Florilege CG_ISC - L`espace.indd

Transcription

Florilege CG_ISC - L`espace.indd
■
Culture
Générale
de
L’Espace
Le florilège
L’ISC Paris est heureux d’offrir aux candidats des classes
préparatoires économiques et commerciales un recueil
de textes inédits sur le thème de culture générale mis
au concours 2014.
Valoriser le travail pédagogique, susciter une participation
active des étudiants, vivifier la pensée, tels sont les
objectifs.
L’exercice de la pensée d’autrui permet d’affirmer la sienne
avec précision. La rédaction de ce florilège a été guidée par
un triple souci :
e
i
h
p
o
s
o
l
i
h
p
1°) l’efficacité pédagogique repose sur la curiosité. Il s’agit de prendre conscience de
ce que l’on ignore, de ce que l’on croît savoir, de ce que l’on veut connaître.
2°) l’adaptation aux besoins des étudiants en proposant une recherche désintéressée
orientée vers la philosophie, les arts, les sciences, la culture sous ses formes les plus
variées.
3°) la volonté d’offrir un panorama qui invite aux interrogations majeures sur les valeurs
de notre société.
Andrés Atenza
Directeur Général de l’ISC Paris
DISTRIBUTION DILISCO
ISBN 978-2-7590-2498-8
-:HSMHPJ=UWY^]]:
Le florilège de Culture Générale
Discuter à plusieurs voix, de la problématique enjeu,
telle est l’ambition de ce florilège.
Le florilège
Culture
Générale
de
Sous la direction de Andrés Atenza,
Directeur Général de l’ISC Paris
■
L’Espace
e
i
h
p
o
s
o
l
phi
lE
FLORILèGE
DE
Culture
gÉnÉrale
sOMMaIRE
PRÉFaCE
1. À la recherche de l’espace perdu
9
11
(Christophe Vallée, docteur en philosophie et professeur agrégé, enseigne en hypokhâgne, HEC
première et deuxième année au lycée Jean Baptiste Corot de Savigny-sur-Orge)
2. De quoi le droit de l’espace peut-il être le nom ?
16
(Claude Obadia, agrégé de philosophie, professeur en CPGE commerciales)
3. Espace et droits
24
(Bianca Lauret, ancien avocat au barreau de Paris, elle est aujourd’hui directrice des relations
pédagogiques à l’ISC Paris et responsable de la spécialisation Expertise juridique et fiscale/
Ingénierie du patrimoine)
(Corinne Rougeau-Mauger, docteure en droit, elle est aujourd’hui à la direction des relations
pédagogiques de l’ISC Paris et enseignant chercheur)
4. Espace et cultures
35
(Gilbert Guislain, ancien élève de l’ENS et de l’IEP, DEA de philosophie politique, professeur de
culture générale rattaché au lycée Jules-Ferry à Versailles, intervenant en classes préparatoires
économiques et commerciales à Versailles et à Paris (Grandchamp Versailles, Saint-Louis-deGonzague et Commercia Paris)
5. L’espace comme « forme a priori de la sensibilité » selon Kant
76
(Jean-François Riaux, professeur de culture générale en classes préparatoires économiques et
commerciales au lycée Saint-Michel-de-Picpus, Paris)
6. L’espace de l’homme libre
97
(Gérard Fontana, professeur certifié, DEA de philosophie)
7. L’espace public, un concept « vide » ?
107
(Samuel Pelras, professeur de philosophie en classes préparatoires économiques et commerciales au lycée du Parc, Lyon)
5
8. L’espace vu des génies
120
(André Bord, docteur ès lettres, vice-président et doyen de la Société de philosophie de
Bordeaux, membre correspondant de l’Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts
de Bordeaux)
9. La complexité de l’espace, fondement d’une éthique de la spatialité
139
(Frédéric Laupies, agrégé de philosophie, professeur en classes préparatoires)
10. La conquête de l’espace
144
(Caroline Milhau, docteure en philosophie)
11. La quête du bonheur dans la recherche d’une relation harmonieuse
avec l’espace
153
(Laurence Brossier, professeur de culture générale en classes préparatoires à Sainte-MarieGrand-Lebrun, Bordeaux)
12. Le lieu du monde
162
(Monique Lise Cohen, docteure en lettres)
13. Pour Blaise Pascal ou Stanley Kubrick : espace-repère et/ou
espace-mystère ?
177
(Andrés Atenza, directeur général de l’ISC Paris)
(Bernard Ibal, professeur agrégé et docteur d’État en philosophie à l’ISC Paris, membre du
Conseil économique, social et environnemental (national))
14. Voisiner
187
(Véronique Bonnet, ancienne élève de l’ENS, agrégée de philosophie, professeur de philosophie
en classes préparatoires au lycée Janson-de-Sailly)
15. La notion d’espace entre philosophie, sciences cognitives et sciences
tout court : de quelques avatars…
193
(Marion Duvauchel, professeur certifiée en lettres et docteure en philosophie au sein de
l’Institut Stanislas de Saint-Raphaël, elle enseigne l’Histoire de la littérature et l’Histoire de la
philosophie dans le cadre de la promotion de la filière littéraire)
6
P r É f a ce
Sur les chemins non balisés de la réflexion, suivons les guides avisés qui vous aideront
à mieux comprendre le thème du prochain concours 2014 : l’espace.
Décision a été prise de tailler dans tous les matériaux : esthétique, littéraire, philosophique et sociologique. Les futurs candidats doivent opérer une analyse critique et
distinguer l’essentiel du secondaire qui permet de mieux discerner et discuter de tout
ce qu’il faut rejeter, transformer ou changer, et de tout ce qu’il faut garder pour vivifier
la pensée.
Je formule ici un conseil : « Il faut apprendre à lire » car vous ne pouvez pas fournir
un travail d’analyse sans lecture précise des textes proposés qui vont alimenter votre
réflexion thématique de l’espace.
Lire, c’est procéder à un patient travail de défrichage pour mieux rendre compte, à la
fois de la structuration globale, et de la dynamique textuelle. Je vous invite à emprunter
des parcours singuliers, à faire preuve d’audace interprétative et à produire une pensée
forte, authentique et libérée de tous les préjugés.
À travers ce florilège, nous faisons le pari de l’intelligence et de l’apprentissage de la
liberté de penser.
Nous vous invitons à forger vos propres convictions. Le corps professoral de l’ISC
Paris, son équipe administrative et la direction vous souhaitent une bonne préparation
et une pleine réussite à vos concours 2014.
Personnellement, je vous invite à cultiver l’excellence académique, à prendre soin de
vos pensées. Les pages que je vous offre sont un témoignage de confiance et de pensée
authentiquement vécue.
Andrés Atenza,
Directeur général de l’ISC Paris
9
1. À LA RECHERCHE DE L’ESPACE PERDU
Christophe Vallée
Professeur agrégé et docteur en philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles
(hypokhâgne, HEC première et deuxième année au lycée Jean Baptiste Corot de Savigny
sur Orge), lauréat de la fondation de la vocation, Diplômé de l’École nationale d’administration (stagiaire PENA 1996-1997), auteur de cinq livres et d’une centaine d’articles
publiés en plusieurs langues
En guise d’introduction
toute la difficulté était de savoir s’il y avait un espace différent de l’espace du corps car,
comme le disait Descartes avec le morceau de cire, s’il m’apparaissait doux, odorant et liquoreux, je me le représenterais spatial en occupant une position selon une figure géométrique
stable au sein d’un axe des abscisses et d’un axe des ordonnées sur un tableau noir, c’est-à-dire
une pure figuration. l’espace est en bien de l’ordre de la quantité et non de la qualité, l’unité de
longueur, de largeur et de profondeur, et non ce que le corps touche qualitativement.
En conséquence, l’espace ne représentait pas des choses, ni non plus une propriété des choses,
ni non plus le rapport des choses entre elles, mais une détermination qui serait immanente
aux objets sans nécessairement l’intermédiaire d’un sujet. au fond, l’espace ne devenait rien
d’autre que la forme de tous les phénomènes, c’est-à-dire la condition subjective de la sensibilité du corps sentant et senti. Conçu comme forme de tous les phénomènes, il était donc une
notion spécifiquement humaine d’un homme affecté par des objets, condition nécessaire de
tous les rapports entre son corps et l’extériorité conduisant à cette réalité empirique de l’espace
à travers l’expérience corporelle du toucher, du sentir, en un mot l’expérience des cinq sens.
Progressivement, l’espace s’est réduit à n’être que le schéma de notre action. Quand nous disons qu’il y a un espace en réalité, nous disons qu’il y a un milieu homogène sécable divisible
à l’infini se décomposant à volonté. l’espace conçu était une pure abstraction car l’espace
vécu était de l’ordre du qualitatif, moteur de la pierre et non sa masse, de la couleur du papillon
et non des ondes corpusculaires. l’espace du corps était donc à la jonction entre l’espace de
l’action, une pure représentation pour agir, et l’espace de la sensation qui était le propre de la
subjectivité.
11
Voilà pourquoi toute la problématique de l’espace oscillait entre l’étendue sensible vécue par
le corps et l’espace géométrique pensé par l’esprit. Ce qui était perçu dans une distance et dans
les rapports entre les distances étaient non seulement une surface, une longueur et une profondeur, mais aussi et peut-être surtout les signes pour l’accord de reconnaissance, de l’occasion
d’un souvenir, une invitation à la méditation ou à l’imagination, bref, de quelque chose qui
n’avait plus rien à voir avec le dépassement d’un mobile dans un repère.
Quand je vois quelque chose dans la nature, ce sont mes yeux qui voient, sont sensibles par
une couleur, par une odeur. aucune représentation spatiale ne pourra m’expliquer ce que je
ressens face à un rayon vert ou un coucher de soleil en afrique. On a beau m’expliquer pourquoi le soleil africain disparaît en quelques minutes comme un rougeoiement de lanterne magique, ce qui m’intéresse, ce n’est pas la distance parcourue et la représentation mathématique
cinétique que je peux fournir, mais la sensation que j’éprouve, que mon corps sent : le véritable
espace, c’est moi qui le pose, qui le vis et qui le détermine. l’espace n’est plus une distance, un
rapport artificiel avec des parties rajoutées aux autres pour former un tout divisible et sécable à
l’infini. À l’inverse, il s’agit de comprendre ce que mon corps sent quand il sent le chaud, non
pas par rapport à un lieu mais par rapport au mouvement de celui-ci, dans une forme une qui
n’est pas définie mais qui est finie par le corps même. tout l’enjeu d’une réflexion sur l’espace
est ici : le limiter à l’espace du géomètre et de l’architecte est une commodité de l’esprit. la
profondeur n’est pas qu’un problème géométrique car il peut y avoir une profondeur invisible
comme dans les tableaux de Pierre soulages où la distance noire est annihilée par une distance
invisible beaucoup plus profonde d’où surgit la lumière. si nous percevons des choses dans
l’espace, celui-ci n’est pas qu’un objet de représentation car les objets des sens supposent
précisément qu’ils soient objet des sens.
h
p
o
s
lo
Telle était la situation au mitan du XXe siècle
le rapport à l’image a complètement bouleversé le rapport à l’espace : la multiplication des
images spéculaires à travers le cinéma, la télévision, Internet a pu faire croire que l’espace
dans sa simultanéité était à présent une réalité de même nature que la temporalité. l’espace
est devenu un espace d’images, la topographie est devenue une variante de la topologie de
l’esprit, les simulacres (eidola) des Grecs sont devenus l’essence même des choses. Cette
mystification de l’espace Internet qui n’est plus le double mais l’unique a pris la place de la
réalité spatiale. l’espace est devenu, comme le disait Marx, une fantasmagorie, aspect, une
pure projection incessante d’images qui est devenue la réalité analogique du XXIe siècle à tra-
12
h
vers le dispositif intermédiaire qui était censé être Internet et qui devient une fin en soi, car qui
maîtrise le médium maîtrise le contenu. seuls les naïfs ignorent que toutes les conversations
téléphoniques, mails et autres contenus dispensés par des tuyaux sont entièrement enregistrés
par le réseau de surveillance des États et de quelques particuliers qui peuvent surveiller leurs
voisins grâce à quelque matériel acheté sur le même Internet… l’espace Internet constitue
l’univers mental du XXIe siècle : le caractère d’artefact du médium a complètement disparu
puisque l’on croit que l’image est la réalité grâce à la technique de production des images qui
sont de plus en plus ressemblantes avec l’objet de la réalité. la camera obscura est de moins
en moins obscure. l’espace de l’Internet est bien une illusion objectivée dans le fait de réduire
le sujet à n’être que l’acheteur d’un objet, le fameux fétichisme de la marchandise dont Jacques
Derrida, dans Spectre de Marx, a bien montré la brûlante actualité. l’illusion de la simultanéité
des espaces Internet produit une réification des images dans cet espace fantomatique mais en
même temps de surveillance globale, Michel Foucault aurait dit totalitaire car le panoptique
de Bentham est à présent une réalité grâce ou à cause d’Internet. la fantasmagorie d’Internet
n’est pas simplement une illusion mais le lieu où les images prennent corps et possession de
la conscience de ceux qui regardent. Cet espace d’images avait déjà été anticipé par l’idée de
spectacle au sens des situationnistes dont le concept central était précisément un concept spatial : la situation. avec Internet, la métaphore devient ce qu’elle est au sens étymologique en
grec, à savoir déplacement, comme il est écrit à l’arrière des poids lourds en Grèce. l’espace
Internet, à travers son instrument, n’est plus un intermédiaire mais a complètement obéré le
mode de pensée de celui qui s’y adonne : le mode de présentation dans les entreprises des
dossiers en Power Point a complètement stérilisé l’innovation, l’ingéniosité et la fertilité des
esprits du monde économique. nous ne sommes plus à l’époque où les gros plans et focales, et
autres zooms, étaient censés donner une autre image de la réalité spatiale : à présent, la réalité
spatiale est cette perception simultanée que me donne une image internet et qui, à beaucoup
d’égards, fonctionne sur le mode hallucinatoire, automatique, machinique, aurait dit Deleuze.
l’image n’est pas encore un palimpseste d’une réalité mais la réalité de l’espace imagé dont
on oublie le signifiant au profit du pur signifié : en ce sens, c’est bien un pharmacon comme
l’avait anticipé Jacques Derrida, une véritable drogue dont ne peuvent plus se passer des milliards d’habitants. Guy Debord qui habitait près du boulevard sébastopol à Paris avait pu
remarquer dans les années 1980-1990 la progressive disparition des prostituées de la rue saintDenis remplacées par… des images sous la forme de vidéo-sex-shops… Que ne dirait-il pas
aujourd’hui avec Internet…
13
l’espace médiatique est devenu le médium de l’espace : c’est la raison pour laquelle le cinématographe, comme le disait Robert Bresson, est mort. On n’écrit pas une histoire : avec l’espace internet, la téléréalité et autres story telling ont fait croire que tout est histoire à raconter
pour ne pas écrire un vilain mot de franglais. la transformation qu’a opérée dans l’imagination
cet espace internet n’a pas fini de nous surprendre. nous ne sommes qu’au début de cette
révolution que Michel serres appelle la révolution de la Petite Poucette, où l’espace a pris le
pouvoir par une partie du corps, à savoir la main, plus précisément le pouce, dans le cadre du
sMs. le temps disparaît, l’historicité s’évanouit.
l’espace devient le champ pulsionnel des forces, des tensions au sein de l’objectivité de la
ville, espace de pierre où la subjectivité se heurte à l’objectivité du béton.
Paris ou la nouvelle Athènes
Walter Benjamin, dans Paris capitale du XIXe siècle. le livre des passages, a bien montré
comment, pour la première fois, l’espace d’un lieu, Paris, a été réinventé à travers le désir
de modifier le rapport de l’homme au monde en créant un espace citadin, haussmannien,
symbolisant un nouveau rapport du corps avec la pierre, à l’opposition de londres qui n’est
toujours à cette époque qu’un grand port industriel. Il s’agit de mener, comme le dit Véronique
Fabbri dans L’Enfance de la ville, « une volonté de penser la possibilité d’habiter humainement le monde » ; l’espace de la ville devient non seulement le reflet d’un mode de production industrielle mais l’alliance particulière de l’artifice avec l’homme dans un nouveau
rapport au corps : l’importance des passages, par exemple à travers le vieux Paris, et le reflet
des miroirs dans ces passages montrent bien le nouveau rapport au corps qui s’exprime dans
l’espace des villes. De même, la fascination du métro comparé à un labyrinthe montre bien
la volonté tératologique dans ce nouveau mode de déplacement que les surréalistes avaient
abondamment commenté. l’espace de la ville devient un espace onirique où l’architecture des
grands magasins, du métro, des passages couverts font de la ville un nouveau corps avec ses
boyaux, ses intestins, ses estomacs, ses veines et ses artères par analogie avec le corps humain.
l’espace de la ville et le prolongement de la main, c’est un outil commun à partir duquel le
corps doit se plier sous peine de casser. D’où la fascination pour les candélabres et l’éclairage
au gaz, véritable fantasmagorie comme si un peintre, la nuit tombée, peignait un espace nocturne peuplé de bandits, de mauvais garçons, de prostituées, de dangers divers et variés. D’où
la fascination des peintres et des photographes de la fin du XIXe siècle-XXe siècle, qui ont
h
p
o
s
lo
14
h
bien souligné l’espace fantasmé de la ville moderne, voire de celles qui furent rêvées par le
Corbusier, par exemple avec le projet dadaïste de mettre les villes à la campagne. Ce dynamitage de l’espace traditionnel a été la grande révolution du XXe siècle afin de repenser une
nouvelle possibilité d’habiter le monde. ainsi, chez le photographe Eugène atget, l’attention
portée aux zoniers aux marges de la ville de Paris permet d’offrir un nouveau regard eu égard
aux photographies du centre de la ville, en montrant comment, au moment de la disparition
des fortifications, une nouvelle ville est en train d’émerger sur les ruines de l’ancienne, en
repensant par rapport à l’espace que seule la photographie permet de montrer. Roland Barthes,
dans La Chambre claire, avait dit que la photographie était le refus de la mort et le refus du
temps. À l’inverse, nous pouvons affirmer que la photographie est la munificence de l’espace
et non pas le refus du temps : la représentation de l’activité d’un corps se concentrant dans une
zone géographique permet de montrer l’espace comme un lieu de tension entre l’individu et
le tout que symbolise précisément l’architecture, le paysage. Comme le dit Walter Benjamin
dans ses Paysages urbains, Paris est non seulement un palimpseste mais renferme aussi des
signes pour le déchiffrement, permettant d’avoir accès aux mystères de la vie inscrits dans les
innombrables signes iconiques que la ville recèle.
Quand on pense que, jusqu’à Roland Barthes inclus, on considérait le grand photographe
Eugène atget comme un naturaliste pompier alors que les surréalistes l’avaient revendiqué
comme un de leurs précurseurs, à l’instar de Giorgio de Chirico en peinture…
le véritable espace est bien là, dans la plasticité de formes qui ne sont pas qu’un seul motif
mais dont le corps inséré en lui donne sens.
15
2. DE QUOI LE DROIT DE L’ESPACE PEUT-IL ÊTRE
LE NOM ?
Claude Obadia
Agrégé de philosophie, professeur en CPGE commerciale
Le 21 juillet 1969, l’homme fit ses premiers pas sur la lune. Douze ans après le lancement du premier satellite russe Spoutnik, envoyé sur orbite le 4 octobre 1957, l’Amérique prend donc sa revanche sur le programme spatial qui, entre-temps, avait permis
aux Russes d’envoyer le premier homme dans l’espace, le 12 avril 1961 (Y. Gagarine).
C’est donc dans un contexte géopolitique qui n’est autre que celui de la Guerre froide
et de la menace d’un holocauste nucléaire redouté par toutes les nations depuis la catastrophe d’Hiroshima qu’il convient d’aborder l’élaboration, sous l’égide des Nations
unies, du traité de l’Espace qui voit le jour en 1967. Pourquoi se pencher sur un tel
traité ? La raison en est simple. Il nous semble en effet, c’est ce que nous tâcherons de
montrer, que ce texte, en prenant pour objet un espace physique, en l’occurrence celui
qui se trouve au-delà de l’atmosphère terrestre, nous renvoie à l’idée d’un espace politique international et à l’idée d’une société, et donc d’un espace social, proprement universels. Par où l’on verra, par voie de conséquence, que c’est bien l’idée d’un homme
universel qui fonde, dans le traité, l’idée de l’espace comme patrimoine de l’humanité
et la destination irénique de la conquête spatiale.
La poursuite de notre objectif nous déterminera à procéder en trois temps. Premièrement, nous étudierons le contexte culturel dans lequel le traité est projeté puis ratifié,
ce contexte étant tout aussi bien technoscientifique qu’historique et politique. Dans un
second temps, nous analyserons les aspects principaux du traité de l’Espace. Enfin, en
nous appuyant sur la lettre même du traité, nous tâcherons de montrer en quoi le droit
de l’espace nous renvoie, d’une part, à l’époque des Lumières et à l’idée d’une paix perpétuelle entre les États nations, et d’autre part à l’Antiquité et à la définition stoïcienne
d’une humanité une et indivisible, et qui fonde, premièrement, l’idée d’une citoyenneté
universelle, deuxièmement, l’idée d’un espace-monde cosmopolite.
h
p
o
s
lo
16
h
Entre Guerre froide et triomphe de la technique,
l’espace à portée de fusée
Chacun le sait, la période de l’élaboration du traité de l’Espace est celle de la Guerre
froide, autrement dit de la défiance et de la rivalité qui définissent, pour partie, les relations entre les États-Unis et l’URSS. L’utilisation de l’arme atomique, à Hiroshima et
Nagasaki, laisse planer une menace que les progrès de la technique et l’affrontement
Est-Ouest rendent on ne peut plus préoccupante. Mais si la question de l’espace devient
centrale à cette époque, c’est évidemment en raison de l’accélération du rythme de la
guerre technologique que se livrent les deux grandes puissances. Ce sont les Russes,
qui lancent le premier satellite spatial en 1957. Eux encore qui envoient la chienne
Laïka dans l’espace l’année suivante. Et si les Américains y envoient des singes en 1958
encore, ce sont les Russes qui leur dament le pion en envoyant pour la première fois,
comme nous le disions plus haut, un homme au-delà de l’atmosphère : Gagarine. La
même année, et comme pour assurer les Américains que les USA sont encore dans la
course, le président Kennedy déclare : « On mettra pied sur la Lune dans moins de dix
ans. » Parce que la conquête spatiale est comme la vitrine du progrès technologique,
on comprend aisément que, dans le contexte politique de l’époque, chacune des deux
grandes puissances veuille paraître la plus avancée aux yeux du monde entier.
Mais si la rivalité politique fonde la rivalité techno-scientifique, l’enjeu est tout autant
militaire et stratégique, chacun des deux camps redoutant, avant même que le premier
homme ait mis pied sur la Lune, que l’espace puisse devenir un atout militaire décisif.
Or, ce dernier point n’explique pas seulement que les deux grandes puissances aient
entrepris d’intensifier leurs programmes spatiaux mais que le monde entier, redoutant
une « guerre des étoiles », ait pris la mesure de la dangerosité d’une utilisation sauvage
de l’espace extra-atmosphérique. Le traité de l’Espace, ratifié en 1967, et précédé, dès
1963, de l’adoption, par l’Assemblée des Nations unies, de la Déclaration des principes juridiques régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation
de l’espace extra-atmosphérique, répond donc au souci de prévenir les conséquences
catastrophiques d’une exploitation belliqueuse de l’espace. Mais en stipulant que celuici appartient à tous, il ne préserve pas seulement les hommes de la domination que tel
ou tel État nation, fort de son avantage « spatial », pourrait exercer sur les autres. Il
exprime une certaine idée du droit et, de fait, une idée de l’homme, une idée de l’espace
de la citoyenneté, tout à fait singulier.
17
L’espace extra-atmosphérique, entre patrimoine
et citoyenneté universels
Comme nous l’avons déjà indiqué, le contexte de l’élaboration du traité est celui de
l’accélération du rythme de la conquête de l’espace qui, sous l’effet des progrès de
la technique, le constitue comme « environnement ». Contrée jusqu’alors inexplorée,
inconnue et impénétrable, l’espace devient ce qui nous entoure et ainsi ce qu’on peut,
non seulement parcourir, mais utiliser, et dès lors ce dont il convient de réglementer
la fréquentation. L’avant-propos du traité est à cet égard aussi lucide qu’audacieux.
Il y a quelque chose d’extraordinaire dans l’espace. Il semble infini et peu propice au
développement de la vie, a fortiori humaine, raison pour laquelle il est relativement
méconnu. Or, sur le plan juridique, il est tout aussi singulier puisque, comme « il n’y a
pas longtemps que les activités humaines et l’interaction des pays dans l’espace sont
devenues des réalités », il n’y a pas longtemps non plus « que l’on a entrepris de formuler des règles internationales pour faciliter les relations mondiales dans ce milieu ».
De fait, le traité de l’Espace de 1967 a pour vocation de fournir une base juridique
touchant « les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace
extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes ». Mais s’il fixe des
règles, il expose sans détour le principe générique d’où découlent nombre d’articles, à
savoir que l’utilisation de l’espace et des corps célestes se doit d’être tournée vers la
paix. Or, cette vocation irénique du traité, dont nous avons déjà montré qu’il se fonde
dans le souvenir encore vif de la Seconde Guerre mondiale, exprime sans doute aussi
la crainte des effets, à cette époque non mesurables, d’une prouesse technologique dont
la possibilité semblait encore totalement irréaliste trente ans auparavant. Mais ce n’est
pas tout. Si le traité de l’Espace se fonde dans une conception de l’homme, de l’histoire
et de l’espace sociétal dont il importera de dégager les fondements philosophiques, il
est d’abord le prisme à travers lequel se reflètent des valeurs dans l’analyse desquelles
il faut maintenant entrer.
Or, s’il est bien une idée qui, ici, fonde l’idée même du traité, c’est celle de l’humanité
comme sujet de droit et entité transcendant les États nations. Car s’il faut poursuivre
l’exploration de l’espace, c’est en vertu de l’intérêt pacifique que l’homme, quel qu’il
soit, autrement dit de quelque bloc, de quelque nationalité qu’il puisse être, peut en
retirer. L’espace n’est voué à nourrir aucune ambition nationale. En admettant qu’il
h
p
o
s
lo
18
h
soit infiniment vaste, il intéresse l’homme non pas en tant que sujet défini par des particularismes culturels ou continentaux, mais parce que, indépendamment des liens qui
le lient à telle ou telle nation, il est membre, et d’un droit plein et entier, de la famille
la plus universelle qui soit : l’humanité. De fait, c’est dans le seul but, conformément
à une conception eudémonisme du progrès héritée des Lumières, de servir le bien de
tous les peuples, qu’ils soient plus ou moins développés sur le plan technologique, qu’il
conviendra d’envisager l’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique.
Redoutant sans doute que tel ou tel État imagine pouvoir faire un usage moins pacifiste
de l’espace, les parties signataires du traité soulignent en préambule que la mutualisation des avancées en matière de conquête spatiale pourra opportunément contribuer au
rapprochement des peuples, au développement des relations amicales abolissant, de
fait, les rapports de défiance et dessinant un espace politique inédit qui, sans effacer les
frontières nationales, rassemblerait les régions, les continents, les espaces économiques
et politiques, ou plutôt dessinerait l’idéal d’une unification universelle. On le notera
sans s’y attarder, c’est bien l’idée d’un progrès des sciences comme facteur de développement des échanges, du dialogue et de la paix entre les nations, idée érigée au siècle
des Lumières, qui se voit ici engagée.
L’article I du traité souligne, en effet, que « l’exploration et l’utilisation de l’espace […]
sont l’apanage de toute l’humanité » et non de certains pays à l’exclusion des autres.
De sorte que, comme le précise l’article suivant, « l’espace extra-atmosphérique, y
compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale ». Un peu plus loin, on peut lire, dans l’article V, que les astronautes doivent être
considérés, quelle que soit leur nationalité, comme « des envoyés de l’humanité dans
l’espace ».
Une brève analyse s’impose ici. S’il est clair que le niveau d’avancée technologique
n’est pas le même dans tous les pays et que les grandes puissances possèdent les programmes spatiaux les plus élaborés, le traité stipule que cela ne confère aucunement
à ces puissances le droit de s’approprier l’espace. Car celui-ci est l’apanage de toute
l’humanité, ce qui revient à dire que tout homme possède ici un droit égal à celui de
tous les autres. Chacun aura dès lors compris que si tout homme possède un tel droit,
alors aucun ne possède celui de considérer l’espace comme sa propriété. Si aucune nation ne peut se prévaloir, en matière d’utilisation de l’espace, d’aucun droit, alors force
est de reconnaître que c’est l’humanité, à laquelle appartiennent tout individu et toute
19
nation, qui se voit promue au rang de sujet de droit. Car ce n’est pas en tant que Français
ou Allemand que je possède ici un droit. Et ce n’est pas davantage parce que je suis
Africain ou Européen, mais en tant que j’appartiens, par-delà les frontières nationales,
continentales ou encore ethniques ou culturelles, à l’humanité, et que j’habite un espace
juridique, un espace politique, proprement universels et dont l’humanité est ici le nom.
Par où l’on voit que le traité de l’Espace ne définit pas seulement les règles juridiques
de l’occupation humaine de l’espace extra-atmosphérique. Il semble bien qu’il définisse, si l’on y réfléchit bien, non pas tant ces règles que ce qui les fonde. Et ce qui les
fonde n’est autre qu’une certaine idée de l’homme et une certaine idée du droit.
Une certaine idée de l’homme car en tant qu’il appartient à l’humanité, l’homme ici n’a
pas de couleur. Il n’habite aucun continent, n’est citoyen d’aucun pays et n’appartient à
aucune culture particulière. Mais s’il n’a pas de toit, il n’est pas sans famille. Sa famille
n’est pas la nation, et n’est pas sa religion. Elle englobe toutes les familles particulières
et les rassemble dans l’unité d’une famille universelle. C’est donc d’un homme d’un
genre inouï que le traité de l’Espace est le nom. Cet homme est universel. Il nous oblige
par-delà les frontières et il se voit pourvu du droit et du devoir irréductible de préserver
l’humanité par l’utilisation pacifique de l’espace. Une certaine idée du droit dans la
mesure où la définition de l’espace comme patrimoine de l’humanité, ou bien encore
de l’astronaute comme envoyé de l’humanité, libère l’un et l’autre des statuts dans
lesquels les enferme l’idée commune du droit international. Ce dernier, en effet, définit
des devoirs et des droits pour les nations considérées comme des personnes morales.
Or, l’idée de l’espace comme patrimoine de l’humanité revient à attribuer à celle-ci
le statut d’une personne morale, sujet de droit transcendant ceux que possèdent et qui
obligent les États nations. De sorte que si chaque homme est citoyen d’une nation et si
chaque nation a des droits et des devoirs vis-à-vis des autres, chaque homme a des devoirs vis-à-vis de tous les autres et des droits que tous les autres doivent respecter. Cette
citoyenneté, que définit en filigrane le droit de l’espace, est pour ainsi dire « universelle ».
Par où l’on voit que le traité de 1967 est le nom, non seulement d’une Société des nations soucieuses de préserver la paix, mais d’une société humaine universelle accordant
des droits indifférents aux particularismes déjà évoqués. Le traité de l’Espace est ainsi
la définition d’un espace politique mondial qui, tout en reconnaissant la souveraineté
des nations, défend l’idée d’un droit de l’homme en tant que citoyen de l’humanité.
h
p
o
s
lo
20
h
Du traité de l’Espace au cosmopolitisme
Comme nous l’avons déjà souligné, le droit de l’espace poursuit l’établissement d’une
paix durable entre les nations. L’idée de l’espace comme patrimoine de l’humanité et la
prohibition de l’utilisation de l’espace comme moyen de lancer des attaques nucléaires
suffisent à le montrer. On peut, de fait, considérer que le droit de l’espace s’inscrit dans
le développement du droit international visant lui-même à rassembler les États nations
autour d’un certain nombre de principes favorables à l’établissement et à la préservation
de la paix. Or, cette paix, chacun le sait, peut se dire d’une autre façon, en l’occurrence
à travers l’idée d’une Société des nations, c’est-à-dire de l’avènement d’une époque où
ces dernières n’entretiendraient plus entre elles des rapports de défiance, mais seraient
liées par la reconnaissance conjointe des principes rationnels du droit, elle-même subordonnée à l’idée que la réalisation de la paix dans le cours indéfini de l’histoire fixe
le sens profond du progrès, et donc de l’histoire elle-même.
À quelles conditions une Société des nations est-elle possible ? Telle est bien la question
qui détermine fondamentalement l’orientation du droit de l’espace et la lettre même du
traité qui s’y rapporte. En effet, de même que le rassemblement des individus citoyens
présuppose l’existence d’une nation dans laquelle ils se rassemblent, la construction
d’une Société des nations présuppose que ces dernières puissent se rassembler dans
une société qui les dépasse et qu’ainsi on s’appuie sur l’idée d’un espace politique
universel. Or, cette espèce d’État mondial n’existant pas, il faut bien cependant, et cela
afin que puisse advenir une telle Société des nations, affirmer la légitimité d’un système
de droit qui fixerait, non plus les droits et devoirs du citoyen au sein d’une nation particulière, mais les droits de l’homme en tant qu’il appartient à cette société universelle
restant à réaliser et ne pouvant être fondée que sur le principe de la reconnaissance des
droits de l’homme, non en tant que citoyen de tel ou tel pays, mais en tant que citoyen
de l’humanité.
Or, la nécessité d’admettre l’idée d’une citoyenneté universelle pour fonder la possibilité de la réalisation de la paix est clairement posée par le traité de l’Espace, et elle
l’est précisément à travers l’idée que l’espace est le patrimoine de l’humanité, ou bien
encore que, russes ou américains, les astronautes sont des envoyés de l’humanité. Il
apparaît donc on ne peut plus clairement que, envisagé dans cette perspective, le droit
de l’espace s’inscrit dans une histoire qui n’est autre que celle de la réalisation d’une
21
authentique Société des nations. Or, à ce titre, le traité de l’Espace est sans doute le
nom de la légitimité même d’un tel idéal. Mais en tant que tel, sans doute est-il aussi
le nom d’une idée très ancienne, stoïcienne dans l’Antiquité, et à laquelle Kant, en
Aufklärer, donna toute sa dignité. Cette idée est celle du cosmopolitisme, autrement
dit d’un homme frère de tous les autres car ayant en commun avec eux la pensée, la
raison. En effet, si cette dernière est la loi même de l’homme, qui règle ses pensées et
ses actions, alors la raison est bien le principe d’une citoyenneté universelle. Citoyen
du monde, habitant un espace totalisant toutes les régions, l’homme doit donc avoir le
droit, explique Kant dans le troisième article définitif du Projet de paix perpétuelle, de
bénéficier de l’hospitalité de tout autre homme. Pour le dire clairement, « tout étranger,
à son arrivée dans le territoire d’autrui, a le droit de ne pas y être traité en ennemi ».
Or, précise Kant, ce qui fonde ce devoir d’hospitalité et définit par là le droit cosmopolite n’est autre « que la commune possession de la surface de la terre » qui, sphérique,
n’autorise pas les hommes à se disperser à l’infini.
Comment dès lors ne pas voir la saisissante analogie entre le devoir d’hospitalité évoqué par Kant et l’interdiction de s’approprier l’espace ou de l’utiliser pour y mettre des
armes en orbite ? De la même façon que la communauté de la possession de la surface
de la terre fonde le devoir d’hospitalité et ainsi le droit cosmopolite, c’est l’idée de
l’espace comme communauté patrimoniale qui interdit de se l’approprier et qui fait de
tout astronaute ami un émissaire, non pas de telle ou telle nation, mais de l’humanité
tout entière. De sorte qu’ici, le traité de l’Espace peut tout à fait être considéré comme
le nom de l’idée même du droit cosmopolite. Or, le cosmopolitisme, que ce soit celui
de Kant ou bien encore celui de Marc-Aurèle, a un sens que la philosophie du droit,
la morale ou bien encore la raison d’État ne sauraient ignorer. Affirmer que l’homme
habite le monde comme il habite une cité, et que ses droits et devoirs sont universels
et les mêmes pour tous, c’est d’abord conférer à la personne humaine le caractère de
la dignité, c’est-à-dire de ce qui n’a pas de prix et qui fonde le respect le plus inconditionné. Or, comment pourrions-nous envisager la constitution d’un espace politique
universel, autrement dit d’une société unifiée des nations si nous ne supposions pas
tous les hommes dignes du même respect et assujettis aux mêmes devoirs ? Mais l’idée
d’un droit cosmopolite, autrement dit d’un droit délié de toute identité nationale, et qui
fonde le rapport de toutes les nations à l’espace extra-atmosphérique, n’est-elle pas en
même temps l’idée de la liberté tant il est vrai que là ou les uns jouissent de droits dont
h
p
o
s
lo
22
h
les autres sont privés règne la domination qui assujettit et fomente les ressentiments,
les haines, les violences ? Car ces dernières procèdent des divisions, des conflits que le
droit cosmopolitique, précisément, décourage dans l’idée que les hommes forment, en
tant que citoyens du monde, une communauté universelle.
Au terme de cette analyse, il apparaît donc clairement que si le traité de l’Espace trouve
sa cause historique occasionnelle dans les progrès de la science et de la technique ayant
rendu possible l’exploration des régions situées au-delà de l’atmosphère, il peut être
considéré comme le nom d’une philosophie de l’histoire selon laquelle les forces du
progrès doivent œuvrer dans le sens de l’unification de l’espèce humaine et, de fait,
d’une société universelle. Comme nous espérons avoir su le montrer, la découverte de
l’espace extra-atmosphérique et son statut juridique de « patrimoine de l’humanité »
dessine en vérité un espace d’une autre nature puisqu’il est politique, mais cependant
analogue puisqu’il s’agit, sinon d’un État mondial, du moins de l’idée d’un espace
de citoyenneté universelle à l’horizon duquel seule la paix entre les peuples peut être
envisagée.
23
3. ESPACE ET DROITS
Bianca Lauret
Ancien avocat au barreau de Paris, elle est aujourd’hui directrice des relations pédagogiques à l’ISC Paris et responsable de la spécialisation Expertise juridique et fiscale/Ingénierie du patrimoine
Corinne Rougeau-Mauger
Docteure en droit, elle est aujourd’hui à la direction des relations pédagogiques de l’ISC
Paris et enseignant chercheur
Introduction
Le concept d’espace juridique a contribué à la création du droit. Si, à l’origine, l’espace
juridique se confondait avec la notion de territoire sur lequel l’État exerçait sa souveraineté, cette notion a peu à peu évolué.
Le changement le plus remarquable se trouve aux environs de 212 après Jésus-Christ
avec le fameux édit de Caracalla qui donnait à tous les pérégrins (étrangers) qui sont sur
terre la citoyenneté romaine. Seuls étaient exclus les deditices, dénommés également
barbares.
Si les raisons exactes de la rédaction de cet édit restent floues, on comprend bien que le
besoin de pouvoir lié aux conquêtes est évident. La fameuse devise Senatus populusque
romanus (SPQR) symbolisait l’ensemble des citoyens romains pouvant revendiquer
l’application du droit romain.
Jean Carbonnier, dans son ouvrage intitulé Sociologie juridique (PUF), a défini cette
notion d’espace juridique : « L’espace juridique est en réalité une construction psychologique : il est dessiné par un réseau de rapports de droit » ; « plus que le territoire, ce
sont les hommes qui sont nécessaires à la formation d’un espace juridique : non pas, il
est vrai, des individus isolés, mais des hommes reliés entre eux, groupés. »
Notre territoire français est aujourd’hui en constante évolution. On est partis d’une
réalité géographique pour arriver à une fiction économique et politique. Un nouveau
département d’outre-mer (Mayotte) a été créé le 31 mars 2011. La France appartient
également à l’espace européen. Le droit a dû nécessairement s’adapter à ce nouvel
espace juridique.
h
p
o
s
lo
24
h
L’espace juridique est avant tout une construction législative présente dans de nombreux textes (codes, traités…). Il incombe aux juges de mettre en application ces différentes règles de droit (espace judiciaire). Cet espace juridique, objet de droit, mérite
protection ; il est également sujet de droit.
L’espace, objet du droit
L’espace juridique est une construction à l’échelon national mais aussi à l’échelon international. Il se rapporte souvent à des étendues géographiques limitées plus ou moins
précisément, mais il concerne aussi parfois des étendues géographiques illimitées. Par
ailleurs, il peut viser des domaines d’activité faisant l’objet d’une réglementation. Dès
lors, s’il rejoint certaines fois la notion de territoire, il s’en détache à d’autres occasions.
L’espace, objet du droit national
Le terme espace est présent dans une quarantaine de codes en droit français contemporain. On retrouve alors la conception originelle de l’espace juridique parce que, dans
la majorité des cas, il concerne le territoire de l’État. En effet, selon le dictionnaire
Larousse, « le territoire d’un État est l’espace terrestre, maritime et aérien sur lequel
les organes de gouvernement peuvent exercer leur pouvoir ».
En première analyse, concernant l’espace terrestre, le droit français contient de nombreuses règles relatives aux espaces : naturels, boisés, forestiers, ruraux, agricoles et
montagnards. Le souci de protection de l’environnement a conduit le législateur à prévoir des mesures de sauvegarde ou de mise en valeur de ces espaces géographiques,
et à créer des autorités chargées de veiller à leur respect (comme les conservatoires
régionaux d’espaces naturels). Ou encore, pour éviter certains abus du passé, les autorités ont édicté des règles relatives aux espaces urbains et à l’aménagement des espaces
commerciaux et artisanaux.
En deuxième analyse, pour ce qui concerne l’espace juridique maritime national, il
englobe le droit applicable aux eaux territoriales et aux espaces portuaires, à l’espace
littoral et aux rivages lacustres. Certaines règles ont ainsi pour but d’assurer la protection de la nature (par exemple, ce volet doit être envisagé dans le projet stratégique des
grands ports maritimes) et d’autres ont pour objet de garantir la sécurité de la naviga-
25
tion (à titre d’illustration, on peut citer les règles de chargement et déchargement de
certains navires).
Enfin et en dernière analyse, quelques textes du code de l’aviation civile ont trait
à l’espace aérien. Celui-ci relève de la souveraineté de l’État et comporte la couche
atmosphérique surplombant l’espace terrestre et les eaux territoriales de cet État. À titre
d’illustration, le code de l’aviation civile prévoit que les aéronefs de nationalité étrangère ne peuvent circuler dans cet espace qu’en vertu d’une convention diplomatique ou
d’une autorisation spéciale et temporaire à cet effet. Plus généralement, un chapitre est
consacré à la « gestion de l’espace aérien » et aux règles de la circulation aérienne afin
de garantir la sécurité des transports de ce type.
Il convient de signaler que la révolution informatique a permis l’émergence d’un nouvel
espace juridique, virtuel, cette fois, l’espace Internet. Celui-ci englobe les réglementations relatives à toutes sortes d’activités exercées par ce moyen. On peut citer, à titre
d’illustration, le droit des ventes par Internet et ses règles visant à la protection du
consommateur, ou encore les dispositions relatives aux téléchargements pour la protection des droits d’auteurs.
Toutefois, de nombreux codes nationaux font référence à des traités internationaux et à
l’espace économique européen. L’espace est en effet objet du droit international.
h
p
o
s
lo
L’espace, objet du droit international
L’espace est présent dans de nombreux textes internationaux et européens.
En premier lieu, l’espace juridique peut se rapporter à des territoires sur lesquels l’État
n’exerce aucune souveraineté : il en va ainsi des espaces maritime et aérien internationaux, ainsi que de l’espace extra-atmosphérique. Toutefois, ils sont réglementés par des
normes juridiques internationales.
Concernant l’espace maritime international, on le qualifie de « patrimoine commun
de l’humanité ». Il comprend les eaux internationales (la « haute mer ») et les fonds
des mers et océans correspondants. Il est régi par diverses conventions internationales,
sources d’un droit de la mer, rendu nécessaire par les enjeux importants liés aux espaces
maritimes (enjeux géopolitiques et économiques liés à la gestion de la navigation, à
l’exploitation et au partage des ressources du milieu marin, à la protection de ce mi-
26
h
lieu). Une de ces conventions est la Convention des Nations unies sur le droit de la mer
signée à Montego Bay, en Jamaïque, le 10 décembre 1982 et ratifiée par de nombreux
pays industrialisés. Entrée en vigueur le 16 novembre 1994, elle comporte par exemple
la délimitation de divers espaces maritimes à partir du littoral et jusqu’en haute mer,
caractérisés par une diminution progressive de la souveraineté des États ; de plus, elle
interdit l’appropriation par un État des fonds marins internationaux et réglemente leur
appropriation collective par des institutions spécifiques, agissant dans l’intérêt et pour
le compte de l’humanité tout entière. Enfin, elle a aussi institué le Tribunal international
du droit de la mer dont le siège est à Hambourg. Dans un but de protection de la nature,
d’autres conventions réglementent la pêche en haute mer en vue d’assurer la protection
de certaines espèces, ou interdisent les essais nucléaires sous l’eau.
Concernant l’espace aérien international, on le qualifie de libre car les États n’exercent
aucune compétence fondée sur leur territorialité. Il s’agit de l’espace au-dessus de la
haute mer et des zones maritimes étatiques autres que la mer territoriale. En raison du
développement de la navigation aérienne, pour d’évidentes raisons de sécurité, une réglementation internationale de l’utilisation de cet espace aérien libre a été édictée. Les
premières bases de législation furent posées par la Convention de Paris du 13 octobre
1919 : on y trouve, par exemple, des dispositions relatives à la nationalité des aéronefs, aux certificats de navigabilité ou encore aux droits de trafics. Le deuxième texte
international important fut ensuite la Convention de Chicago du 7 décembre 1944. Elle
contient en effet des principes fondateurs visant à permettre le bon développement de
la navigation aérienne civile internationale, tels que l’égalité de traitement des aéronefs
des États signataires, la désignation des activités commerciales, la définition et l’utilisation des routes aériennes. Enfin, la Convention de Montréal du 28 mai 1999, entrée
en vigueur en 2004, sur la responsabilité des transporteurs aériens, vise à améliorer la
protection des voyageurs. Ainsi, la responsabilité civile du transporteur est illimitée en
cas de dommages corporels et le plafond prévu par les clauses limitatives de réparation
sont relevées en cas de dommages causés aux bagages (retard, détérioration ou perte).
Concernant l’espace extra-atmosphérique, il ne fut appréhendé par le droit qu’à partir
de la seconde moitié du XXe siècle, après le lancement de Spoutnik I le 4 octobre 1957.
Il désigne la zone céleste prolongeant l’espace aérien, mais les normes internationales
ne fixent pas précisément la ligne de démarcation entre les deux. Son régime juridique
est défini pour l’essentiel dans le traité « onusien » sur l’Espace extra-atmosphérique du
27
27 janvier 1967, comportant 98 signataires (traité sur les Principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique,
y compris la Lune et les autres corps célestes). Ce texte édicte l’impossibilité de son
appropriation nationale ou privative, la liberté de son exploration et de son utilisation,
mais en vertu d’une coopération internationale et pour le bien de tous les pays. En vertu
du premier principe, il n’est donc pas envisageable pour un particulier d’acquérir une
parcelle de la Lune ou de toute autre planète, ni une étoile, sauf à être victime d’une
escroquerie ! En vertu du second principe, aucune autorisation d’une instance internationale n’est requise pour l’envoi d’engins dans l’espace, mais il est interdit de mettre
en orbite des engins porteurs d’armes et donc menaçants pour la paix internationale ;
il est en outre interdit d’installer de tels engins sur la Lune ou ailleurs. La coopération
internationale se traduit par la création d’institutions comme le Comité des utilisations
pacifiques de l’espace extra-atmosphérique de l’Assemblée générale des Nations unies,
et par l’édiction de l’obligation d’assistance d’un astronaute en détresse pour les États
signataires du traité de 1967. Pour finir, on indiquera qu’une convention du 14 janvier
1975 porte sur l’immatriculation des objets lancés dans l’espace extra-atmosphérique,
obligation à la charge de l’État lanceur et source pour lui d’un régime spécifique de
responsabilité en cas de dommage causé par ses activités spatiales.
En second lieu, de nombreux textes des codes nationaux font expressément référence à
l’espace économique européen. Cet espace fut créé par un accord signé le 2 mai 1992.
Il désigne une union économique entre les 28 membres de l’UE (Union européenne) et
trois pays de l’AELE (Association européenne de libre-échange) que sont la Norvège,
l’Islande et le Lichtenstein. Cet espace a donc pour but de créer un marché unique avec
ces trois pays non-membres de l’UE. Par conséquent, l’accord étend aux trois membres
de l’AELE précités les quatre grandes libertés de circulation : personnes, marchandises,
services et capitaux. En contrepartie, ces États s’engagent à adopter les acquis communautaires dans certains domaines comme la concurrence, la protection des consommateurs et de l’environnement, ainsi qu’à coopérer dans des domaines comme l’éducation
ou la recherche. Mais cet accord est limité : par exemple, il n’y a pas de libre-échange
dans certains domaines comme l’agriculture, pas de tarif douanier commun, ni de fiscalité commune, ni de monnaie unique, ni de politique commerciale commune. Ainsi,
cet espace économique européen appartient bien à l’espace juridique car il est régi par
un texte de droit positif. Il englobe divers États dotés d’un territoire, mais il se détache
h
p
o
s
lo
28
h
malgré tout de cette notion en ce qu’il vise un domaine d’activité ; l’espace envisagé
abstraitement peut en effet désigner un domaine d’activité faisant l’objet d’une réglementation spécifique.
L’espace juridique est donc bien une construction permettant aussi l’application de
règles de droit. Il est dès lors sujet de droit.
L’espace, sujet de droit
On distingue traditionnellement le droit privé du droit public. Cette division a des
conséquences en lien avec l’espace tant au niveau de l’application de la loi qu’avec
l’apparition de la notion d’espace privé et d’espace public.
Opposition droit privé, droit public
Il s’agit de savoir comment s’applique la loi dans l’espace. Une solution est donnée
dans le code civil, à l’article 3, autour de deux notions : le système de la personnalité
et celui de la territorialité. L’article 3 précise : « Les lois de police et de sûreté obligent
tous ceux qui habitent le territoire. Les immeubles, même ceux possédés par des étrangers, sont régis par la loi française. Les lois concernant l’état et la capacité des personnes régissent les Français, même résidant en pays étranger. »
Il serait illusoire de penser que ces règles s’appliquent de manière uniforme aux
citoyens français. Il existe en effet des dispositions particulières en Alsace-Moselle,
mais aussi dans les territoires ultra-marins. C’est ainsi que la polygamie a été admise à
Mayotte jusqu’à une loi du 11 juillet 2001. Elles ne seront pas étudiées ici.
Les lois de droit privé règlent les intérêts particuliers ; c’est le système de la personnalité qui va prévaloir. Le dernier alinéa de l’article 3 du code civil se réfère expressément
au statut personnel de l’individu (son état, sa capacité). On applique en principe la loi de
la nationalité de la personne considérée. Il existe toutefois de nombreuses dispositions
particulières. Citons par exemple l’article 311-14 du code civil à titre d’illustration :
« La filiation est régie par la loi personnelle de la mère au jour de la naissance de
l’enfant ; si la mère n’est pas connue, par la loi personnelle de l’enfant. » On peut
s’étonner que cet article 3 du code civil n’évoque ni les actes juridiques (en particulier
29
les contrats), ni les faits juridiques comme les problèmes liés à la responsabilité civile.
Pour les contrats, la loi locale s’impose pour le respect des règles de forme. Quant au
fond du contrat, il peut s’agir de la loi de la conclusion du contrat, de l’exécution de
celui-ci, mais aussi de celle choisie par les parties. L’article 3 du code civil aborde en
son alinéa 2 le régime des biens et plus particulièrement des immeubles. On applique
par mesure de simplification la loi de la situation de l’immeuble.
Les lois de droit public et de droit pénal visent la protection de l’intérêt général ; c’est
le système de la territorialité qui va alors prévaloir. Au premier alinéa de l’article 3 du
code civil, il faut ajouter plusieurs articles du code pénal. Le législateur distingue les
infractions commises ou réputées commises sur le territoire de la République de celles
commises hors dudit territoire.
Pour les infractions commises sur le territoire, la loi française est applicable, que l’infraction ait été intégralement ou partiellement réalisée sur le territoire (article L. 113-1
du code pénal). Au territoire terrestre classique, le législateur a ajouté l’espace aérien,
rendant la loi française applicable à toutes les infractions commises à bord ou contre
des aéronefs militaires français et des aéronefs immatriculés en France. La loi est également applicable si l’aéronef n’est pas immatriculé en France mais si l’auteur ou la
victime est de nationalité française, ou si l’appareil a atterri en France après la commission de l’infraction (article 113-11 du code pénal). Il en va de même dans l’espace
maritime ; la loi pénale française s’applique aux infractions commises à bord ou contre
des navires de la marine nationale ou battant un pavillon français. Échappent à cette
règle les diplomates qui bénéficient d’une immunité particulière.
Pour les infractions commises hors du territoire français, la loi française reste applicable dans plusieurs cas. Il faut se référer aux articles 113-6 et suivants du code pénal,
et au code de procédure pénale, aux articles 689 à 689-12. La loi française est applicable à l’auteur de nationalité française qui a commis un crime hors du territoire de la
République, mais également s’il a commis un délit puni par la législation de ce pays.
Pour des actes de terrorisme, la loi française sera également applicable à une personne
résidant habituellement sur le territoire français. On peut également appliquer la loi
française au complice d’une infraction (crime ou délit) commise à l’étranger lorsque
son action (son aide) s’est située en France et que l’infraction principale a été constatée
par une juridiction étrangère. La loi française est enfin applicable quand la victime est
de nationalité française au moment de l’infraction, quelle que soit la nationalité de
h
p
o
s
lo
30
h
l’auteur. Il en va de même en cas d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou
aux agents ou locaux diplomatiques ou consulaires français (article 113-10 du code
pénal). En application des conventions internationales, peut être poursuivie et jugée par
les juridictions françaises, si elle se trouve en France, toute personne qui s’est rendue
coupable, hors du territoire de la République, de certaines infractions. Il peut s’agir
d’infractions particulièrement graves, par exemple en matière de terrorisme, mais aussi
en matière de torture (article 689-2 et 689-3 du code de procédure pénale).
À côté de cet espace juridique national et international s’est mis en place un espace
judiciaire international pour lutter contre la grande délinquance. Dès 1923 a été créée
une Commission internationale de police criminelle (Interpol). L’Europe, en 1995, s’est
dotée d’un office de police criminelle intergouvernemental (Europol). Dans le fameux
accord Schengen, il est prévu également une assistance entre les services de police. En
2002, Eurojust était créée afin de renforcer la lutte contre les formes graves de criminalité. Elle est chargée de promouvoir et d’améliorer la coordination et la coopération
entre les autorités compétentes des États membres de l’Union européenne dans toutes
les enquêtes et poursuites relevant de sa compétence. Dans les mesures d’entraide judiciaire internationale, il faut également rappeler toutes les dispositions sur l’extradition
et la mise en place en France, depuis 2004, d’un mandat d’arrêt européen. Enfin, on ne
peut oublier de citer, pour juger les crimes les plus odieux, la création de la Cour pénale
internationale (CPI) le 17 juillet 1998. Elle est entrée en fonction le 1er juillet 2002.
C’est une juridiction indépendante qui siège à La Haye et qui a pour vocation de juger
des personnes accusées de crimes les plus graves (génocide, crimes contre l’humanité,
crimes de guerre…) touchant la communauté internationale, quel que soit le lieu de
commission de l’infraction.
Si le juriste utilise depuis longtemps les notions de domaine privé/domaine public,
établissement privé/établissement public, personne privée/personne publique, voies
privées/voies publiques, il utilise peu la notion stricto sensu d’espace privé et d’espace
public.
31
Opposition espace privé/espace public
Les Romains traitaient de la res publica (la chose publique) pour délimiter les domaines
relevant de l’État romain. On oppose classiquement l’espace public où règne l’État
à l’espace privé où règnent les particuliers. L’espace public, par principe, est ouvert
à tous. Il a en effet vocation à tisser le lien social. Il ne faut pas toujours les opposer puisque ces deux notions peuvent se confondre ; la privatisation d’un lieu public
n’est pas un fait exceptionnel. Les notions de domaine public et d’espace public ne
se confondent pas. La première suit un régime juridique particulier. Il suffit en conséquence de se référer au code du domaine de l’État.
La notion d’espace public a été juridiquement définie récemment dans une circulaire
du 2 mars 2011 relative à la mise en œuvre de la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010
interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, loi applicable à compter du
11 avril 2011. L’article 2 de la loi précise que « l’espace public est constitué des voies
publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public ». La
circulaire ne définit pas la notion de voies publiques, qui ne posait pas de difficulté.
Elle s’est, en revanche particulièrement attachée à définir les deux dernières notions :
« Constituent des lieux ouverts au public les lieux dont l’accès est libre (plages, jardins
publics, promenades publiques…) ainsi que les lieux dont l’accès est possible, même
sous condition, dans la mesure où toute personne qui le souhaite peut remplir cette
condition (paiement d’une place de cinéma ou de théâtre par exemple). Les commerces
(cafés, restaurants, magasins), les établissements bancaires, les gares, les aéroports
et les différents modes de transport en commun sont ainsi des espaces publics. Les
lieux affectés à un service public désignent les implantations de l’ensemble des institutions, juridictions et administrations publiques ainsi que des organismes chargés d’une
mission de service public. Sont notamment concernés les diverses administrations et
établissements publics de l’État, les collectivités territoriales et leurs établissements
publics, les mairies, les tribunaux, les préfectures, les hôpitaux, les bureaux de poste,
les établissements d’enseignement (écoles, collèges, lycées et universités), les caisses
d’allocations familiales, les caisses primaires d’assurance-maladie, les services de
Pôle emploi, les musées et les bibliothèques. »
h
p
o
s
lo
32
h
Conclusion
Comme toute construction intellectuelle, l’espace juridique est nécessairement en perpétuelle évolution.
L’espace virtuel qu’est l’espace Internet évoqué précédemment connaît encore des
transformations avec l’avènement du Cloud computing ou informatique en nuage.
Ce nouvel espace virtuel consiste en un accès via un réseau de télécommunications
(Internet) à la demande, en libre-service mais moyennant paiement, à des ressources
informatiques partagées (logiciels, bases de données, stockage, etc.). C’est une délocalisation des ressources informatiques. Au lieu d’avoir chez soi un ordinateur équipé de
logiciels et d’un disque dur, on se connecte à un prestataire qui va fournir ces services
externes. Des questions juridiques se posent dès lors, compte tenu de l’absence de localisation précise et bien définie du Cloud.
L’espace juridique extra-atmosphérique évoluera encore si les progrès techniques permettent un jour le « tourisme spatial ».
En outre, le rapprochement de divers États pourrait donner naissance à de nouveaux
espaces juridiques et judiciaires ; de même, au sein d’un État, les changements de la
société pourraient conduire à l’évolution des espaces privés et publics.
N’oublions pas que le droit a pour fonction fondamentale de permettre aux hommes de
vivre ensemble et en parfaite harmonie…
Bibliographie
Ouvrages et thèses
J.-L. AUBERT, É. SAVAUX, Introduction au droit et thèmes fondamentaux de droit
civil, Sirey université, 2012, 14e édition.
B. BEIGNIER, C. BLERY, Introduction au droit, Montchrestien, 2011, 3e édition.
R. BERTHOU, « L’évolution de la création du droit engendré par Internet. Vers un rôle
de guide structurel pour l’ordre juridique européen », thèse, Rennes-1, 2004.
B. BOULOC, Droit pénal général, Dalloz, coll. « Précis », 2013, 22e édition.
R. CABRILLAC (dir.), Dictionnaire du vocabulaire juridique, LITEC–LexisNexis,
coll. « Objectif droit », 2002, 3e édition.
33
J. GAUDEMET, Les Institutions de l’Antiquité, Montchrestien, coll. « Domat droit
public », 2002, 7e édition.
S. GUINCHARD, Th. DEBARD, Lexique des termes juridiques, Dalloz, coll. « Dalloz
lexiques », 2013, 20e édition.
B. LAURET, Droit pénal des affaires, Économica, 8e édition, 2012.
Articles
M. FLORY, « Le couple État-territoire en droit international contemporain », Cultures
et conflits, n° 21-22, 1996, p. 251 sq.
G. LAFFERRANDERIE, « Space Law Questions and Answers », 12 juillet 2005, site
Internet ECSL (European Centre for Space Law).
J. MONTAIN-DOMENAH, « Le droit de l’espace judiciaire pénal européen : un nouveau modèle juridique ? », Cultures et conflits, n° 62, II, 2006, p. 149 sq.
B. SABATIER, « De l’impossible espace public à la publicisation des espaces privés
», in G. Capron, N. Haschar-Noé, L’Espace public urbain. De l’objet au processus de
construction, Presses universitaires du Mirail, 2007.
S. TABARLY, « L’espace maritime français en quête d’extension. Frontières, zonages
et délimitations maritimes : les principes internationaux », synthèse du 23 juin 2006,
site internet Geoconfluences, ENS Lyon.
h
p
o
s
lo
Pour les différents textes législatifs et réglementaires
Site internet : www.legifrance.gouv.fr
34
h
4. ESPACE ET CULTURES
Gilbert Guislain
Ancien élève de l’ENS et de l’IEP, DEA de philosophie politique, professeur de culture
générale, rattaché au lycée Jules-Ferry à Versailles, intervenant en classes préparatoires
économiques et commerciales à Versailles et à Paris (Grandchamp Versailles, Saint-Louisde-Gonzague et Commercia Paris)
Penser l’espace
Pour Aristote, topos désigne l’espace occupé par un corps immédiatement, chaque corps a
son lieu propre et tend vers son telos, sa finalité nécessaire. Khora désigne l’enveloppe, le
réceptacle des corps ; je peux, de là, m’interroger sur le rapport de mon corps à l’espace ;
lui est-il extérieur ou est-il intérieur à lui ? De même, le rapport de Dieu à la Nature, dans
une perspective panthéiste – pour Giordano Bruno et Michel Servet –, et le caractère
fini ou infini de l’univers a soulevé de nombreuses questions. Je suis le temps, mais j’ai
l’espace, j’ai un pouvoir sur ce dernier, que je peux apprécier subjectivement ou mesurer
scientifiquement. Selon Descartes et la modernité scientifique, l’espace est res extensa,
étendue, distincte de mon esprit. L’espace est également le cadre existant indépendamment des objets contenus ou des événements survenus, pour Newton. Comme attribut
divin, il est absolu par nature. Contestant Descartes, Leibniz affirme qu’il n’y a pas de
réalité absolue de l’espace, il s’agit seulement d’une relation entre les choses. Enfin,
pour Kant, l’espace est un cadre a priori de ma perception, une condition a priori de
la connaissance. Je ne peux m’abstraire de l’espace. Laissant l’abstraction de l’espace
mathématique, Heidegger (Bâtir, habiter, penser) montre la co-appartenance de l’homme
et de l’espace ; son attention est partie prenante de ce dernier. Il n’est d’ailleurs jamais
enfermé en un lieu, il parcourt le monde par la marche comme par la conscience.
L’espace n’est pas neutre, pour les animaux par exemple, il est lié à un intérêt. Pour sa
part, l’enfant finit par l’objectiver et se l’approprier. Dans la pensée animiste magique des
« primitifs », il prend le sens d’un ensemble vivant et organique : chacun participe des
animaux réels ou mythiques, des plantes, des vents et des orages, des mouvements de la
nature, réifiée ensuite par la science moderne. L’astrologie postule un lien entre les astres
35
et les destinées humaines. Des métaphores humaines désignent la nature et réciproquement. Pour sa part, la culture qualifie, marque, jalonne l’espace social et politique. Les
lieux sont investis de sens : « Il y a des lieux où souffle l’esprit », écrivait Barrès dans La
Colline inspirée. L’espace privé, la place publique, l’intérieur et l’extérieur, la ville et la
campagne, la mer et les cimes, le territoire national et l’étranger, la gauche et la droite
politiques, sont toujours fortement connotés. Je peux spatialiser des sentiments comme le
fait la Carte du tendre, illustration du roman de Mademoiselle de Scudéry, Clélie (1661),
ou bien encore différencier – par un fleuve mythique – le séjour des vivants de celui des
morts.
Représentation, voyage et relativité
La cartographie a été longtemps l’expression d’une vision religieuse ou mythique du
monde, et les cartes étaient en forme de cercle ; le XIXe siècle a introduit une cartographie scientifique, une géographie identique comme outil de représentation collective, un
mode de représentation universel. Toutefois, on pense souvent plus à des « zones » qu’à
un quadrillage géométrique. Ainsi, tout espace est qualifié, la représentation du monde
est culturelle même si les distances, les indications de lieux, sont identiques. Les points
cardinaux eux-mêmes sont symboliques. L’Occident est associé au crépuscule, l’Orient
au lever du soleil, et l’Orient mythique est associé à la sensualité, à l’exotisme, depuis
le XVIIIe siècle, voire à certaines thématiques politiques comme le despotisme, pointé
par Montesquieu dans De l’esprit des lois (1748). Les cartes et les guides touristiques
soulignent sélectivement certaines spécificités comme les lieux religieux traditionnels,
comme le montre Roland Barthes dans Mythologies à propos de l’édition du Guide bleu
Espagne de 1957. Le tourisme a privilégié certains lieux à la faveur de représentations
positives, des stations balnéaires populaires aux plus aristocratiques dès le XIXe siècle. Il
en va de même pour certains itinéraires, comme le choix de telles routes des Alpes empruntées par les cyclistes et les sportifs dans les années 1930 et 1950 (Catherine BerthoLavenir, Cahiers de médiologie). Les cartes postales d’avant-guerre donnent une image
sublime des Alpes, luxuriante du Var et de l’Algérie, dans le genre cliché et kitsch. Les
lieux espaces de loisirs sont connotés diversement : colonies de vacances pour les milieux
populaires, hôtels petits bourgeois ou clubs de loisirs en camping, dans l’esprit libertaire
des années 1960.
h
p
o
s
lo
36
h
On voyage par nécessité, pour le commerce, la guerre, ou pour un impératif religieux,
quand on part en pèlerinage, comme en témoigne la littérature sur Compostelle. On peut
partir en exil, être déplacé malgré soi, souffrir le déracinement comme l’écrivain Stefan Zweig. En revanche, le voyage est aussi le moyen de se réaliser, il comporte une
dimension initiatique comme le montre le roman d’apprentissage, du Moyen Âge avec
les romans courtois de Chrétien de Troyes (Perceval) ou le XIXe siècle balzacien, en
passant par le XVIIIe siècle et le roman picaresque, qui fait découvrir les aléas de la vie.
Du voyage, on revient plus sage, comme Ulysse, ou bien on est écrasé par ses misères,
comme Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de Céline, une parodie d’épopée. En
banlieue, le retour interminable de cet anti-héros chez lui est une métaphore de la vie sans
espoir. Enfin, le voyage peut nous combler ou nous désoler, selon ce que nous y avons
gagné : ce que nous avons vu peut dépasser ce que nous attendions, ou nous décevoir :
nous portons en nous-mêmes des visions intérieures du monde, souvent esthétiques, des
contrées qui nous sont chères, des « paysages d’âme ». Du Bellay est déçu, car il n’a
pas vu la Rome rêvée des humanistes, Chateaubriand pense avoir « manqué » la Grèce
antique. Réussi, le voyage devient une œuvre d’art : la nature, le réel rejoignent notre
vision rêvée de l’espace. Cette vision intérieure, cultivée par les lectures, permet l’idée
que nous pourrions voyager en nous-mêmes, dans une chaise, dans notre chambre : à quoi
bon parcourir l’espace ? Dans Vers Venise, André Suarès, dont les textes ont été regroupés
sous le titre Voyage du condottiere, définit le voyage comme une œuvre d’art. Déjà, dans
la tradition platonicienne et néoplatonicienne, l’homme était un microcosme, un petit
monde, un résumé du tout qu’il portait ainsi en lui.
Espaces ouverts
L’espace : ille ou iste, l’ailleurs prestigieux ou le quotidien proche…
Ille ou iste désigne l’ailleurs prestigieux ou le quotidien proche. Partir loin, c’est découvrir de nouvelles cultures. L’hypothèse des autres mondes a été émise par les matérialistes, comme Lucrèce, Épicure, puis Gassendi et Cyrano de Bergerac au XVIIe siècle, sur
le mode de la fiction, de la fantaisie, et de la démarche philosophique, pour avancer l’idée
de la relativité en confrontant le proche et le lointain. Fontenelle écrit les Entretiens sur
la pluralité des mondes. Diderot commente le Supplément au voyage de Bougainville en
37
mettant l’accent sur la relativité des cultures, en idéalisant la culture des Tahitiens, l’abbé
Thomas Raynal écrit l’Histoire des deux Indes dans un sens voisin. Plus particulièrement,
deux procédés sont utilisés pour soutenir l’idée de relativité, par le moyen d’optiques
inattendues. D’une part, il s’agit de la confrontation entre le grand et le petit comme dans
Micromégas de Voltaire : le Sirien et le Saturnien peuvent discuter de la science avec
les hommes, mais toute entente dans le domaine philosophique ou religieux est impossible. À l’origine, les géants furent issus de la mythologie grecque et appartiennent à la
culture populaire européenne, si nous nous référons aux fêtes du nord de la France. Le
nain est plutôt venu de la mythologie nordique. C’est un personnage souterrain et rusé,
doté de pouvoirs magiques sur la nature. Pour reprendre la tradition littéraire, dans Les
Voyages de Gulliver de Swift (1721), les Lilliputiens passent leur temps à se faire la
guerre. D’autre part, la confrontation intervient entre le proche et le lointain, comme dans
L’Ingénu de Voltaire, les Caractères de La Bruyère, les Lettres persanes de Montesquieu
(1721). L’arrogance de l’oligarchie versaillaise, l’artifice de la cour, le parisianisme y sont
tour à tour dénoncés.
Le voyage est aussi marqué par le plaisir ; il vaut alors par lui-même plus que par l’objectif visé, comme le montrent Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut dans Au coin de la
rue, l’aventure (1979) à propos de la figure du routard, incarnée par Jack Kerouac aux
États-Unis (Sur la route, 1957), et de la « déréalisation » de la France intérieure encore
connue des automobilistes de la nationale 7 en 1950-1960, mais ignorée des usagers du
TGV. Ce sont les aléas, la poésie et l’aventure des chemins de traverse, ou de ceux qui
ne mènent nulle part, qui sont recherchés, à l’image de Stevenson (Voyage avec un âne
dans les Cévennes) du Monastier à Alès, ou de Jacques Lacarrière, auteur du Morvan
au Gévaudan, qui évoque les surprises et les rencontres de la France intérieure, hors des
grandes routes, et montre comment les distances sont subjectives : elles sont mesurées
en heures de marche, et, parfois, ce qui est très proche selon tel pays est en fait très loin.
La marche est une pratique commune dans les sociétés traditionnelles comme le montre
David Le Breton (Éloge de la marche). C’est le goût romantique qui l’a mise à la mode,
dans sa dimension gratuite et désintéressée. La marche peut aussi accompagner la réflexion philosophique, elle ouvre à la nature. Rousseau l’apprécie pour l’autonomie et
la liberté qu’elle procure. Issu du bocage breton, Chateaubriand se veut un homme de
terrain, il estime que les écrivains classiques ont été trop longtemps des « hommes de
cabinet ». Il est sensible à une nature primitive, sauvage mystérieuse et infinie (Voyage
h
p
o
s
lo
38
h
en Amérique) : forêts immenses, chutes du Niagara, nuits profondes. L’Amérique, l’Allemagne et les gouffres de la mer fascinant Hugo, l’Europe des brumes inspirant Friedrich
montrent que le romantisme a été fondé sur un élargissement de l’espace, jusqu’alors restreint au monde méditerranéen antique. Le classicisme ne s’intéressait ni aux océans, ni
à la montagne. Cet espace s’élargit donc à l’Orient (Chateaubriand, Itinéraire de Paris à
Jérusalem) qui fournit à Nerval (Voyage en Orient) ses visions, ses hallucinations, mêlées
à des références savantes et ésotériques, peu avant son suicide en 1855 (Aurélia).
De plus vastes espaces encore, dans la seconde moitié du XIXe siècle, attirent des écrivains
à l’âme d’aventuriers et que l’on limite à tort à la littérature de jeunesse. Il est vrai que
ces lectures, comme Robinson Crusoé, comme celles de Loti, de Joseph Conrad, étaient
prisées des jeunes, prisonniers de l’univers bourgeois du XIXe siècle, et qui s’évadaient
par la lecture de romans, tel Vallès dans L’Enfant et Le Bachelier, tel Rimbaud dans « Les
poètes de sept ans » et dans « Ma bohème ». L’œuvre de Verne est autant une anticipation
scientifique raccourcissant les distances que l’expression des valeurs prométhéennes de
son temps, de l’esprit saint-simonien et romantique. Autodidacte américain, journaliste,
mousse, prisonnier à dix-huit ans (Les Vagabonds du rail), trimardeur, routard, Jack London a parcouru les grands espaces inexplorés, comme le Grand Nord, le Klondyke ou bien
encore les mers du sud sur son voilier, le Snark, sensible à la parenté cosmique de tous
les êtres et à une philosophie de la justice, dans un univers de lutte pour la vie, dominé
par des êtres durs comme Wolf Larsen dans Le Loup des mers. Une amie de London, la
journaliste Anna Struntski, a rendu hommage à a sa mémoire en mettant l’accent sur cette
poésie cosmique qui anime le vivant, caractère essentiel de l’œuvre du romancier.
Le goût des grands espaces est moderne, inspire par exemple Blaise Cendrars (La Prose
du transsibérien), Verne, et détermine l’imaginaire américain du cinéma, celui de Lawrence d’Arabie par exemple, où le désert suggère le sentiment de l’infini, du dénuement,
voire l’idéal mystique. La recherche de la solitude peut être radicale, comme dans Walden
ou la vie dans les bois de Thoreau, libertaire américain du XIXe siècle, ainsi que l’éloge
de la nature (Into the Wild de Sean Penn, et surtout La Forêt d’émeraude (1985) de John
Boorman).
Des westerns, le géographe Yves Lacoste a montré qu’il s’agissait d’une reconstitution
fantasmée dans des lieux particulièrement propices à l’épopée. Les grands espaces sont là
où la loi n’est pas encore installée, où règnent les outlaws. Dans Le Père Goriot, Vautrin
veut s’établir dans le sud des États-Unis, sans être surveillé par l’État, en faisant sa propre
39
loi. Ce goût américain des grands espaces est rappelé par Jean Baudrillard dans Amérique
(1986), où il montre l’aisance dont font preuve les jeunes Américains, dont le comportement social est easy, à la différence du mode de vie français marqué par les petites
délimitations individuelles, les clôtures. Dans « À la musique », Rimbaud avait tourné en
dérision ce goût petit bourgeois pour l’affectation, les distances sociales bien marquées en
province, l’attachement à la petite propriété, et Baudelaire avait écrit dans ses pamphlets
qu’il n’aimait pas la France, tout le monde y ressemblant à Voltaire. Toutefois, la société
française des années 1950-1960, souvent caricaturée, était, sous bien des aspects, plus
libre que celle du début du XXIe siècle, marquée par la judiciarisation, le déclin des libertés publiques, la « moralisation », sans parler du conformisme individualiste américain.
Mais, en Amérique, tout est mouvement, marchandises, images, flux financiers… le rêve
extrême de l’ubiquité a été incarné par Howard Hughes, aviateur, milliardaire, industriel
du cinéma. Son exemple a été évoqué par Paul Virilio dans Esthétique de la disparition
(1980), tout comme celui de William Randolph Hearst, magnat de la presse, inspira Orson
Welles dans Citizen Kane.
En quête de l’Amérique, la recherche d’une vie nouvelle explique l’immigration à partir
de Liverpool, Southampton, Le Havre. Le paquebot sépare nettement les classes et reflète
une société encore traditionnelle et mondaine, comme dans La Règle du jeu de Jean Renoir. L’attrait des grands espaces s’éprouve avec la poésie du départ, souvent sans retour.
C’est au poker que l’on joue sa place en troisième classe, cinq minutes avant le départ de
Titanic, dans la frénésie du départ et dans un élan grandiose vers l’océan.
h
p
o
s
lo
Espaces, mythes et subjectivité
En peinture comme dans l’imaginaire collectif, le paysage est un espace construit selon
des normes culturelles et esthétiques, de manière subjective et sélective : décor exotique
et colonial pour les publicités ou affiches de voyage à la mode « rétro » des années 1930,
décor « sublime » à la Rousseau, d’une nature mystérieuse et sauvage, propice au puritanisme alpestre, paysage romantique maritime désolé et sauvage (Alain Corbin, Le
Territoire du vide), esthétique romantique des ruines, impressionnisme privilégiant les
paysages de plein air et les lieux urbains de la modernité. Autant de stéréotypes culturels
où la nature imite l’art : nous dirons par exemple des Préalpes qu’il s’agit d’un paysage
« à la Rousseau ». L’histoire du goût, de la sensibilité est marquée par des manières nou-
40
h
velles de regarder le monde chez Rousseau, Chateaubriand et Friedrich : ruines gothiques
à la mode aux XVIIIe et XIXe siècles, attitudes rêveuses dans des solitudes sauvages,
eaux mugissantes, forêts mystérieuses du Nouveau monde. Comme le montre Jean-Pierre
Richard dans Paysage de Chateaubriand, ce dernier a été marqué par son enfance dans
la Haute-Bretagne traditionnelle : bocage, étangs, forêts, chemins creux, imaginaire
médiéval du château de Combourg, près de Dol, qu’il recompose dans les Mémoires.
À Combourg, château conforme à l’imaginaire gothique et médiéval, retrouvé dans le
roman noir, la nuit est angoissante et ténébreuse, un chat noir hante les escaliers. Cette
recomposition, cette métamorphose, cette idéalisation sont du même ordre chez Giono
qui figure la montagne de Lure – en une tout autre région, les Basses-Alpes – comme la
Grèce antique dans ses romans. Un espace vient donc se fondre à un autre.
Dans Sylvie, Nerval juxtapose divers temps, va du temps du récit à ceux du passé, associés
au Valois. Cette région est située au nord-est de Paris, entre Compiègne, Ermenonville et
Chantilly ; on y trouve des forêts, des étangs et de calmes prairies, où courent de petites
rivières. Mystérieux, champêtre et mélancolique, le Valois est transfiguré par Nerval sous
les traits d’un monde rural et immobile d’Ancien Régime, distant de Paris. Nerval doit
passer en train par Pontoise et Creil, donc faire un long détour pour y parvenir. Semé de
châteaux, de folies du XVIIIe siècle et de vieilles abbayes en ruines, il est la région par
excellence des souvenirs et des songes, et a pour cadre la vie simple et rustique des temps
anciens, avec ses chansons et danses populaires. Cet espace nervalien, qui devient insaisissable au fil de Sylvie, est étudié par Jean-Pierre Richard dans Poésie et profondeur, et n’est
pas très éloigné de celui d’Alain Fournier et de la Sologne perdue, reculée dans Le Grand
Meaulnes, ou règnent le calme, le regret dans l’imagination du passé. On pense aussi à
la résurrection des lieux par les sensations chez Proust : Combray, les « côtés », celui de
Swann et celui de Guermantes, les villégiatures normandes, les milieux mondains…
La mer et la montagne sont des lieux mythiques de prédilection. La mer est synonyme
d’infini, de profondeur, d’inconnu pour Verne et Hugo, d’évasion, d’exotisme pour Baudelaire. Un célèbre épisode de Vingt mille lieues sous les mers montre la lutte entre le Nautilus et une « meute » de poulpes. Dans « Oceano Nox », poème du recueil Les Rayons et
les Ombres de Hugo, la mer est un tombeau, et, dans L’Île mystérieuse de Verne, le capitaine Nemo décide de mourir dans son sous-marin. La mer est une mère et une marâtre
qui inspire le poète, qui met en forme les sons, et les couleurs comme l’illustre Baudelaire
dans « La vie antérieure », appliquant sa théorie des correspondances. Dans Le Territoire
41
du vide, le sociologue Alain Corbin rappelle l’importance des lointains maritimes pour
les romantiques. Les landes, les grèves infinies, les pâles horizons, les solitudes étranges,
fantomatiques et crépusculaires parlent aux âmes sensibles à la nostalgie, à la métaphysique. Quant à la montagne, initialement obstacle pour les hommes, ou séjour des dieux,
elle devient un lieu sublime pour Rousseau, et s’associe à une symbolique divine chez le
peintre Friedrich. Rousseau est sensible aux humbles villages de montagne ainsi qu’aux
panoramas grandioses comme on le voit dans les Confessions et La Nouvelle Héloïse.
Jacques Lacarrière est sensible aux contrastes entre la nature sauvage, des paysages peu
entretenus, et la nature cultivée et humanisée de la France du midi, celle de l’olivier dans
la Méditerranée de Fernand Braudel.
La culture de masse contemporaine a puissamment figuré l’espace mythique, comme
en témoigne l’exemple du Seigneur des anneaux de Tolkien. Universitaire oxfordien,
spécialiste de langues germaniques et nordiques, Tolkien a composé une vaste geste à
la topographie diverse, bénéfique ou maléfique, dont l’action démarre dans la Comté,
terre des Hobbits, de prairies verdoyantes, d’allure helvétique, où vivent des êtres pacifiques, apolitiques, paisibles, dans de petites maisons rondes ouvertes par des hublots sur
la nature. Le rond est la forme de l’être. Au-delà, selon des légendes celtes, s’étendent des
forêts, des lieux magiques et dangereux, des chaînes montagneuses ; des lieux de mort
ou d’ombre, des passages difficiles à franchir, fleuves, marécages et gouffres, peuplés de
personnages étranges et rampants, comme Gollum. Dans le monde celtique, selon l’animisme, de grandes forces animent la nature, les lacs et forêts sont des lieux magiques, les
fées et les elfes se tiennent auprès des sources et au coin des bois.
La série Harry Potter, écrite par Joanne Rowling initialement sur des tables de café,
avant la très forte médiatisation de son auteur, vulgarise les quêtes des mythes celtiques
et nordiques, au fondement de la culture européenne. Un jeune sorcier, Harry, est gardé
et maltraité par les Dursley, un couple de « Moldus », non initiés, petits bourgeois britanniques. L’ogre débonnaire Hagrid, qui fait office de « passeur », va mener le jeune
héros vers Poudlard, après une incursion dans les « chemins de traverse », image du vieux
Londres fuligineux. Le départ a lieu au quai 9 ¾ d’une gare victorienne en briques rouges,
analogue à celle de Saint-Pancras. La locomotive, fumante et sifflante, s’élève vers les
hauteurs et les brumes d’un paysage de type écossais. Poudlard est une gigantesque forteresse gothique pleine de sortilèges, de peintures aux personnages qui prennent vie, aux
escaliers mobiles, aux cloisons amovibles, aux portes cachées, aux dessous effrayants.
h
p
o
s
lo
42
h
Les chats, les rats, les chauves-souris, les araignées peuplent cet univers dangereux mais
toujours initiatique. Cette citadelle est à l’image des contes fantastiques, des romans gothiques. Les élèves sont en « maisons », dont deux se nomment Gryffondor, de couleur
rouge et or, et Serpentard, de couleur vert et argent. Les personnages sont archétypaux :
Dumbledore est le vieux mage, comme Merlin ou le père Fouras de « Fort Boyard »,
perché dans les hauteurs, sensible aux forces célestes. Drago Malefoy, élève au teint pâle,
rusé et arrogant, méprisant pour les pauvres, est lié à Voldemort, d’autant plus effrayant
qu’on ne le voit pas. On le croit même mort.
À la différence de la fiction ou du merveilleux dans l’utopie, le fantastique est intervention du surnaturel dans le quotidien, comme chez Cazotte ou Nodier : le réel est transgressé, les objets s’animent, les limites rationnelles sont effacées, les domaines du rêve
et de la réalité sont intervertis, comme dans Aurélia de Nerval. Dans Perceval ou le conte
du Graal, de Chrétien de Troyes, le château du roi Pêcheur disparaît quand Perceval se
retourne vers lui, le lendemain de son arrivée. La veille, il a vu passer le cortège mystique
du vase et de la lance qui saigne, et il est resté silencieux. Quant à l’espace symbolique
de la table du roi Arthur, elle comporte une place vide, celle du chevalier parfait qui n’est
pas de ce monde.
Notre espace de vie n’est pas que matériel, il est également imaginé, comme le montre
Bachelard dans La Poétique de l’espace (1957) ; les éléments naturels, l’eau, la terre, le
feu, sont liés à nos rêves, à notre imaginaire. Il en va de même pour les lieux où nous
sommes, dans une approche phénoménologique, qui tient compte de nos perceptions subjectives, de nos mouvements, de notre vécu du monde. Des sensations primordiales sont
associées aux lieux. La maison est le lieu de l’intimité, de la chaleur et de la maternité,
et un cosmos à elle seule. Le monde clos s’oppose à l’univers infini du dehors. Les deux
communiquent par la porte, franchie dans un sens ou un autre. La cave est liée à une mythologie du dessous, de l’engloutissement, de l’enfermement, présente dans le roman noir
romantique, qui affectionne les cachots, les souterrains. Le grenier, la mansarde évoquent
plutôt l’évasion, le ciel au-dessus du toit, et c’est dans des coins, cases de l’être, que nous
nous blottissons. Le dehors et le dedans séparent l’incertain de la sérénité. La coquille,
habitat organique, et le nid sont des habitats naturels. Le nid ajuste l’habitat au corps. La
cabane est construite de végétaux et de bois, contre la nature.
Le meuble lui-même est un monde. Dans Essai sur le roman de Michel Butor, un chapitre
intitulé « Philosophie de l’ameublement » est consacré à Edgar Poe, qui dénonçait l’amé-
43
nagement utilitaire des appartements et lui préférait l’esthétisme. Dans « L’invitation au
voyage » (Les Fleurs du mal), Baudelaire évoque des « meubles luisants », les « riches
plafonds », les « miroirs profonds », et, dans l’un des quatre poèmes intitulés « Spleen »
(« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »), le poète écrit : « Un gros meuble à
tiroirs encombré de bilans/De vers, de billets doux, de procès, de romances/Un vieux
boudoir plein de roses fanées/où gît tout un fouillis de modes surannées/Où les pastels
plaintifs et les pâles Boucher,/Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché. » L’intérieur
secret des meubles renvoie à un passé défunt analogue à des scènes tristes de Verlaine
(Fêtes galantes) ou de Nerval (Sylvie), alors même qu’un autre poème au titre identique
(« Spleen », « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle ») exprime une psychopathologie, celle de la claustrophobie, qui peut confiner à la panique. Les espaces clos
sont également prisés de la culture de masse, dans la téléréalité : appartements clos aux
pièces parfois mystérieuses, jungles sauvages aux plantes et animaux redoutés, en milieu
hostile.
L’espace est un rapport au monde ; l’habitation n’est pas un logement, de telle surface,
de tel prix, mais une façon d’habiter. Habiter, c’est se sentir chez soi (Heidegger, Bâtir,
habiter, penser) au sein de lieux qui rassemblent, qui relient, qui ne sont jamais neutres
(Heidegger, La Chose). L’espace – qui ne saurait être une abstraction mathématique – et
l’homme ne sont jamais séparés, l’homme séjourne dans le monde, peut se projeter hors
du lieu où il réside.
h
p
o
s
lo
Espace et société
Toute culture est aménagement d’un espace, organisation et représentation de celui-ci.
Au sein d’une société, les individus échangent des biens, des informations et des services.
L’espace social est ce qui structure les positions distinctes des individus, selon leurs biens
économiques et leur capital culturel et symbolique, comme le montre Pierre Bourdieu
dans La Distinction et la Reproduction pour la France contemporaine. Dans les sociétés
traditionnelles, des rangs définis sont assignés. Le village permet la différenciation et la
sociabilité. Dans Anthropologie structurale (1958) comme dans Race et histoire, LéviStrauss montre que les cultures traditionnelles ne sont ni fantaisistes ni anarchiques ni
folkloriques ; tout suit une organisation, des échanges à la guerre, de l’habitat à la parenté,
des mythes au langage. Dans l’espace social, la propriété est distribuée selon les sexes,
44
h
les lieux d’habitation varient selon les âges, le statut matrimonial… En revanche, dans les
sociétés modernes et libérales, où règne la mobilité, un double mouvement d’imitation
et de distinction anime les relations, entre individus, comme l’ont montré Tocqueville et
Raymond Aron. L’espace dont chacun dispose et la distance sociale qui peut confiner au
mépris sont des marqueurs sociaux, comme le montre La Bruyère à propos du personnage
d’Arrias dans les Caractères, ou bien encore Balzac dans Les Illusions perdues, lorsqu’il
montre le manège social au théâtre, avec le jeu des places et des regards. Avec la société
de cour de l’âge classique, dès le XVIe siècle, l’espace social est normalisé et codifié,
selon Norbert Elias, dans La Société de cour, dont la réflexion a été prolongée par celle
d’Erwin Goffmann dans La Mise en scène de la vie quotidienne.
Plus particulièrement, la vie sociale s’articule autour de la distinction public-privé. Le
limen, le seuil, est une frontière symbolique entre les deux. Cette distinction fondamentale est commentée par Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne. La vie
publique est celle de l’espace collectif, souvent réservée aux hommes dans les sociétés
traditionnelles ; la vie privée est liée en revanche à une symbolique de l’intimité, de l’intériorité. L’espace public est celui de la visibilité ; nous y jouons des personnages, souvent
différents de notre être intérieur, en sacrifiant notre indépendance, aux artifices, à l’hypocrisie baroque, comme l’ont remarqué Montaigne et Pascal. Nous nous livrons à toute une
comédie sociale, sur le théâtre du monde. L’histoire de l’espace social a suivi un double
mouvement, d’étatisation d’une part – le pouvoir s’efforçant de marquer cet espace par
l’urbanisme, depuis Bonaparte, Haussmann sous le second Empire et les grands travaux
présidentiels –, et de privatisation d’autre part : traditionnellement, des errants vivaient
dans la rue, sous le regard d’autrui sous l’Ancien Régime, comme le montre l’historienne
Arlette Farge, puis l’extension de l’habitat bourgeois haussmannien, ensuite du résidentiel, des villages surveillés à l’américaine et des centres-villes « boboisés » marquent
cette évolution, la domination du privé. Quant à l’habitat aristocratique, il est somptueux
à l’extérieur, parfois malcommode à l’intérieur, différant ainsi de l’immeuble bourgeois
austère extérieurement mais cossu intérieurement, comme le montre Louis Aragon dans
Les Beaux Quartiers. Et, mythiquement, la chaumière s’oppose au château. Rousseau
préfère la grange du paysan, les humbles villages au bal de l’opéra.
Au XIXe siècle, Paris est d’ores et déjà partagé entre l’est, ville ouvrière, artisanale et
populaire, et l’ouest, bourgeois et mondain, comme le remarque Balzac au début de Ferragus (1834), qui oppose le monde du bal à celui des « barrières ». Au début de L’Assom-
45
moir, Zola décrit l’intérieur lugubre et sordide d’un hôtel et de ses couloirs au nord de
Paris, où Gervaise doit s’installer. Pot-Bouille décrit aussi un immeuble parisien et ses
habitants. À la vue horizontale de Paris, Balzac ajoute celle, verticale, d’un immeuble en
coupe : « Paris est le plus délicieux des monstres […]. Ses greniers, espèce de tête pleine
de science et de génie, ses premiers étages, estomacs heureux ; ses boutiques, véritables
pieds ; de là partent tous les trotteurs, tous les affairés » (Ferragus). La métaphore organique du corps recoupe les distinctions sociales : artisans au rez-de-chaussée, bourgeois
qui digèrent au premier, étudiants, poètes pauvres, ou romanciers faméliques comme le
fut Balzac lui-même, dans les mansardes. De même, dans La Vie, mode d’emploi (1978),
Georges Perec, également auteur d’Espèces d’espaces (1974) – où il étudie les liens avec
les divers espaces urbains –, évoque un immeuble fictif avec ses habitants et ses histoires
sur cent ans. Dans cet espace littéraire, on passe d’un lieu à un autre, d’une pièce à une
autre, comme dans un jeu. Dans La Forme d’une ville, Jacques Roubaud s’étonne devant
l’aménagement de l’espace urbain.
La poésie et le mystère entourent souvent l’image littéraire, l’espace urbain. Déjà, à la fin
du XVIIe siècle, Restif de La Bretonne avait écrit les Nuits de Paris, évocation étrange
et mystérieuse de la ville, Dans la tradition du romantisme de la nuit, Eugene Sue écrit
au XIXe siècle Les Mystères de Paris ; Gérard de Nerval, auteur de La Main enchantée,
parlait du Paris pittoresque du temps d’Henri IV, était familier du vieux Paris dont il
hantait les bistrots et les asiles, avant de se suicider rue de la Vieille-Lanterne une nuit
d’hiver 1855. Dans Ferragus, Balzac fait allusion aux « bizarres et larges contrastes » du
vieux Paris, antérieur aux bouleversements haussmanniens. Puis la modernité de la ville,
déjà perçue par Baudelaire dans « À une passante » (Les Fleurs du mal, 1857), associe le
mouvement à la surprise, élément essentiel de l’esthétique surréaliste de la ville, influente
chez Aragon, Queneau et Prévert. La ville offre sans cesse des aspects inédits et poétiques
nouveaux. Le mystère urbain est celui du dessous de la ville (Roger Caillois, Le Mythe
et l’Homme). Valjean fuit Javert par les égouts ; Rose fuit avec Jack, par la soute de Titanic, le mari qu’on a voulu lui imposer. Gaston Leroux écrit, au XIXe siècle, Le Fantôme
de l’opéra, à propos d’un lac sous le célèbre monument. Et c’est du fond de la mer que
surgit et se libère Edmond Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo. Enfin, Pierre Sansot,
dans Poétique de la ville, peint ses aspects étonnants : par exemple, arriver sous la pluie
dans une ville de province, se promener au petit matin, être sensible aux rythmes urbains,
être attentif aux personnages emblématiques : clochards, prostituées, ou à certains lieux
h
p
o
s
lo
46
h
comme les intérieurs des hôtels. Il existe des espaces étonnants et symboliques, comme
celui du labyrinthe de la cathédrale de Chartres, initiatique, à celui de Borges, ou comme
les prisons, impressionnantes et sophistiquées, de Piranesi au XVIIIe siècle, ou enfin de
la maison kabyle, décrite par Bourdieu, qui inverse l’ordre domestique « habituel » et
oppose une symbolique de la lumière à celle de l’obscurité.
La distinction entre le sacré et le profane est aussi essentielle ; dans le profane résident
le quotidien et le travail. Dans les sociétés traditionnelles, des lieux sont consacrés aux
fêtes collectives, même si le travail, peu productiviste et souvent à domicile, est associé à
une part de liberté. La modernité sépare très clairement le travail des loisirs, qui ne sont
que temps libre après le travail, et se crée l’architecture spécifique de la manufacture,
de l’usine où tout est contrôlé, normalisé comme le montre Foucault dans Surveiller et
punir. Encore faut-il distinguer les loisirs populaires des loisirs mondains qui ont chacun
leurs lieux spécifiques et leur temps assigné. La sociabilité diffère de l’opéra, cathédrale
mondaine évoquée par Balzac et Zola, où règnent l’ostentation et les regards sélectifs,
aux bistrots et aux bals populaires. Les jeux de plein air différent de ceux d’intérieur, les
amusements collectifs des jeux individuels. L’espace social comprend aussi des lieux de
rassemblement : places publiques propices au débat, sur l’agora ou le forum antiques.
La parole publique circule et se partage sur l’agora. On se rassemble et on discute au
marché ; on rassemble le peuple dans des stades, qui séparent les joueurs ou les acteurs
des spectateurs, ou bien qui instaurent le peuple comme participant primordial, dans les
régimes révolutionnaires, où la politique descend dans la rue, sur la place publique. Au
théâtre s’opposent aussi deux traditions, celle qui veut séparer les spectateurs de la scène,
pour accroître l’intensité du moment théâtral, l’autre, justement défendue par Rousseau et
Antonin Artaud, qui veut associer le peuple au spectacle ; dans la Lettre à d’Alembert sur
les spectacles, Rousseau défend l’idée d’une restauration des fêtes antiques et civiques à
la manière de Sparte. Les dispositifs spatiaux ne sont donc pas neutres, ils comportent des
implications humaines et sociales.
L’espace est ce qui regroupe ou sépare. Traditionnellement, on enterrait les morts dans
des lieux proches des églises, comme le cimetière des Innocents à Paris ; amis avec la
modernité, dans le souci d’ordre urbain, on a installé les cimetières hors des villes. Balzac évoque les hauteurs de ce grand cimetière romantique qu’est le Père-Lachaise, d’où
Rastignac contemple Paris à la fin du roman. De même, la mort a été refoulée hors du
regard des vivants ; on meurt aujourd’hui à l’hôpital plus qu’à domicile. La prison est
47
aussi organisée par l’ordre rationnel et moderne étudié par Foucault dans Surveiller et
punir comme un lieu de réclusion, surveillé à l’instar du collège, de la manufacture. Sous
l’Ancien Régime, le pouvoir veut être vu en place publique, où il châtie les condamnés,
où il fait régner l’éclat des supplices. Le pouvoir lui-même est accessible, non « protégé »
du peuple. Henri IV est assassiné rue de la Ferronnerie à Paris, et Louis XV reçoit un léger
coup de couteau de Damiens dans le parc de Versailles, en 1767. À l’âge contemporain, il
veut plutôt surveiller la société. Dès le XIXe siècle, il surveille l’espace carcéral souvent
géométrique – où se structure une contre-société avec son organisation et ses rôles. Le
pouvoir s’efforce de voir sans être vu. Bonaparte crée une police politique qui surveille
l’espace urbain, les bistrots comme les marchés. Sa démarche paraît encore artisanale si
l’on songe que l’État, ou bien des services américains, peut aujourd’hui contrôler l’espace
mondial grâce aux traces ADN, numériques et à la géolocalisation téléphonique.
Espace et pouvoir
h
p
o
s
lo
Éthologue contemporain, Konrad Lorenz a mis en évidence l’agressivité et la territorialité, dans l’animalité comme dans l’humanité. Dans les espaces de travail, organisés en
bureaux individuels ou en open spaces, aussi bien que dans les transports, la promiscuité
fait monter la tension ; le conflit implique alors la domination ou la soumission. Le territoire, réel ou symbolique – comme les emblèmes ou les titres –, est un enjeu de pouvoir
pour lequel on rivalise. Fonder une ville – comme le mythe de l’origine de Rome avec
ses limites sacrées –, établir un camp militaire, répartir les fonctions dans la ville, jouir
d’un espace réservé séparé de celui du profane – comme la Cité interdite –, bâtir des
monuments, des arcs de triomphe, des stades, des mausolées, des « lieux saints » pour des
grands hommes sont autant d’actes politiques qui jalonnent l’espace. De même, le calendrier qui structure, spatialise le temps est éminemment religieux ou politique. Le champ
du pouvoir est aussi celui de la rhétorique, de la parole, des idées, des médias ; on peut le
monopoliser, ou au contraire s’efforcer de le partager.
Comme toute technique, l’architecture n’est pas neutre ; je peux m’efforcer de changer la
société en changeant l’espace. L’exemple de Paris au XIXe siècle est éloquent. Au Paris
médiéval décrit par Hugo dans Notre-Dame de Paris (1833), roman historique de goût
romantique, au vieux Paris de Balzac qui était encore celui de 1848 va succéder, pour des
raisons politiques et de prestige, une ville monumentale et ouverte, mieux contrôlée, plus
48
h
bourgeoise à l’ouest. Issues d’une volonté politique de restructuration de l’espace national, les villes nouvelles se veulent l’expression de l’ordre et de la modernité ; elles ressuscitent parfois des villages sur le modèle francilien ou bien connaissent les difficultés
des banlieues ; l’espace utopique, par une topographie, une harmonie imitée d’une Nature
rêvée, souvent circulaire, est l’expression d’une société sans conflit. Ainsi, dans L’Utopie
de Thomas More, dans Candide de Voltaire ou bien dans La Cité du soleil de Campanella.
L’espace est majoritairement public, les portes ouvertes, les positions interchangeables
entre ruraux et urbains. Les Lumières ont créé des utopies harmonieuses. L’utopie peut
être vue comme un laboratoire social expérimental, comme le montre L’Île des esclaves
de Marivaux, où maîtres et valets échangent leurs positions. Un autre exemple est celui
des États-Unis, où des sociétés ont voulu se constituer sur des fondements bibliques,
loin de la vieille Europe. Dans Amérique, Jean Baudrillard rappelle l’idéal du bonheur
américain, réalisé ici et maintenant, hic et nunc, dans la proximité, différent des celui
des Européens, qui passe par une vue du monde historique et politique et par des conflits
révolutionnaires.
On peut favoriser l’habitat individuel ou collectif, intégrer l’habitat aux lieux de travail
comme dans les cités ouvrières du Nord, ou dans le palais du Peuple de l’industriel JeanBaptiste Godin à Guise, dans l’Aisne, réunir la culture ouvrière et paysanne, avec les
cités-jardins, bâtir des cités intégrées, les « cités radieuses » de Le Corbusier, qui souhaitait détruire l’espace urbain traditionnel. Ouvertes sur l’air et la lumière et très modernes
pour les années 1950, ces vastes bâtiments comportaient tous les équipements nécessaires
à la vie sociale, au rez-de-chaussée et sur le toit, avec laveries, solariums et commerces.
Comme Platon, qui inspira des constructions géométriques, Le Corbusier exprime une
résistance rationaliste à l’« archaïsme » et au « faux ». L’urbanisme devient l’enjeu de
réflexions politiques et philosophiques : La Production de l’espace d’Henri Lefèvre, avec
l’idée d’un droit à la ville : Christian Godin, Édifier : Benoît Goetz, Théorie des maisons :
Michel Serres, Habiter.
L’aménagement de l’espace scolaire, monastique ou de l’entreprise, l’organisation des
circulations, la répartition des fonctions peuvent favoriser tel comportement social, activer la communication, ou impliquer l’individualisme. Dans le domaine scolaire, se distinguent l’architecture des lycées napoléoniens, des public schools britanniques divisées
en maisons ou celle des collèges jésuites, équipés d’un théâtre pour l’expression orale et
l’apprentissage de la rhétorique, ainsi que d’espaces individuels de travail. Elles révèlent
49
des projets et des implications différentes. Comme l’espace religieux, l’espace scolaire
est traditionnellement pensé comme hors du monde, à l’image du cloître, réservé à des
activités désintéressées comme l’explique Montaigne dans les Essais, « De l’institution
des enfants ». ll est donc par nature « coupé de la vie », le cours est l’« office de l’enseignant » selon Bourdieu dans La Reproduction. Mais aujourd’hui, sans devenir un animateur, le professeur dirige plus des classes qu’il ne fait des cours, comme le remarquait
déjà Charles Péguy dans Notre jeunesse. Il ne peut plus être prisonnier de sa chaise, de
sa chaire.
Le pouvoir jalonne l’espace de ses marques. En politique, la métaphore du corps politique est souvent présente, l’espace politique est toujours qualifié, les lieux de mémoire
rappellent le passé, l’univers est investi de volontés subjectives comme le montre Raoul
Girardet dans Mythes et mythologies politiques. Les amis, les alliés « traditionnels », les
ennemis, intérieurs comme extérieurs, les comploteurs, les boucs émissaires, le peuple,
les places publiques et les barricades, ou des monuments emblématiques comme la Bastille, dont l’historien républicain romantique retrace la prise comme une épopée – mais
aussi la ville, lieu d’ambition ou de corruption, la campagne, lieu de vertu pour Rousseau,
ou d’archaïsme –, l’étranger, le « barbare », le « bon sauvage », sont des représentations
communes. On commémore tel événement, on diabolise tel lieu mal famé. Des ethnies ou
des groupes sociaux sont diversement représentés. Avant le baptême de Clovis, les Francs
auraient été des barbares vivant dans des marécages et adorant des idoles de pierre et de
bois. Un autre exemple est celui du Paris « moderne » au XIXe siècle, où l’on veut disperser les marginaux, les errants, les prostituées. Il s’agit, selon l’expression d’Alain Corbin, de « décrotter les misérables ». On veut purifier, « désempuantir » l’espace public.
En effet, selon Corbin, les odeurs sont connotées selon l’espace géographique et social
(Le Miasme et la Jonquille). Les milieux sociaux sont mythifiés : romantiques, Hugo et
Michelet valorisent le « bon peuple » ; Céline parle de la zone dans les années 1930, et
au XIXe siècle, le paysan chez Barrès et Georges Sand acquiert les vertus idéalisées du
« bon sauvage ».
À l’âge contemporain, les médias de masse, cinéma, BD (L’Affaire Tournesol) ont constitué toute une mythologie des dictateurs : cheveux ras, monocle, réclusion dans des lieux
clos et souterrains, hantés par des forces chtoniennes, armes spéciales dirigées vers le
« monde libre », en antithèse à ce qui serait pur et céleste. Avec les symboles, comme les
drapeaux et les titres, le territoire est souvent aussi mythique que réel, il désigne la patrie,
h
p
o
s
lo
50
h
la terre des pères ; quant à la nation, construction juridique – l’État nation ayant lui-même
succédé à la féodalité –, elle est issue de la Révolution et s’associe à un territoire hexagonal, valorisé par exemple par la géographie républicaine de Vidal de La Blache. L’attention des élèves de l’école républicaine est portée vers les trois départements d’AlsaceMoselle perdus en 1871. Vidal de La Blache insistait sur les déterminismes naturels mais
croyait, comme Jules Michelet et Ernest Renan, à la liberté et à la volonté dans le choix
de leurs frontières par les peuples. Les historiens Malet et Isaac, Lavisse ainsi que l’auteur
du Tour de France par deux enfants furent aussi inspirés par ce point de vue. La nation est
alors plus forte que la race ; on considère le droit du sol autant que celui du sang.
La géopolitique est aujourd’hui à la mode, depuis la fin de la Guerre froide. Loin d’être
des espaces vides, au-delà des seules ressources à exploiter, les fleuves, les océans, les
littoraux, les détroits, les déserts – souvent lieux d’exil ou d’utopie dans les mythologies
– sont liés à des rivalités, peuvent représenter des enjeux de circulation, d’influence ou de
coopération. La conquête territoriale, le tracé des routes, les voies romaines, la logistique,
les stratégies militaires, la colonisation sont de l’ordre géopolitique. L’amiral Mahan a défini ainsi la mer comme clé de la suprématie britannique, dite thalassocratique. Haushofer
fut un théoricien du pangermanisme, de l’espace allemand continental. Huntington a mis
l’accent sur les nouveaux conflits identitaires et culturels qui ont remplacé l’affrontement
Est-Ouest. Une réflexion sur l’histoire du monde et de ses représentations est apparue,
avec L’Avènement du monde de Michel Lussault.
Sur ce sujet, la frontière, naturelle ou artificielle, est une limite qui ferme et qui divise,
parfois à l’aide d’un mur. Elle peut aussi ouvrir ou séparer, au sens européen ou américain. En effet, la frontière, au sens traditionnel européen entre deux États, est secondaire
dans l’idéologie américaine, où la frontière séparait les terres colonisées des terres inconnues ; là où l’on comptait installer le « modèle » américain pour l’avenir. Au-delà, il y
aura donc un vide à remplir. La frontière serait la limite entre la civilisation occidentale
– marché, libéralisme – et le reste, les cultures aux sens identitaires : les Européens, la
« vieille Europe », les native Americans, ou les Arabes, méconnus ou diabolisés, dans une
optique manichéenne. Les Indiens seraient refoulés, les Européens mis sous influence,
le Moyen-Orient géopolitiquement contrôlé, les communications mondiales surveillées.
Dans l’épopée mythique de la conquête de l’Ouest, le héros n’est pas un héritier, mais
un self-made-man. Dans la conquête de l’Ouest, lorsque le pionnier s’avance vers la terre
indienne, le puritanisme américain masque la réalité brutale en la justifiant moralement :
51
on diabolise alors celui contre qui on s’arme, bafouant le droit du premier occupant pour
y substituer le droit du plus fort (France Farago, Les Frontières) ; la doctrine de Monroe
considère le continent américain comme la chasse gardée des États-Unis et la « nouvelle
frontière » de Kennedy impliquait l’extension d’un modèle progressiste.
Espaces et conflits
Occuper physiquement un vaste espace peut être coûteux, voire fatal, comme le montrent
les exemples de Rome étudié par Montesquieu, et des grands empires (Paul Kennedy,
Chute et déclin des empires). La colonisation française, dont Céline a montré la vanité,
a voulu contrôler des territoires entiers, alors que les Anglais n’ont tenu que des points
précis : passages, ports, détroits… À une occupation pesante de l’espace, il faut préférer
l’exercice d’une influence, de la « séduction » moins coûteuse et plus payante, ou bien de
la subversion, qui économise les moyens, en vue du plus grand effet.
Du point de vue militaire, avec la stratégie et la tactique, il faut tenir des points clés de
l’espace, comme les hauteurs, ou l’on tend des embuscades, comme dans la Chanson de
Roland. La guerre est idéalisée, par exemple dans le récit de la bataille de Rocroi par Bossuet dans l’Oraison funèbre du prince de Condé ou par Voltaire dans Le Siècle de Louis
XIV (1751), lorsqu’est évoqué le passage du Rhin par le monarque : alors l’espace est
occupé ou franchi sans difficulté. La « guerre en dentelles », où des lignes de combattants
se font face et qui fait des milliers de morts, est moins meurtrière que les guerres contemporaines, mais est dénoncée par Voltaire dans Candide (chapitre III) et portée au cinéma
par Stanley Kubrick dans Barry Lyndon. Lui succède la guerre de mouvement, avec Bonaparte, où la mobilité l’emporte sur les effectifs, Bonaparte venant à bout des lourdes
armées autrichiennes, prussiennes, russes et anglaises, en attaquant au bon moment le
point faible de l’adversaire. Le roman de Balzac, Le Médecin de campagne, entretient la
légende bonapartiste en soulignant les qualités militaires exceptionnelles de l’empereur.
La vitesse, la dromocratie, est la clé du succès dans les mobilisations modernes étudiées
par Paul Virilio dans Vitesse et politique, analyste des liens de l’espace au temps dans
l’histoire contemporaine. La vitesse raccourcit et relativise les distances. Il faut ajouter la
ruse, comme le préconise le chinois Sun Tse, dans L’Art de la guerre. Il faut surgir là ou
on ne vous attend pas, de manière sélective, comme dans les happenings de notre époque,
avant toute réaction, toute contre-attaque de l’ennemi. En revanche, bien des guerres,
h
p
o
s
lo
52
h
comme celle de 14, qui a voulu tirer les leçons de l’échec de 1870, ont fait le choix de
l’offensive à tout prix, de l’occupation de l’espace. Charles Péguy, mort au front en septembre 1914, admirait les charges héroïques. Les manuels militaires de 1914 affirmaient
que l’on peut gagner cinquante mètres avant d’essuyer le feu de l’ennemi. Cela ne saurait
occulter les graves défaillances françaises : manque d’organisation, de coordination, de
communication en 1870, artillerie et intendance insuffisante en 1914, pertes très lourdes
dans l’infanterie… Les derniers mois de 1914 comptèrent des pertes très élevées. Déjà à
Crécy, Poitiers et Azincourt, les « charges héroïques » s’étaient achevées par de sanglants
désastres, même si la chevalerie française l’avait emporté à Bouvines en 1214. N’oublions pas également l’arrogance des notables et officiers d’état-major, remarquée par des
esprits aussi divers que Céline en 1914, Rebatet en 1940, ou des pacifistes anarchistes.
Les guerres modernes de masse, qui veulent détruire tout l’espace de l’adversaire, peuvent
être distinguées des guerres traditionnelles qui ne concernent qu’un espace et qu’un temps
réduits, et où la mythologie aristocratique ou romantique du guerrier s’impose. D’autre
part, comme la guerre de mouvement tend à s’enliser en guerre de positions, le recours
contemporain à la guérilla, à la subversion, s’impose, fondé sur l’esquive, l’embuscade,
la dissimilation, l’infiltration. Il faut se fondre dans le paysage, insécuriser l’espace de
l’ennemi pour le déstabiliser, tout en étant contraint à la mobilité perpétuelle. L’étalage
de puissance dans l’espace ne serait que faiblesse. Le fantassin laisse alors la place à
l’aventurier, au militant, au partisan, dont Lawrence d’Arabie constitue l’une des figures
emblématiques, admirée par Malraux. Ainsi, en 1912, à la tête d’une petite troupe, il
parvient à s’emparer d’Aqaba pris aux Ottomans et poursuit son rêve d’un vaste royaume
arabe, qui ne vit jamais le jour, vu les partages occidentaux puis la naissance de nouveaux
États, laïcs et autoritaires.
Espaces esthétiques
La littérature et le texte sont des espaces, en témoigne le titre de l’essai de Blanchot :
L’Espace littéraire. L’exploration, les expériences poétiques en sont un exemple, ainsi
La nuit remue d’Henri Michaux ou la prose poétique de Saint-John Perse. L’art n’est
pas qu’une transposition divertissante du monde. Il entend d’abord reproduire le réel,
en s’efforçant de le parcourir : telles sont les ambitions du roman réaliste, affichées par
Balzac dans l’avant-propos de la Comédie humaine (1842) et par Zola dans Le Roman
53
expérimental. Comme la science, fondement de l’idéologie dominante au XIXe siècle, le
roman veut explorer l’espace dans ses divers aspects : la ville, la province, la hiérarchie
sociale, les activités, l’histoire, les espaces naturels, maritimes, exotiques ou coloniaux,
comme le font Jules Verne et Jack London. Les couvertures des romans de Jules Verne
étaient ornées de toutes les gravures de l’aventure : navires, aéronefs, animaux exotiques
et marins, créatures étranges, engins d’anticipation. Verne manifeste son intérêt pour de
vastes domaines : géographie, zoologie, espace, tout un imaginaire coloré et passionné.
Verne exprima les grandes tendances idéologiques de son temps : foi en la science et en
la technique, saint-simonisme avec la volonté de transformer le monde, individualisme
romantique et libertaire… Avec Hugo et Michelet, le roman s’empare de sujets historiques et l’histoire devient roman, épique et lyrique.
Plus prosaïquement, Balzac décrit par le menu les intérieurs bourgeois, la pension Vauquer dans Le Père Goriot, l’intérieur des Grandet à Saumur, et Flaubert l’intérieur de
la ferme des Bertaux dans Madame Bovary. Tous les détails y font sens et contribuent,
surtout chez Balzac, à rendre l’esprit des lieux, l’âme d’une pièce, le caractère des personnages en symbiose avec leur milieu. La description, comme la collection, est appropriation du réel et les détails ne sont pas neutres. Tout comme l’ambition des personnages,
cet inventaire de l’espace est un caractère à la fois du roman comme de l’âge bourgeois,
comme le remarque Marthe Robert dans Roman des origines et origine du roman. Le
détail, la miniature, comme les figurines peintes de la maison de Balzac rue Raynouard à
Paris, recréant tout le paysage social de son temps, parviennent à suggérer tout un monde.
Si l’on est un géant, on peut contempler, à ses pieds, un monde en miniature.
Toutefois, la fonction de l’art n’est pas de copier l’espace, mais d’en exprimer une vérité,
de le rendre significatif, par la stylisation, par la métamorphose du réel, par le recours aux
mythes. L’art nous détourne de l’espace concret pour mieux y revenir. Par exemple, Zola
n’est pas le peintre neutre et objectif du nouveau monde industriel dont il est le contemporain, il recourt aux êtres et aux espaces mythiques, rendant ainsi sa création romanesque
plus saisissante. Les grands magasins deviennent des temples du commerce à la mode (Au
bonheur des Dames), la mine est analogue au Minotaure (Germinal), la Beauce est analogue à la mer (La Terre) la Bourse (L’Argent) et les pavés brûlants de Paris (La Curée)
sont des lieux d’énergie et de fusion comme chez Balzac, l’hôpital militaire est le lieu de
la mort horrible (La Débâcle), l’alambic de L’Assommoir devient un être organique qui
distille sa « sueur d’alcool ».
h
p
o
s
lo
54
h
Peinture, perspective, théâtre
L’histoire de l’art est une histoire du regard porté sur l’espace. C’est vrai, puisque je
l’ai vu, dis-je, mais qu’ai-je vu, et comment l’ai-je vu ? L’art médiéval figurait l’espace
par des symboles religieux, la Renaissance introduit ensuite une représentation perspectiviste avec le sculpteur Alberti et l’architecte Brunelleschi, chargé de la construction de
Florence en 1420. Il construit des bâtiments urbains en les pensant dans un ensemble
architectural, tout comme Rabelais vise à l’harmonie de l’ensemble de l’abbaye de Thélème (Gargantua, chapitre LVI). De même, à l’âge classique, au XVIIe siècle, le jardin à
la française a recours à des illusions d’optique. À Compiègne, la pelouse en pente, vaste
horizon ouvert, offre le point de fuite à l’horizon, et les côtés offrent de nouvelles scènes.
Cela se distingue du jardin à l’anglaise au XVIIIe siècle, plutôt fermé, comme le jardin de
Julie dans La Nouvelle Héloïse (IV, 11) de Rousseau, espace paradisiaque où le jardinier
laisse la nature libre de s’exprimer Dans ces lieux, on complète même le décor par des
fausses ruines, des bergeries, des « fabriques », du bois mort… Les paysagistes anglais
XVIIIe siècle prennent pour modèle les peintres du temps.
Plus particulièrement, en peinture, je vise le point de fuite quand je regarde au plus loin.
L’éloignement fait varier la taille des objets et des personnages. Le tableau devient alors
une fenêtre ouverte sur le monde. Cela favorise l’expression du moi, l’objectivation de
l’extériorité, invite à la découverte du monde, au-delà de ce que nous voyons immédiatement, au-delà même de l’horizon. Nous passons du « monde clos » à l’« univers infini »,
selon l’expression d’Alexandre Koyré. Cette perspective inquiète, angoisse l’homme
comme le montre, mais elle confirme l’homme dans son pouvoir face à l’univers. La peinture hollandaise de la Renaissance représente le triomphe de l’homme. Chaque espace est
envahi par une surabondance humaine, de marchands, de paysans… Les natures mortes
évoquent toujours un usage domestique. L’eau des canaux participe à un commerce permanent. Les paysans vaquent à leurs occupations, de multiples petits personnages peuplent les fêtes villageoises et les faces épanouies des bourgeois des ligues de marchands
regardent calmement le spectateur du tableau. Quant au tableau Les Ménines de Vélazquez, il multiplie le jeu des regards. Les détails dans l’espace pictural sont souvent significatifs et donnent un sens à l’ensemble.
Le théâtre est un espace spécifique qui figure les situations, les sentiments et les passions
de l’humanité dont il constitue le miroir en choisissant et en densifiant des effets drama-
55
tiques ; face au théâtre et par la mimesis, nous regardons notre propre humanité. Ce lieu de
représentation est fermé, tout y est fiction mais pris pour vrai, par convention. Le théâtre
peut être un espace naturel en demi-cercle, ou bien une enceinte dressée en ville.
C’est donc un espace spécifique comme le montre l’architecture du théâtre élisabéthain
au tournant des XVIe et XVIIe siècles, dans des cours d’auberge aménagées. Sans rideau
ni décors, la scène est demi-circulaire. Le théâtre à l’italienne est fermé, comporte des
balcons, la salle est séparée de la scène ; les coulisses, les décors et la machinerie font leur
apparition. Le théâtre classique français sépare aussi la salle et la scène, et Boileau, dans
L’Art poétique (1674), au chant III, conseille de ne pas multiplier les décors et les lieux :
« Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli/Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. » Le théâtre classique français est plus celui du texte et du discours, dans une dimension psychologique et métaphysique dans la tragédie, que de la représentation visuelle.
C’est la distance du public, de la salle à la scène – elle-même séparée en « côté cour » et
« côté jardin » – qui est importante et qui contribue à l’impact de la représentation, elle
intensifie ce qui va se donner à voir, souligné par les éclairages, rompt avec le monde
de l’habitude, de la familiarité quotidienne. Les décors, par l’illusion, approfondissent
l’espace. L’art baroque, qui prend lui-même le monde pour un vaste théâtre, est sensible
à la profondeur des apparences, utilise volontiers le trompe-l’œil. L’Illusion comique
(1636) de Corneille offre ainsi une mise en abyme exemplaire. Pridamant, père de Clindor, cherche son fils depuis dix ans. Clindor vit en fait une vie d’aventures, de la prison à
l’engagement dans une troupe de théâtre, ce qui permet à Corneille de faire l’éloge de cet
art. On doute alors de la frontière entre la réalité et la fiction. Le théâtre est un moment et
un lieu privilégié, même si tout est artificiel. On le mesure bien en visitant des coulisses,
par exemple celles de l’Opéra de Paris, ou en regardant la salle depuis la scène, qui prend
alors une allure de dépôt ou de garage.
Mais, le plus souvent, le théâtre implique une participation populaire. Héritier des fêtes
de Dionysos, le théâtre antique – certes fondé sur la communication avec les dieux –, fait
intervenir devant le proskenia, la scène proprement dite, le chœur sur l’orchestra, groupe
qui accompagne l’action. Le public, qui attribue des prix, participe bruyamment, hurle,
applaudit ou siffle. Plus tard, les mystères médiévaux rassemblent dans le même lieu, une
même aire de jeu, le public et le spectacle. Plusieurs lieux évoquant le paradis ou l’enfer,
ou des tableaux de la Passion, composent la scène ; ces lieux sont mobiles comme des
chars de carnaval. Le spectacle a donc lieu sur la place publique comme dans les rues.
Le théâtre de rue est lui-même vivant au XVIIe siècle, restauré aujourd’hui par le mois
h
p
o
s
lo
56
h
Molière à Versailles. Influencé par la commedia dell’arte, Molière avait commencé en
province sur des tréteaux. Ce fut Rousseau qui défendit le plus énergiquement la participation populaire dans sa critique du théâtre traditionnel, dans la Lettre à d’Alembert sur
les spectacles. Le spectacle et la séparation de la salle et de la scène désocialisent, ce qui
est sur la scène est distant, le public est mondain et frivole, passif, dans l’ombre et individualiste. Société d’« élite », soupers priés, ton affecté, usages convenus, conversations
hypocrites : le public du théâtre concentre tout le vice social. De plus, tout est faux sur
la scène puisque tout n’y apparaît que dans les bons mots, les « beaux dialogues », le bel
esprit… Il faut donc restaurer les anciennes fêtes populaires où peuple serait acteur et
spectateur, dans la transparence essentielle des regards : chacun voit et est vu de même.
On perçoit ici la parenté du théâtre à la fête populaire et à la démocratie politique.
Le théâtre romantique lui-même, répudiant le classicisme jugé académique, donna la
priorité a la vie, à la couleur locale, à l’histoire et, au XIXe siècle les théâtres de boulevard
étaient le lieu de l’agitation populaire, où le public houspillait les acteurs, jusqu’à la création de théâtres bourgeois de centre-ville. C’est le XXe siècle qui va réactiver les tentatives
de faire sauter la barrière entre les acteurs et le public. Dans Le Théâtre et son double,
dès 1938, Antonin Artaud défend la dimension spectaculaire du théâtre, l’usage de tout
l’espace : « Le théâtre s’étendra par suppression de la scène ; parti du sol, il maintiendra
le spectateur dans un bain constant de lumière, d’images, de mouvements et de bruits. De
même qu’il n’y aura pas de place inoccupée dans l’espace, il n’y aura pas de répit dans
l’esprit du spectateur. Entre la vie et le théâtre, on ne trouvera plus de coupure nette. »
Médias et post-modernité
Dans L’État séducteur, Régis Debray, spécialiste de médiologie, avait distingué la logosphère, l’âge des prophètes bibliques, et des orateurs antiques, qui s’expriment sur la place
publique, la graphosphère, l’âge des clercs et des humanistes, qui règne dans les universités et les bibliothèques, et enfin, la vidéosphère, l’âge de la télévision et d’Internet. Ces
lieux et ces techniques ne sont pas neutres et façonnent un type de société. Mac Luhan
écrivait que le message, c’est-à-dire le contenu, c’est le média, c’est-à-dire le canal. Référence dite incontournable de la post-modernité, Internet donne accès à des sites non situés
et contribue à former un espace mondial, un « village planétaire » sans les repères immédiats de la société traditionnelle. À la différence du cinéma – initialement perçu comme
57
un art forain menaçant le théâtre – qui projette des images sur l’écran, et à la différence de
la télévision qui offrait un moment collectif, l’écran informatique est éclairé de l’intérieur.
Les pages informatiques nous échappent, nous ne les possédons pas comme un livre,
nous sommes fermés à notre entourage, dans notre « bulle », et nous prenons le virtuel
pour réel, comme le montre Jean Baudrillard. Cela a pour corrélat un affaiblissement
considérable du lien social, une indifférence à l’espace public. Mails et répondeurs qui ne
répondent pas, sens giratoires où l’on ne se croise jamais, indifférence aux autres, multiples préventions et précautions, tels sont les dispositifs de la post-modernité.
Certes, Internet manifeste une ouverture démocratique à l’universel, les réseaux sociaux
peuvent ébranler, par des rassemblements immédiats, des régimes autoritaires, sans lendemains garantis toutefois. WikiLeaks peut diffuser des documents officiels et la frontière
entre le public et le privé peut s’effondrer sous le poids d’une juste exigence de transparence. Mais les pouvoirs, particulièrement en Europe du Sud, sont traditionnellement
opaques, pris dans des conflits d’intérêts. Le pouvoir des citoyens reste faible, face aux
oligarchies en place, financières, médiatiques, aux structures administratives, à l’« ascenseur social en panne », aux espaces réservés des experts.
Alain Finkielkraut défend la culture humaniste face au tout numérique, et dans L’Utopie
planétaire (2000), Armand Mattelart, reprenant L’Histoire de l’utopie de Jean Servier,
montre que l’informatique n’est pas neutre. Elle est l’expression d’une idéologie mondialiste, tout comme le saint-simonisme voulait, au XIXe siècle, unifier les civilisations grâce
au chemin de fer. Loin d’être de simples inventeurs sortis de leurs « garages », les pères
fondateurs de l’informatique ont servi le projet messianique d’un monde pacifié, sans
conflit, hygiéniste, où toutes les relations, et le monde réel seraient à distance. Comme
l’écrit Paul Virilio dans Cybermonde. La politique du pire, « quand on inaugure le TGV,
on perd le paysage […]. Si nous préférons le lointain au détriment du prochain, nous détruirions la cité […]. La tendance est à la désintégration de la communauté des présents
au profit des absents abonnés à Internet ou au multimédia ». Le monde est alors perdu
comme distance et comme histoire. Selon Baudrillard, l’écran et le virtuel escamotent le
réel social et historique, la mémoire, la distance critique, le sens politique.
h
p
o
s
lo
58
h
Sujets de dissertations
• Qu’est-ce que l’espace ?
• Ai-je l’espace ?
• Ou suis-je ?
• Sais-je où je suis ?
• Mon corps est-il indépendant de l’espace ?
• Le monde est-il en moi ?
• Microcosme, macrocosme
• L’homme est-il chez lui dans l’univers ?
• L’homme est-il en dehors de lui-même ?
• Qu’apprenons-nous de l’espace ?
• Que connaissons-nous de l’espace ?
• Comment se représenter l’espace ?
• L’espace est-il un objet de connaissance possible ?
• Peut-on connaître l’espace ?
• Peut-on mesurer l’espace ?
• Penser l’espace
• Puis-je mathématiser l’espace ?
• L’espace est-il un concept ou une donnée immédiate ?
• Peut-on dire que seul ce qui s’étend existe ?
• L’espace est-il donné ou construit ?
• L’espace est-il neutre ?
• Notre lien à l’espace est-il totalement déterminé par la culture ?
• L’espace, marque de ma subjectivité ?
• Habitons-nous le même espace ?
• L’espace, horizon de mes expériences ?
• L’espace est-il une réalité absolue ?
• L’espace est-il ordonné ?
• Y a-t-il des places définies dans l’espace ?
• L’espace est-il un système ?
• L’harmonie règne-t-elle dans l’espace ?
• L’espace est-il mesurable ?
59
• L’espace, mesure ou démesure ?
• L’espace est-il fini ou infini ?
• Quelles sont les limites d’un espace ?
• L’espace n’est-il que celui de la raison ?
• Existe-t-il une unité de l’espace ?
• Y a-t-il un ou plusieurs espaces ?
• L’espace est-il divisible ?
• L’espace est-il un tout ?
• L’espace dépend-il de ce qu’il contient ?
• L’espace peut-il se définir par son aptitude à contenir des corps ?
• L’espace se différencie-t-il de ce qui l’occupe ?
• L’espace n’est-il qu’une distance géométrique ?
• L’espace est-il continu ou discontinu ?
• L’espace n’est-il qu’une structure de relations ?
• Que gagnons-nous à mesurer l’espace ?
• Quelle est la réalité de l’espace ?
• L’espace est-il objectif, ou bien n’est-ce qu’une représentation ?
• L’espace est-il en nous, ou bien hors de nous ?
• L’espace est-il une simple forme de mes représentations ?
• Puis-je spatialiser le temps ?
• Comment voyons-nous l’espace ?
• Comment l’espace se dévoile-t-il ?
• L’espace, cadre nécessaire de la perception ?
• L’espace est-il extérieur à ma conscience ?
• Puis-je faire abstraction de l’espace ?
• Suis-je prisonnier de l’espace ?
• L’espace fonde-t-il ma liberté ?
• L’espace m’intéresse-t-il ?
• L’espace est-il la marque de ma puissance, le temps de mon impuissance ?
• Sommes-nous dans le temps comme nous sommes dans l’espace ?
• Abolir les distances, est-ce une illusion ?
• L’espace a-t-il une dimension humaine ?
• L’espace est-il la condition du Progrès ?
h
p
o
s
lo
60
h
• La science de l’espace a-t-elle une histoire ?
• L’espace permet-il la liberté ?
• L’espace est-il utile ?
• L’espace, attribut divin ?
• Le sacré s’inscrit-il dans l’espace ?
• Comment le pouvoir marque-t-il l’espace ?
Sujets de colles
• Espace, nature et culture
• L’espace des hommes
• L’homme et l’espace
• L’homme dans l’univers
• Le monde et l’univers
• Que signifie l’espace naturel ?
• Ici et maintenant, ailleurs et autrefois
• L’amour du lointain, du prochain
• L’universalisme
• Le global, le local
• Agir localement, penser globalement
• Les lieux aimés
• Qu’est-ce qu’un paysage d’âme ?
• L’Ailleurs
• Le fini et l’infini
• L’espace est-il vivant ?
• L’espace vital
• La continuité de l’espace vivant
• L’immédiat de l’espace
• L’espace vécu
• La conquête de l’espace
• Sortir de l’espace
• Espace, mouvement et vitesse
• Liberté et espace
61
• Explorer l’espace
• Parcourir l’espace
• Le seuil et la limite
• La limite et l’illimité
• Le continu et le discontinu
• Le divisible et l’indivisible
• L’infiniment grand et l’infiniment petit
• Mesure et démesure
• Rien de trop !
• Aménager l’espace
• Habiter
• Comment habiter l’espace ?
• Voir l’espace
• Vivre l’espace
• Imaginer l’espace
• L’imaginaire ouvre-t-il de nouveaux espaces ?
• L’espace n’est-il que géométrie ?
• La littérature des grands espaces
• À l’autre bout du monde
• Pourquoi parcourir l’espace ?
• Le fantastique et le merveilleux
• La poétique de l’espace
• La poésie cosmique
• Mystères et secrets de l’espace
• L’espace nous effraie-t-il ?
• À quoi servent les utopies ?
• L’expérience de l’espace
• L’espace mental
• Le champ des idées
• L’espace intérieur
• Sentir l’espace
• Proximité, promiscuité, ubiquité
• Intimité et intériorité
h
p
o
s
lo
62
h
• Chez nous, entre nous
• Où faut-il être ?
• Les lieux de mémoire
• Les racines et l’identité
• Lieu, territoire, patrie
• Quel est l’espace de la nation ?
• La mondialisation
• L’étranger
• L’espace national
• L’espace juridique
• Les lieux saints
• Les lieux sacrés, les lieux saints
• Les lieux mythiques, symboliques
• L’espace métaphorique
• La terre, la mer, le ciel
• Les hauteurs
• La terre et les morts, la mer et les vivants
• À vol d’oiseau
• La montagne et la forêt
• L’espace psychologique
• Le voyage et le passage
• La poésie du voyage
• À quoi bon voyager ?
• Philosopher en marchant
• L’éloge de la marche
• Voyager dans sa chambre
• Pas de voyageur sans bagage
• L’espace exotique
• L’exil et le déracinement
• Le « hors-sol »
• L’espace mondial
• Le monde est mon village
• Les frontières abolies
63
• Le tour du monde
• Le tour de la France
• L’éloignement
• L’exil
• La fuite
• L’aller et le retour
• Le départ
• Rien ne sert de courir…
• La route, les chemins de traverse
• Pourquoi faire un détour ?
• Le sens unique
• Une frontière ne fait-elle que séparer ?
• Intra muros, hors les murs
• Quel est l’intérêt de la géopolitique ?
• Guerre, stratégie et tactique
• Offensive et défensive
• Le terrain
• L’avant-garde
• Orient, Occident
• Nord et Sud
• Le grand Nord
• Adieu vieille Europe, que le diable t’emporte !
• N’importe où hors du monde !
• L’intervalle, la limite
• La distance, la proximité
• Le proche et le lointain
• Le « juste milieu » est-il juste ?
• La droite et la gauche
• Le haut et le bas
• L’immensité, la profondeur, la hauteur
• Le dedans et le dehors
• L’espace : géométrie et volumes
• L’espace : formes et couleurs
h
p
o
s
lo
64
h
• Le contenu et le contenant
• Le plein et le vide
• Avoir le vertige
• Le dessus et le dessous
• Sens dessus dessous
• Chaque chose à sa place
• Le centre et la périphérie
• L’avant et l’arrière
• L’avant-garde
• L’intérieur et l’extérieur
• Ouvert, fermé
• La porte
• Le huis clos
• L’hospitalité
• Agoraphobie et claustrophobie
• L’espace libre
• La ville et la rue
• La place publique
• La poésie de la ville
• La maison et ses rêves
• La cave et le grenier
• Chambre à louer
• Le nid et la coquille
• Le tiroir et le coffre
• Que nous montre le jardin ?
• L’espace urbain, enjeu de pouvoir ?
• L’urbanisme est-il politique ?
• L’architecture est-elle neutre ?
• L’espace public, la république
• Espace privé, espace public
• À la face du monde
• Le visible et l’invisible
• La privatisation de l’espace
65
• Espace ouvert, espace fermé
• Claustrophobie, agoraphobie
• L’espace réservé
• La « bulle »
• Quel est l’intérêt d’une boîte ?
• L’espace surveillé
• Le « carré VIP »
• L’espace domestique
• La distance sociale
• Garder ses distances
• Le rang social
• La chaumière et le palais
• Le château
• Les biens, les liens, les places
• Qu’est-ce qu’un espace de pouvoir ?
• Quel est l’espace du pouvoir politique ?
• Lieux et cercles d’influences
• L’espace mafieux
• Comment le pouvoir marque-t-il l’espace ?
• Mon corps dans l’espace
• Comment l’enfant perçoit-il l’espace ?
• L’espace théâtral
• Apparence, illusion, espace
• La scène et la salle
• Le décor
• L’espace pictural
• Pourquoi le détail en peinture ?
• Qu’est-ce qu’un paysage ?
• Peut-on parler d’un espace du texte littéraire ?
• Que révèle la description ?
• La perspective
• Qu’y a-t-il derrière le miroir ?
• Les médias forment-ils un espace ?
h
p
o
s
lo
66
h
• L’espace du virtuel
• L’espace juridique et judiciaire
• Le hors-la-loi
• L’espace carcéral
• Où loger les morts ?
• La clôture monastique
• Le monde hors du monde
• Mon royaume n’est pas de ce monde
• Dieu est-il partout ?
Lexique de l’espace
Agora, aménagement, bâtiment, corps, cosmos et chaos, univers et monde, telos et topos,
chora, dimension, distance, étendue, fini et infini habitat, lieu, mesure mouvement, Occident et Orient, perspective, ubiquité, vide, vitesse.
Quelques citations
Il arrivera que nulle part ne pourra se dresser de bornes, et que sans cesse de nouvelles
échappées prolongeront à l’infini les possibilités de s’enfuir. Il faut reconnaître que l’univers s’étend, affranchi de toute limite.
Lucrèce
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage.
Du Bellay, « Regrets »
À la base de la représentation de l’espace du Quattrocento, il y a la conception de
l’homme, acteur efficace de la scène du monde.
Pierre Francastel, Peinture et société (1977)
Je t’ai placé au centre de l’univers, afin que tu regardes avec d’autant plus d’aisance à
l’entour de toi tout ce qui est au monde.
Pic de La Mirandole, De la dignité de l’homme (1490)
67
De mode que les Intelligences célestes, les Dieux tant marins que terrestres en ont tous
été effrayés, voyant par l’usage de ce benit Pantagruélion les peuples Arctiques franchir
la mer Atlantique, passer les deux Tropiques, volter sous la zone torride, avoir l’un et
l’autre Pôle en vue.
Rabelais, Le Tiers Livre, chapitre LI (1546)
Le bâtiment, fait en figure hexagonale […] celui-ci était cent fois plus magnifique que
Bonnivet, Chambord ou Chantilly, car il comptait neuf mille trois cent trente-deux
chambres.
Rabelais, Gargantua, chapitre LVI (1532)
Un monde sans dettes ! Ô quelle harmonie sera parmi les réguliers mouvements des
cieux ! Quelle sympathie entre les éléments ! Comment nature se délectera en ses œuvres
et productions !
Rabelais, Le Tiers Livre, chapitre III (1546)
h
p
o
s
lo
Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui
n’est pas seulement maîtresse de soi, se dire maîtresse et emperière de l’univers, duquel il
n’est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander.
Montaigne, Essais, II, 12 (1588)
Le silence de ces espaces infinis m’effraie.
Pascal, Pensées, 206 (1669)
Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le
centre est partout et la circonférence nulle part […]. Qu’est-ce qu’un homme dans la
nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien
et tout.
Pascal, Pensées, 72 (1669)
La machine du monde aura pour ainsi dire son centre partout et sa circonférence nulle
part, parce que Dieu est sa circonférence et son centre, lui qui est partout et nulle part.
Nicolas de Cues
68
h
Il y a des Mondes infinis dans un Monde infini. Nous sommes aussi des Mondes de certaines gens encore plus petits comme des chancres, des poux, des vers. Peut-être que
notre chair, notre sang et nos esprits ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux,
nous prêtant mouvement par le leur, et produisant tout ensemble cette action que nous
appelons la vie.
Cyrano de Bergerac, Histoire comique des États et Empires de la lune (1657)
Sur cela je me figure toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemblerait à
celui de l’Opéra […]. On veut que l’Univers soit en grand que ce qu’une montre est en
petit, et que tout s’y conduise par des mouvements réglés […]. Je ne veux plus jurer qu’il
ne puisse y avoir commerce quelque jour entre la lune et la terre.
Fontenelle, Entretien sur la pluralité des mondes (1686)
En attendant, on leur fit voir la vile, les édifices publics élevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes.
Voltaire, Candide (1759)
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : « Ceci est à moi », et trouva des
gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.
Rousseau, Discours sur les fondements et l’origine de l’inégalité parmi les hommes
(1755)
J’aime à marcher à mon aise et m’arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle
qu’il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé,
et avoir pour terme de ma course un objet agréable : voilà de toutes les manières de vivre
celle qui est le plus de mon goût.
Rousseau, Confessions, livre IV (1765)
Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre
vie… Je marchais à grands pas, le visage enflammé, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.
Chateaubriand (1802)
69
La géographie entière a changé […]. Si je compare deux globes terrestres, l’un du commencement, l’autre de la fin de ma vie, je ne les reconnais plus […]. Cette étoile qui
paraissait simple à nos pères, est double et triple à nos yeux ; les soleils se font ombre et
manquent d’espace pour leur multitude. Représentons-nous, selon la science agrandie,
notre chétive planète dans un océan à vagues de soleils, dans cette voie lactée, métal en
fusion de mondes que façonnera la main du Créateur.
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, conclusion (1848)
La terre n’est pas moins digne de notre attention que le Ciel. Étudions-la bien pour en
connaître toutes les particularités, le haut et le bas, le proche et le lointain, le vaste et
l’étroit.
Sun Tse, L’Art de la guerre (IVe siècle avant J.-C.)
Napoléon vous enveloppe ces généraux allemands, en vous les entourant de quinze cents
Français, qu’il faisait foisonner à sa manière […], vous les jette à l’eau, les bat sur les
montagnes, les mord dans l’air, les fouaille partout.
Balzac, Le Médecin de campagne (1833)
h
p
o
s
lo
Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y
a pas cinquante mille bonnes places.
Balzac, Le Père Goriot (1835)
Toute sa personne implique la pension, comme la pension implique sa personne […] cette
première pièce pue le service, l’office, l’hospice.
Balzac, Le Père Goriot (1835)
Mon idée est d’aller vivre de la vie patriarcale au milieu d’un grand domaine, cent mille
arpents aux États Unis, dans le sud […] en menant une vie que l’on ne conçoit pas ici, où
l’on se tapit dans un terrier de plâtre.
Balzac, Le Père Goriot (1835)
Nul ne marche seul la nuit dans la forêt sans tremblement. Ombre et arbres, deux épaisseurs redoutables. Une réalité chimérique apparaît dans la profondeur indistincte.
Hugo, Les Misérables
70
h
Il faut, pour une association de 1 500 à 1 600 personnes, un terrain contenant une forte
lieue carrée.
Fourier, Traité de l’unité universelle, III (1821)
Le plan de la ville est essentiellement simple et régulier […]. Nettoyer, détruire les
miasmes, telle est l’œuvre principale du gouvernement. L’eau coule partout à flot.
Jules Verne, Les Cinq Cents Millions de la Bégum (1879)
Je parie vingt mille livres contre qui voudra, que je ferai le tour de la terre en quatrevingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux cents
minutes.
Jules Verne, Le Tour du monde en quatre-vingts jours
Qui ne sait le charme des landes ? Il n’y a peut-être que les paysages maritimes, la mer
et ses grèves, qui vous émeuvent davantage. Elles sont comme les lambeaux d’une poésie
primitive et sauvage que la main et la herse de l’homme ont déchirée. Notre époque, grossièrement matérialiste et utilitaire, a pour prétention de faire disparaître toute espèce de
friche et de broussaille aussi bien du globe que de l’âme humaine.
Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée (1854)
Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux
Baudelaire, « La vie antérieure », Les Fleurs du mal (1861)
Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du
ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais
les lasser.
Baudelaire, « Le port », Petits poèmes en prose (1869)
71
Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre véritablement spirituelle […].
Les meubles ont des formes allongées, prostrées. Les meubles ont l’air de rêver […]. Les
étoffes parlent une langue muette, comme les fleurs, comme les ciels, comme les soleils
couchants.
Baudelaire, « La chambre double », Petits poèmes en prose (1869)
Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte ne voit jamais autant de choses
que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus fécond,
plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle.
Baudelaire, « Les fenêtres », Petits poèmes en prose (1869)
À sept ans, il faisait des romans, sur la vie
Du grand désert, où luit la liberté ravie
Forêts, soleils, rives, savanes ! – Il s’aidait
De journaux illustrés où, rouge, il regardait
Des Espagnoles rire et des Italiennes.
Rimbaud, « Les poètes de sept ans », Poésies (1871)
h
p
o
s
lo
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées
J’allais sous le ciel, Muse, et j’étais ton féal
Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la grande ourse.
Rimbaud, « Ma bohème », Poésies (1871)
Rien n’a changé. J’ai tout revu : l’humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin
Le jet d’eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle
Verlaine, « Après trois ans », Poèmes saturniens (1866)
À quoi bon bouger, quand on peut si magnifiquement voyager dans une chaise ?
Joris-Karl Huysmans, À Rebours 1884
72
h
Un beau voyage est une œuvre d’art
André Suarès, Vers Venise (1910)
Il y a des lieux où souffle l’esprit
Barrès, La Colline inspirée
Notre vie est un voyage
Dans l’hiver et dans la nuit
Nous cherchons notre passage
Dans le ciel où rien ne luit
Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)
Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés, pétaradant […] enfermés sur
la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas) […]. Je m’étais embarqué dans une croisade
apocalyptique.
Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)
Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville
debout […], celle-là l’Américaine, elle, elle se tenait bien raide, pas baisante du tout.
Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)
Dans ma chambre toujours les mêmes tonnerres venaient fracasser l’écho par trombes,
les foudres du métro d’abord […] des appels incohérents de la mécanique de tout en bas
[…]. La grande marmelade des hommes dans la ville.
Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)
La lumière du ciel à Rancy, c’est du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois.
[…] Quand on arrive vers ces heures-là en haut du pont Caulaincourt, on aperçoit audelà du grand lac de nuit qui est sur le cimetière les premières lueurs de Rancy. Faut faire
tout le tour pour y arriver. C’est si loin ! Alors on dirait qu’on fait le tour de la nuit même
[…]. Les chiens de la zone sont à leur poste d’aboi.
Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)
73
Un rebut de bâtisses tenues par des gadoues noires au sol […]. Là-dedans, c’est nous
[…].
Baudelaire, « La chambre double », Petits poèmes en prose (1962)
L’homme s’occupe à des petits tours pour faire passer les petits jours.
Beckett
Je hais les voyages et les explorateurs.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955)
Ne faites que de la littérature et du cent kilomètres à l’heure.
Paul Morand, Lettre à Roger Nimier
L’univers sans mesure appartient dans la mesure où nous lui appartenons.
Jean Giono, Le Poids du ciel
h
p
o
s
lo
Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l’espace.
Albert Camus, Noces (1940)
La route, chemin en forêt qui semble ne mener nulle part.
Julien Gracq, La Presqu’île
L’espace, forme de ma puissance, le temps, de mon impuissance.
Jules Lagneau
Une maison est une machine à habiter.
Le Corbusier, La Charte d’Athènes (1935)
La grande ville dérobe l’homme à la méditation et à la réflexion qui furent autrefois
siennes.
Frank Llyod Wright, The Living City (1958)
74
h
Je vivais seul, dans les bois, à un mille de tout voisinage, en une cabane que j’avais bâtie
moi-même au bord de l’étang de Walden, à Concord, Massasuchets, et ne devant ma vie
qu’au travail de mes mains.
Henry Thoreau, Walden ou la vie dans les bois
L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent, livré à la mesure et à
la réflexion du géomètre. Il est vécu.
Bachelard
Il vaut mieux savoir où l’on est sans savoir où l’on va, que de savoir où l’on va sans
savoir où l’on est.
Almanach du marin breton
Bibliographie : ouvrages de culture générale
D. BOURDIN et alii, Cent fiches de culture générale. Histoire de la pensée, Bréal, 2010.
Fr. FARAGO, Fr. FOREAUX, Dictionnaire de culture générale, Pearsons, 2010.
J. BONNIOT, P. DUMONT, G. GUISLAIN, Éléments de culture générale, Ellipses, 1999.
E. CAQUET, F. GROLLEAU, G. GUISLAIN, L’Intégrale de la culture générale,
Ellipses, 2009.
Fr. FARAGO, Le Christianisme, le judaïsme et la pensée occidentale, Armand Colin,
1999.
G. GUISLAIN, Y. TERRADES, Exercices de contraction et de synthèse de textes,
Ellipses, 2001.
G. GUISLAIN, QCM commentés de culture générale, Studyrama, 2011.
F. LAUPIES, Dictionnaire de culture générale, PUF, 2006.
75
5. L’ESPACE COMME « FORME A PRIORI DE LA
SENSIBILITÉ » SELON KANT
Jean-François Riaux
Professeur de culture générale en classes préparatoires économiques et commerciales au
lycée Saint-Michel-de-Picpus (Paris)
Approche liminaire
Qu’est-ce qui est immédiatement donné à l’homme, sinon, au sens le plus large, tout
ce qui vient affecter son esprit ? Ce qui suppose une capacité de ressentir, nommée par
Kant réceptivité des impressions, ou sensibilité. Ces impressions (je sens un parfum, je
suis ébloui, je sens une résistance au contact de cet objet x, etc.) constituent une « matière », laquelle est ordonnée, c’est-à-dire est assujettie à quelque chose qui lui donne
« forme » ; la matière (ce parfum, cette brillance, cette résistance…) est a posteriori,
la forme (la durée de cette impression olfactive, de cet éclat de lumière, par exemple)
est, selon Kant, a priori, c’est-à-dire fournie par l’esprit lui-même. En informant ce qui
apparaît en lui par les sens, le sujet se représente quelque chose ; ce qui signifie que la
matière fournie par les sens ne devient pour lui représentation que par la forme qu’il lui
donne (la question de l’aperception transcendantale, c’est-à-dire celle du je pense ou
de l’unité de la conscience qui accompagne toutes nos représentations) ne relève pas du
cadre de cette étude. Le temps et l’espace sont nommés par Kant formes a priori de la
sensibilité, grâce auxquelles le divers, matière fournie par les sens, trouve à s’ordonner :
en bref, il n’y a pas d’appréhension possible de ce qui m’affecte (par exemple, ce parfum qui m’indispose, ou cette masse sombre à l’horizon) si temps et espace ne donnent
point forme à ce qui me touche. Ce qu’il convient d’examiner.
On pourrait s’opposer à Kant en reprenant, en des termes quelque peu différents, la
question de Vaihinger1 : pourquoi la forme ne serait-elle pas donnée comme la matière
par l’action de ce qu’il faut bien nommer la chose en soi sur les sens du sujet ? À
cette question, Kant répondrait que la matière du phénomène est amorphe ou informe.
h
p
o
s
lo
1. R. Vergneaux, Le Vocabulaire de Kant, Aubier Montaigne, p. 98.
76
h
Par sa nature même, cette matière brute est privée d’unité, de cohésion – apports de la
Dissertation de 1770. Cette matière, c’est-à-dire les sensations, est-ce par quoi le monde
m’envahit dans la confusion la plus totale. Si l’esprit n’opère pas la coordination ou mise
en forme d’« un sensible aussi inconsistant2 » nulle représentation ne saurait s’ensuivre,
« et comme ce en quoi les sensations peuvent seulement se coordonner et être ramenées
à une certaine forme ne peut pas être encore sensation, il faut que [la] forme de [tout
phénomène] se trouve a priori dans l’esprit3… ». Que la forme d’un phénomène soit a
priori dans l’esprit, c’est ce qu’il faut démontrer. Cette démonstration, Kant l’entreprend
dans le cadre de l’Esthétique transcendantale de son célèbre ouvrage, la Critique de la
raison pure, précisément dans l’« Exposition métaphysique » des « concepts » d’espace
et de temps – l’« Exposition transcendantale » de ces concepts consistant essentiellement à rendre raison de la certitude apodictique des mathématiques (géométrie, arithmétique) par rapport à leur apriorité4. Lorsqu’on considère les différentes expositions des
concepts de temps et d’espace, il apparaît que contrairement à la Dissertation de 1770, le
temps est examiné après l’espace : « Ces principes formels de l’univers phénoménal, absolument premiers, universels et qui sont comme des schémas et des conditions de ce qui
est sensible désormais dans la connaissance humaine, sont deux : le temps et l’espace5
» ; « Il y a deux formes pures de l’intuition sensible, comme principe de la connaissance
a priori, à savoir : l’espace et le temps6. ». Quelle est la raison d’un tel changement ?
L’Esthétique transcendantale intégrée à une Théorie transcendantale des éléments (de
la connaissance) débouche sur une Logique transcendantale qui l’enveloppe. Pour fonder un tel enveloppement, Kant doit disposer d’un moyen terme qui le rende possible.
Ce moyen terme, « charnière entre l’Esthétique et l’Analytique7 », sera le temps. C’est
pourquoi l’examen du temps est entrepris après celui de l’espace.
Bien qu’entre 1770 et 1781 (et 1787)8, la manière d’ordonner le Vortrag, c’est-à-dire
l’exposé des concepts d’espace et de temps, ait été modifiée, le contenu même de l’exposé change peu. En effet, les arguments que Kant avance pour prouver d’une part que
2. R. Daval, La Métaphysique de Kant, PUF, p. 29.
3. Critique de la raison pure, traduction Tremeseygue Pacaud, PUF, 1967, p. 54. C’est cette édition que nous
citons.
4. Kant opérera cette distinction dans la seconde édition de la Critique de la raison pure, en 1787.
5. Dissertation de 1770, Vrin p. 53.
6. Critique de la raison pure, p. 55.
7. R. Daval, op. cit. in n. 2, p. 28.
8. 1781, date de la 1re édition de la Critique de la raison pure, 1787, 2nde édition.
77
l’espace et le temps sont a priori dans l’esprit, d’autre part qu’ils sont pourvoyeurs
de représentations singulières ou intuitions, sont à peu près les mêmes que ceux de la
Dissertation de 1770. Avant de nous livrer à l’étude de chacun de ces arguments, nous
pouvons remarquer que Kant, dans l’Esthétique, ne les présente qu’après certains préalables qui posent problème. En effet, avant de démontrer l’apriorité et la singularité
de l’espace et du temps, Kant formule des propositions qu’il avance pour vraies, mais
qui peuvent prêter à critique : « Au moyen du sens externe (une des propriétés de notre
esprit) nous nous représentons des objets comme hors de nous et placés tous ensemble
dans l’espace […], tout ce qui appartient aux déterminations internes est représenté
selon les relations du temps. Le temps ne peut pas être intuitionné extérieurement, pas
plus que l’espace ne peut l’être comme quelque chose en nous9. ». En face de telles affirmations, on est en droit de s’interroger sur leur légitimité. La notion de « sens externe
» n’est pas ici (comme dans tout le reste de la Critique de la raison pure) véritablement
définie. Le sens externe n’est déterminé que d’un point de vue fonctionnel (autrement
dit, en vue de ne point trahir les propriétés attachées à la représentation euclidienne de
l’espace) : propriété de l’esprit (Gemüt) comme pouvoir de représentation en général,
il est ce par quoi le sujet se représente les objets comme co-extraposés, c’est-à-dire
comme existant ensemble hors de nous. Faut-il comprendre par là que l’espace est
consubstantiel à des objets existant en soi ? Assurément non. Justifions cette réponse.
Kant, à ce moment de l’Esthétique, est en quelque sorte partiellement prisonnier de la
déclaration préliminaire qu’il vient de faire pour des raisons essentiellement méthodologiques : « Dans l’Esthétique transcendantale, nous isolerons tout d’abord la sensibilité en faisant abstraction de tout ce que l’entendement y pense par ses concepts, pour
qu’il ne reste rien que l’intuition empirique10. » Ce qui signifie que Kant, pour mettre
clairement en évidence la détermination de la matière des sens par les formes a priori
de la sensibilité, isolera cette dernière de l’entendement et de ses formes. Autrement dit,
dans l’Esthétique, Kant considère l’objet-donné pour lui-même, c’est-à-dire indépendamment de sa liaison à une forme conceptuelle pure (quand on lie un type de perception à une quantité, par exemple : j’ai entendu trois fois le son du cor). Bref, pour autant
que l’on veuille comprendre l’objectivation de l’objet-donné par la forme conceptuelle
pure – plus simplement, quand la pensée conceptuelle s’approprie le son du cor par
h
p
o
s
lo
9. Critique de la raison pure, p. 55.
10. Ibid., p. 55.
78
h
trois fois entendu, la quantité n’est pas dans le donné sensible perçu, c’est une relation
que j’établis –, on ne peut se dispenser de comprendre ce qu’il est au regard de ses
propres conditions de possibilité : l’objet-donné étant isolé de sa catégorie, il ne saurait
être question de l’examiner par rapport à la possibilité de l’objet-objectif, formulation
qui désigne l’objet d’une représentation qui ne vaut que pour ce que l’entendement a pu
déterminer lui-même en faisant jouer telle ou telle catégorie à l’endroit du donné sensible (par exemple, lorsque je dis qu’il est huit heures au clocher, le huit n’est pas dans
le donné sensible, il procède d’une capacité à quantifier portant sur des coups de cloche
qui, eux, ne se font entendre qu’au coup par coup) ; la démonstration selon laquelle
les données d’une intuition sensible acceptent les formes a priori est une tâche qui
sera entreprise dans l’Analytique des principes. Dans l’immédiat, il s’agit seulement
de rendre compte de l’objet-donné par rapport au sujet percevant. Dans l’objet-donné,
n’est véritablement donné que ce que le sujet ne peut anticiper, c’est-à-dire ce qui ne
peut jamais être fourni a priori par l’esprit : nous voulons parler des sensations, matière
de la connaissance sensible. Comme cause des sensations, c’est-à-dire comme cause
de la matière de l’objet-donné ou représentation phénoménale, il faut bien admettre
la chose en soi « autrement on arriverait à cette proposition absurde qu’un phénomène (Erscheinung) existerait sans que rien n’apparaisse11. » Bien qu’il faille admettre
la chose en soi comme cause de la matière de l’objet-donné, on ne saurait, dans la
perspective critique, considérer cette matière comme effet en moi de la chose en soi,
me livrant le contenu même de la chose en soi. Du reste, Kant, pour lever toute équivoque, a répondu à ceux qui, comme Eberhard, identifiaient la matière du phénomène
au contenu de la chose en soi que « les objets comme chose en soi fournissent la matière
des intuitions empiriques mais ils ne sont pas cette matière12 ». En des termes plus spinozistes que kantiens, on pourrait dire que les sensations, parce qu’elles correspondent
à des déterminations de l’esprit par ce qui lui est transcendant, sont des effets qui diffèrent en essence et en existence de leur cause ; par là, elles sont des effets qui, n’ayant
rien de commun avec leur cause, constituent une matière immanente, c’est-à-dire une
matière qui n’est que pour le sujet et en lui (pour illustrer simplement ces propos, il
suffit de dire que lorsque je perçois de l’eau saumâtre, je n’ai pas de l’eau saumâtre dans
ma conscience : Aristote soutiendrait à juste titre qu’il n’y a pas d’homoousia – identité
11. Ibid., p. 23.
12. Réponse à Eberhard, Paris, Vrin, 1959, p. 63.
79
d’essence – entre l’eau perçue par moi et l’eau telle qu’elle est dans l’Être). De la sorte,
bien que grâce à son sens externe, le sujet puisse, à partir de la matière fournie par ses
sensations, se représenter un objet comme étant hors de lui, cet objet, en tant qu’il procède de la détermination de la matière immanente de ses sensations, n’est qu’un être
de représentation pour lui et en lui – c’est-à-dire quelque chose qui n’est absolument
rien en dehors de lui. Corrélativement, dans la mesure où ce qui pourrait nous conduire
à reconnaître le caractère irréductible de l’espace, c’est-à-dire l’identification de cet
objet, objet d’une représentation sensible, à l’objet tel qu’il pourrait être saisi en soi, ne
pourrait être fondé, ne serions-nous pas conduits à affirmer dès maintenant que l’espace
dans lequel cet objet nous apparaît n’est relatif qu’à nous-mêmes ?
La définition du sens interne, comme celle du sens externe, n’est pas très claire : il est
« une forme déterminée sous laquelle l’intuition de l’état interne [de l’esprit] devient
possible, de sorte que tout ce qui appartient aux déterminations internes est représenté
suivant les relations du temps13 ». Alors que le sens externe est cette propriété de l’esprit
par laquelle ses objets de représentation sensible prennent place dans l’espace, le sens
interne est cette propriété de l’esprit par laquelle toutes les déterminations de nousmêmes, c’est-à-dire les états intérieurs de notre esprit provoqués par tous nos objets
de représentation se donnent à nous-mêmes avec la marque d’une temporalité. Ce qui
paraît contestable, à ce moment du moins de notre analyse, « c’est l’exclusivité14 »
que Kant accorde au temps ou sens interne. En effet, lorsque Kant s’attache à signifier cette exclusivité en disant par exemple que « le temps ne peut pas être intuitionné
extérieurement », on a quelque peine à acquiescer. Ainsi, on peut difficilement soutenir
que le déplacement d’un mobile par rapport à des points fixes, l’altération d’un organisme ou d’une chose inerte, l’écoulement d’un ruisseau ne contribuent pas en quelque
sorte à donner à « voir » une sorte de temporalité. Bref, on peut difficilement soutenir
que l’extériorité n’est aucunement porteuse du temps, du moins dans notre expérience
commune des choses telles que nous croyons les éprouver. Quant à nos déterminations
internes, elles semblent plus ou moins participer à la spatialité du corps lui-même. Ne
dit-on pas qu’une vive émotion « serre la gorge » ? Mais laissons là ces considérations,
elles sont moins critiques qu’empruntées à la doxa.
h
p
o
s
lo
13. Critique de la raison pure, p. 55.
14. R. Vergneaux, op. cit., p. 117.
80
h
Venons en maintenant à la partie la plus importante de l’« Exposition métaphysique »
des concepts d’espace et de temps, c’est-à-dire celle où il est prouvé premièrement que
l’espace et le temps sont a priori, deuxièmement que l’espace et le temps ne sont pas
des concepts. En raison du rigoureux parallélisme des argumentations, nous nous attacherons à suivre l’argumentation déployée par Kant à propos de l’espace. Notre étude
s’en trouvera simplifiée.
L’apriorité de l’espace
Pour montrer que l’espace « se trouve a priori dans l’esprit15 » comme réceptivité, Kant
emploie trois arguments dont deux – le premier et le second – sont construits sur le
même modèle : thèse, preuve du bien-fondé de la thèse, conclusion.
On peut remarquer que le premier argument est, à quelques détails près, identique à
celui que Kant présente dans les premières lignes du paragraphe 15 de la Dissertation
de 1770. Examinons-le tel qu’il est formulé dans la Critique de la raison pure.
Thèse : « L’espace n’est pas un concept empirique qui ait été tiré d’expériences externes. »
Preuve : « En effet pour que certaines sensations puissent être rapportées à quelque
chose d’extérieur à moi (c’est-à-dire à quelque chose situé dans un autre lieu de l’espace que celui dans lequel je me trouve) et de même, pour que je puisse me représenter
les choses comme en dehors et à côté les unes des autres […], il faut que la représentation de l’espace soit posée déjà comme un fondement. »
Conclusion : « Par suite la représentation de l’espace ne peut pas être tirée de l’expérience des rapports des phénomènes extérieurs, mais l’expérience n’est elle-même possible avant tout qu’au moyen de cette représentation16. »
Par cet argument, Kant veut montrer que l’espace ne peut pas être abstrait de la matière
fournie par les sens dans la mesure où cette matière est quelque chose pour nous, c’està-dire donne lieu à une représentation pour le sujet, si et seulement si l’espace est présupposé en nous comme condition de cette représentation elle-même. Plus précisément,
si, grâce à notre sens externe, nous nous représentons des objets comme étant hors de
15. Critique de la raison pure, p. 55.
16. Ibid., p. 56.
81
nous et à côté les uns des autres – c’est-à-dire des objets empiriquement extérieurs et
non des objets qui « exist[ent] comme chose en soi distincte de nous17 » –, c’est parce
que ce par quoi nous nous représentons ces objets comme étant extraposés par rapport à
nous et les uns par rapport aux autres, c’est-à-dire l’espace, forme de notre sens externe,
est déjà posé par l’esprit comme fondement de ces rapports sensibles.
Avant d’examiner de plus près cet argument, on doit remarquer qu’il suppose que l’on
accepte une certaine conception de la sensation, conception que l’on a exposée plus haut
partiellement. S’il faut bien admettre la chose en soi comme cause de ce qui est senti
ou perçu (ou, selon les termes de Kant lui-même, si l’on peut « regarder [nos] perceptions comme l’effet dont quelque chose d’extérieur est la cause la plus prochaine18 »),
rien ne nous autorise à admettre que ce que nous percevons est la chose perçue telle
qu’elle est en soi, ni, qui plus est, que l’espace et le temps sont des conditions de la
chose en soi, thèse propre au réalisme transcendantal. Plus précisément, les sensations,
comme effets pour et dans le sujet réceptif d’une réalité qui lui est extérieure, qui est
ontologiquement indépendante de lui, doivent être considérées comme la matière d’un
objet de représentation sensible qui n’est rien en dehors de lui. Les sensations ne se
rapportent donc qu’au sujet lui-même. Du reste, Kant définit la sensation ainsi : « Une
perception qui se rapporte uniquement au sujet comme une modification de son état est
une sensation19. » Si les sensations sont ce qui me modifie, ce qui m’affecte, elles sont
donc, d’une certaine manière, ce qui m’asservit. Si cet asservissement s’exerce sans
que je puisse lui opposer quelque parade, mon affection sera telle qu’elle anéantira tout
sentir en moi. Qu’une lumière trop vive m’envahisse et toute vision s’abolit. La parade
du sujet humain, c’est son art de sentir, c’est-à-dire sa possibilité de mettre en forme la
matière des sens qui l’envahit. Le premier argument avancé par Kant pour démontrer
l’apriorité de l’espace suppose que l’on adhère à une telle conception. Dans la mesure
où les sensations, expression de l’action de l’objet sur le sujet, ne sont des que modifications* de son état interne, elles ne constituent qu’une matière purement subjective
qui, en tant que telle, n’a aucune détermination formelle. Or cette matière n’est quelque
chose que si, précisément, elle comporte quelque détermination formelle ; ne pouvant
h
p
o
s
lo
17. Ibid., p. 302 et cf. n. 12.
18. Ibid., p.298.
19. Ibid., p.266.
82
h
espérer la trouver en elle, il faut bien, s’il veut se donner carrière par rapport à elle, qu’il
la lui adjoigne, ce qui suppose qu’il la porte a priori en lui20.
Considérons le nerf même de l’argument, c’est-à-dire la preuve. Il semble qu’il
se ramène à un enchaînement de propositions constituant moins une démonstration
ex principiis qu’une affirmation ex datis de l’apriorité de l’espace. En effet, à première
lecture, nous avons le sentiment que Kant s’attache moins à démontrer qu’à soutenir
ex abrupto que les sensations ne peuvent être référées à quelque chose d’extérieur à nous,
et les choses représentées par nous comme extérieures à nous et les unes par rapport aux
autres, que si l’espace réside a priori dans l’esprit. La tendance à réduire l’argument de
Kant à une simple allégation tient, à notre avis, simplement à l’obscurité de ce que nous
nommerons les deux prémisses, plus particulièrement à l’obscurité de la première, obscurité que nous allons tenter de dissiper. « Pour que [les] sensations puissent être rapportées à quelque chose extérieur à moi… » : que signifie donc « rapporter » les sensations « à quelque chose extérieur à moi » ? Attendu que l’expression « quelque chose
extérieur à moi » signifie, au point où l’on en est, « quelque chose qui existe comme
chose en soi distincte de nous21 », et que, comme nous l’avons souligné plus haut,
« les objets comme choses en soi fournissent la matière des intuitions empiriques22 »,
on peut penser que rapporter les sensations « à quelque chose d’extérieur à moi », c’est
les référer aux choses en soi comme à leur cause. Or, si la chose en soi est « postulable »
par nous comme cause de la matière de nos représentations sensibles, elle n’est pas
pour autant accessible à notre nature. En effet, d’une part, il serait contradictoire de
prétendre que nous pouvons remonter d’un effet comme matière d’une représentation
qui n’est rien en dehors de nous à la chose en soi comme cause de cet effet, c’est-àdire à ce qu’est la réalité telle qu’elle existe indépendamment de toute représentation
humaine, d’autre part, plus largement, « l’inférence qui remonte d’un effet donné à une
cause déterminée est toujours incertaine, parce que l’effet peut résulter de plus d’une
cause ; dans le rapport de la perception à sa cause reste, par conséquent, toujours
douteuse la question de savoir si cette cause est interne ou externe, si donc toutes les
perceptions appelées extérieures ne sont pas un simple jeu de notre sens interne ou si
20. Par là, Kant s’oppose à Locke pour lequel l’espace est une idée de la sensation, c’est-à-dire une représentation tirée de nos sensations elles-mêmes ; et le temps, une idée de la réflexion, c’est-à-dire une représentation procédant en quelque sorte de notre aptitude à auto-poser nos propres états intérieurs.
21. Critique de la raison pure, p. 302.
22. Réponse à Eberhard, p. 63. C’est nous qui soulignons.
83
elles se rapportent à des objets extérieurs réels comme à leurs causes23 ». Si l’objet
extérieur à moi ne peut être pris pour quelque chose d’extérieur en soi, c’est-à-dire pour
un « être indépendant qui se trouve hors de nous24 », comment pouvons-nous considérer l’extraposition de cet objet par rapport à nous ? Le sujet humain, en tant qu’il est
nécessairement incapable d’atteindre l’objet tel qu’il est en lui-même (lui prêter un
tel pouvoir serait l’identifier à Dieu), n’a affaire qu’à des objets de représentation, à
des objets qui n’existent que dans la représentation qu’il en a, dès lors l’extraposition
d’un objet par rapport au sujet (ou celle des objets les uns par rapport aux autres) ne
tient pas à sa transcendance mais à la manière dont le sujet se le représente. Sachant
que l’expression « quelque chose d’extérieur à nous » ne désigne pas la chose en soi
mais un objet de représentation propre à notre esprit, comment pouvons-nous définir
le terme « rapporter » dans l’expression « rapporter [les] sensations à quelque chose
d’extérieur à nous » ? Si « rapporter » signifie ici établir un rapport entre deux termes
distincts, il faudrait tout d’abord faire apparaître que notre esprit, comme réceptivité,
est le champ de deux espèces de représentations : d’une part, les sensations, matière
représentative amorphe, d’autre part, la représentation de « quelque chose extérieur
à nous » (qui n’est rien hors de nous). Mais rien ne nous autorise à établir une telle
distinction. La seule conduite possible est de poser que les sensations et ce à quoi on
les rapporte sont une même représentation en ce sens que les sensations correspondent
à l’expression indéterminée de cette représentation et ce à quoi on les rapporte, à son
expression déterminée. Autrement dit, « rapporter [les] sensations à quelque chose
d’extérieur à moi », c’est passer d’une matière représentative informe à une matière
représentative informée, d’un senti sans cohésion à un senti mis en forme ou ordonné
sous certains rapports : à l’objet-donné ou phénomène (Erscheinung). Puisque l’esprit
comme réceptivité – et comme spontanéité – ne peut remonter de la matière des sens
à la chose en soi comme à la cause connaissable des déterminations de cette matière
elle-même, puisque de toute évidence, il lui est impossible de tirer de cette matière,
amorphe par essence, ce qui peut l’informer, enfin puisque l’esprit comme réceptivité
est, par définition, dépourvu de formes conceptuelles, on doit se borner à soutenir que
ce qui informe ou détermine cette matière tient à la structure même de l’esprit comme
réceptivité, c’est-à-dire, réside a priori en lui et est non conceptuel. En bref, si je rap-
h
p
o
s
lo
23. Critique de la raison pure, p. 298.
24. Ibid., p. 301.
84
h
porte les sensations à quelque chose d’extérieur à moi, c’est-à-dire si je puis déterminer
une matière représentative informe de telle sorte que j’obtienne un objet qui, bien qu’il
n’existe que dans ma représentation, n’en paraît pas moins extérieur à moi-même, c’est
parce que « la représentation de l’espace est déjà posée en moi comme fondement25 »
d’une telle détermination, c’est-à-dire comme ce qui rend possible une coordination
des sensations, constitutive d’un être de représentation comme mis à distance de soi.
Aussi l’espace est-il l’instrument de mon art de sentir, c’est-à-dire, ce par quoi ce que
je sens est moins ce que je subis que ce que je façonne, ce par quoi je fais quelque
chose des sensations qui m’assaillent au lieu de me perdre dans leur irrationalité ou
leur confusion.
Dans le premier argument de l’« exposition métaphysique » de l’espace, Kant établit
l’apriorité de celui-ci d’une manière relative, c’est-à-dire par rapport à la représentation
sensible. Dans le second, il établit cette apriorité d’une manière absolue, c’est-à-dire
par rapport à l’hypothèse d’une suspension de la représentation sensible elle-même.
Examinons rapidement ce second argument (dont on ne trouve pas l’origine dans la
Dissertation de 1770) qui s’articule comme le premier.
Thèse : « L’espace est une représentation nécessaire a priori qui sert de fondement à
toutes les intuitions extérieures. »
Preuve : « On ne peut jamais se représenter qu’il n’y a pas d’espace, quoiqu’on puisse
bien penser qu’il n’y a pas d’objets dans l’espace. »
Conclusion : « Il est donc considéré comme une condition de la possibilité des phénomènes et non pas comme une détermination qui en dépende26… »
Considérons la preuve elle-même. Pour donner un caractère plus explicite à cette
preuve, on pourrait lui substituer le raisonnement suivant : si le sujet entreprend de supprimer par la pensée tous les objets qui lui sont donnés dans l’espace, c’est-à-dire, s’il
fait abstraction de toutes ses représentations phénoménales, au bout du compte, il lui
restera toujours l’espace27. Ce raisonnement, Kant l’a déjà tenu dans l’introduction de la
25. Ibid., p. 56.
26. Ibid., p. 56.
27. D’une certaine manière, on pourrait, à propos d’une telle entreprise, opposer au point de vue de Kant celui
de Descartes, au début de la deuxième Méditation : quand bien même le sujet n’aurait que des représentations fausses, il reste qu’il est assuré qu’il pense. En d’autres termes, celui qui « révoque en doute » toutes
ses représentations ne peut « tenir pour constant que cette proposition : je suis, j’existe est nécessairement
vraie toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit ».
85
Critique de la raison pure et dans le premier paragraphe de l’Esthétique : « Enlevez peu
à peu du concept expérimental que vous avez d’un corps tout ce qu’il a d’empirique :
la couleur, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, l’impénétrabilité, il reste cependant
l’espace qu’occupait ce corps (maintenant totalement évanoui) et que vous ne pouvez
pas faire disparaître28 », « Quand je détache de la représentation d’un corps ce qui en
est pensé par l’entendement, comme la substance, la force, la divisibilité, etc., et aussi
ce qui appartient à la sensation, comme la dureté, la couleur, l’impénétrabilité, etc.,
il me reste encore pourtant quelque chose de cette intuition empirique : l’étendue et
la figure29. » En bref, la représentation de l’espace est nécessaire et donc a priori, en
tant qu’elle est la condition irréductible d’un objet comme phénomène. En effet, si je
considère un objet donné en faisant abstraction des caractères intellectuels que je lui
adjoins, ou de ses qualités sensibles, je constaterai bientôt – selon Kant – qu’au terme
de cette élimination, seule subsiste dans ma pensée la représentation de l’espace dans
lequel cet objet m’est apparu. Ce qui signifie qu’aucun objet ne peut m’être donné
indépendamment de la représentation de l’espace, par là même qu’elle est – comme le
dit Kant à propos de la représentation du temps, plus particulièrement – la « condition
générale de la possibilité » des objets comme phénomènes. Si on réexamine avec attention la pierre de touche de ce second argument : « On ne peut jamais se représenter
qu’il n’y a pas d’espace, quoiqu’on puisse bien penser qu’il n’y a pas d’objets dans
l’espace », on s’aperçoit qu’elle n’est inébranlable qu’à condition qu’on n’assimile
point « se représenter » à « penser ». En effet, d’un point de vue strictement logique,
il n’est nullement impossible de penser qu’il n’y a pas d’espace. Penser que l’espace
n’est pas, c’est-à-dire nier l’espace, n’est pas contradictoire. Qu’au regard de la solidité
de l’argumentation, « se représenter » ne doive être assimilé à « penser », c’est là une
condition qu’on ne saurait accepter spontanément. Elle a pourtant sa raison d’être. Si je
puis penser que l’espace n’est pas, c’est parce que le jugement qui consiste à nier l’espace n’enferme aucune contradiction, plus précisément, si je puis penser que l’espace
n’est pas, c’est parce qu’il n’y a pas contradiction entre l’acte de la pensée qui juge et
le contenu du jugement lui-même, c’est parce que l’acte de la pensée qui juge n’est
pas nié par ce qu’il pose. Bref, ce qui est posé ne contredit pas l’exercice de la pensée
elle-même mais n’est vrai que formellement. Dans l’Esthétique transcendantale, Kant
h
p
o
s
lo
28. Critique de la raison pure, p. 34.
29. Ibid., p. 54.
86
h
s’efforce de faire apparaître que l’objet donné est conditionné par ces forces a priori
que sont l’espace et le temps, c’est-à-dire qu’il s’efforce de déterminer les conditions
a priori de la possibilité de nos représentations phénoménales. Que l’espace puisse
être ce que le logicien peut nier du moment que les règles permettant l’exercice de la
pensée judicatoire sont respectées ne compromet nullement le succès de l’entreprise du
philosophe. Le dessein du logicien est d’établir un discours valide ; celui du philosophe
est d’établir un discours vrai, c’est-à-dire un discours dont le contenu soit susceptible
de rendre compte de ce qui est. Les registres de la validité et ceux de la vérité ne se
recoupent pas forcément. La proposition « [on ne peut jamais] se représenter qu’il n’y
a pas d’espace », en tant qu’elle vise à faire valoir un caractère propre à la nature même
de l’espace, renvoie aux seules exigences du philosophe, aussi serait-on mal inspiré à
vouloir tenir pour identique à cette proposition la proposition du logicien « [on ne peut
jamais] penser qu’il n’y a pas d’espace ».
Donc lorsque l’on a retranché de l’objet-donné tout ce qui vient des sens, tout ce que
l’entendement a pu y adjoindre (pour en faire un objet-objectif), c’est-à-dire, lorsqu’on
a supprimé par la pensée toute représentation phénoménale – simple ou déterminée par
l’entendement –, la représentation de l’espace, selon Kant, s’impose encore à la pensée,
signifiant par là même absolument son apriorité. Que la représentation de l’espace se
maintienne en moi, soit. Mais quelle est-elle exactement ?
Se maintenant en moi en absence de toute représentation sensible, intellectuelle ou
objective, l’espace n’est ni sensation, ni concept, ni ce qui procède de la synthèse des
deux. Malgré l’intérêt qu’on leur porte, ces déterminations simplement négatives de la
représentation de l’espace ne sauraient satisfaire pleinement. Mais cette insatisfaction
est tout à fait injustifiée dans la mesure où, dans la première articulation de l’« Exposition métaphysique », Kant ne prétend pas proprement définir la nature de l’espace, mais
prouver qu’on peut lui assigner le caractère logique de l’apriorité – comme on le verra,
c’est à partir des résultats de l’analyse de la première et de la seconde articulation que
l’on pourra déterminer positivement la représentation de l’espace.
Au lieu de tirer de l’irréductibilité de la représentation de l’espace, la preuve qu’elle
est a priori, on pourrait inférer de cette irréductibilité même que l’espace est quelque
chose de réel et d’absolu qui existe indépendamment des objets (considérés dans leur
existence propre ou phénoménale), c’est-à-dire que l’espace est un en soi, une sorte de
réceptacle absolu, identifiable selon Clarke et Newton au « sensorium dei » lui-même.
87
Ce point de vue, Kant l’avait adopté dans l’Écrit sur le premier principe de la différence
des régions dans l’espace30. Ayant posé l’espace comme réel et absolu, Kant devait
reconnaître dans les dernières lignes de son écrit qu’« il ne manque pas de difficultés
au sujet de ce concept, lorsqu’on cherche à saisir par des idées de la raison sa réalité… » En effet, l’espace, comme quelque chose dont l’être est réel et absolu, échappe
nécessairement à l’esprit fini du sujet humain, autrement dit, ce qui est posé par l’esprit
comme le fondement absolu ou la condition inconditionnée de l’extraposition des objets est inconnaissable pour l’esprit. On se trouve donc dans l’impossibilité de rendre
raison de l’extraposition des objets par rapport à la raison même de leur extraposition.
Si l’on s’obstine à s’engager dans une telle entreprise, on se trouvera très vite en butte
à d’irréductibles apories – aperçues par Kant dès 1756, dans La Monadologie physique.
Ainsi, par exemple :
• étant chacun quelque chose dont l’être est réel et absolu, l’espace et le temps existeraient donc s’il n’y avait pas d’objets. Plus précisément, l’espace et le temps n’étant
pas consubstantiels aux objets, ceux-ci ne peuvent être présents en eux qu’en tant
qu’ils ont été créés en eux. Qu’ils aient été créés en eux signifie qu’ils ont un commencement en eux. Si les objets ont un commencement dans l’espace et le temps absolus,
ces derniers les précèdent en étant eux-mêmes vides de tout objet. Vides de tout objet,
ils ne contiennent par définition aucun repère, c’est-à-dire aucun objet susceptible
de rendre possible la lecture d’un ordre. En conséquence, on ne peut soutenir qu’ils
précèdent les objets présents en eux ;
• étant quelque chose dont l’être est réel et absolu, l’espace contient nécessairement
l’ensemble des objets qui ont été créés en lui, en sorte que l’on croit pouvoir affirmer
que l’ensemble de ces objets, c’est-à-dire le monde, est limité dans et par l’espace. Or,
« les notions de distance et de limite n’ont de sens qu’entre les parties du monde31 ».
h
p
o
s
lo
30. On doit cependant remarquer que ce qui, en 1768, avait poussé Kant à reconnaître le caractère absolu
de l’espace ne peut être assimilé à une représentation qui subsiste dans l’esprit lorsqu’on a retranché de
l’objet-donné tout ce qui relève des sens ou toute forme conceptuelle qu’on a pu lui adjoindre pour le
rendre objectif. En effet, en 1768, Kant, pour affirmer le caractère absolu de l’espace, s’appuie sur le
phénomène de non-congruence des figures symétriques et identiques, plus largement, sur la constatation
de déterminations alogiques propres à certains objets géométriques ou concrets ; ainsi, sur la constatation
de la non-superposition des deux mains, et non pas sur la conséquence d’une suppression par la pensée
de tous nos objets de représentation.
31. A. Philonenko, L’Œuvre de Kant, Vrin, p. 68.
88
h
En conséquence, bien que le concept d’un espace réel et absolu l’exige, la limitation
du monde dans et par un tel espace, ne peut être sérieusement affirmée.
En conclusion, considérer l’espace comme chose réelle et absolue ne conduit qu’à
mettre la raison en contradiction avec elle-même. Kant, dès 1769 – « année [qui] m’a
apporté une grande lumière32 », nous apprend-il –, put laisser entendre que cette mise
en contradiction de la raison avec elle-même signifiait moins un échec de l’esprit dans
son appréhension d’un être qui lui est transcendant qu’un conflit de l’esprit avec luimême. Aussi à la question de l’intelligibilité de l’espace réel et absolu substituera-t-il
celle d’une intelligibilité d’un espace propre aux objets comme objets de représentation
pour le seul sujet humain : aux objets comme phénomènes. Il s’ensuit que la représentation de l’espace qui persiste dans la pensée après qu’elle a fait abstraction des objets
qu’elle appréhende grâce au sens externe ne saurait être considérée comme la représentation de quelque chose de réel et d’absolu, mais comme la représentation de quelque
chose qui appartient à la pensée telle qu’elle est faite. C’est après l’examen des deux
derniers arguments de l’« Exposition métaphysique » que nous pourrons véritablement
déterminer cette représentation.
Le troisième argument de l’« Exposition métaphysique » fournit une preuve indirecte
de l’apriorité de l’espace. En effet cette apriorité est ici moins ce que l’on démontre
que ce que l’on doit invoquer pour rendre compte de la nécessité et de l’universalité des propositions géométriques. Plus précisément, cet argument révèle que la certitude apodictique qui se dégage des principes géométriques ne peut s’expliquer que si
l’espace est une représentation a priori. Dans la mesure où cet argument tend moins
à démontrer l’apriorité de la représentation de l’espace qu’à fonder la valeur de la
science géométrique par rapport à cette apriorité même, il relève plus de l’« Exposition
transcendantale » que de l’« Exposition métaphysique » de l’espace. Il nous éloigne
donc quelque peu de la détermination de l’espace, comme condition de possibilité de la
simple représentation phénoménale. Ramené à l’essentiel, l’argument est le suivant : si
la représentation de l’espace était non pas une représentation a priori, mais un concept
empirique, c’est-à-dire un concept abstrait d’une manière donnée a posteriori, « les
premiers principes de la détermination mathématique ne seraient rien que des perceptions. Ils auraient donc toute la contingence de la perception ». Dès lors, « il ne serait
pas nécessaire (par exemple) qu’entre deux points il n’y ait qu’une seule ligne droite,
32. Kant, Reflexionen, 5037.
89
mais l’expérience nous apprendrait qu’il en est toujours ainsi33 ». En d’autres termes,
les propositions géométriques ne seraient qu’assertoriquement certaines, c’est-à-dire
qu’elles s’appuieraient sur des lois constatées, mais non pas garanties nécessairement.
Les trois premiers arguments de l’« Exposition métaphysique » nous fournissent la
preuve que l’espace est quelque chose d’a priori, les deux derniers nous fournissent la
preuve qu’il n’est pas un concept. Lorsqu’on aura fait ce dernier pas, on pourra enfin se
permettre d’en proposer une définition complète.
Différence des formes a priori de la sensibilité d’avec les concepts
Thèse du quatrième argument : « L’espace n’est pas un concept discursif, ou comme on
dit, un concept universel de rapport des choses en général, mais une pure intuition34. »
Cette thèse, Kant l’a formulée dans la Dissertation de 1770 en des termes peu différents :
« Le concept d’espace est une représentation singulière comprenant en soi toutes
choses, non une notion abstraite et commune les contenant sous soi35. »
Pour apprécier pleinement la thèse de Kant, il faut savoir qu’elle est dirigée contre la
conception leibnizienne de l’espace et du temps. Rappelons-la brièvement. En vertu
de leur simplicité, les monades n’ont ni étendue, ni commencement, ni fin. Si l’espace
et le temps étaient substantiels au même titre que les monades, il serait illégitime de
résoudre ces agrégats que sont les créatures dans les seules monades, substances inétendues et atemporelles, comme dans leur principe ou leur raison. La « monade substance36 » étant ce qui contient la raison dernière de toutes les déterminations de la
substance corporelle, les déterminations spatio-temporelles de celle-ci sont fondées en
elle. Attendu que les monades sont liées selon une ordonnance due au principe de raison
suffisante, lui-même ultimement réductible – selon Wolff – à un principe de logique,
les déterminations spatio-temporelles de la substance corporelle se ramènent au bout
du compte à des déterminations logiques. Les monades substances, centres véritables
de perception, « ne soutiennent pas entre elles des relations extrinsèques partes extra
partes mais des relations intrinsèques37 » procédant de leur perception réciproque. Ces
h
p
o
s
lo
33. Critique de la raison pure, p. 56.
34. Ibid., p. 57.
35. Dissertation de 1770, p. 65.
36. Expression d’Émile Boutroux, in La Monadologie, Delagrave, p. 19.
37. Leibniz, Gerhard, Berlin, II, 42.
90
h
relations intrinsèques s’effectuent selon la compatibilité ou l’incompatibilité des contenus propres à chaque monade, du détail de leurs changements.
Selon qu’il y a compatibilité, il s’établit entre les monades un ordre des coexistences
possibles dont l’expression phénoménale, c’est-à-dire l’expression pour un sujet percevant confusément, est ce qu’on nomme l’espace. Selon qu’il y a incompatibilité, les
monades ne peuvent être liées les unes aux autres simultanément ; elles s’ordonnent
selon l’ordre des possibilités inconstantes, ordre dont l’expression phénoménale est
ce que l’on nomme le temps. Ainsi l’espace et le temps, loin d’être assimilables à des
substances, loin d’envelopper ces substances immatérielles que sont les monades, en
procèdent : ils sont l’expression phénoménale de leurs relations idéales, elles-mêmes
réductibles à des rapports logiques.
Il y a trois raisons pour lesquelles Kant se refuse à identifier l’espace, condition subjective de la possibilité de nos représentations phénoménales, à un concept. La première
concerne son unicité, la seconde, son unité, la troisième, son infinité.
Considérons la première : « On ne peut se représenter qu’un espace unique, et quand
on parle de plusieurs espaces, on n’entend par là que les parties d’un seul et même
espace38. » Lorsqu’on définit le concept de chien, on peut l’appliquer à une multitude d’individus, ce qui signifie que le concept de chien est une représentation générale, c’est-à-dire une représentation à laquelle un grand nombre d’individus – Cerbère,
Argos, Médor, etc. – est susceptible de correspondre. Si l’espace était un concept au
même titre que le concept de chien, il faudrait admettre que l’on range des espaces
quelconques sous le concept d’espace, comme on range Cerbère, Argos ou Médor sous
celui de chien. Un tel point de vue est absurde. Tentons de le démontrer.
Même si l’on admet, dans l’hypothèse la plus fantaisiste, que le concept ou l’idée de
chien est donné a priori au sujet comme la représentation d’une espèce unique dont
chaque chien existant participe, Ulysse ne peut ranger Argos sous ce concept qu’à la
condition qu’Argos ait été préalablement perçu par lui. Cela signifie qu’un concept,
même donné a priori comme représentation d’une essence unique, n’est pas proprement originaire. En effet, n’étant pas intuitif, l’entendement humain ne peut, par une
telle représentation, être cause du chien Argos lui-même. Puisque l’existence d’Argos
n’est pas produite par une telle représentation, Argos ne peut être rangé sous elle que
s’il est préalablement donné à l’esprit comme réceptivité : que s’il a fait l’objet d’une
38. Critique de la raison pure, p. 57.
91
intuition empirique. Plus largement, puisque le concept de chien qu’on suppose inscrit
a priori dans le sujet, comme représentation d’une essence unique, l’essence « chien »,
ne fait pas venir à l’existence Argos lui-même, ce chien, en tant qu’il existe, est inconditionné à son égard, à l’égard de ce par quoi il est subsumé. Au contraire, des espaces
quelconques supposent la représentation d’un seul et même espace comme une condition même. En effet, distinguer des espaces quelconques, c’est délimiter des régions.
Or, pour que les délimitations soient elles-mêmes possibles, il faut bien se donner préalablement la représentation d’un seul et même espace comme objet de ces délimitations. Bref, des espaces sont contenus dans un seul et même espace et non pas sous le
concept d’espace.
Considéré comme un concept empirique ou sensible, le concept de chien est la représentation d’une seule et même essence abstraite d’objets sensibles présentant certains
caractères communs : absolument, la multiplicité des individus précède la représentation – par un concept – de l’unicité de leur essence. Au contraire, les multiples délimitations de régions supposent la représentation d’un seul et même espace comme milieu
où l’on peut les effectuer.
Ainsi à l’unicité relativement originaire de l’essence « chien » représentée par un
concept donné a priori – par hypothèse –, à l’unicité dérivée de cette essence représentée par un concept empirique, on peut opposer l’unicité absolument originaire de
la représentation de l’espace par rapport aux représentations d’espaces quelconques,
c’est-à-dire par rapport aux représentations de régions spatiales. Cette unicité, on peut
encore l’opposer à la multiplicité de l’espace considéré comme corrélat d’un certain
traitement par l’entendement des objets mathématiques, plus exactement comme corrélat d’une construction axiomatique. C’est là une autre manière d’apprécier clairement
le caractère non conceptuel de l’espace comme objet d’une Esthétique transcendantale,
c’est-à-dire comme condition a priori de la possibilité de nos représentations phénoménales. Considérons un triangle en nous attachant moins à sa représentation sur le
tableau noir qu’à son concept. Si l’on admet avec Leibniz que le concept de triangle,
en tant que concept d’un objet mathématique, c’est-à-dire un objet vrai nécessairement,
ne relève que d’un traitement analytique par l’entendement, la proposition « la somme
des angles d’un triangle est égale à deux droits » est comprise comme prédicat dans
le sujet triangle. Elle peut donc en être tirée grâce au seul principe de contradiction.
Lorsqu’on se place dans une perspective axiomatique, c’est-à-dire lorsqu’on tient cette
h
p
o
s
lo
92
h
proposition pour non démontrée à ce jour, ou pour définitivement indémontrable, il
est évident qu’elle ne peut plus être considérée comme un « prédicat contenu dans le
sujet [triangle] de manière nécessaire39 » que l’on pourrait tirer de ce sujet grâce au
principe de contradiction. Dès lors, les deux autres propositions possibles (somme des
angles inférieure à deux droits, somme des angles supérieure à deux droits) « peuvent
aussi être pensées comme rapportées au sujet “triangle”40 ». Il va de soi que ces deux
propositions ne peuvent être rapportées au sujet « triangle » que séparément. En effet, il
serait contradictoire de soutenir que la somme des angles d’un triangle peut être simultanément inférieure et supérieure à deux droits. Si l’on cherchait à se donner un triangle
dont la somme des angles est inférieure à deux droits et un triangle dont la somme des
angles est supérieure à deux droits, il apparaîtrait que l’on ne peut construire chacun des
deux triangles dans le même espace mathématique, dans le même lieu d’objectivation.
Il suffirait, pour s’en convaincre, de démontrer que ces deux triangles renvoient chacun
à une géométrie, respectivement, bolyai-lobatchewskienne (somme des angles inférieure à deux droits) et riemanienne (somme des angles supérieure à deux droits)41. Si
l’on voulait cesser de regarder ces triangles comme des objets de construction abstraite
pour les saisir à partir de moi, c’est-à-dire si l’on voulait les rendre présents comme
formes tracées sur la table ou sur la feuille blanche, on ne parviendrait à réaliser aucune
forme adéquate à leur concept. Ce que le sujet enserre des tracés qui sont l’œuvre de
sa main, c’est un triangle dont la somme des angles ne peut être qu’égale à deux droits.
Ainsi, aux constructions abstraites de triangles possibles au sein d’espaces irréductibles
les uns aux autres s’oppose un type unique de construction matérielle du triangle au
sein de mon espace, l’espace concret, à trois dimensions, le seul qui corresponde à
l’expérience humaine. Aux espaces à n dimensions propres à des figures définies selon
des conventions librement choisies s’oppose l’espace où je vis, où les figures possibles
ne peuvent prendre figure que d’une seule manière.
Passons au second membre de l’argumentation, celui qui concerne l’unité de l’espace :
« Ces parties ne sauraient non plus être antérieures à cet espace unique qui comprend
tout comme si elles en étaient les éléments (capables de le constituer par leur assem-
39. G. Martin, Science et ontologie traditionnelle chez Kant, Paris, PUF p. 26.
40. Ibid., p. 26
41. Selon ce que suggère G. Martin, op. cit. in n. 39, p. 26.
93
blage), mais elles ne peuvent, au contraire être pensées qu’en lui42. » L’antériorité des
régions par rapport à l’espace ne peut être admise pour la raison suivante : les parties
de l’espace seraient antérieures à l’espace lui-même si, par leur adjonction successive,
c’est-à-dire par leur synthèse, elles rendaient possible la production de l’espace comme
tout. Or, ces parties ne sont distinguables comme telles (comme régions) qu’en tant
qu’elles sont les produits d’un découpage, découpage qui, bien évidemment, n’est possible que si l’on se donne préalablement l’espace comme tout. Plus précisément, selon
les termes de Roger Daval, « on pourrait dire que l’espace (et le temps) sont des touts
qui rendent possibles des parties qui n’existent pas, ou du mois qui n’existent que par
des limitations artificiellement établies à l’intérieur d’eux-mêmes43 ». Ainsi, l’espace
est « un » en ce sens qu’il n’est pas composé mais posé comme tout au sein duquel
on détermine des parties. L’unité du concept en tant que représentation générale n’est
nullement identifiable à celle de l’espace. L’espace est « un » en tant qu’il contient en
lui ses diverses régions : en tant qu’elles sont des « limitations artificiellement établies
à l’intérieur » de lui-même. Si l’on considère la représentation de l’homme en général,
on ne saurait prétendre que les représentations d’individus quelconques sont des limitations de cette représentation, ou plus exactement que les représentations sensibles de
Pierre, Paul ne sont possibles qu’à titre de manières différentes de la limiter ; cela, dans
la mesure où ces représentations ne sont pas homogènes à elle. En effet, l’homme en
tant qu’objet d’une représentation sensible, c’est Pierre, Paul, etc., visés actuellement
par mes sens, en tant qu’objets d’une représentation générale, il s’agit de la représentation d’une essence logique constituée par la synthèse de ce qui peut toujours être
affirmé de Pierre, Paul, etc., qu’ils soient visés par mes sens ou non. À l’unité de l’espace comme unité d’un tout homogène aux parties qu’on distingue arbitrairement en
lui s’oppose l’unité du concept, comme unité de son contenu considéré pour lui-même,
c’est-à-dire comme unité de l’essence logique qu’il représente indépendamment des
représentations sensibles qui peuvent être subsumées sous lui.
Enfin, l’infinité du concept ne peut être assimilée à l’infinité de l’espace. Le concept
n’est infini qu’en tant qu’il peut être appliqué à une infinité d’individus. Son infinité est
donc relative à son extension. Regardé dans son contenu propre, le concept n’enferme
h
p
o
s
lo
42. Critique de la raison pure, p. 57.
43. R. Daval, op. cit. in n. 2, p. 32.
94
h
qu’une essence logique, de la sorte, il « ne peut être pensé qu’en refermant en soi44 » la
multitude infinie de représentations particulières qu’il a dans son extension. En d’autres
termes, le concept contient cette multitude infinie non pas en lui mais sous lui. À l’infinité de représentations particulières que l’on peut subsumer sous un concept s’oppose
l’infinité de parties renfermées actuellement dans l’espace.
Ayant prouvé dans un premier temps que l’espace n’est pas abstrait de cet être de représentation qu’est l’objet-donné, que cet objet présuppose l’espace comme condition
idéale de son extraposition, que cette condition se maintient en moi, abstraction faite
de l’objet-donné lui-même ; ayant prouvé dans un second temps que l’espace n’est
pas un concept dans la mesure où le rapport de l’espace comme tout à ses parties est
spécifique, nous pouvons affirmer que l’espace est a priori en notre sensibilité comme
la propriété formelle que nous avons de déterminer l’objet-donné, c’est-à-dire la représentation phénoménale, en tant que nous sommes affectés par quelque chose dont nous
ignorons tout – la chose en soi. Étant donné que cette propriété formelle relève de
l’esprit en tant qu’il s’exerce d’une manière non discursive, elle peut être, considérée
indépendamment de toute sensation, nommée une intuition pure. Ne relevant que de
l’esprit – comme réceptivité –, l’espace n’a aucune réalité extérieure à l’esprit, c’est-àdire qu’il n’est « ni une propriété des choses en soi, ni ces choses dans leurs rapports
entre elles, c’est-à-dire aucune détermination des choses qui soit inhérente aux objets
mêmes45… » Kant peut donc affirmer son idéalité transcendantale. On ne peut donc
prétendre légitimement parler d’espace qu’au point de vue de l’homme. Comme il n’y
a d’objet nous apparaissant comme extérieur à l’esprit qu’en tant que nous pouvons
ordonner le divers – la matière des sens – grâce à l’espace comme forme a priori de la
sensibilité, l’espace est donc est donc constitutif à l’égard de « tout ce qui peut nous
être présenté extérieurement comme objet46 ». Ainsi considéré, l’espace, nous dit Kant,
a une « réalité empirique », c’est-à-dire une valeur objective.
L’espace et le temps, comme formes a priori de la sensibilité par lesquelles le divers
fourni par les sensations s’ordonne, sont constitutifs de l’objet de représentation le plus
élémentaire, c’est-à-dire l’objet-donné ou phénomène. Dire qu’un objet de représentation procède de la détermination par l’espace comme forme a priori de la sensibilité,
44. Critique de la raison pure, p. 57.
45. Ibid., p. 58.
46. Ibid., p. 59.
95
d’un contenu livré par les sensations et que cet objet, en tant que détermination de
notre sens interne suppose le temps comme forme de notre sens interne lui-même, ne
suffit pas à épuiser sa compréhension. Il faut ajouter que cet objet n’est proprement
objet de représentation que si le sujet en prend conscience : si le « moi intellectuel » (et
non pas le « moi empirique » qui est moins la conscience de l’objet que la conscience
comme objet à elle-même, c’est-à-dire la conscience qui apparaît à elle-même comme
phénomène) se saisit de ce dont la réceptivité est le théâtre. C’est là une question qu’on
ne peut éluder si l’on veut comprendre en quoi l’Esthétique transcendantale appelle
l’Analytique transcendantale.
L’objet-donné ou représentation phénoménale peut être regardé de deux manières : d’une
part comme ce par quoi je me représente quelque chose, d’autre part comme représentation en tant que telle. En tant que représentation-de-quelque-chose, la représentation
phénoménale procède de la détermination par l’espace d’un contenu livré par les sensations ; en tant que représentation même, elle n’est qu’un état de conscience, c’est-à-dire
une modification de notre sens interne que rend possible le temps comme forme du
sens interne. Au regard de cette distinction, on croit pouvoir soutenir que l’aperception
transcendantale a deux attitudes possibles, irréductibles entre elles : soit se rapporter
à la représentation en tant que représentation de quelque chose ; soit se rapporter à la
représentation en tant qu’état de conscience. Autrement dit, la distinction entre l’essence
objective et l’essence formelle de l’objet-donné semble devoir se redoubler par rapport
à l’aperception pure en une distinction entre la conscience d’un objet et la conscience
empirique de soi. À vrai dire, prise à la lettre, la question d’une distinction entre le
contenu d’une représentation phénoménale et la représentation comme modification du
sens interne, nous écarte du criticisme. En effet, au lieu de nous permettre d’intégrer
l’objet-donné à la genèse de l’objet-objectif, elle nous conduit implicitement à le réinsérer dans la problématique dogmatique de l’objet et du sujet. En outre, il serait encore
moins critique de considérer l’aperception transcendantale comme ce dont procèdent
deux formes de conscience ayant chacune une fonction spécifique à l’égard de la représentation phénoménale. L’aperception transcendantale, si, d’une certaine manière, elle
permet au contenu de la représentation et à cette représentation comme modification de
l’esprit de relever chacun d’une conscience spécifique, est ce qui les unit pour les lier
aux concepts purs eux-mêmes, c’est-à-dire pour les constituer comme réalité objective.
À l’égard de la Déduction transcendantale des concepts purs, nous devons donc préciser que les présents propos n’avaient qu’une signification propédeutique.
h
p
o
s
lo
96
h
6. L’ESPACE DE L’HOMME LIBRE
Gérard Fontana
Professeur certifié, DEA de philosophie
« Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir, tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. »
Charles Baudelaire
La puissance de l’homme se manifeste dans l’espace. Il édifie des tumuli, dresse des
pyramides, bâtit des villes immenses, creuse des canaux entre les mers, voyage vers
d’autres planètes… grâce à la découverte de la géométrie, il n’a pas seulement « mesuré
la terre », il l’a transformée, la marquant de l’empreinte de sa raison, mais aussi de sa
déraison : dans les villes populeuses, des tours montent démesurément vers le ciel, on
ne sait trop pourquoi ; pour le prestige, pour manifester la puissance. L’homme aime
occuper l’espace dans toutes ses dimensions, mais le chaos des bidonvilles, labyrinthes
impénétrables, contraste avec les belles avenues ouvertes sur la mer ou sur le désert.
La géométrie permet à l’homme la maîtrise de l’étendue. Selon le bel idéal cartésien,
la mathématique universelle, en aidant l’intelligence à entrer dans les corps, y compris
celui de l’homme, afin d’en maîtriser les mécanismes, est porteuse d’avenir. Cela reste
vrai malgré toutes les catastrophes accidentelles ou voulues qui jalonnent l’histoire
de notre civilisation scientifique et technique. Là encore se manifestent le contraste et
l’ambiguïté humaine.
Il est tentant de croire qu’il existe en l’homme une sorte de bipolarité. À un certain
bout de lui-même, il répondrait au désir d’une paix constructive et durable. À un autre
bout, il resterait toujours le même, inéluctablement fasciné par le démon de la violence
et de la destruction. Cette idée suggère l’image de deux espaces : l’un est intérieur et
l’homme s’y découvre à l’abri du regard d’autrui. L’autre est extérieur et l’homme y
joue sa vie, non pas virtuellement comme dans le premier espace, mais réellement.
97
L’individu ne définit pas les règles du jeu dans l’espace extérieur. Mais celui qu’il est
au grand jour, sous le règne des codes et des lois, comment juge-t-il le pouvoir de son
double onirique dans l’espace spéculaire de sa vie secrète ? Ne l’envie-t-il pas au point
de vouloir s’approprier, dans l’espace réel, un peu de cette puissance subjective qui lui
rend tout permis dans l’espace intime ? Cela a-t-il des conséquences dans l’espace réel
de la vie collective. Des remèdes existent-ils ?
L’espace de Narcisse
Un espace intérieur
L’homme ne se tient pas seulement dans cet espace qu’on qualifie d’extérieur. Si on
schématise, il s’agit d’un espace visuel et il donne, par abstraction, l’espace à trois dimensions de la géométrie classique. En vérité, l’espace est quelque chose de beaucoup
plus complexe. Si nous traversons une pièce plongée dans l’obscurité, nous entrons
dans un espace tactile, dans lequel les repères ne sont pas les mêmes que ceux de l’espace visuel. On peut dire que l’espace extérieur est constitué d’une multitude d’espaces
différents. Plus exactement cet espace correspond au besoin primordial de localiser ce
qui se passe en nous et autour de nous. Par exemple si nous nous efforçons de situer le
trajet d’un chien qui aboie sur le versant d’une montagne, notre œil essaie de suivre ce
que nous indique notre oreille. Nous prenons spontanément certaines postures. Nous
essayons d’opérer une sélection entre les sons, les différents objets : bouquets d’arbres,
rochers… L’espace dans ce cas correspond finalement à une façon que nous avons de
percevoir et de nous représenter ce que se passe dans notre environnement et dans notre
corps. Ce n’est que par le fait d’une abstraction qu’il est possible de dire qu’un arbre
nous apparaît dans l’espace. En réalité, il serait plus juste de dire que l’arbre est perçu
spatialement. La représentation spatiale du monde résulte d’une sorte de dialogue entre
certains centres du cerveau et la multitude d’informations qui nous viennent des sens.
À la fin du XVIIIe siècle, Kant affirmait que l’espace est une intuition à la fois empirique et a priori. L’espace – il en est de même du temps – est un mode d’ouverture du
sujet au monde. Je ne puis apercevoir quoi que ce soit sans le localiser, c’est-à-dire
spatialiser. L’espace n’est donc pas une donnée de l’expérience mais une condition de
toute représentation.
h
p
o
s
lo
98
h
Mais à côté de l’espace extérieur, il y a un espace intérieur qui est d’une tout autre
nature. Un espace dans lequel « nous nous voyons » : l’espace de l’intériorité, de l’intimité réfléchie. Il s’agit en fait d’une scène sur laquelle la personne s’aperçoit intérieurement différente de ce qu’elle est dans l’espace extérieur. L’artiste débutant se voit
« tout en haut de l’affiche ». Il s’imagine aimé du public et adulé dans un monde
radieux. Mais dans cet espace, il n’est pas nécessaire de localiser et de prendre des
repères. C’est un espace sans distance et sans dimension. L’horizon disparaît dès qu’on
cesse de l’imaginer. Espace subjectif où les choses apparaissent sans qu’on ait besoin
de les voir venir, comme les réalités d’un paysage quand on avance dans le brouillard.
Dans Phénoménologie de l’esprit, Hegel décrit cet espace de l’intimité intérieure où
l’homme est seul avec lui-même, échappant au regard des autres, comme « une nuit ».
Une nuit qu’il peuple d’ailleurs d’apparitions redoutables : « tête ensanglantée »,
« apparition blanche », qui surgissent et disparaissent « tout aussi brusquement ».
Lewis Carroll le transforme dans le célèbre conte en un monde souterrain des merveilles.
L’espace spéculaire de Narcisse
Mais qui est-il, ce « moi-même » que désigne la personne quand elle se voit dans l’espace intérieur ? Le thème de Narcisse peut aider très certainement à répondre. Il s’agit
d’une image comme celle que la personne aperçoit d’elle-même dans un miroir. C’est
moi et ce n’est pas moi, se dit-elle. Une sorte de double qu’elle n’habite pas vraiment.
Et c’est un double un peu de cette sorte qui évolue dans l’espace intérieur. Comme il est
facile d’être héroïque en imagination ! En effet, ce double spéculaire est tout-puissant,
insensible, heureux, capable de s’adapter d’une façon spontanée aux changements de
situation brusques et impossibles. L’espace des merveilles où Alice grandit et rapetisse
en fonction des portes qu’elle a à franchir nous apprend beaucoup sur cet espace de l’intériorité intime dans lequel évolue le double de soi-même, la doublure ou le « drone ».
Ce n’est pas un espace d’action mais un espace d’intention.
La personne peut introduire ses désirs réels et donner procuration à son double narcissique et tout-puissant pour qu’il les réalise, quelque bénéfice qu’elle obtienne, ce ne
sera pas un bénéfice réel mais un bénéfice rêvé. Dans l’espace extérieur on agit, dans
l’espace intérieur on se voit agir.
99
L’espace, emblème de la puissance
Il est peu probable que l’expérience que la personne a de cette vie par procuration dans
l’espace spéculaire ne déborde pas dans l’espace de la vie réelle. Il y a tant de folie dans
la façon dont l’homme se rapporte à l’espace et dans sa manière de se l’approprier !
Un conte de Léon Tolstoï a pour titre : « Qu’il faut peu de places sur terre à l’homme » !
Pacôme, un modeste paysan russe a eu la maladresse de se dire en lui-même que s’il
possédait un peu plus de terre, il ne craindrait personne, pas même le Diable : or le
Diable l’a entendu et décide de jouer à l’audacieux un tour à sa façon. La chance traîtresse se met à sourire à Pacôme. Il profite d’une aubaine pour agrandir sa propriété,
se voit grand propriétaire, devient procédurier et se fâche avec tout monde. Passe un
colporteur qui lui parle de terres fertiles au sud de la Volga, que l’on a pour presque rien.
Il vend tout et va s’installer là avec sa famille. Il peut maintenant se croire réellement
grand propriétaire. Arrive encore un voyageur qui lui parle des vastes steppes de l’Asie
centrale. Au pays des Baskirs, peuple nomade, dresseur de chevaux, on obtient la terre
contre un peu d’amitié et quelques cadeaux. Une nouvelle fois Pacôme s’en va. Il sait
s’y prendre avec une tribu baskir, fait des présents, gagne des amitiés et finit par parler
affaires. Il tient à ce que les choses soient faites à la russe, avec contrat signé, en bonne
et due forme. Par courtoisie les Baskir consultent l’Ancien, personnage ironique et ricanant. Celui-ci fait une incroyable proposition : contre mille roubles, à condition qu’il
soit de retour avant le coucher du soleil, Pacôme possédera toute l’étendue de la steppe
fertile qu’il aura circonscrite à pied, depuis l’aube. Malgré un terrible rêve prémonitoire, notre homme part au point du jour et tente de décrire un cercle aussi vaste que
possible dans l’immense étendue offerte à sa convoitise. Le titre de la nouvelle dit la fin.
Pacôme arrive à temps et meurt. L’Ancien se tient les côtes, rit et se roule par terre. Un
serviteur creuse une tombe de cinq pieds de long : ce qu’il faut de place à un homme !
Pacôme ressemble au stupide et malheureux roi Midas qui fait le souhait que tout ce
qu’il touche devienne de l’or. En somme, il réclame du « signifiant » en abondance,
sans songer à la réalité du signifié. Il veut que tout devienne de l’or, c’est-à-dire argent,
monnaie, c’est-à-dire l’équivalent universel. Mais la monnaie n’est qu’un emblème,
une portion d’étendue marquée d’un symbole. C’est une convention, un intermédiaire
et finalement un écran, voire un obstacle entre le besoin et la chose. En effet, la richesse
monétaire peut tout, à condition de conserver son pouvoir symbolique. Mais un petit
h
p
o
s
lo
100
h
fragment d’étendue métallique, même frappé de la tête d’Alexandre, ne vaut rien dès
qu’il perd sa valeur emblématique. C’est précisément ce qu’explique Aristote, le père
lointain de l’économie, en se moquant de tous les ignorants et de Midas en particulier :
« Vraiment étrange cette richesse dont l’abondance même laisse mourir de faim, comme
ce Midas de la fable, dont le vœu exaucé changeait en or tout ce qu’on lui présentait »
(Politique, 1257 à 28, 1257 b 19). Pacôme se voit grand propriétaire. Midas se voit
riche et puissant. La puissance est la caractéristique du double dans son espace intérieur
intime. Or la puissance trouve son emblème dans l’espace. La capacité à conquérir
de l’espace et à le défendre, territoire, propriété, pièces, billets, place… c’est cela, la
marque de la puissance dans l’ordre du collectif. Cette capacité définit l’échelle des
puissances, l’échelle sociale.
Si on accepte l’hypothèse selon laquelle la personne s’efforcerait de jouir dans l’espace
extérieur d’un peu de cette puissance qu’elle obtient par procuration dans l’espace intérieur intime, c’est la lutte pour l’appropriation qui lui en offre l’occasion.
Le vrai visage du démon
La lutte suppose la violence, l’agression. Elles sont soulignées dans la célèbre remarque
de Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est
à moi […] fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres,
de meurtres […] » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes). Certes le travail et l’effort rendent légitime la propriété. Mais toute place
se conquiert et se défend les armes à la main, quelles que soient les armes. L’espace
que la personne conquiert et occupe, que ce soit un château et des terres ou bien un
bureau dans une tour de la Défense, est l’emblème dans l’ordre de la société de sa
puissance. Propriété, argent, places sont des enjeux. Comme le suppose Nietzsche dans
un aphorisme d’Aurore, les hommes ne peinent pas dans le vaste monde pour la seule
satisfaction de leurs besoins et de leurs désirs. Ils ne luttent pas simplement pour la vie.
Souvent d’ailleurs, la lutte fait oublier de vivre ! Ils ont besoin d’enjeux et de lutte. Ils
rêvent de la puissance : « Ce n’est pas le besoin, ce n’est pas le désir, non, c’est l’amour
de la puissance qui est le démon des hommes… » (Aurore, aphorisme, 262).
101
L’espace de la bête
Tuer
La petite Alice est trop raisonnable pour vouloir vivre dans la réalité les mêmes aventures que son double au pays des Merveilles. Elle se contente de ramener de ces lieux
une belle histoire qui fait briller les yeux des enfants. Bien des hommes certainement
n’ont pas cette sagesse. L’argent, les propriétés, les honneurs, les femmes même, ne
sont pas pour eux des êtres et des choses. Ce sont des valeurs, des emblèmes, des
enjeux. Autant de prétextes pour entrer en lutte avec leurs semblables au nom de cet
amour de la puissance qui cache peut-être purement et simplement une soif bestiale
d’Agression.
La littérature nous offre l’exemple d’un personnage chez qui le désir de tuer se présente sans fard. Il s’agit de Jacques Lantier, l’un des personnages de La Bête humaine
d’Émile Zola. Dans ce roman célébrissime on tue, atrocement, en violant de toutes les
manières l’intégrité de l’espace anatomique des victimes. On égorge, on éventre, on
empoisonne par la bouche ou par l’anus. On assassine massivement des êtres humains.
Toutes les raisons sont bonnes. Ce sont les mobiles habituels du crime : la cupidité, la
jalousie, la vengeance. Jacques, lui, jouit du plaisir de tuer, par son double interposé,
dans l’espace spéculaire de son for intérieur. Cet espace, il l’assimile à une forêt qui
serait celle de l’humanité où l’homme est un prédateur et la femme une proie. Dans
cet espace intérieur, il voit son double tuer des femmes, les emporter, comme pour
se venger d’une différence, d’une infidélité originelle, pour s’approprier l’imprenable
féminité. Mais le fait le plus terrible est que le Moi de Jacques est sous l’emprise de ce
double qui le fascine. La jouissance meurtrière n’est pas un fantasme de Jacques mais
un désir. Son désir viendrait du fond des âges. Il se voit lutter contre un désir atavique
d’agression qui est en même temps une transgression. Il se dit que, dans les temps
immémoriaux, le corps de la femme pouvait être, de la part des hommes, l’objet d’une
transgression suprême. Une sorte de viol rituel d’un espace imprenable où pénétrer
signifie la mort. Et Jacques ne peut pas apercevoir la gorge offerte d’une jeune femme
sans avoir envie de mutiler cet espace sacré. Dans son roman au titre explicite, Sanctuaire, William Faulkner évoque le viol atroce d’une jeune fille à qui il donne le prénom
de Temple. La nature de l’agression qui fascine Jacques indique le type de puissance
h
p
o
s
lo
102
h
qu’il désire exercer avec la jouissance de l’interdit. Commettre le sacrilège, sacraliser
l’objet du désir sexuel, s’approprier l’espace divin féminin.
L’illusoire espace idéal du monde moderne
Dans La Bête humaine, Zola oppose deux espaces. L’espace du monde extérieur que
la civilisation colonise. Espace mathématique où la puissance de la technique bâtit des
empires à l’échelle du monde. L’espace intérieur, lui, est cette forêt primitive obscure où
Jacques se voit errer à la recherche d’une victime sacrificielle. Le premier est cosmique.
Le train le parcourt dans un vacarme de tempête. La locomotive avec son panache de
vapeur et de flammes est une comète. Il transporte dans ses wagons une humanité cosmopolite, heureuse et pacifique. Mais ce que ne voient pas les passagers courtois et bien
habillés, dans la lumière de leurs wagons, c’est qu’on tue à quelques mètres de la voie :
« Et ça passait, ça passait, mécanique, triomphal, allant à l’avenir avec une rectitude
mathématique, dans l’ignorance volontaire de ce qu’il restait de l’homme, aux deux
bords, caché et toujours vivace, l’éternelle passion et l’éternel crime. ».
L’espace du monde moderne comporte en quelque sorte une multitude de fissures. La
nuit primitive dans laquelle la bête humaine erre ne cesse de filtrer à travers elles, contaminant le monde moderne qui va ainsi « au diable ».
Cette vision bien sûr est caricaturale. Zola le souligne ironiquement en présentant le
seul personnage qui habite la forêt, Cabuche, le carrier à l’allure brutale, un sauvage,
comme le seul être authentiquement bon et moralement probe. Bouc émissaire idéal
pour une justice corrompue, comme est pour Jacques un alibi cette humanité primitive
assoiffée de crime. L’atavisme a bon dos ! Que l’être humain ne soit pas un ange au fond
de lui, que dans la nuit de son espace intérieur intime il puisse se voir vivre une autre
vie dont les composantes agressives ne sont pas exclues, qui le niera ? Mais l’espace de
la bête est bien déjà l’espace social. Véritable scène de la comédie humaine où l’intérêt
et la lutte pour le pouvoir l’emportent largement sur les valeurs de probité et de justice.
L’espace extérieur, géométrique, technique, civilisé n’est pas le rempart qu’on pourrait croire contre la violence et le crime qui hantent à la fois les peurs et les désirs de
l’humanité. La fin du roman montre deux hommes qui se battent comme des chiens
et qui finissent coupés et brisés par la machine qu’ils étaient censés maîtriser. Mais le
train devenu fou est rempli de soldats qui chantent à tue-tête et vont à la mort. Ultime et
sublime scène de cauchemar. Triomphe de la bête. Triomphe de la guerre.
103
Il n’y a pas de société parfaite et l’homme n’est pas un ange. Ni ange ni bête. Mais
la société est le lieu d’une lutte acharnée pour l’espace, la place, l’étendue marquée,
l’emblème. Les terres et leurs bornes, les demeures, tout ce qui s’achète, se gagne, se
vénère, sont des emblèmes de la puissance. Comme l’écrit Michel Serres dans son livre
Détachement (1983), dans l’ordre du collectif, les choses ne sont pas des choses, ce sont
des valeurs, soit marchandes, soit politiques, soit religieuses. Pour Jacques, cette jeune
femme assise près de lui dans le train n’est pas une femme. C’est un espace interdit par
les barrières de la pudeur, de la moralité, de l’humanité. Elle parle de sa joie de vivre,
de son bonheur de jeune mère. Jacques ne voit que le meurtre, emblème de toute-puissance. Elle devra son salut au hasard. L’homme n’est ni ange ni bête, mais l’échelle
sociale des convoitises est bestiale.
Il ne faut pourtant pas être injuste envers la société, sans l’échelle animale de lutte et
de prosternation, le potentiel d’agression et les affrontements seraient peut-être plus intenses et cruels. L’enjeu emblématise le désir narcissique de toute-puissance. L’argent,
la propriété, la place ont de ce point de vue une fonction d’« intercepteur » et d’« interrupteur » pour reprendre les termes de Michel Serres. Le double narcissique lui-même,
dans son espace onirique, remplit certainement cette fonction au niveau psychologique.
h
p
o
s
lo
L’espace de l’homme libre
L’homme n’est ni ange ni bête, mais un espace plus humain que l’espace spéculaire du
double narcissique tout-puissant ou l’espace collectif des batailles existe-t-il ? Michel
Serres, à la fin de son beau livre Détachement, apporte une réponse. Cet espace, c’est
le monde. Celui qui « laisse la place », celui qui délaisse « les choses qui font écran
aux choses du monde » réalise le miracle de « quitter le combat pour la vie ». Il quitte
l’espace de la loi du fort et du faible, du puissant et du misérable, la loi de la concurrence, des valeurs, de la comparaison, de la prosternation, l’espace de la maîtrise et de
la servitude, pour aller vers le réel et vers la vie.
Cours Forrest, cours !
La vie sociale n’est pas facile. Il arrive qu’un être agisse parfois d’une manière terriblement transgressive. Cela, heureusement, reste, en temps ordinaire, finalement assez
104
h
rare. L’envie douloureuse de vivre choisit généralement l’espace pour en faire autre
chose qu’une scène de crime. Car c’est dans l’espace que l’homme parvient à savourer
le goût de la liberté. Souvenons-nous du très attachant héros dans le film de Robert
Zemekis (1994). Pas facile d’être « différent » dans une société américaine où tout se
mesure selon les critères de la rentabilité ! Alors, Forrest se met à courir d’un bord de
l’océan à l’autre. Et arrivé là-bas, comme il ne peut aller plus loin, il repart en sens
inverse. Quand la vie devient pesante, le monde irrespirable par tant de déplaisirs et de
frustrations accumulés, il reste l’espace pour y déposer le fardeau des contradictions
douloureuses. Ce peut être un espace minuscule comme une page blanche, la toile d’un
peintre ou la peau tatouée d’une indienne Caduveo : « Adorable civilisation, de qui les
reines cernent le songe avec leur fard : hiéroglyphes décrivant un inaccessible âge d’or
qu’à défaut de code elles célèbrent dans leur parure, et dont elles dévoilent les mystères
en même temps que leur nudité » (Claude Lévy Stauss, Tristes tropiques, 1955).
Ce peut être aussi un espace beaucoup plus vaste. La forêt, la montagne, le désert, la
mer. Ces réalités physiques et dangereuses, qui mobilisent un vrai courage mais qui
ont en même temps la signification profonde et métaphysique de l’infini : « Quand je
sens s’abaisser le coin de mes lèvres […], quand je me surprends à faire halte devant
l’échoppe du fabricant de cercueils […] et, plus particulièrement […] lorsque je dois
faire appel à tout mon sens moral pour me retenir […] d’arracher systématiquement
à tout un chacun son chapeau […], alors j’estime qu’il est grand temps pour moi de
prendre la mer » (quelques bribes de phrase du début de Moby Dick d’Hermann Melville, 1851).
Le fil d’Ariane
Pacôme, asservi par son double diabolique à la puissance de l’argent et de la propriété,
trace dans l’espace infini de la steppe celui d’une prison qui est sa tombe. Jacques,
aux commandes de toute la puissance de la Suzon, tente d’échapper au monstre qu’il
est dans le labyrinthe de son espace intérieur. Le crime et l’injustice l’emporteront. Il
n’a pas trouvé son fil d’Ariane. Jacques n’est pas un être foncièrement méchant. Peutêtre a-t-il simplement manqué à ce mécanicien consciencieux et chevronné une forme
d’agressivité de bon aloi. Celle qui permet à des êtres énergiques et courageux de se
rebeller contre un système dont chacun est d’une manière ou d’une autre la victime in-
105
consciente. Il n’y a pas de société parfaite. Il est juste pour soi-même et pour les autres
de désirer une autre vie. L’erreur de Narcisse, pour reprendre le titre d’un livre de Louis
Lavelle, consiste à tenter de la vivre dans l’espace trouble et instable d’un pur reflet de
soi-même. Il s’agit d’une transposition, l’individu se voit beau, riche et tout-puissant.
Celui qui trouve un fil d’Ariane cesse de se voir vivre. Il vit.
Le fil d’Ariane, c’est d’abord un rêve. Un rêve « organisé ». L’éducation est capitale
pour cela. Elle doit apporter à l’individu le goût du réel, la conscience de la difficulté,
mais aussi le goût de la difficulté. Il n’y a pas de vrai courage sans réalisme. Il importe
de « raisonner » le double narcissique de soi-même. Le rêve finit par devenir un objectif, une idée fixe, même. Une authentique envie, pour ne pas dire un amour, qui donne la
force de partir. On peut partir emporté par le dégoût ou la haine comme Alceste, le malheureux misanthrope de Molière. Mais on peu partir aussi, un peu à la manière de Don
Quichotte, motivé par l’amour, par la vie. Un beau livre de Jean-Louis Étienne s’intitule
Le Pôle intérieur (1999). L’auteur y raconte l’histoire de son fil d’Ariane : comment, de
rêve en rêve, mais avec un solide sens des réalités, au fil des « hasards organisés », on
devient un aventurier de la science, de la terre et de la vie.
h
p
o
s
lo
106
h
7. L’ESPACE PUBLIC, UN CONCEPT « VIDE » ?
Samuel Pelras
Professeur de philosophie en classes préparatoires économiques et commerciales au lycée
du Parc (Lyon)
Introduction : un espace à géométrie variable
Comme le souligne Thierry Paquot dès l’introduction de son ouvrage1, « l’espace public est un singulier dont le pluriel – les espaces publics – ne lui correspond pas ».
Alors que le premier désigne grossièrement la scène du débat politique, les seconds
renvoient à une multiplicité de lieux (rues, places, jardins, etc.) accessibles à tous et
la plupart du temps relevant d’une propriété collective. Même si l’on perçoit bien une
affinité possible entre le singulier et le pluriel (n’est-ce pas dans les espaces publics que
peut se forger l’opinion commune ?), les deux usages du vocable demeurent hétérogènes, ressaisis par des champs disciplinaires distincts. Plus naturellement portés vers
le singulier, les philosophes se pencheront davantage sur l’espace public, laissant le
pluriel aux géographes et urbanistes. Pourtant, l’essentialisation de l’espace public ne
va pas de soi, tant les usages varient de façon diachronique et synchronique, si tant est
que les diverses populations étudiées disposent d’une telle expression. Le bref parcours
historique et ethnologique conduit par Th. Paquot dans le chapitre 3 suffit à le montrer.
Les frontières du privé et du public sont souvent poreuses. L’intime est à géométrie
variable, de même que ce qui relève du commun. Certes, dans l’Athènes des VIe et Ve
siècles, l’oïkos désigne bien quelque chose comme le foyer, l’espace privé de la famille.
Mais elle n’est pas coupée du public puisque les pièces sont hiérarchisées et accessibles
en fonction du degré d’intimité que les visiteurs présentent avec les membres du foyer.
Inversement, l’agora, la place centrale de la cité, donne lieu à des activités économiques
et regroupe également le Bouleutérion (siège du Conseil des cinq cents) et l’Hestia
koinè, le foyer commun de la cité, à l’époque des réformes de Clisthène. Elle articule
donc le privé et le public. Qui plus est, la cité est dotée d’un foyer commun représentant
1. Th. Paquot, L’Espace public, Paris, La Découverte, 2009, p. 3.
107
l’unité des citoyens dans une même communauté. Pourtant, Jean-Pierre Vernant affirme
que « les Grecs n’ont pas clairement séparé, comme nous le faisons, État et société,
plan politique et plan social. L’opposition se situe pour eux entre le privé et le public.
Ce qui n’est pas du domaine privé se trouve rattaché au domaine public, au commun,
c’est-à-dire finalement à la sphère politique […]2 ». S’il maintient cette distinction, en
dépit d’un apparent anachronisme, c’est parce qu’elle ne revêt pas un sens descriptif
mais plutôt normatif. Elle recouvre la séparation qu’un collectif effectue, de façon délibérée ou non, entre ce qui relève de l’intérêt de la communauté tout entière et ce qui ne
concerne que l’individu. Même dans les sociétés holistes, la communauté n’exerce pas
une emprise totale sur l’intimité de ses sujets. Dès lors, il peut être pertinent de s’interroger sur le statut de l’espace public au singulier, mais en n’occultant pas la dimension
axiologique de l’expression. La question n’est pas qu’est-ce qu’un espace public, mais
que doit-il être, si tant est qu’il doive être ? Elle amène à interroger à la fois le sens de
la politique et la manière dont elle s’approprie l’espace.
C’est pour cette raison que toute réflexion sur l’espace public ne manque pas de se référer
à une vision plus ou moins mythifiée des « Grecs ». Présentés par la tradition occidentale
comme les « inventeurs » de la démocratie, ils seraient censés nous éclairer également
sur la place que doit occuper l’espace public dans nos démocraties contemporaines. Ce
recours constant à l’origine suscite néanmoins une double réticence : la séparation entre
le public et le privé n’y est pas aussi nette qu’on le prétend d’une part (on tombe vite
dans le schématisme et l’anachronisme) et la « première » expérience démocratique n’en
manifeste certainement pas la forme aboutie d’autre part (on confond alors origine et
fondement). Toutefois, la référence à l’Antiquité grecque peut nous amener à interroger
de manière critique notre façon particulière d’aménager la distinction entre le public et le
privé, de l’interroger pour déterminer de façon réfléchie ce que nous voulons qu’elle soit.
Ainsi, l’espace public ne se réduit pas à un espace au sens classique du terme, c’està-dire une étendue parmi d’autres, qui serait repérable à un certain nombre de points
remarquables. Il est toujours déjà investi par une durée commune et par un imaginaire
commun. L’espace public est à la fois un lieu, un temps, une idée/représentation. Cette
dimension plurielle apparaît déjà dans la notion de lieu, qui implique trois éléments :
une identité qui investit le lieu, en relation avec les autres et avec une histoire qui donne
h
p
o
s
lo
2. J.-P. Vernant, « Espace et organisation politique en Grèce ancienne » in La Grèce antique, Paris, Seuil,
1991, p. 221.
108
h
une durée à ce lieu. Selon Marc Augé dans Pour une anthropologie des mondes contemporains, « le lieu se définira comme identitaire (en ce sens qu’un certain nombre d’individus peuvent s’y reconnaître et se définir à travers lui), relationnel (en ce sens qu’un
certain nombre d’individus, les mêmes, peuvent y lire la relation qui les unit les uns
aux autres) et historique (en ce sens que les occupants du lieu peuvent y retrouver les
traces diverses d’une implantation ancienne, le signe d’une filiation)3. » L’espace public est indissociable d’une certaine manière de l’investir qui contribue à le constituer :
une place, une rue, un édifice public ne sont pas nécessairement des espaces publics. Il
se définit également par distinction avec d’autres types d’espaces, qui constituent son
dehors, et selon une géométrie variable.
L’espace public et ses autres : le « paradigme perdu »…
Comme nous l’avons dit précédemment, la référence à la démocratie athénienne, à
partir des réformes de Clisthène aux VIes siècle avant J.-C., si incontournable soit-elle,
doit être maniée avec précaution. On peut, à la manière de Cornélius Castoriadis dans
l’ensemble de son œuvre, la considérer comme une manifestation emblématique d’un
« projet d’autonomie » qui traverse l’histoire. Si cette aspiration, sous sa forme la plus
générale (une communauté cherchant les formes institutionnelles pour se gouverner
elle-même), est transhistorique, ses différentes manifestations ne s’inscrivent pas dans
un progrès nécessaire ou dans la répétition d’une origine jugée indépassable.
Les réformes de Clisthène visent à introduire une égalité des citoyens dans l’exercice du
pouvoir. Pour ce faire, ils sont regroupés en circonscriptions territoriales, les « dèmes »,
tournés vers un centre commun où s’exerce le pouvoir. Clisthène cherche à rompre
avec le pouvoir de certaines familles et à établir l’isonomie (l’égalité de tous devant
la loi impliquant l’égalité de tous dans la participation à l’institution de cette loi). On
peut alors différencier trois types d’espaces, selon le découpage que retient Castoriadis
comme significatif. L’espace privé (oïkos) relève de la satisfaction des besoins et de
la vie familiale. Il est privé en ce qu’il est relativement autarcique et ne se traduit pas
directement au niveau politique. Par contre, c’est une certaine situation économique qui
donne accès à la sphère politique. Pour être citoyen, il faut être oïkos despote, maître
3. Augé Marc, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Flammarion, 1997, p. 156 (nous
soulignons).
109
de maison. À ce lieu, s’ajoute l’espace « privé/public » (agora), où s’effectuent les
échanges d’idées et de biens. Enfin, l’espace « public/public » (ecclesia) correspond
aux lieux d’exercice du pouvoir (l’Assemblée et le Conseil notamment)4. Le mérite
de cette tripartition, schématisée à des fins normatives par Castoriadis, est de nous
permettre de sortir de l’opposition schématique entre le public et le privé pour penser
des lieux de passage, des interfaces, mais aussi éventuellement des zones de confusion.
Ainsi, si l’activité économique sert bien des fins individuelles (satisfaction des besoins),
elle intéresse également le bien de la cité, participe de sa vitalité5.
Associé par définition à la ville (polis), chaque régime politique se reconnaît notamment
par sa manière particulière d’orchestrer l’interaction entre ces trois espaces. La démocratie implique une séparation (autant que possible) entre les trois et l’existence d’un espace
privé/public indépendant. À Athènes, l’agora peut être conçue comme l’antichambre de
ces lieux où les citoyens exerceront effectivement leur pouvoir politique. Dans les démocraties libérales contemporaines, les espaces publics virtuels (les médias) ou matériels
(places, rues, etc.) permettent l’élaboration d’une opinion commune ou de contre-pouvoirs interpellant ceux qui exercent le pouvoir. L’espace public risque alors de revêtir
uniquement une dimension négative ou réactive, celle d’un lieu investi lorsque le pouvoir dépasse les bornes. Ce qui est le cas, par exemple, lorsque la population « descend
» dans la rue pour manifester une souveraineté jusqu’alors déléguée. À cet espace privé/
public s’adjoint l’espace d’exercice du pouvoir dont l’histoire marque nos territoires,
par ses édifices somptueux : palais, voies, institutions, etc. qui véhiculent symboles et
histoire commune. La communauté s’y reconnaît de façon symbolique. L’espace public
implique enfin une forme de liberté d’accès et de participation. Il repose sur la séparation entre le « participable » (ce dont on jouit en commun) et le « partageable » (ce que
l’on peut s’approprier, redistribuer, etc.), pour reprendre les termes de Castoriadis, et
donc sur une définition préalable du bien commun. En cela l’espace public possède une
dimension idéelle, représentative : il renvoie la communauté à l’image qu’elle se fait
d’elle-même. Dans l’espace public de la cité se développe une certaine éthique, un éthos
(manière d’être, habitude) politique, qu’on nomme d’ailleurs l’urbanité. L’urbanité est
une vertu politique, une façon policée d’investir l’espace.
h
p
o
s
lo
4. Voir C. Castoriadis, « La démocratie comme procédure et comme régime », La Montée de l’insignifiance,
Paris, Seuil, 1998, p. 228 sq.
5. Th. Paquot, L’Espace public, op. cit. in n. 1, p. 50.
110
h
L’espace public n’est donc jamais donné : tout comme la démocratie, il est sans cesse
en question, puisqu’il dépend de l’image que la communauté se fait d’elle-même et
des articulations qu’elle met en œuvre entre les différents espaces. Il est la condition
de l’action, manifestation d’un « qui », d’une personnalité libre qui initie un processus
qui la dépassera nécessairement. L’individu y découvre et expérimente la dimension
politique de son existence, le fait que ses actes l’engagent au-delà de lui-même, se
machinent avec le collectif et interrogent ses valeurs. Il s’affranchit de la dimension
strictement biologique de son existence, dépasse le cadre de sa vie privée. Or, « vivre
une vie entièrement privée, c’est avant tout être privé de choses essentielles à une vie
véritablement humaine : être privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et entendu par autrui, être privé d’une relation “objective” avec les autres, qui provient de
ce que l’on est relié aux autres et séparé d’eux par l’intermédiaire d’un monde d’objets
commun, être privé d’accomplir quelque chose de plus permanent que la vie »6.
L’espace public répondrait ainsi à l’exigence commune de se donner une durée au-delà
de la vie individuelle, et du cercle de la satisfaction des besoins (temporalité répétitive).
Cette ouverture à un intérêt commun est le propre de la ville, qui permet aux individus
de mener des luttes communes pour défendre leurs intérêts, sous la forme d’associations notamment.
« L’expérience de la démocratie en ville nous apprend que le peuple n’existe pas ailleurs
que dans la vie de ces hommes qui unissent leurs efforts pour faire reconnaître certains
intérêts dépassant leur stricte individualité et dans lesquels pourtant ils s’identifient7. »
La privatisation de l’espace public dans les sociétés libérales :
la confusion des genres
Par une forme de contamination réciproque, la confusion entre le public et le privé
opère à double sens : privatisation de la sphère publique (1) et publicisation de la sphère
privée (2).
1) Avec le développement de l’économie de marché et la constitution corrélative de
l’État moderne, la société acquiert une forme d’autonomie à l’égard de l’État. L’espace
6. Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 2001, p. 99.
7. A. Cambier, « L’urbain, condition d’une nouvelle citoyenneté », Urbanisme, n° 342 (mai-juin 2005).
111
public est investi par un ensemble d’activités jusqu’alors cantonnées dans le domaine
privé. Le XVIIIe siècle voit ainsi la naissance de l’économie politique, tant du point de
vue de la pratique que de la théorie8. L’activité économique porte un bien commun que
l’État doit garantir tout en interférant le moins possible avec la vie sociale. Dès lors,
l’espace public change de sens. C’est ce que montre Jurgen Habermas dans son livre
L’Espace public9, consacré à l’apparition de la sphère publique bourgeoise, à partir de
la constitution d’un public littéraire et artistique aux XVIIe et XVIIIe siècles en France
et en Angleterre. Journaux, revues, salons et cafés permettent aux intellectuels influents
d’échanger des informations, de critiquer le pouvoir, de véhiculer des jugements de
valeur. L’information devient une marchandise et la sphère publique se définit à l’extérieur du pouvoir. « La sphère publique politiquement orientée acquiert le statut normatif d’être l’organe grâce auquel la société bourgeoise se médiatise elle-même à travers
un pouvoir d’État qui répond à ses besoins propres10. » L’espace public ne correspond
plus vraiment au publicus latin, c’est-à-dire à ce qui est en rapport avec le pouvoir
souverain. Il est recentré sur les échanges au point qu’on perde de vue leur dimension
politique. Au niveau urbain, cela se traduit de nos jours par la constitution de véritables
« villages privés ouverts au public » comme Bercy-village11, lieux de consommation et
vecteurs d’une nouvelle forme de socialité orientée par des finalités consuméristes. Ces
lieux sont vecteurs de ségrégation sociale et de standardisation urbaine. On peut s’interroger également sur le sens des opérations telles « Paris plage », « Lyon guinguettes » :
« festivisme » (divertissement de masse) ou occasions de renouer avec l’espace public ?
En outre cette dépolitisation de l’espace public est corrélative à une privatisation de
l’espace « public/public », dans la mesure où les grandes décisions ne sont pas prises
par la communauté elle-même, mais dans des cabinets ministériels ou autres, où règne
le secret. La politique énergétique française en est un exemple criant.
h
p
o
s
lo
8. L’un des ouvrages majeurs étant Les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations
(1776) d’Adam Smith.
9. J. Habermas, L’Espace public, Paris, Payot, 1993 [1962].
10. Ibid., p. 84.
11. Réaménagement de 51 ha de friches viticoles : parc, centre d’affaires, logements, centre commercial
ouvert en 2001 qui s’intègre dans une architecture ancienne restaurée et ajoute des éléments destinés à
accentuer l’effet d’authenticité (barriques en bois, wagons, etc.) Simulation d’une authenticité par patrimonialisation du lieu commercial. Voir A. Gasnier Arnaud, « Entre privatisation des lieux publics et publicisation des lieux privés », Urbanisme, n° 346 (janvier, février 2006), dossier « Espace(s) public(s) ».
112
h
2) Le mouvement de publicisation de la vie privée se déploie dans de multiples directions. On peut l’interpréter de façon générale et un peu trop rapide comme le résultat
de la prévalence des impératifs privés sur l’intérêt général dans le domaine public.
En effet, le libéralisme politique fait de l’État le garant du bon fonctionnement d’une
société civile où s’élabore la teneur effective de la communauté. Au niveau de la représentation politique, cela se traduit par une critique de la théâtralisation du pouvoir ainsi
que de la distinction entre l’individu et la personne publique. Dès la formation de la
sphère publique bourgeoise, on pense que l’intimité de la conscience est le lieu privilégié d’accès à une humanité commune12. Sous l’égide de la « transparence », l’ensemble
de la vie privée devient de droit publicisable. Du moins l’individu en décide, faisant de
la frontière entre le public et le privé une distinction interne à sa subjectivité, et non ce
qui sépare sa subjectivité de ce qui intéresse l’ensemble de la communauté. Il décide
de cette part de soi qui va devenir publique sans pour autant sortir de sa particularité. À
rebours, si la théâtralité de la personne publique rend possible une distorsion entre l’être
et l’apparaître, elle ménage néanmoins un espace de réflexion sur la manière pour un
individu de se constituer en sujet politique, de dépasser son intérêt particulier.
Cette publicisation de l’intime est renforcée par des techniques de plus en plus sophistiquées : la vidéosurveillance, les puces RFID, les GPS, introduisent la possibilité d’une
traçabilité humaine, d’une normalisation des conduites. Même si le pouvoir politique
est intéressé au premier chef par ce contrôle des populations, celles-ci ne sont pas victimes d’un quelconque complot. Elles en sont parties prenantes. On peut parler d’une
auto-normalisation de la société qu’on ne peut confondre avec une auto-discipline, car
elle est déléguée à une instrumentalité normative et non assumée en première personne
(de façon autonome). Les instruments de surveillance induisent des pratiques normées
qui ne sont pas réfléchies et délibérées (la plupart du temps). Sous couvert de fluidité
dans les moyens de transport et d’efficacité, les citadins acceptent ainsi de publier (par
le biais des puces de leurs pass) leurs trajets quotidiens, quitte à être gérés et surveillés
comme un cheptel animal. Le contrôle, indolore, semble aller de soi.
Mais ces techniques de contrôle s’inscrivent dans une mutation beaucoup plus générale
de notre perception de l’espace et de la durée. Les médias (radio et télévision notamment) portent atteinte à notre approche commune du monde, et modifient les catégories
de notre agir. Günther Anders décrit ce phénomène comme un double processus de
12. J. Habermas, L’Espace public, op. cit. in n. 9, p. 57-58.
113
« distanciation-familiarisation », dans son essai « Le monde comme fantôme et comme
matrice13 ». Les moyens de communication de masse introduisent un décalage entre
l’espace de l’action et notre représentation du monde, en modifiant le statut de cette
dernière. Cette altération du monde commun s’opère par une inversion du lointain et
du proche. La télévision, par exemple, « livre le monde à domicile ». Elle rend le
lointain familier, en ouvrant les foyers sur l’extérieur, présenté comme le lieu authentique de l’événement. L’événement est vécu simultanément et se donne comme image
reçue. Cette intrusion du lointain dans un espace de proximité a deux effets majeurs.
D’une part, dans le mouvement où elle nous rapproche du lointain comme image, elle
nous distancie du proche. Celui-ci nous devient sans intérêt, car il n’est plus le lieu de
l’événement. Il a toujours lieu dans un ailleurs. Il semble que nous puissions y assister
mais jamais y participer. Nous devenons familiers de personnes et d’événements qui
n’appartiennent pas à notre espace vital, et parallèlement nous devenons indifférents à
ceux qui nous entourent, nos voisins de palier par exemple. D’autre part, la télévision
altère le statut de l’événement. La simultanéité remplace peu à peu une approche de
la présence comme relation concrète, matérielle. La représentation d’un événement se
donne comme sa présence réelle ; y assister équivaut à le vivre. L’image télévisuelle ne
se donne pas comme une représentation mais comme l’événement, ce qui rend difficile
toute « distance esthétique » et toute analyse. L’événement devient ainsi l’objet d’une
« réception passive », d’une consommation, au même titre que la parole. « La parole n’est plus pour eux un acte mais une réception passive14. » Dès lors, puisque le
monde nous est « livré à domicile », il devient inutile d’en faire soi-même l’expérience.
On peut consommer celle-ci, au même titre que n’importe quel objet manufacturé.
« Le monde a perdu ses chemins15 » ; il est dépourvu désormais de toute différenciation qualitative. Tous les événements et tous les objets se valent dans la mesure où ils
reçoivent un traitement similaire, se manifestent de la même façon, comme image qui
« fait sensation ». Ils se succèdent et se remplacent sans permettre la construction d’une
durée vécue. Chacun est un bloc d’espace-temps sans lien avec les autres ; et peut donc
être oublié quasiment dans le temps où il est vu. Anders nomme ce processus la « démocratisation de l’univers ».
h
p
o
s
lo
13. G. Anders, L’Obsolescence de l’homme, Paris, Ivréa-Encyclopédie des nuisances, 2002.
14. Ibid., p. 128.
15. Ibid., p. 134. On pense par exemple au touriste qui ne découvre des lieux que les images qu’il en avait
vues auparavant, s’empressant d’« immortaliser » ce qui l’est déjà.
114
h
« Quand absolument tout, le lointain comme le proche, est en relation avec moi, quand
absolument tout a le droit de se faire entendre et m’est assez familier pour que je le
reçoive dans mon intimité ; quand à toute préférence s’attache déjà le caractère odieux
d’un privilège, on présuppose alors d’une façon certainement inconsciente un Tout
structurellement démocratique, un univers auquel sont appliqués les principes (issus
de la morale et de la politique) de l’égalité des droits et de la tolérance universelle16. »
À cela, il faut certainement ajouter la fonction de « décharge » que satisfait l’Internet participatif. Certes, les réseaux sociaux ont joué un rôle non négligeable dans les
« révolutions arabes » de ces dernières années. Mais ils ne constituent pas à eux seuls
un espace public. Sans lieu commun, les sujets y font trop souvent figure d’« avatars »
en attente d’une subjectivation politique collective. Dans les démocraties « pacifiées »
en tout cas, les individus peuvent y déverser le flot de leur mécontentement, décharger
leurs velléités politiques, et dormir sur leurs deux oreilles. Il n’est au mieux que le
substitut de cet espace public que décrit Habermas dans son ouvrage, favorisant à la
fois (et de façon apparemment paradoxale) l’entre soi et la dissolution des frontières
géographiques.
Quelle « place » pour l’espace public ?
Face à la tentation réactionnaire d’un éloge d’une urbanité passée, il semble préférable de s’interroger sur les modes contemporains de constitution d’un espace public.
Retrouver une forme perdue de la démocratie et de l’agora paraît vain : nous ne sommes
pas « grecs » et l’histoire ne se répète pas. Par contre, nous avons toujours la capacité de nous réapproprier les lieux pour les instituer en espaces publics, y élaborer des
notions communes. Soit en détournant des lieux déjà existants (un hangar désaffecté
qui devient un squat politique, artistique, siège de réunions publiques, de projections,
de repas de quartier, etc.), soit en élaborant de nouveaux lieux à vocation ouvertement
publique (places attrayantes, jardins, rues piétonnes, etc., dont l’accès serait libre et
dont les dimensions permettent la rencontre, à l’abri du regard, dans un « mobilier »
urbain qui le permet). L’espace démocratique doit ménager des zones de « secret », des
aspérités, des recoins dans lesquels peut se déployer une durée vécue. « Quand il n’y a
16. Ibid., p. 142 (nous soulignons).
115
pas de temps à partager, il n’y a pas de démocratie possible17. » Le partage d’une durée
s’effectue au coin des rues, dans les zones de visibilité réduite où une conversation plus
intime peut se nouer. Ce n’est qu’à cette condition d’une construction plus ou moins
secrète du lien qu’il pourra par la suite se faire public, car il aura eu le temps de se densifier. La place publique ne suffit pas, comme espace vide, pour construire le lien social,
car elle fonctionne bien souvent comme un panoptique, dissuadant tout arrêt, si ses
dimensions sont trop grandes. Le lien social se nourrit des zones d’ombre, des anfractuosités, qui favorisent le repli, l’élaboration d’une stratégie. La ville démocratique doit
favoriser ces deux types d’espaces, qui ne prennent sens que l’un par rapport à l’autre :
les zones de visibilité (rues et places) et celles de secret (recoins, porches, statues, etc.).
« On a fabriqué des lieux panoptiques où se mélangent promiscuité et désert alors que
l’essence de la ville est d’allier foule et solitude18. » De même, le fonctionnalisme en
architecture ne permet pas de répondre aux besoins de la ville, car il ne laisse aucun
espace pour l’élaboration d’une durée commune. Les lieux fonctionnels font l’objet
d’une intense fréquentation introduisant une proximité oppressante. Les espaces de
transition entre eux, les voies de communication font office de déserts, que l’on ne
songe qu’à fuir, devenant parfois des zones de quasi non-droit. On ne peut réduire
l’espace public à un ensemble, même très complet, de fonctions. Il s’élabore « entre »,
dans les espaces où un événement peut encore voir le jour, car il a le temps d’y mûrir.
L’échec de l’ultra-rationalisme des grands ensembles n’est pas seulement architectural,
il est aussi politique. Il indique que la démocratie comme régime politique demeure
tributaire du peuple : l’espace public ne peut être préfabriqué. Il relève en démocratie
d’une élaboration commune entre la société civile et l’État.
Cette réappropriation collective de l’espace implique donc la mise en œuvre de formes
de « démocratie participative ». Les citoyens doivent être parties prenantes des processus décisionnels concernant la reconfiguration de leur espace. À l’heure actuelle,
la « démocratie participative » ne désigne en France que la consultation des citoyens
sur des projets urbains sans qu’ils aient le pouvoir de décider. De fait elle sert souvent d’instrument d’acceptabilité sociale, maquillée sous le vocable de « pédagogie ».
Ayant l’illusion de participer du processus de décision, les citoyens acceptent ce que
les édiles leur imposent finalement. Mais dans certains pays, comme au Brésil, les
h
p
o
s
lo
17. G. Anders, L’Obsolescence de l’homme, op. cit. in n. 13, p. 148.
18. R. Castro, Civilisation urbaine ou barbarie, Paris, Plon, 1992, p. 46.
116
h
citoyens se voient parfois allouer un « budget participatif » qu’ils utilisent comme bon
leur semble. « À l’instar du suffrage universel en ses débuts, ces nouvelles formes de
participation peuvent être pensées à la fois comme des instruments de dressage et de
libération, comme des technologies visant à canaliser les mécontentements populaires
et comme des lieux où une contestation de l’ordre établi peut trouver à s’exprimer et à
se renforcer19. » L’indépendance de la presse vis-à-vis des pouvoirs politiques et financiers est également une condition sine qua non d’un espace public démocratique. Sans
cela, l’opinion commune ne laisse pas place au dissensus et ne permet pas d’inventer
des formes de socialité autres que celles que les pouvoirs légitiment.
Si l’espace public désigne la manière dont une communauté investit et valorise le commun, alors il ne peut être sans une participation effective des citoyens à l’espace public/
public. Sans cela, on spectacularise l’espace public (comme agora), et il participe du
divertissement. L’information et la consultation ne suffisent pas pour constituer un
public. On ne peut réduire le public à la publicité. « La principale éducation dans la
politique est la participation active aux affaires, ce qui implique une transformation des
institutions qui incite à cette participation et qui la rende possible, alors que les institutions actuelles repoussent, éloignent, dissuadent les gens de participer aux affaires.
Mais cela ne suffit pas. Il faut que les gens soient éduqués, et soient éduqués pour le
gouvernement de la chose publique20. »
Enfin, la question de l’espace public nous introduit dans des échelles spatio-temporelles
différentes. Certains problèmes ne sont pas solubles à l’échelle locale ou nationale. Les
problèmes écologiques, par exemple, nous mettent en présence d’un bien commun à
l’ensemble de l’humanité, qui implique une prise de conscience collective et une action
collective. Or, il n’y a pas vraiment de public mondial, en dépit de sa forme institutionnelle visible (ONU et autres institutions internationales). Certaines ressources, de par
leur rareté relative (comme l’eau), ne peuvent plus être considérées comme des biens
partageables.
19. L. Blondiaux, Le Nouvel Esprit de la démocratie, Paris, Seuil, 2008, p. 48.
20. C. Castoriadis, Post-scriptum sur l’insignifiance, Paris, L’Aube, 2007, p. 28.
117
Conclusion : le « vide » démocratique
Ainsi, l’espace public n’existe pas a priori : il est le résultat d’une autonomie collective
qui investit des lieux, au-delà de leur usage privé. Cette autonomie ne prend consistance que dans un régime politique qui lui accorde un pouvoir effectif. Autrement dit,
tout comme la démocratie, l’espace public est sans cesse en question et en crise, n’est
jamais institué une fois pour toutes. Il est le lieu d’une tension tragique entre certaines
aspirations contradictoires, plus ou moins médiatisées et amplifiées : des pulsions narcissiques (visant la satisfaction privée) et un désir de sublimation collective de celles-ci
dans des objets communs (l’intégration de l’intérêt privé dans le collectif).
L’espace public est un concept vide qui, comme l’être, s’entend en de « multiples acceptions ». Cette vacuité essentielle du concept d’espace public rend manifeste, au cœur
même de l’idée, sa haute teneur spatiale. En effet, si l’espace renvoie à une étendue
déterminée, siège de nos perceptions sensibles, alors le vide peut être considéré comme
la matrice de l’espace, son réceptacle. Lao Tseu n’affirmait-il pas déjà, au début du Tao
Te King, « le vide de l’être médite la racine de toutes choses » ? La vacuité de l’espace
public est ainsi le gage de sa fécondité. Mais, tout comme l’espace qu’il rend possible,
le vide est à géométrie variable. La vacuité est protéiforme. Elle se décline en relation
avec le type d’espace qu’elle rend possible. Ainsi, le vide se donne souvent comme un
espace insignifiant, qui manque de contenu, un espace en carence d’être et de signification. Mais cette carence insignifiante est parfois l’effet d’une saturation de sens, bien
plus que de sa totale absence. Le vide de l’espace totalitaire obère la signification en
la saturant a priori, sous l’égide d’un Signifiant transcendant. Le vide consumériste
étourdit par la profusion des stimulations : la privatisation de l’espace public opère un
rebouchage forcené du vide, prélude à l’action politique, occultation de l’abîme.
Car la démocratie, plus que tout autre régime politique, a affaire avec le vide. Cornélius Castoriadis et Claude Lefort s’accordent sur cette béance originaire du phénomène
démocratique : l’institution de l’indétermination humaine en fondement du politique,
la découverte que le pouvoir est un « lieu vide », qui ne pourra être comblé par aucune
nature ou référent ultime.
« Voilà qui mérite attention : la notion d’un lieu que j’appelle vide, parce que nul
individu, nul groupe ne peut lui être consubstantiel ; la notion d’un lieu infigurable, ni
au-dehors, ni au-dedans ; la notion d’une instance purement symbolique, en ce sens
h
p
o
s
lo
118
h
qu’elle n’est plus localisable dans le réel. Mais encore faut-il observer que, pour la
même raison, s’efface la référence à un pôle inconditionné ; ou, à mieux dire, la société
se trouve mise à l’épreuve de la perte de son fondement21. »
La démocratie est le seul régime politique à assumer consciemment sa vacuité, son
absence de fondement. Régime « tragique » par excellence, dans lequel les hommes
affrontent l’abîme de sens qui leur fait face. Notre existence est vide a priori, aucune signification autre qu’instituée ne lui préexiste. La prise de conscience de cette vacuité est
la condition de l’autonomie politique et de la créativité. L’espace public démocratique
correspond ainsi à l’assomption du vide, au débouchage critique et politique. Il possède
de ce fait une dimension révolutionnaire et anarchique. Révolutionnaire tout d’abord,
parce qu’en lui s’opère la mise en crise de l’institué et l’avènement de nouvelles significations. Anarchique, parce qu’il n’y a pas de principe qui préexiste à l’auto-institution
par le peuple de son espace.
La démocratie repose sur le courage collectif d’affronter cet abîme de sens qui nous fait
face. L’espace public n’est que la phénoménalisation, la spatialisation, de notre mode
spécifique pour habiter le vide. Nous faisons face à un vide à préserver tout en l’occupant, contradiction indépassable, ferment de l’action politique. Alors l’espace public
est susceptible de manifester les dissensions qui traversent la société civile. À trop vouloir occuper la scène, on rend tout mouvement impossible. Le souci du vide rejoint son
parent pauvre temporel : la lenteur, précurseur sombre d’une durée commune. Le souci
du vide et de la lenteur participe de cette praxis démocratique, contrepoids aux formes
contemporaines du divertissement. L’espace public démocratique repose sur la mise en
crise du peuple par lui-même. Cette crise, loin d’être un terme, participe d’une « création continuée », n’en déplaise à tous les déclinologues. Pour ces derniers en effet, il
« paraît inconcevable qu’on renonce à l’idée que les fondements de l’ordre social
doivent être à l’abri de la critique ; inconcevable que l’incertitude puisse être autre
chose qu’une maladie de la civilisation, qu’elle entretienne le désir de liberté au milieu
des orages22 ».
21. Cl. Lefort, « Démocratie et avènement d’un lieu vide », in Le Temps présent, Paris, Belin, 2007, p. 465.
22. Cl. Lefort, « L’imaginaire de la crise », in Le Temps présent, op. cit. in n. 21, p. 936.
119
8. L’ESPACE VU DES GÉNIES
André Bord
Docteur ès lettres, vice-président et doyen de la Société de philosophie de Bordeaux,
membre correspondant de l’Accadémie nationale des sciences, belles-lettres et arts de
Bordeaux
Sans compter les synonymes ou harmoniques, Pascal, dans Les Pensées, emploie
21 fois le mot « espace ». Il note ses réactions au contact de cette réalité immense.
« Quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il
y en a toujours un plus grand et un moindre : de telle sorte qu’ils se soutiennent tous
entre le néant et l’infini1 » (S 352/1). Sur des tablettes2 qu’il portait constamment, il
notait ce que lui inspirait ce qu’il voyait, ce qu’il lisait en ses vastes lectures, ou lors de
conversations avec ses nombreux amis d’opinions si différentes. Pascal fait rarement de
théorie. Le 10 août 1660, il écrit à son ami Fermat : « La géométrie, je la trouve le plus
haut exercice de l’esprit ; mais en même temps je la connais pour si inutile, que je fais
peu de différence entre un homme qui n’est que géomètre et un habile artisan […]. Elle
est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force3. » Ces mots peuvent
paraître étranges chez celui que l’Europe considérait comme le plus grand mathématicien de l’époque. La géométrie n’a été toujours pour Pascal qu’un jeu intellectuel qui a
commencé à 11 ans sur les carreaux de sa salle de jeux : l’arithmétique concerne plutôt
les nombres et la géométrie l’espace.
L’homme a d’autres missions plus hautes que l’exercice intellectuel ou le métier : « Je
me prête à ma Mairie » disait Montaigne. Le danger de l’intellectualisme est de masquer l’essentiel : la réalité concrète ou les réalités supérieures qui dépassent le rationnel.
« Notre âme est jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps, dimensions, elle raisonne là-dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose » (418).
h
p
o
s
lo
1. Pascal, Œuvres complètes, Seuil, Intégrale, (S 352/1) désigne page et colonne ; (418), le n° de la pensée.
2. L’usage des tablettes date de l’Antiquité ; on y inscrivait en sténo. La matière a changé. Chez Pascal, ce
sont de petites liasses de papier.
3. Pour Platon aussi la géométrie n’est qu’un prélude. Le fronton de l’Académie avertit : « Que nul n’entre ici
s’il n’est géomètre. » La quête de la sagesse pour la vérité et le mode de vie est plus importante.
120
h
L’espace est une évidence
« Les connaissances des premiers principes : espace, temps, mouvement, nombres, sont
aussi fermes qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces
connaissances que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours. La nature ne
nous a donné que très peu de connaissances de cette sorte, toutes les autres ne peuvent
être acquises que par raisonnement » (110). Pour caractériser cette connaissance des
premiers principes, le mot « intuition » aujourd’hui s’impose. Ni Descartes ni Pascal
ne le connaissaient. Pascal le remplace par « instinct », « cœur », « sentiment », ce qui
induit à tous les contresens. L’espace s’impose, nous le vivons à chaque instant. Pascal
lie l’espace, le temps, le nombre, le mouvement (419). C’est par eux que notre esprit se
confronte à la réalité matérielle ; mais qu’est ce que l’espace ? Au livre XI des Confessions, saint Augustin s’interroge : « Qu’est-ce que le temps ? Si tu ne me le demandes
pas, je le sais ; si tu me le demandes, je ne le sais plus4. » On peut en dire autant de
l’espace.
« Les nombres imitent l’espace qui sont de nature si différente. Tout est fait et conduit
par le même maître » (698). Déjà Pythagore le notait : « Les choses sont des nombres
et les nombres sont des dieux. » Idée féconde reprise par Galilée : « L’univers est écrit
en langage mathématique. » Descartes, avec la géométrie analytique, unira l’espace et
le nombre. L’utilisation de la mathématique est le premier facteur qui a révolutionné
la science.
C’est par nos sens que nous percevons l’espace et les objets qui s’y trouvent. Les lunettes, télescopes, microscopes, les appareils acoustiques les prolongent. La vue est le
sens privilégié. Il n’est pas le seul, les autres sens perçoivent la représentation spatiale
d’une autre façon. Le handicapé atteint de cécité attire la pitié. Pour la perception de
l’espace encore faut-il faire la différence entre ceux qui n’y voient pas du tout et les
malvoyants, ceux qui le sont devenus et les aveugles-nés5. L’aveugle-né compose son
espace à l’aide des autres sens : le toucher, l’ouïe chez lui si développée. Il juge selon
4. Pascal distingue le temps psychologique du temps des horloges. Il a une montre à son poignet gauche
(534).
5. Lors de la guérison miraculeuse par Jésus, l’Évangile note bien : aveugle-né. La Lettre sur les aveugles de
Diderot n’est guère éclairante.
121
les timbres de voix, non d’après les expressions des visages. Des éducateurs dévoués
l’accompagnent dans son effort personnel pour épanouir ses possibilités : ex ducere.
Dans cet autre monde, certains parviennent à des performances remarquables sur le
plan intellectuel ou pratique. Ils lisent avec leurs mains. L’accordeur de pianos est
connu, mais on trouve aussi des musiciens, des enseignants, des scientifiques, des artisans. Pour eux, la place précise des objets, des outils, des matériaux est essentielle.
Nous ne percevons pas l’espace, mais les êtres qui s’y trouvent. Je vois des objets, des
lueurs, des couleurs, des éclairs, j’entends des bruits, des sons, le tonnerre, je palpe du
mou ou du dur, je sens le vent me cingler, je perçois tel mouvement.
Les synonymes
L’espace est indéfini, illimité, non mesurable. L’univers est sans limite. Nous y situons
les corps, les mouvements. L’étendue est limitée. C’est la partie que découvrent nos
yeux ou la partie de l’espace qu’occupe un corps et qu’on peut mesurer. La superficie,
la dimension, la distance sont chiffrables. Le point, le lieu, le centre, l’endroit sont
ponctuels.
h
p
o
s
lo
Ambiguïté
Nos réactions vis-à-vis de l’espace sont très variées. Certains préfèrent la sécurité,
d’autres le risque. Platon, Montaigne, Montesquieu éprouvent le besoin de voyager,
d’autres comme Socrate ou Kant préfèrent rester dans leur cité.
Pour Pascal, « notre nature est dans le mouvement » (641). Cependant il ne franchit pas
les frontières : Clermont, Paris, Rouen, Paris, Clermont, Paris. Huit mois de retraite à
Bienassis à Clermont (1652-53). Paris. En janvier 1655, huit jours au château de Vaumurier avec le duc de Luynes pour parler de philosophie, suivis de treize jours à PortRoyal-des-Champs selon l’insistance de sa sœur Jacqueline. Paris. Encore cinq mois
de retraite à Bienassis auprès de sa sœur Gilberte. Retour à Paris. Dans ces voyages, il
a découvert les forêts vers Rouen, les vastes plaines fécondes, la Loire qu’il traverse
sept fois, passant d’une jurisprudence à une autre différente : « plaisante justice qu’une
rivière borne » (60). « Les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent où l’on
veut aller » (717). « Ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord
122
h
fuient, il faut un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau,
mais où prendrons-nous un port dans la morale ? » (697). Autant de demeures différentes, autant d’adaptations aux êtres du nouvel espace.
Pascal se déplace à pied, à cheval ou en carrosse (lettre du 10 août 1660). Pour les longs
déplacements, il part en coche, parfois en bateau. Avec son ami le duc de Roannez,
Pascal organisera dans Paris plusieurs circuits de transport en commun, les carrosses à
cinq sols qui, au début, vont avoir grand succès.
Pascal parle 21 fois de la mer. Comme Corneille, il a vu à Rouen la marée remonter le
fleuve. « Le flux les apporta, le reflux les remporte » (Le Cid). Il note : « La nature agit
par progrès. Itus et reditus, elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins
puis plus que jamais » (771). « Le moindre mouvement importe à toute la nature, la mer
entière change pour une pierre » (927). Il a connu des hommes partant pour de longs
noyages en mer ou en revenant. Quand les notables venaient à Rouville pour écouter la
prédication de Guillebert, la famille a pu en profiter pour aller voir la mer. Son espace
immense, éternel et changeant aura impressionné Pascal.
Après l’investissement horizontal, quelle est chez Pascal l’expérience des hauteurs ?
Sans doute a-t-il assisté à quelque feu d’artifice à l’occasion d’une fête. Il connaît
l’aventure d’Icare, les maquettes prometteuses de Léonard de Vinci, mais aussi l’actualité. Les fontainiers de Florence, lors d’une inondation, s’étonnent que leurs pompes
aspirent l’eau jusqu’à 10 mètres (unité actuelle), et pas beaucoup plus. Galilée consulté
ne peut expliquer mais suggère que la hauteur du liquide doit être inverse de la densité
du liquide. Torricelli essaie avec du mercure. C’est la fameuse expérience connue bientôt de toute l’Europe grâce au père Mersenne, théologien, philosophe et savant, boîte
aux lettres des savants. Lui-même essaie de la reproduire, ce qui est facile. Mais les
tubes cassent, ne supportant pas le poids du mercure. De passage à Rouen, l’ingénieur
Petit, avec Étienne et Blaise Pascal, refont l’un après l’autre l’expérience. Les tubes ont
résisté. Petit repart, Étienne reprend sa responsabilité pour les impôts. Le jeune Pascal
poursuit et amplifie l’expérience. Il n’a jamais accepté l’expression : la nature a horreur du vide. Il lui paraît ridicule que la nature matérielle ait des sentiments, des émotions. Grâce à la bienveillance compétente de la directrice, il fait venir des mâts dans
la cour de la Verrerie Sever, qui vont porter les tubes assemblés sur plus de 10 mètres
de haut pour faire de nombreuses expériences avec de l’eau et des liquides différents.
Il invente d’autres montages qu’il ne pourra réaliser comme trop difficiles et onéreux.
123
Sa conclusion est un constat : le vide existe bel et bien. Évidemment, il se heurte à
l’ironie et la vindicte des demi-savants aveuglés par leur érudition, ce qui est classique :
Galilée, Pasteur, Mendel (1865) subissent les mêmes critiques ou ironies. Qu’importe !
Pascal va plus loin. Torricelli s’est demandé quelle est la force invisible qui pèse sur
le mercure de la cuve pour équilibrer le poids du mercure dans le tube. Son intuition
lui suggère l’hypothèse géniale de la pression atmosphérique. Il conforte son idée par
le calcul. Le produit de la colonne du mercure par sa densité égale bien la hauteur de
l’atmosphère par la densité de l’air. L’hypothèse devient probable. La plupart en restent
là. Cela ne suffit pas pour Pascal, il faut vérifier. Pascal demande à son beau-frère Périer
qui habite Clermont-Ferrand de faire ces expérimentations en haut et en bas du Puy de
Dôme. Les résultats, en septembre 1648, sont largement probants. Pascal pourra en
faire à des hauteurs moindres : à la tour Saint-Jacques à Paris, et même dans une grande
maison. Lors de la famille réunie à Clermont de mai 1649 à novembre 1650, il refera
les expériences au Puy de Dôme.
Galilée avait donné une nouvelle dimension à la science en introduisant les mathématiques. Pascal et Huygens, selon les conseils du moine franciscain Bacon, anglais,
en ajoutent une seconde. La mathématique est une construction intellectuelle, son critère est la démonstration rationnelle. La science étudie la matière ; son critère est la
vérification expérimentale. En astronomie, cette vérification devient observation, aussi
indispensable.
Une aventure éclatante viendra confirmer cette nécessité. Au XIXe siècle, on savait que
les planètes tournaient autour du soleil selon une ellipse. Cette courbe n’est pas parfaite
car elle est perturbée par l’existence d’autres planètes. En 1845, l’astronome Le Verrier
étudie les perturbations inexpliquées de la planète Uranus. Il en arrive à imaginer l’existence d’une planète inconnue dont il calcule l’orbite et la position. Il fait part de ses
calculs et de son hypothèse à Galle, le directeur de l’observatoire de Berlin, qui possède
une carte récente de cette région du ciel. Le 23 septembre 1846, Galle observe un astre
de magnitude 80 qui correspond aux données de Le Verrier et qui ne figurait pas sur la
carte. On appelle la nouvelle planète Neptune. Les scientifiques applaudissent. Après
la mort de Le Verrier (1877), fort du succès, on étudie les perturbations inexpliquées de
Neptune, ce qui conduit en 1930 à la découverte d’une autre planète : Pluton. Avec une
assurance accrue, on applique la même méthode pour étudier les perturbations inexpliquées de Mercure et on appelle la nouvelle planète que l’on va découvrir : Vulcain. On
h
p
o
s
lo
124
h
ne l’a jamais vue ; Vulcain n’existe pas.
Interprétations de l’espace
Notre expérience de l’espace est quotidienne. Elle nous réserve des spectacles merveilleux si nous prenons la peine de les regarder. Mais l’esprit ne peut se contenter du
témoignage des sens. La vue du ciel féconde son imagination. Le nombre de légendes
engendrées est pléthorique, à commencer par la mythologie. L’intellectuel, lui, s’interroge. Son imagination créatrice propose des représentations de l’espace aussi géniales
que provisoires. Rappelons les plus connues. Au Ve siècle avant J.-C., un pythagoricien,
Philolaos, considère le soleil comme le centre de l’univers. Au IVe siècle avant J.-C. un
platonicien, Aristarque de Samos, propose aussi l’héliocentrisme. Au IIe siècle après
J.-C., Ptolémée (100-170), grand géographe et mathématicien de l’École d’Alexandrie,
écrit une vaste synthèse, l’Almageste ; il fait de la terre le centre de l’univers. Le géocentrisme s’impose pendant des siècles, il correspond d’ailleurs au témoignage de nos
sens.
Au XVIe siècle, le chanoine polonais Copernic (1473-1545), esprit universel, fait ses
études à l’université de Padoue, car une certaine Europe existait. Il propose le soleil
comme centre de l’univers. Il écrit le Traité sur les révolutions du monde céleste (1545)6
qui, après sa mort, sera dédié au pape. Si le géocentrisme est toujours très largement
préféré, quelques chercheurs adoptent la révolution copernicienne car ses calculs sont
beaucoup plus simples que ceux de Ptolémée. L’université de Salamanque, alors la
première d’Europe à tous points de vue, mathématique, astronomie, philosophie, théologie, adopte l’héliocentrisme en 1580. En 1585, dans La Vive flamme d’amour (IV, 4),
Jean de La Croix écrit : « Au mouvement de la terre se meuvent toutes les choses
matérielles qui sont sur elle. » Notons bien que géocentrisme, héliocentrisme sont des
conceptions, des hypothèses.
Galilée est un savant, grâce en partie à son père qui l’a instruit. Esprit universel sans
diplôme, il s’intéresse aussi bien à la médecine, aux mathématiques, à la théologie
qu’aux dialogues de Platon. En plus de cela, il est technicien, il invente et fabrique de
nombreux instruments pour la recherche. Ses travaux font l’admiration générale, et
inévitablement la jalousie des demi-savants qui ne savent que répéter en langage de
perroquet ce qu’ils ont appris. Enseignant les mathématiques à Pise, il démissionne
6. En astronomie, révolution signifie « retour d’un astre dans sa course ».
125
à cause de la vindicte et laisse sa chaire à un disciple. Malgré une santé précaire, en
particulier des crises d’ophtalmie, il continue ses recherches. Comme tout le monde, il
a commencé par enseigner le géocentrisme, mais ses observations du ciel le poussent
à préférer l’héliocentrisme. En 1609, il persuade son ami Kepler qui, d’abord méfiant,
finit par l’adopter. Un Français lui signale qu’aux Pays-Bas existe un nouvel instrument
d’optique ; la nouvelle assez vague suffit au génie. Galilée confectionne une lunette
avec une lentille convergente et l’autre divergente qui lui permet de découvrir un monde
céleste alors méconnu. Il remercie Dieu de lui avoir permis de contempler cette splendeur et il écrit en 100 pages Le Message céleste, Sidereus Nincius. En 1611, Christine
de Suède, grande-duchesse de Toscane, interdit au disciple toute référence à Copernic.
Galilée le défend. Il écrit à Christine Pour la philosophie physique7, l’Écriture sainte
n’a pas de juridiction. « L’Esprit Saint nous enseigne comment aller au Ciel et non
comment va le ciel. » Le doge lui avait offert une chaire à l’université de Padoue :
mathématique, cosmographie… Galilée avait passé 17 ans tranquille. À Florence, il est
nommé Premier mathématicien du grand-duc. Il est accueilli à l’Académie del Lincei,
et les Jésuites célèbrent le plus grand astronome du temps. Quel succès ! Prometteur de
jalousies féroces.
Il y eut en 1616 un premier procès. Galilée n’y figurait pas. On attaquait surtout la doctrine de Copernic. On demanda seulement à Galilée d’abandonner cette idée. Il promit.
Il a six entretiens avec le pape. Ils conviennent que Galilée va écrire un traité Deux
systèmes du monde, mais sans privilégier l’un. C’était trop lui demander.
Il est convoqué par l’Inquisition, il tarde, il argue de son état maladif, de son âge, 70
ans. Finalement il s’y rend. Selon la coutume, qui n’épargnait même pas les prélats, on
aurait dû le mettre en prison. Vu sa notoriété, on lui réserve trois pièces dans la luxueuse
demeure de l’ambassadeur Nicolimi. Le procès dure 20 jours, en juin 1633, devant six
cardinaux ; quatre se sont désistés. On lui reproche 1) d’avoir trahi l’engagement de renoncer à Copernic ; 2) au lieu d’hypothèse, de tenir cette doctrine comme scientifique ;
3) Y renoncez-vous ? – selon l’usage, on aurait dû le soumettre à la torture pour obtenir
la vérité. Galilée n’y fut pas soumis8. Comme la plupart des condamnés, Galilée se défend mal. Pour se justifier, il évoque le phénomène des marées qui n’est pas une preuve.
Mais il faut se mettre dans la situation. Il parle d’un phénomène que tout le monde
h
p
o
s
lo
7. Le mot « philosophie » englobait encore les sciences.
8. Aujourd’hui la torture est interdite, en principe. Est-elle encore pratiquée ?
126
h
connaît, il ne peut décrire les splendeurs qu’il a découvertes dans le ciel et que personne
n’a vues. D’autre part, une instance qui est faite pour juger, a priori, condamne. Bref,
Galilée abjure à genoux. La légende prétend qu’en sortant, il tapa du pied en disant :
« Pourtant elle tourne », ce qui paraît invraisemblable9. Il l’a certainement pensé. Il est
condamné à la prison. Il ne la connaîtra jamais. Il est d’abord en résidence surveillée
dans la riche maison d’amis, avant d’être autorisé à rentrer chez lui, aveugle.
Les anticléricaux ont profité de ce drame pour opposer l’Église et la science. Or Galilée
est aussi chrétien que les cardinaux. Vers la fin de la 18e provinciale (S 467/2), Pascal
écrit : en vain, ce décret de Rome contre Galilée qui condamnait son opinion touchant le mouvement de la terre. « Ce ne sera pas cela qui prouvera qu’elle demeure en
repos ; et, si l’on avait des observations constantes qui prouvassent que c’est elle qui
tourne, tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient pas de tourner ainsi avec elle. »
Ces lignes renferment deux principes essentiels. Le premier répète Galilée : religion et
science sont deux domaines différents qui ne peuvent s’opposer. La religion n’a pas à
intervenir dans la recherche scientifique, ni la science dans la religion. La vie de Galilée
comme celle de Pascal le prouvent : leur foi profonde ne les empêche pas d’être des
savants exceptionnels. Pascal constate : « Le pape est premier. Quel autre est connu de
tous ? » (569). Deux siècles avant Vatican II, Pascal définit l’Infaillibilité. Le pape est
infaillible concernant les vérités de la foi, pour le reste il peut se tromper comme tout le
monde et même davantage à cause des influences qui l’induisent à erreur. La seconde
leçon de la citation que nous nous sommes permis de souligner est la nécessité de
l’observation répétée et constatée par plusieurs témoins. Il faut reconnaître que ce fut
l’erreur bien compréhensible de Galilée. L’héliocentrisme n’était alors qu’une probabilité. L’héliocentrisme ne deviendra « certitude » qu’au siècle suivant, en 1728, grâce à
l’Astronomie royale de Greenwich à l’occasion d’une éclipse de lune.
En France, les travaux considérables de Galilée sur les lois de la chute des corps ou les
oscillations d’un pendule sont diffusés très tôt grâce à Mersenne. Mais ce qui frappe
surtout, c’est la découverte d’une région de l’espace jusqu’alors inconnue. « Combien
les lunettes nous ont-elles découvert d’êtres qui n’étaient point pour nos philosophes10
d’auparavant » (782). Cette nouvelle vision du ciel ne confirme pas l’interprétation de
9. Les légendes fallacieuses sont légion. Aujourd’hui, les meilleurs spécialistes sont d’accord : le monastère
de Port-Royal, Pascal, Racine… n’ont rien à voir avec le jansénisme qui naît seulement au XVIIIe siècle.
10. Pour scientifique, cf. n. 6.
127
l’espace comme héliocentrique. Pour Roberval comme pour Pascal, ce n’est qu’une
interprétation probable et provisoire car la science progresse sans cesse. D’ailleurs Pascal n’emploie pas le mot, il parle de « mouvement de la terre ». L’interprétation est
provisoire. « Si notre vue s’arrête là que l’imagination passe outre, elle se lassera plus
tôt de concevoir que la nature de fournir. Tout le monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein la nature. Nulle idée n’en approche, nous avons beau enfler
nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes
au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la
circonférence nulle part11 » (199 à lire entièrement). Par quelle intuition de génie Pascal
a-t-il pu écrire cela alors que l’héliocentrisme venait d’être proposé ? Le mouvement de
la terre est un fait, l’héliocentrisme est une conception provisoire comme toute théorie
(Poincaré, La Science et l’Hypothèse).
La nouvelle vue de l’espace faisait rêver. Kant, dès 1755, pressentira d’autres réalités
que notre voie lactée. Les galaxies seront découvertes en 1920. Si la technique est
fille de la science, réciproquement les progrès de la technique promeuvent la science.
Aujourd’hui, la modeste lunette de Galilée est réservée à l’amateur, des télescopes
géants révèlent des dizaines de milliers galaxies, chacune avec 100 milliards d’étoiles.
La couleur que nous en voyons semble indiquer que le monde est en expansion. Certaines étoiles sont jeunes, d’autres vieilles. Nous en voyons qui, pendant le trajet de leur
lumière, sont déjà mortes. Le quidam qui ouvre un livre de cosmographie y trouve des
distances et des temps inimaginables, « astronomiques », qui font comprendre le mot
de Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » (201). Les dimensions
donnent le vertige : on parle de 100 000 années-lumière pour le diamètre des galaxies !
Le soleil a 4, 5 milliards d’années…
Chaque découverte étonne et incite à aller plus loin. La sonde Epoxi survole la comète
Hartley 2. On découvre des planètes extrasolaires. En 2008, trois astronomes décèlent
l’exoplanète gravitant autour de l’étoile IRXS 1609. Sachant que l’on nomme ua la
distance moyenne de la terre au soleil, on calcule que le rayon de son orbite serait de
300 ua, ce qui infirme les calculs habituels pour les planètes. Souvent une nouvelle
découverte remet en question les précédentes. Comment prétendre vulgariser ces pro-
h
p
o
s
lo
11. Pascal n’a pas inventé cette expression mais ses prédécesseurs la réservaient à Dieu. Pascal l’attribue à
l’univers. Le savant cardinal allemand Nicolas de Cues (401-464) aussi, mais Pascal l’a-t-il lu ?
128
h
grès incessants ?
L’Europe dispose d’une gamme de trois lanceurs. Depuis 1957, Soyouz a fait ses preuves
et sept pays contribuent à la transporter en Guyane : France pour 63 %, Allemagne,
Italie, Belgique, Espagne, Suisse, Autriche. On multiplie les projets : deux aux US, un
en Europe. L’avènement de télescopes ultra-géants, avec des diamètres de 100 m à la
base, une hauteur de 80 m, des miroirs de 42 m comportant 984 miroirs élémentaires
hexagonaux, permettront d’atteindre des régions de l’espace de plus en plus lointaines,
car plus le diamètre est important, et plus son pouvoir de résolution est élevé. Ce qui
réclame des spécialistes et une main-d’œuvre hautement qualifiés.
Il ne faut pas réduire la démarche de Galilée à la découverte de nouveaux ciels. Contre
un certain a priori, il affirme que les lois qui régissent la terre et celles du ciel sont les
mêmes. La science entière repose sur le principe du déterminisme : l’univers est régi
par des lois constantes et nécessaires. L’objet du chercheur est de les découvrir. Dans
la célèbre pensée 199, Pascal fait un parallèle entre l’infiniment grand évoqué par la
lunette, et l’infiniment petit suggéré par un autre nouvel instrument utilisé depuis le
début du siècle : le microscope. Or le microscope devenu de plus en plus puissant avec
l’électronique découvre un univers infiniment petit qui fait problème : impossible de
déterminer la place de l’individu électron. En l’éclairant, les photons le déplacent. On
pallie la difficulté en travaillant sur des populations, avec des statistiques et la probabilité. Les électrons se groupent plus ou moins autour d’une longueur d’onde idéale. Certains en profitent pour mettre en doute le déterminisme dans le microcosme. Mais pour
Einstein, « Dieu ne joue pas aux dés ». Et Heisenberg calcule la relation d’incertitude.
Or incertitude pour l’esprit n’est pas indéterminisme dans la matière. D’ailleurs toute la
science passe constamment de l’incertitude à la découverte.
Plusieurs interprétations sont possibles. Pour le quidam lambda, le calendrier ou la
météo, le soleil se lève, éclaire, chauffe et se couche. Pour l’amateur astronome, la terre
tourne autour du soleil. Pour le spécialiste, le centre de l’univers est partout.
Investigation de l’univers
De tout temps l’homme a investi l’espace. D’abord autour du globe sur terre et sur mer,
vers le bas, vers le haut, le côté, l’est ou l’Occident. Homère décrit des voyages individuels ou par groupes. Sur terre, l’histoire révèle de nombreuses migrations : Hébreux
129
hors d’Égypte, leur déportation en Assyrie, celles des Phéniciens, Carthaginois, Grecs
ou Romains, il y en eut dans des temps plus reculés. Plus proches, les terribles invasions des IVe et Ve siècles, les croisades, la fuite des Européens vers l’Amérique, la
déportation des Noirs du XVIe au XVIIIe siècles, les drames après la Révolution russe
de 1905, et ceux à la suite des deux guerres du siècle dernier. Des étrangers venus en
Europe pour y chercher du travail ou l’inverse. Qu’elles soient imposées par la disette,
la persécution, ou volontaires, ces émigrations sont l’occasion de découvrir des sites,
des climats nouveaux, des mœurs différentes car partout, dans des régions aussi différentes que la montagne ou la mer, la glace ou le désert étouffant, l’homme est présent,
occupe, transforme, cultive ou dénature l’espace.
Pour alléger sa charge, accélérer le mouvement, l’homme se fait porter : l’excellent
cheval, le chameau, l’éléphant, l’ingénieux vélo, le chemin de fer, le métro, les bateaux
sur « les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent où l’on veut aller » (717).
Sur mer. Des peuples entiers vivent de la mer, parfois sur la mer. Ils y trouvent leur
subsistance. La mer est une invitation à partir au-delà, découvrir « une vie étrangère »
(136) « des îles de la mer » (483). Des noms célèbres s’imposent.
Marco Polo (1254-1324) est vénitien. Son père et son oncle commerçaient en Chine.
Ils emmènent Marco qui a 17 ans. Pendant que les parents font des affaires, Marco
va traverser la Chine, y rester 17 ans. Il découvre une civilisation à l’apogée de la
dynastie mongole, avec une administration remarquable, le papier-monnaie, une poste
organisée… Il admire la capitale (aujourd’hui Pékin), le bouddhisme qui n’est pas une
religion mais une sagesse. Les trois voyageurs reviennent. Un tel périple suppose une
maîtrise des mers, une audace, une curiosité, remarquables. Revenu à Venise, en 1296
lors d’une bataille entre Venise et Gênes, Marco est prisonnier et incarcéré jusqu’en
1299. C’est alors qu’il dicte de précieux souvenirs à un codétenu qui écrit en français :
Le Devisement du monde, les merveilles du monde12.
Christophe Colomb (1450-Valladolid, 1506), né à Gênes, dès 1476 s’établit à Lisbonne
où son frère tenait une officine de cartographie. La ville était renommée pour cela.
En 1479, il se marie ; son beau-père était gouverneur de l’île Porto Santo. Colomb a
certainement beaucoup étudié les conditions et moyens avant d’élaborer le projet de
h
p
o
s
lo
12. Certains mettent en doute ce voyage sous prétexte que Polo ne dit pas qu’il mangeait avec des baguettes,
qu’il ne parle pas de la Grande muraille, etc. Il faut se mettre à la place d’un prisonnier qui dicte à son
compagnon de cellule : il ne fait pas un traité, il évoque des souvenirs tels qu’ils lui viennent.
130
h
joindre l’Inde par l’ouest. Depuis les travaux de Ptolémée, on connaissait à peu près les
dimensions de la terre. Il confie son projet au roi du Portugal, Jean II ; les spécialistes le
rejettent. Colomb prend contact avec Charles VIII de France, Henri VII d’Angleterre,
en vain. En 1485, Colomb passe en Espagne. Les pères Franciscains de la Rabida le
protègent et obtiennent une audience avec la reine Isabelle de Castille. Elle consulte,
on déconseille cette aventure. Cependant elle la favorise13 pour le cas où il y aurait
« une petite chance ». Il part le 3 août 1492 avec trois caravelles, arrive le 12 octobre
à l’île San Salvado, puis Cuba, Haïti. Il perd la Santa Maria ; une partie de l’équipage
ne pourra repartir. Le 16 janvier 1493, il revient en Europe. Une tempête le contraint
de s’arrêter à Lisbonne, Jean II l’accueille. Arrivé à Séville, il traverse l’Espagne avec
un accueil triomphal jusqu’à la cour qui était alors à Barcelone. Une nouvelle expédition avec 17 navires et près de 1 500 participants, part le 25 septembre 1493 : Dominique, Guadeloupe. Ceux qu’il avait laissés ont disparu, anéantis par les indigènes en
représailles. Revient en juin 1496. Troisième expédition avec six navires. Renvoyé en
Espagne en 1500. Après le succès de Vasco de Gama, l’Espagne lui demande de repartir
en 1502 avec quatre caravelles. Il arrive à la Jamaïque, mais revient la même année.
La marine portugaise était fort développée. Le roi Manuel 1er succède à son cousin
Jean II en 1495. Jaloux de l’influence de l’Espagne qui va exploiter par l’ouest ce que
l’on croit les Indes, en 1497, il confie à Vasco de Gama (1469-1524) la mission de
rejoindre les Indes par l’est. Vasco de Gama, avec quatre navires minutieusement préparés, découvre la route des Indes en doublant le cap de Bonne-Espérance (1498). Ils
atteignent Melinde le 7 janvier 1499. Cet exploit maritime fut aussi un succès commercial, l’Occident concurrençant l’Islam. Vasco de Gama repart en 1502 avec 20 navires.
Nommé vice-roi du pays, il ne régna guère puisqu’il y mourut aussitôt.
Ces trois illustres masquent la multitude d’autres expéditions moins spectaculaires et
les marins que Victor Hugo célèbre aux prises avec le déchaînement des éléments :
Oceano nox ou Jose Maria de Heredia : Maris stella. Quelles sont les raisons de l’investissement de l’espace sur terre ou sur mer, seul ou en groupe ? Ceux qui, aujourd’hui,
font la route ancestrale de Compostelle évoquent le désir de l’exploit, le courage de se
dépasser, de se retrouver soi-même loin de la médiocrité du quotidien, des fascinations
13. Claudel, dans son Christophe Colomb, célèbre la vocation de la « Colombe porteuse du Christ ». La
pièce jouée à Bordeaux par Jean-Louis Barrault et sa femme Madeleine Renaud devant Claudel fut un
triomphe.
131
lancinantes du portable, de la télévision et de l’ordinateur. Plus généralement, c’est la
curiosité, souvent le profit à la quête de la pêche, des épices, du safran ou du sucre, ou le
mythe de l’Eldorado. Le poivre coûtait 100 fois plus cher à l’arrivée qu’au départ. Sans
oublier les drames des foules chassées par la disette ou la persécution, le transfert des
populations rurales vers les villes, la fuite des combats ou le transfert de populations
selon les décrets des puissants.
Pascal, se référant surtout à ses contemporains avides de loisirs, ajoute d’autres raisons. Certains ne peuvent supporter de ne pas bouger de la ville, de rester en repos,
car ils s’ennuient : « Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir,
il branle, et nous quitte et si nous le suivons il échappe à nos prises, nous glisse et fuit
d’une fuite éternelle » (199). Alors ils décident par exemple d’aller en mer malgré les
périls (136), l’issue incertaine (577). Il trouve un autre motif : « On ne veut savoir que
pour en parler, autrement on ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais en rien dire
et pour le seul plaisir de voir14 » (77). Ce qui s’applique davantage aujourd’hui avec la
sollicitation oppressante des agences pour des croisières où chacun, armé d’appareils
photo et de caméras, collectionne les images qu’il sera fier de montrer à ses proches. On
peut être surpris que ces voyageurs ou journalistes, ayant passé quelques heures dans
une ville, en rapportent des jugements définitifs.
L’investissement de l’espace verticalement se fait d’abord sur la terre et sous la terre.
Généralement en vue de la sécurité ou de la nécessité, parfois par défi : échasses,
échelles. On vainc l’espace avec les gratte-ciel, dans des temples en vénération aux
dieux, Eifel élève sa tour. La Chine se garantit avec la Grande muraille, et l’Angleterre
avec le mur d’Adrien. On érige des citadelles, des forts, lignes Maginot et Siegfried.
Le marin grimpe aux agrès à des hauteurs vertigineuses et les athlètes montent des
pyramides audacieuses.
À l’inverse, l’homme se réfugie dans les cavernes pour garantir sa vie ou ses défunts
et ses trésors : tels les textes d’Aristote, les manuscrits de la Mer morte, ou les chefsd’œuvre de Lascaux. À partir de 1915, le poilu s’abrite des mitrailles dans les tranchées.
La guerre a fait développer les sous-marins et les pêcheurs de perles ne sont pas d’aujourd’hui. Mais pour la découverte du monde de la mer et de ses splendeurs, le nom
de Jacques-Yves Cousteau (1910-1997) s’impose. Séduit par la beauté des explora-
h
p
o
s
lo
14. Cf. Cicéron, De Amicitia, XXIII, 88 et Fables de La Fontaine, « La tortue et les deux canards », livre X, 2.
132
h
tions subaquatiques, il va inaugurer, en 1942-1945, la plongée sous-marine moderne. Il
équipe pour cela le Calypso, un scaphandre autonome, une soucoupe plongeante, une
troïka. Il opère des plongées profondes à l’aide de « maisons sous la mer ». Son audace
d’initiateur, orchestrée par les films qu’il réalise, aura une moisson innombrable de
disciples océanographes.
La conquête de l’espace
Il y eut les ballons, les montgolfières (la première le 4 juin 1783). On parvint à 10 000 m.
Les avions au siècle dernier deviennent de plus en plus performants. On retient les
noms de Guynemer, de Mermoz, de Saint-Exupéry. Dans la seconde moitié du XIXe
siècle, on s’intéressait de plus en plus à l’espace, d’abord en Allemagne, puis en Russie. À partir de 1957, la conquête de l’espace, en raison de la Guerre froide, devient
audacieuse. États-Unis et URSS rivalisent de performances. La première manche est
gagnée par l’URSS avec le lancement d’un satellite artificiel. Quand est lancé Spoutnik,
le 4 octobre 1957, ce fut un choc : surprise, humiliation, peur, car ces États possédaient
la bombe atomique. Certains rient jaune : qu’est-ce que cette ferraille ? Le premier
homme dans l’espace est Y. Gagarine le 12 avril 1961, la première femme, en juin
1963, avec deux astronautes le 14 mars 1965. L’URSS l’emporte.
Alors J. F. Kennedy accélère. En 1963, le programme Mercury permet le séjour d’une
journée dans l’espace. Grâce à la fusée Saturne de grande performance, le programme
Apollo permet en 1969 le débarquement sur la lune. Le rêve de Jules Verne, ce visionnaire de génie, est réalisé. 100 ans auparavant, il avait écrit De la Terre à la Lune (1865)
et Autour de la lune (1869). Il envoyait son équipage à l’aide d’un canon géant… L’exploit va se renouveler. Entre 1969 et 1972, 12 astronautes débarquent sur la lune, totalisent 200 heures de présence humaine, 8 heures de sortie à pied ou avec le Véhicule
Rouer. Du matériel y a été déposé pour permettre des enregistrements. Des centaines
de roches en sont ramenées.
Ces succès ne se font pas sans risques, parfois tragiques. Lors des essais en 1967, trois
astronautes ont perdu la vie. Lors d’Apollo 13, à 300 000 km de la terre, le module de
commande lâcha, mais l’équipage put revenir.
Les Russes envoyèrent seulement des sondes et des vaisseaux automatisés entre 1957
et 1976. Le 16 septembre 1970, ils avaient ramené 300 g de sol lunaire et des photographies.
133
Détente
Khrouchtchev, en février 1956, avait parlé de détente. 1970 voit les premières stations
spatiales. Finalement, la sagesse et les impératifs pécuniaires permettent, en juillet
1972, le spectaculaire rendez-vous orbital entre un vaisseau Soyouz et un vaisseau
Apollo, avec deux amarrages et une poignée de mains historique. Ce fut le début d’une
collaboration internationale. Bientôt USA, Europe, Canada, Japon s’unissent pour
créer des laboratoires. Entre novembre 1983 et février 2000, on compte 25 vols. On
crée des satellites pour assurer réparation et maintenance, la navette a effectué 120 vols.
On déplore deux accidents avec perte de l’équipage. Des stations spéciales examinent
la terre. La dissolution de l’URSS au début de 1991 accéléra un rapprochement entre
l’Est et l’Ouest. Au XXIe siècle, 16 pays – USA, dix de l’Union européenne, Suisse,
Japon, Brésil – prévoient un projet ambitieux dédié à la recherche scientifique. Y vivre
constamment, missions avec propulsion nucléaire : Lune, Mars, satellite de Jupiter.
Cette collaboration apaisera-t-elle les conflits économiques ou politiques inévitables ?
À partir de 1957, l’homme s’est arraché à la gravité de sa planète. Aujourd’hui, des
centaines d’amateurs jouent dans les airs, imitant cerfs-volants ou volatiles.
Pour nous orienter dans l’espace, nous avons le soleil, ou la nuit, les étoiles et des
moyens de plus en plus perfectionnés depuis la boussole. Les oiseaux migrateurs, les
pigeons voyageurs, parfois les chiens ou les chats n’ont pas besoin d’instruments.
Transmettre à distance des signaux conventionnels n’est pas nouveau. Soit par la vue,
soit par l’ouïe : fanions de différentes couleurs, tam-tam ou écoute du sol. Le télégraphe
date du XVIIIe siècle, la voie hertzienne du XIXe. Aujourd’hui, les satellites permettent
d’accéder à l’information immédiate. Les moyens depuis l’espace et depuis la terre sont
complémentaires. Les télécommunications spatiales vont se développer.
La bioastronautique a des retombées sur la vie et la santé à terre.
h
p
o
s
lo
L’espace et la beauté
« Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il
éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière
mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse un
134
h
point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour
lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent
dans le firmament embrassent » (199).
« Petit homme d’une seconde, prends donc le soin de regarder le ciel étoilé – Comment
serait-ce possible ? De nuit, de jour, comme un forçat volontaire, je suis rivé à mon ordinateur, penché sur des documents pour préparer les concours. Et si j’ai le loisir de sortir
de nuit, je vois des murs, des devantures, et dans les espaces dégagés, des lumières artificielles voilent celles du ciel – Je sais : pauvres citoyens, la terre nous empêche de voir
le ciel. Mais je le répète. Par une nuit claire, éloigne-toi de la ville, ou, mieux, va par
exemple au Triangle noir du Quercy épargné de la pollution lumineuse des agglomérations et des voies de communication, et regarde cette voûte dont la splendeur dépasse
tout ce qu’on en peut dire. Des milliards de personnes l’ont déjà vue, des milliards la
verront. L’Antiquité en a personnalisé quelques éléments : voie lactée, Grande ourse,
Vénus, Cassiopée… Oublie alors la foudre, les intempéries, les catastrophes, les phases
de la lune, que ton regard s’arrache de l’esclavage terrestre de la pesanteur. Oublie les
interprétations des astrologues, ou le conseil : attache ton char à une étoile. Oublie
l’Échelle de Jacob de la Bible, le troisième ciel de saint Paul (II Cor. 12, 9), l’ascension
vers l’Un du philosophe Plotin, l’aventure de Dante depuis les profondeurs de la terre
jusqu’au plus haut des cieux, la montée du mont Carmel. Cette nuit-là, seul à seul, cet
espace et ce temps cosmiques sont pour toi. Contemple, reviens plusieurs fois. »
Nous ne percevons pas l’espace, seulement des objets, ou des sons dans l’espace. Nous
les percevons différemment. « Toutes les fois que deux hommes voient un corps changer
de place ils expriment tous deux la vue de ce même objet par le même mot, en disant
l’un et l’autre qu’il s’est mû et de cette conformité d’application on tire une puissante
conjecture d’une conformité d’idée, mais cela n’est pas absolument convaincant… on
sait qu’on tire souvent les mêmes conséquences de suppositions différentes » (109).
« Il y a un certain modèle d’agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport
entre notre nature faible ou forte telle qu’elle est et la chose qui nous plaît. Tout ce
qui est formé sur ce modèle nous agrée, soit maison, chanson, discours, vers, prose,
femme, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits, etc. Tout ce qui n’est point sur ce
modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon. Et comme il y a un rapport parfait entre une
chanson et une maison qui sont faites sur ce bon modèle pour qu’elles ressemblent à
ce modèle unique, quoique chacune selon son genre, il y a de même un rapport parfait
entre les choses faites sur les mauvais modèles. Rien ne fait mieux entendre combien
135
un faux sonnet est ridicule que d’en considérer la nature et le modèle et de s’imaginer
ensuite une femme ou une maison faite sur ce modèle-là » (585, 586). Les artistes le
confirment : le peintre n’y peut rien, il ne choisit pas, il y a des formes qui s’imposent
à lui. Un Greco se reconnaît tout de suite. Ma réception est à l’intersection de l’espace
du monde et du mien propre. Un mélomane averti reconnaît Beethoven en quelques
phrases musicales et Le Ciel étoilé en dit plus sur van Gogh (1853-1890) que sur le
ciel. Les peintres sont confrontés à la vision de l’espace. Leur œuvre dépend de leur
interprétation, de leur regard ; de leur approche, de la lumière ou du moment, mais aussi
de leur état d’âme. Ils sont dans l’espace, mais aussi ils le créent selon les fluences de
leur propre durée. La beauté musicale ou picturale nous possède, nous n’avons pas à
l’analyser, l’expliquer, la transformer en idées, en mode. Elle s’impose.
Encore faut-il prendre le temps de regarder, écouter, d’y revenir. « Les tableaux vus de
trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable LIEU.
Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans
l’art de la peinture » (21). Le beau me révèle moi-même ; il ne se confond pas avec la
virtuosité, l’ancien ou le moderne, la publicité ou la mode ou ce qu’on en dit (529).