cette exigence de la raison.
Expliquant que la possibilité, pour l'homme, de réaliser sa fin, c'est-à-dire
le plein épanouissement de ses facultés, lui-même suspendu à l'instauration de la
paix, impose que se superpose à la société régie par le droit une juridiction
garantissant la paix internationale, Kant, dans l'examen des condition de
réalisation de cette paix universelle, souligne qu'il n'est nullement nécessaire de
présupposer l'homme moralement bon et que le problème de la formation de
l'État, donc de l'autorité des lois ici républicaines, "n'est pourtant pas insoluble
même s'il s'agissait d'un peuple de démons"6. Ainsi le problème de la fondation
et de la vocation du lien politique, qui trouve ici sa solution dans la soumission à
des lois de contrainte, soumission à laquelle s'obligent mutuellement les hommes
et qui produit l'état de paix par neutralisation mutuelle des penchants égoïstes,
ne présuppose-t-il nullement une conception angélique de l'homme que Kant ne
conçoit nullement comme un être naturellement bon, ce dont témoignent les
opuscules de 1784 consacrés à l'histoire et aux Lumières.
La question du droit de résistance et ses présupposés"iréniques":
la paix comme horizon de l'histoire
Examinant les présupposés rationnels, et donc les conditions juridicopolitiques, de la réalisation de la paix perpétuelle, Kant souligne dans le Projet
que le droit politique (jus civitatis) doit prohiber le droit à l'insurrection7.
L'argument développé est d'ailleurs tout à fait original, qui s'appuie sur ce que
Kant appelle la formule transcendantale du droit public: "toutes les actions
relatives au droit d'autrui dont la maxime est incompatible avec la publicité sont
injustes"8. Or, comme nous le préciserons plus loin, il est facile de voir que, "si
en instituant une constitution politique, on voulait poser comme condition d'user
de violence à l'occasion envers le chef de l'État, le peuple devrait s'arroger sur lui
un pouvoir légitime. Mais alors ce chef ne le serait pas."9 Le problème ici est
donc bien de fixer des limites à la liberté civile conditionnée par l'autorité du
souverain garantissant l'autorité des lois sans laquelle la société serait livrée au
chaos et menacée par une sorte d'anarchisme individualiste entraînant
5
Doctrine du Droit, p. 237, AK. Bd. 6, p. 354.
Deuxième section, pp. 44 sq, édition Vrin de 1984.
7
Il s'agit "de savoir, écrit Kant, si l'insurrection constitue pour le peuple un moyen légitime de se débarrasser de l'oppression d'un prétendu
tyran", Appendice 2, p.77 de l'édition Vrin de 1984, traduction Guillermit.
8
Ibid., page 76.
9
Ibid., page 78.
6
2
fatalement, selon Kant, la guerre civile. On comprend aisément, en outre, que
l'insurrection, par la violence qui la caractérise, menace par elle-même, et en
amont même des contradictions que sa légitimation juridique créerait, l'ordre
civil et la paix qui, on le verra notamment à partir de l'opuscule sur les Lumières,
sont appréhendées, à travers le paradigme du despotisme éclairé incarné par la
figure historique de Frédéric II de Prusse, dans leur indissociabilité. Soulignons
ici que la thèse selon laquelle le droit de résistance, ou à la révolution10, est une
idée "contradictoire" qui définit une véritable "antinomie du politique" sera
retravaillée par Kant dans la Doctrine du Droit pour montrer que l'origine
révolutionnaire, et donc illégale, d'une constitution nouvellement érigée ne
saurait fonder ni le droit de résistance du peuple au souverain ni celui de
désobéir aux lois11. Étant entendu que le fait de l'avènement révolutionnaire du
droit n'est nullement juridique, l'ordre juridique défini par la nouvelle
Constitution
et qui se consolide alors ne saurait être remis en cause de par
l'illégalité de son commencement. Que le droit ne vienne pas à l'existence avec
les moyens du droit ne dispense donc aucunement le sujet de se soumettre à
l'obligation qui en découle. Si une constitution dont le souverain serait le garant,
prévoyait qu'on pût résister au souverain, on serait dans la situation où, écrit
Kant, "dès lors ce n'est plus celui auquel on peut résister qui est le souverain,
mais bien celui qui commande la résistance, ce qui est contradictoire"12. Par-delà
cette contradiction qu'on peut dire "logique" et dont l'évidence saute aux yeux, il
nous semble légitime d'interroger les fondements possibles de cette radicale et si
ferme condamnation juridico-rationnelle, condamnation sous-tendue par le
primat de la paix civile, auquel se ramène sans doute l'exigence de l'ordre civil.
Est-il, en effet, à l'aune des idées développées par Kant en 1784, tellement
étonnant que la Révolution ne puisse ici fonder aucun droit à la révolution?Pour
le dire autrement, il nous semble que la juridicisation de la formulation du
problème du Droit de la révolution dans le Projet et dans la Doctrine du Droit,
doit être envisagée à l'aune des déterminations religieuses et eschatologiques qui
caractérisent à bien des égards les opuscules publiés par Kant en 1784 dans la
Berlinische Monatschrift que dirige son ami Biester.
Pour comprendre en quoi la paix civile, dès 1784, est conçue par Kant
comme la condition même du progrès des Lumières dont le développement
constitue la condition sine qua non de la réalisation de la paix universelle, il
convient de commencer par souligner que, dans l'opuscule intitulé Réponse à la
question: "Qu'est-ce que les Lumières?" , celles-ci sont conçues comme la
destination originelle de l'humanité13. Aussi l'histoire doit-elle être réfléchie
comme un processus doté d'un sens, celui du progrès indéfini des Lumières.
C'est d'ailleurs le caractère originel de cette vocation qui fonde, chez Kant, la
promulgation d'un véritable droit au savoir qui peut se dire droit du savoir face
au pouvoir, lequel droit, étant sacré, permettant, quant à lui, de comprendre
pourquoi empêcher le progrès des Lumières constitue un crime contre la nature
humaine. La théorie kantienne des Lumières, en laquelle se confondent le sens
10
La révolution est, chez Kant, l'objet d'une réflexion aux développements complexes. Kant ne salue-t-il pas 1789 dans le § 65 de la Critique
de la faculté de juger? La Révolution française, à ses yeux, rompt en effet avec le mécanisme de contrainte qui caractérise le despotisme de
l'Ancien Régime. À la fin de sa vie, en 1798 et alors que la Révolution a déjà connu ses heures les plus sombres, Kant ne portera dans le
Conflit des facultés aucune condamnation du jacobinisme. La Révolution est pour lui la manifestation de la disposition morale de l'humanité
et elle constitue la preuve que, sous sa forme empirico-politique, donc juridique, la raison pratique peut se réaliser dans l'histoire. Parce que
chaque peuple doit pouvoir se donner librement la Constitution qui lui plaît, la Révolution serait, en son essence, morale, même si elle ne
saurait être, c'est toute la difficulté en laquelle réside la "tension" qui caractérise la pensée de Kant, juridiquement fondée.
11
Cf. Remarque générale sur les effets juridiques qui découlent de la nature de l'union civile, Remarque A, pp. 201 à 205 de l'édition Vrin de
1986, traduction Philonenko.
12
Doctrine du Droit, Remarque A, p.202 de l'édition pré-citée.
13
"Ce serait là un crime contre la nature humaine <faire obstacle au progrès des Lumières>, dont c'est précisément la destination originelle
d'accomplir ce progrès".
3
de l'histoire et la destination originelle de l'homme, se développe donc sous la
forme d'une conception téléologique de l'histoire qui peut être considérée
comme visant la réalisation, dans un avenir certes indéfini, d'un but cependant
clairement défini: l'accès progressif de l'homme à la pleine possession de ses
facultés rationnelles devant lui permettre de réaliser la paix dans l'humanité, fin
dernière de l'histoire. Or, c'est précisément parce que le progrès des Lumières
donne son sens à l'histoire de l'humanité que la réflexion de Kant s'attache à
définir les conditions politiques de ce processus.
En 1784, soit cinq ans avant la Révolution française, Kant, qui a bien
compris qu'il vit une époque qui est celle de la propagation des Lumières14,
souligne que la révolution ne peut constituer un moyen de hâter la marche vers
les Lumières. "…un public, écrit-il, ne peut accéder que lentement aux lumières.
Une révolution entraînera peut-être le rejet du despotisme personnel et de
l'oppression cupide et autoritaire, mais jamais une vraie réforme de la manière
de penser. Bien au contraire, de nouveaux préjugés tiendront en lisière, aussi
bien que les anciens, la grande masse irréfléchie"15. Ce que veut dire Kant ici
peut être compris aisément. Lorsque les hommes sont incités à l'insurrection par
des tuteurs qui, comme il le précise un peu plus haut, ne sont pas parvenus aux
Lumières, ils s'empressent de placer leurs anciens tuteurs non éclairés sous le
joug sous lequel ceux-ci les avaient maintenus. Aussi ne suffit-il pas d'échapper
aux tuteurs despotiques pour accéder à la majorité intellectuelle. Bien au
contraire même, tant il est vrai que des hommes opprimés et bafoués
s'empressent toujours de se venger de leurs oppresseurs sitôt qu'ils échappent à
leur tutelle sans avoir accédé eux-mêmes aux Lumières. Toute révolution
semblant porter, prête à naître, sa Terreur, Kant développe, dans la suite du
texte, l'idée selon laquelle le progrès des Lumières, s'il relève bien d'une
décision et d'une volonté politiques, est affaire de réformes et non de
révolutions, tant il est vrai qu'on n'accède pas aux lumières contre ses tuteurs,
en s'opposant frontalement au pouvoir souverain mais en proposant des
changements qu'il incombe à ce dernier d'examiner et auxquels il a le devoir de
procéder si, propices au développement des Lumières, ils ne nuisent pas à l'ordre
civil. Car le fond du problème, selon nous, est là. S'il faut, à l'aune du progrès
des Lumières, condamner la révolution, c'est parce que celle-ci est synonyme de
violence et de chaos et que les hommes ne peuvent, dans ce cas, apprendre à
penser par eux-mêmes. La paix civile est donc ici nécessaire au progrès des
Lumières, et elle est d'autant plus précieuse que le sens de l'histoire de
l'humanité se confond avec le processus de l'Aufklärung.
Il ne faut donc pas s'étonner que Kant, pour penser ce processus,
entreprenne de distinguer l'usage privé et l'usage public de la raison. Affirmant
qu'il convient de libérer totalement celui-ci <défini
comme celui qu'on fait de
sa raison en tant qu'on s'adresse à un public qui lit, c'est-à-dire
indépendamment des "charges civiles" qu'il nous incombe d'assumer>, Kant
affirme que l'usage privé de la raison doit être limité car, précise-t-il, "dans la
société, un certain mécanisme est nécessaire". Pour que les Lumières
progressent, il faut que règne la paix, pour que règne la paix doit régner l'ordre
et pour que règne l'ordre chacun doit s'acquitter de ses devoirs quand bien
même il n'en approuverait pas la teneur. En préconisant la limitation de l'usage
privé de la raison et la libération de son usage public, Kant affirme implicitement
que le seul régime politique qui soit conciliable avec le progrès des Lumières est
14
15
Il l'affirme explicitement dans l'opuscule.
§ 4 de l'opuscule.
4
celui du despotisme éclairé que symbolise la maxime suivante: "raisonnez tant
que vous voulez, mais obéissez", et qui s'oppose tout autant à l'anarchisme
individualiste ("raisonnez toujours, n'obéissez jamais") qu'au despotisme
autoritariste ("Ne raisonnez jamais, obéissez toujours"). Aussi la distinction entre
les deux usages sus-cités de la raison possède-t-elle plusieurs fonctions. Elle
permet, premièrement, de répondre à la question de savoir si toute liberté est ou
non favorable au progrès des Lumières16. Mais elle permet surtout, d'une part de
condamner l'autoritarisme en promouvant le despotisme éclairé, et d'autre part,
en soulignant que l'ordre civil est une condition nécessaire au progrès des
Lumières, de penser l'horizon de l'histoire comme celui de la co-détermination de
la paix et des Lumières. Car s'il faut que les hommes vivent en paix pour
s'éclairer, il est évidemment tout aussi nécessaire qu'ils progressent dans les
Lumières pour concevoir la paix comme un idéal régulateur de la raison politique
et historique, c'est-à-dire aussi comme l'horizon de l'histoire de l'humanité.
Entre primat de l'éthique et primat du politique,
le paradoxe de l'Idée d'une histoire universelle
comme propédeutique au Projet de paix perpétuelle
L'idée d'une histoire universelle est une œuvre dans laquelle, en
s'efforçant de penser l'histoire de l'humanité dans une perspective d'ensemble,
Kant tente de concilier deux courants philosophiques au premier abord peu
conciliables. D'une part, le pessimisme piétiste qui est celui des milieux
luthériens dans lesquels Kant a été plongé dès son enfance et qui place au cœur
de sa réflexion la conscience du péché et le Mal radical, et d'autre part
l'optimisme du siècle des Lumières, qui rejette l'idée d'un péché qui oblitèrerait
tragiquement l'histoire humaine bien au contraire engagée, tant du point de vue
moral que du point de vue matériel, dans un processus de progrès constant. Ne
faisant pas œuvre d'historien mais de philosophe, Kant va élaborer l'idée selon
laquelle, par-delà les guerres dont le passé nous livre l'effrayant spectacle, pardelà la vanité puérile et la méchanceté dont les hommes sont capables17, il est
possible d'attribuer à l'histoire un sens parce qu'il est possible de la réfléchir
comme la réalisation d'un plan caché de la nature18, visant à rendre possible
l'épanouissement des facultés rationnelles de l'homme qui ne peuvent se
développer pleinement dans l'individu mais uniquement dans l'espèce19.
Or, parce que la nature a providentiellement mis l'homme en demeure
de "tirer de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de sa propre
existence animale"20 et que les facultés rationnelles de l'homme ne peuvent
s'épanouir que dans le cadre du processus historique, ce dernier acquiert par là
une dimension tout à la fois téléologique -puisqu'il doit rendre effectif le
développement des facultés rationnelles de l'homme- et politiquement normative
-puisque le développement de ces facultés n'est possible que dans des conditions
empiriques déterminées. En effet, comme l'écrit Kant dans la Cinquième
proposition, ce n'est que dans la société où l'on trouve le maximum de liberté, et
en même temps "le maximum de garantie et de limite pour cette liberté"
<autrement dit uniquement dans une société républicaine où les lois visent
16
"Il y a partout limitation de la liberté, écrit Kant. Mais quelle limitation est contraire aux Lumières? Laquelle ne l'est pas, et au contraire
lui est avantageuse?".
17
Cf. Préambule.
18
Ici assimilée à la providence et exprimant, de fait, une idée religieuse qui n'a plus rien de commun avec l'idée de nature de la Critique de
la raison pure.
19
Cf. Deuxième proposition.
20
Cf. Troisième proposition.
5
l'intérêt public et la préservation des libertés qui lui sont favorables>, " ce n'est
que dans une telle société, disons-nous, que la nature peut réaliser son dessein
suprême, c'est-à-dire le plein épanouissement de toutes ses dispositions dans le
cadre de l'humanité"21. Il faut donc souligner ici deux choses. D'une part, que,
selon Kant, on ne peut envisager sérieusement le développement des facultés
rationnelles de l'homme indépendamment des conditions empiriques, et donc
politiques, qui doivent, pour cela, être réunies. Loin s'en faut donc que le
perfectionnement moral de l'humanité puisse s'effectuer sous la seule impulsion
d'une "révolution des cœurs" comparable à la conversion à laquelle nous invite
La religion dans les limites de la simple raison. D'autre part, que c'est
l'avènement de l'État républicain qui, porteur de liberté, apparaît comme porteur
d'espérance de paix, ce qui peut s'entendre à deux niveaux. Premièrement que,
conformément à ce que Kant écrit à la même époque dans l'opuscule sur les
Lumières, le progrès de ces dernières réclame une paix civile que seule peut
garantir l'avènement d'un État visant la réalisation du bien public et préservant la
liberté absolue de conscience. Deuxièmement, qu'on ne peut envisager que
l'homme s'accomplisse dans le cours indéfini de l'histoire si l'on ne parvient à
concevoir l'avènement d'une Société des Nations22 et, pour cela, l'établissement
d'"une constitution politique parfaite sur le plan intérieur, et, en fonction de ce
but à atteindre, également parfaite sur le plan extérieur; <car> c'est le seul état
de choses dans lequel la nature peut développer complètement toutes les
dispositions qu'elle a mises dans l'humanité"23.
C'est donc bien à l'établissement de la paix internationale, et ce à travers
l'avènement de rapports pleinement juridiques se substituant à des rapports de
force comparables à ceux qui caractérisent l'état de nature dans lequel se
trouvent les individus avant d'entrer dans l'état civil, qu'est suspendu le plein
épanouissement des facultés rationnelles de l'homme et son perfectionnement
moral qui en constitue l'expression la plus sublime24, tant il est vrai que l'idée du
devoir manifeste, en l'homme, une faculté éminemment rationnelle25. De sorte
que le primat du processus de "juridicisation" des rapports intersubjectifs, tant
au plan national qu'au plan international, ce dernier étant tout particulièrement
étudié dans les septième et huitième propositions, n'interdit nullement ici
d'affirmer que la fin de l'histoire se confonde, pour Kant, avec l'avènement de la
paix perpétuelle que symbolise, précisément, le projet d'une Société des
Nations. Cet irénisme téléologique doit donc être considéré comme une des
sources vives du Projet de paix perpétuelle tant il est vrai, en outre, que Kant,
en 1795, loin de se fonder naïvement sur l'action pacificatrice d'hypothétiques
organisations internationales <faut-il rappeler qu'elles sont quasi-inexistantes?>,
s'appuiera sur deux faits précisément analysés dans l'opuscule de 1784 et qui
alors lui permettaient de penser la corrélation du perfectionnement moral de
l'humanité et de l'établissement d'une Société des Nations: d'une part "la
révolution lente et progressive des États, donc leur réforme en un républicanisme
libéral"26, d'autre part le devoir éthique qui incombe à chaque homme et dont
l'idée d'un perfectionnement moral de l'humanité fonde la possibilité.
21
Cf. Cinquième proposition.
Cf. Septième proposition,
Cf. Huitième proposition.
24
Cf. Critique de la faculté de juger, Analytique du Sublime, § 25, p. 87, Édition Vrin, traduction Philonenko, Paris, 1984. "Nous nommons
sublime ce qui est absolument grand".
25
Idem, § 25, p.90. " Est sublime ce qui, par cela seul qu'on peut le penser, démontre une faculté de l'âme, qui dépasse toute mesure des
sens".
26
Alexis Philonenko, L'oeuvre de Kant, tome 2, page 269, éd. Vrin, 1981.
22
23
6
Du Mal radical à l'achèvement de la théorie du Droit
dans le pacifisme international : la construction du primat du politique
Dans la Sixième proposition de l'Idée d'une histoire universelle, Kant
affirme que "le bois dont l'homme est fait est si courbe qu'on ne peut rien y
tailler de bien droit". Cette thèse, qui fonde chez Kant la problématicité de la
question politique et de la question morale, est sans conteste largement
influencée par sa pensée religieuse, et en particulier par l'influence
de saint
27
Augustin, de Luther et de Spener . Pour caractériser le pécheur, Augustin
l'affuble des adjectifs "curvatus", "curvus". Cette courbure, qui interdit à
l'homme d'élever sa pensée vers le Ciel, l'amène à céder à sa nature et à se
pencher vers les "choses inférieures". Or, cette condamnation de la "pente" qui
tord un homme et le courbe pathologiquement vers lui-même, parce qu'elle est
une condamnation de l'égoïsme, est tout à fait édifiante. Car enfin, peut-on
passer sous silence, si l'on veut comprendre l'homme et le fonctionnement des
sociétés humaines, cette expression du Mal, expression qui se radicalise
notamment dans la pensée du fondateur du protestantisme allemand, Luther?
Dans son cours sur l'Epître aux Romains, ce dernier reprend l'image
augustinienne de la courbure pour lui donner une signification absolue, comme le
souligne judicieusement Alexis Philonenko dans La théorie kantienne de
l'histoire28. Car dans son combat contre l'égoïsme, Luther ne croit nullement
l'homme capable d'être assez saint pour avoir un amour de soi "raisonnable". En
se fondant sur la parole du Christ29, il soutient que "aimer signifie se haïr soimême". Or, c'est précisément parce que l'homme est incapable de se haïr, parce
qu'il aime son péché, qu'il est "courbe", comme un bois qui se retourne en soi.
De telle sorte que pour Luther, on peut affirmer l'équivalence suivante: curvus=
curvus in se= versus in sui amorem, tourné vers l'amour de soi. Le Mal est dans
l'homme, radical, et qui consiste en un égoïsme tenace qu'il faut donc prendre en
compte pour penser le devenir historique et le sens de ce processus. Car enfin,
comment concevoir, si l'homme est cet animal "courbé" et prisonnier de son
égoïsme pathologique, que l'histoire puisse être celle du perfectionnement de
l'humanité et celle des progrès conjoints de la moralité et du droit? L'égoïsme
n'est-il pas d'abord, en effet, ce qui rend l'homme insociable? Comment dès lors,
si telle est la nature de l'homme, imaginer une société dans laquelle les hommes
vivraient en paix? Comment, en outre, penser le progrès si l'égoïsme incline
l'homme à affronter ses semblables et si, comme Kant en est convaincu, c'est au
contraire la paix civile et l'ordre social qui conditionnent le progrès des Lumières?
La réponse de Kant peut être, ici, analysée, en deux volets distincts.
Premièrement, si l'homme est insociable, il est par ailleurs pourvu d'une
sociabilité naturelle, c'est-à-dire d'une inclination à aller vers ses semblables
desquels il pressent qu'il peut obtenir assistance s'il venait à rencontrer des
difficultés. Ce n'est donc pas tant l'insociabilité que l'insociable sociabilité qui
caractérise l'homme30. Expliquons-nous. Si l'homme est égoïste, s'il veut tout
diriger dans son sens et s'il veut s'imposer face aux autres et être reconnu par
eux <n'oublions pas qu'il veut, de par sa sociabilité, s'en rapprocher>, l'homme
sait bien que son égoïsme risque de se heurter à celui de ses semblables. Aussi
éprouve-t-il, comme l'explique Kant, une aversion pour la vie sociale, qui
27
Fondateur au 17° siècle, en Allemagne, du piétisme. Qu'il nous soit ici permis de renvoyer à notre étude publiée in La passion, éditions
Studyrama, Paris, 2004, "L'utilité sociale des passions", pp. 224 à 231.
28
Cf. chapitre 3, pp. 99 sq., éditions Vrin, Paris, 1986.
29
Évangile de Jean, 12, 25.
30
Cf. Quatrième proposition.
7
l'incline alors à optimiser ses facultés, à tirer le meilleur de lui-même, à se
dépasser dans l'espoir de vaincre les résistances que ses ambitions égoïstes
pourraient rencontrer. L'égoïsme, sous la figure de l'insociabilité, devient ainsi,
chez celui dont Nietzsche raillera à l'envi le rigorisme moral, un formidable
facteur de progrès culturel. C'est parce que les hommes aspirent à vivre en
société et qu'ils sont pathologiquement centrés sur eux-mêmes qu'ils
développent inlassablement leur industrie, leurs facultés intellectuelles. Ainsi le
Mal radical, qui s'exprime ici sous la forme de l'insociabilité à laquelle l'égoïsme
semble d'abord condamner l'homme, n'est-il nullement ce dont il faut se
désespérer tant il est vrai qu'il peut être considéré comme un moteur tout à fait
providentiel de progrès. L'antagonisme des dispositions naturelles de l'homme
n'est d'ailleurs, selon Kant, rien d'autre que "le moyen dont la nature se sert
pour mener à bien <leur> développement au sein de la société31. Ainsi le
pessimisme de Kant, dont les sources luthériennes et piétistes ne font aucun
doute, et qui le détermine à développer une anthropologie du Mal inscrit au cœur
de la réalité humaine, lui permet-il encore de fonder l'espoir d'une humanité en
marche vers le progrès.
L'idée du mal comme détermination majeure de la nature humaine va, en outre,
amener Kant à reconsidérer les termes mêmes du "problème politique".
L'homme est, en effet, "un animal qui, du moment où il vit parmi d'autres
individus, a besoin d'un maître"32. Si en tant que "créature raisonnable", on peut
attendre de lui qu'il "souhaite des lois qui mettent des bornes à la liberté de tous,
son inclination égoïste le conduit cependant à s'en excepter lui-même lorsqu'il le
peut. Il a donc besoin d'un maître qui brise sa volonté particulière et le force à
obéir à une volonté universellement valable afin que chacun puisse être libre.
Mais d'où prend-il ce maître? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine. Mais
ce maître est tout comme lui un animal qui a besoin d'un maître"33. Si bien que
toute personne étant naturellement inclinée à abuser de son pouvoir si "elle n'a
personne au-dessus d'elle pour exercer à son égard une puissance légale"34, la
solution parfaite du problème politique, c'est-à-dire de l'instauration d'un État
qui, contraignant, reste républicain et le puisse de par l'action d'un "chef
suprême" qui puisse être juste par-lui même sans y être contraint par une tierce
personne, paraît à vrai dire impossible: "le bois dont l'homme est fait est si
noueux <nous le notions déjà plus haut> que l'on ne peut y tailler des poutres
bien droites"35, écrit Kant exprimant par-là un pessimisme qui pourrait bien être
ici symboliquement et historiquement déterminé par la passion du Christ dont La
religion dans les limites de la simple raison met en évidence l'humanité et,
conjointement, la sainteté. Comment, en effet, concevoir cette passion sinon
comme la victoire remportée par la courbure sur la droiture? Et comment
expliquer que Kant soit persuadé que l'homme est un animal qui a besoin d'un
maître sinon parce qu'il a assassiné le Christ, le seul maître juste par lui-même
qu'il ait jamais connu?36
Par où l'on voit que non seulement il serait naïf de penser le politique à
partir de l'idée d'un homme naturellement bon et vertueux, mais que si
l'avènement de la paix universelle, comme l'affirme Kant dans le Projet, dépend
moins de l'impeccabilité morale de l'homme que des progrès du républicanisme,
c'est-à-dire de la transformation des États dans le sens de la liberté enfin
31
32
33
34
35
36
Cf. le tout début de la Quatrième proposition.
Sixième proposition.
Idem.
Idem.
Idem.
Cf. sur ce point Alexis Philonenko, La théorie kantienne de l'histoire, chapitre 3, p. 102.
8
défendue par le droit, alors l'anthropologie religieuse, telle qu'elle s'exprimait
déjà en 1784, est bien ce qui détermine la paix comme idéal régulateur de la
raison pratico-politique. Reste que cet "animal qui a besoin d'un maître" n'est, au
regard de l'idée de la paix perpétuelle, nullement désespérant. Parce qu'il serait,
en effet, parfaitement illusoire de suspendre l'instauration du civisme et d'une
société régie par le Droit à la moralité parfaite de ses membres, Kant souligne
qu'il ne faut pas élaborer les lois en présupposant que l'homme est innocent mais
en s'efforçant, au moyen de la législation, sinon de dresser les égoïsmes
individuels les uns contre les autres, du moins de faire en sorte qu'en s'opposant
les uns aux autres ils se neutralisent. Car il existe
bien une fécondité, non
seulement culturelle mais plus étroitement juridico-politique, de l'égoïsme
symbolisant la courbure ontologique de l'homme. "Ainsi dans une forêt, les
arbres, du fait même que chacun essaie de ravir à l'autre l'air et le soleil,
s'efforcent à l'envi de se dépasser les uns les autres, et par suite, ils poussent
beaux et droits…Toute culture, tout art formant une parure à l'humanité, ainsi
que l'ordre social le plus beau, sont les fruits de l'insociabilité qui est forcée par
elle-même de se discipliner."37
N'allons donc pas imaginer que l'homme puisse vouloir spontanément la
paix. Il faudrait pour cela qu'il soit raisonnable et qu'en lui le pathologique ne le
dispute jamais à la raison. Or, c'est bien plutôt dans l'expérience historique de la
guerre, et à partir des désastres qu'elle provoque toujours, tant du point de vue
politique qu'économique, que la nature a trouvé, en se jouant là encore des
antagonismes humains, le moyen d'amener les hommes "à faire ce que la raison
aurait aussi bien pu leur apprendre sans qu'il leur en coûtât d'aussi tristes
épreuves, c'est-à-dire à sortir de l'état anarchique de sauvagerie, pour entrer
dans une Société des Nations"38. Si l'homme n'est pas suffisamment raisonnable
pour vouloir d'emblée la réalisation de la paix, il n'est pas assez sot pour ignorer
les malheurs de la guerre. Loin s'en faut donc que la paix ne soit qu'un doux rêve
caressé par des esprits par trop naïfs. Contre Leibniz répondant à l'Abbé de
Saint-Pierre: "il n'y a que la volonté qui manque aux hommes pour se délivrer
d'une infinité de maux"39 et ironisant, dans une lettre adressée à Grimarest, en
évoquant un café en face duquel se trouvait un cimetière et qui avait pour
enseigne "À la paix perpétuelle"40, contre Rousseau jugeant puérils les moyens
d'établir la paix préconisés par l'Abbé de Saint-Pierre41, Kant trouve jusque dans
les manifestations
les plus flagrantes de la vanité et de la méchanceté
humaines de quoi fonder en raison l'espoir de la paix universelle, s'inscrivant ici
dans un courant de pensée populaire qui, depuis 1712, année de la parution du
mémoire de l'Abbé, ne cesse de s'amplifier en Europe.
Pour autant, et parce que nous avons cru bon de le citer, soulignons que
Rousseau a sans doute, lui aussi, raison d'écrire que "si malgré tout cela, ce
Projet <celui de l'Abbé> demeure sans exécution, ce n'est pas qu'il soit
chimérique; c'est que les hommes sont insensés et que c'est une sorte de folie
que d'être sage au milieu des fous"42. Kant est-il sur ce point en profond
désaccord avec Rousseau? Rien n'est moins certain. Et c'est pour cette raison
que, du Projet de paix perpétuelle au Conflit des facultés, tentant de penser la
conjonction du processus de moralisation de l'homme et du processus de
37
Cinquième proposition.
Cf. Septième proposition.
39
Cf. Œuvres de Leibniz, éditées par A. Foucher de Careil, T. 4, p.325.
40
Image que reprend Kant dans le Projet de paix perpétuelle mais pour la combattre.
41
" Convenons que dans tous les projets de cet honnête homme il voyait assez bien l'effet des choses quand elles seraient établies, mais qu'il
jugeait comme un enfant des moyens de les établir", Œuvres complètes, tome 3, p.595.
42
Idem, p. 588 sq.
38
9
juridicisation des rapports inter-étatiques, il n'aura de cesse de suspendre
l'éducation morale des hommes, et par conséquent, la réalisation de la paix, à
l'objectivité historique de changements institutionnels et politiques. "Dans quel
ordre peut-on s'attendre au progrès? Non pas selon une marche des choses
allant de bas en haut mais de haut en bas" écrit Kant43 qui maintient ici le primat
du politique et du droit, primat clairement affirmé dans le Projet, d'une part à
travers les articles préliminaires de la Première section, et d'autre part dans la
Deuxième section où il n'hésite pas à affirmer que "ce que l'homme devrait
accomplir d'après les lois de la liberté mais n'accomplit pas, il l'accomplira
certainement sans que sa liberté ait à en souffrir, grâce à une contrainte de la
nature et conformément aux trois aspects du droit public: droit civil, droit des
gens et droit cosmopolite"44, ce dernier stipulant le droit des étrangers à pénétrer
les frontières des États nationaux et à entretenir des rapports juridiques avec
tous les autres citoyens du monde. C'est donc bien le politique instruit par
l'éthique, puisque la fin dernière du politique, la paix perpétuelle, est aussi une
fin morale, qui constitue le moteur de l'histoire et la condition de la réalisation
morale de l'homme. Et c'est bien la force de ce qui se livre ici comme une
authentique "politique morale" si chère, par ailleurs, à Robespierre45 qui permet
de ressaisir l'achèvement de la théorie du droit dans le pacifisme si singulier du
Projet de paix perpétuelle qui, en réfléchissant ce que l'histoire a déjà accompli,
à savoir la réalisation empirique de l'État républicain, dessine ce qui reste à
accomplir: la réalisation d'une société politique universelle qui "embrasserait
toute l'humanité, réunifiant le genre humain dans la paix et la liberté"46. Car Kant
est convaincu de deux choses. Premièrement, que la République comme mode
de gouvernement tend à faire disparaître le risque de guerre inhérent aux États
despotiques. Deuxièmement, que la généralisation de l'État de droit dans le
monde ne peut qu'entraîner l'instauration de la paix dans les relations
internationales, ce qui, là encore, permet de comprendre pourquoi le Projet se
présente d'abord comme un projet juridico-politique.
En guise de conclusion
"Deux choses, écrit Kant, remplissent le cœur d'une admiration et d'une
vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion
s'y attache et s'y applique: le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en
moi."47 Cette loi morale est-elle bien au cœur de tout homme et pouvons-nous y
subordonner nos rêves de paix et de liberté? Telle est bien la question de la
question du progrès, de l'avènement du droit et du perfectionnement moral de
l'humanité, qui définit la philosophie de l'histoire de Kant. Mais ce ciel étoilé, qui
nous domine et s'ouvre à l'infini en nous révélant l'infini de notre finitude et de
notre devenir, symbolise aussi le caractère indéfini du processus historique que
nous avons tenté de réfléchir. Car il est le symbole d'une humanité toujours
inachevée si elle n'est jamais en friche mais toujours à faire, toujours à
43
Conflit des facultés, traduction Piobetta, p.232 de l'édition Aubier de 1947, La philosophie de l'histoire.
Cf.Deuxième section, p. 43 de l'édition Vrin de 1984, traduction Gibelin.
45
"Or, quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire, c’est-à-dire, le ressort essentiel qui le soutient & qui le
fait mouvoir ? C’est la vertu ; je parle de la vertu publique qui opéra tant de prodiges dans la Grèce et dans Rome, et qui doit en produire de
bien plus étonnants dans la France républicaine ; de cette vertu qui n’est autre chose que l’amour de la patrie & de ses lois.", Discours
prononcé à la Convention le 5 février 1794, 17 pluviôse An II.
44
46
47
André Tosel, Kant révolutionnaire. Droit et politique, p. 96, éditions Vrin, 1988.
Critique de la raison pratique, Conclusion.
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construire et à rebâtir, et dont l'impossible achèvement nous rappelle sans cesse
à l'ordre du devoir.
Devoir moral avant tout. Mais devoir aussi de donner du sens à celui-ci et
donc de penser les Lumières pour penser l'histoire, de penser la guerre pour
penser la paix. Devoir, par conséquent, de penser le Mal pour indéfiniment
réaliser ici-bas la vertu, lui donner corps, et un corps nécessairement politique.
Car tout le problème du sens de l'histoire réside dans la tentation de démoniser
ou, à l'inverse, d'idéaliser l'homme, ce qui, dans les deux cas, revient à le
déshumaniser. Aussi espérons-nous avoir contribué à montrer que les différentes
perspectives envisagées dans les deux "blocs" que constituent, d'une part les
opuscules de 1784, et d'autre part Le projet de paix perpétuelle, la Doctrine du
Droit et le Conflit des facultés
dessinent, d'un point de vue diachronique, une
évolution de la théorie kantienne de la paix, théorie qui, "glissant" d'un primat
éthique, très sensible en 1784, à un primat juridico-politique propre aux années
quatre-vingt dix, évolue de par les présupposés religieux qui informent tout
autant l'étude de l'homme politique que l'histoire envisagée à partir de la
question: "Que m'est-il permis d'espérer?", et donc à travers le prisme de
l'eschatologie. Comment, en effet, si nous faisions abstraction des idées
religieuses de Kant, comprendre l'infléchissement de sa pensée vers le "primat
du juridico-politique"? Et comment pourrions-nous ressaisir l'articulation, dans la
philosophie de l'histoire, du politique et du téléologique? De sorte que,
finalement, loin de constituer un "ensemble" ou un "bloc" détaché du Projet, de
la Doctrine du Droit et du Conflit des facultés , les opuscules de 1784 en
déterminent les enjeux en en fixant les termes qui sont ceux d'une finalité de
l'histoire en laquelle la paix et la liberté confondent leurs sens.
Bibliographie
Kant, Immanuel, Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique,
traduction Piobetta, in La philosophie de l'histoire, éd. Denoël, Paris, 1947
Réponse à la question: "Qu'est-ce que les Lumières?", idem.
Conflit des facultés, idem.
Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf,
traduction Guillermit, éditions Vrin, Paris, 1973.
Projet de paix perpétuelle, traduction Gibelin, éditions Vrin, Paris, 1984.
Doctrine du Droit, traduction Philonenko, éditions Vrin, paris, 1986.
Muglioni, Jean-Michel, "La philosophie de l'histoire", revue Philosophie politique,
n°2 consacré à Kant, Juin 1992.
Philonenko, Alexis, La théorie kantienne de l'histoire, éditions Vrin, Paris, 1986.
L'œuvre de Kant, tome 2, éditions Vrin, Paris, 1981.
"L'idée de progrès chez Kant", Revue de métaphysique et de morale, 1974, n°4.
Tosel, André, Kant révolutionnaire. Droit et politique,
éditions Presses Universitaires de France, Paris, 1988.
Yovel, Yirmiyahu, Kant et la philosophie de l'histoire,
traduction, Lagrée, éditions Méridiens Klincksieck, Paris, 1989.
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