CD49 Cantates pour le vingt-et-unième dimanche après la Trinité

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CD49 Cantates pour le vingt-et-unième dimanche après la Trinité
CD49
Cantates pour le vingt-et-unième dimanche après la Trinité
Old Royal Naval College Chapel, Greenwich
Revenant d’Italie, alors que l’étape de notre pèlerinage dans les Pays
baltes, attendue avec impatience, venait d’être annulée, nous nous
retrouvâmes à Londres et, une fois encore, à l’Old Royal Naval College
Chapel de Greenwich, cadre parfait tant sur le plan architectural
qu’acoustique. Quelqu’un de notre groupe avait récemment entendu,
s’étant connecté sur une station de radio allemande, un éminent
spécialiste de Bach et théologien de Leipzig déclarer que notre Bach
Cantata Pilgrimage était « suspect » du simple fait que Bach lui-même
n’avait jamais fait entendre ses Cantates côte à côte, en une seule et
même occasion, sans même parler d’« un seul et même concert ».
Procéder de la sorte aujourd’hui était, selon lui, non seulement
inauthentique mais aussi une assurance de répétitivité, du fait qu’il y
avait chez Bach une inévitable uniformité dans le traitement musical
des textes de l’Évangile et de l’Épître d’un même jour.
Pour se convaincre qu’il n’en est rien, il suffit de se tourner vers la
musique qu’il écrivit pour ce vingt-et-unième dimanche. Bach a en effet
livré pas moins de quatre oeuvres remarquables, toutes reposant sur le
récit évangélique de la guérison du fils du fonctionnaire royal (Jean, 4,
46-54), merveilleusement contrastées et subtilement différenciées par
le climat et l’instrumentation. Dans la plus ancienne d’entre elles, Ich
glaube, lieber Herr, hilf meinem Unglauben! (« Je crois, cher
Seigneur, aide mon incroyance »), BWV 109, il met en oeuvre une
magnifique série d’antithèses pour restituer le conflit interne entre foi et
doute, également le fait que la foi n’est accordée qu’après une période
de doute. Tout d’abord, à travers la fascinante élaboration du choeur
d’introduction en ré mineur mettant en musique des paroles empruntées
à l’Évangile de Marc, il organise une division des forces dans l’esprit du
concerto grosso, opposant, selon sa propre terminologie, concertisten
et ripienisten (les sources ne présentent pas cette division de manière
absolue, mais celle-ci s’est imposée au cours des répétitions par
approximations successives). Une texture de mini-sonate en trio pour
violon solo et soit l’un des hautbois soit les deux et continuo, ou bien
pour voix soliste, violon et hautbois, se trouve juxtaposée à d’autres
interjections (indiquées forte) émanant de l’ensemble des forces du
concerto grosso. Aux voix « solistes » revient à tour de rôle la
proposition initiale : « Ich glaube, lieber Herr » (ouverture sur quarte
ascendante, coiffée de la quinte ascendante de la seconde voix), tandis
que les voix du tutti rejoignent par bribes la seconde : exclamations
isolées sur « hilf », puis sur la phrase sinueuse, comme poussée
malgré elle vers le bas, « hilf meinem Unglauben ». De la manière dont
ces deux propositions se trouvent ici articulées, juxtaposées et
élaborées au gré de l’échange, d’une intensité croissante, entre
l’orchestre et l’entrelacs fugué tissé par les quatre voix à la fois, résulte
une inépuisable fascination. L’adaptation de Bach amplifie la tension
entre foi et scepticisme en des termes si personnels que l’on finit par se
demander s’il ne faudrait pas y voir un reflet de son propre combat
s’agissant de la foi.
Vient ensuite un double mouvement d’une puissante intensité,
récitatif & air pour ténor au cours duquel la dramatisation de cette lutte
intérieure est menée plus avant. Dans le récitatif (n°2), Bach renforce la
dichotomie entre foi et doute en confiant au même chanteur deux
« voix » opposées, l’une indiquée forte, l’autre piano, alternance, phrase
après phrase, sans doute unique dans les récitatifs de Bach. (Comme
Schumann aurait aimé cela – lui, le créateur de Florestan et Eusebius,
qui détestait s’exprimer à travers une seule voix, unifiée !) La lutte
fondamentale se traduit ici par l’opposition de si bémol majeur et de mi
mineur, tonalités a intervalle de triton. Bach renforce cet affrontement
en orientant les phrases dans des directions opposées – les phrases
piano (qui expriment la crainte) étant tout d’abord entraînées vers le bas
cependant que les retentissantes protestations de foi semblent pousser
vers le haut, comme tentées de rajouter des dièses. Dans l’ultime
phrase, la figure façon Eusebius semble perdre patience et laisse
échapper un cri lent et strident – « Ach Herr, wie lange? » (« Ah !,
Seigneur, combien de temps ? »), se hissant dans son désespoir
jusqu’à un la aigu (marqué forte sur tempo adagio) tandis que le
continuo plonge d’une douzième vers le bas, jusqu’à un mi grave,
sombre anticipation de l’air à venir. À ce stade, aucune résolution n’est
encore apparue. Dieu n’a pas répondu.
Bach poursuit en retraçant (n°3) le frissonnement inquiet de l’âme
au moyen de motifs mélodiques déchiquetés, d’harmonies instables
tendant vers des accords angoissés à l’état de deuxième renversement,
de figures rythmiques pointées et persistantes. Il met à profit, de
manière incomparable, la moindre composante expressive et tragique
inhérente à l’ouverture à la française selon Lully – l’on pourrait y voir
une première ébauche de l’air du remords de Pierre dans la Passion
selon saint Jean. À l’instar de l’air de ténor Ach, mein Sinn, le climat y
est agité, désespéré, tourmenté. L’énergie déployée diminue dans sa
section B, magistrale adaptation des paroles « la mèche de la foi peine
à éclairer devant elle / le jonc ployé en vient à se briser / la crainte sans
cesse crée une douleur nouvelle. » Peu à peu l’instrumentation
s’amoindrit, les harmonies bifurquant dans des directions opposées,
d’abord ré mineur puis fa dièse mineur, loin de la tonique mi mineur,
puis, se détournant brusquement de la dominante (si mineur), vers la
mineur juste avant un complet da capo.
Arrivé à ce tournant crucial de la Cantate, ainsi qu’Eric Chafe
l’affirme, Bach « délibérément, j’en suis certain, renverse la signification
allégorique des dièses et bémols du récitatif (le sens des dièses étant
positif, celui des bémols négatif) dans les mouvements de conclusion
(les bémols devenant positifs, les dièses négatifs) ». Moyennant quoi le
récitatif suivant, pour alto (n°4), s’en revient au ton de ré mineur sur des
paroles de confiance en Jésus, prélude à l’air radieux pour alto et deux
hautbois en fa majeur. Construit tel un passepied français, et en dépit
de l’accent mis sur le conflit intérieur entre chair et esprit, il apporte
avec lui les premiers et bienvenus signes d’assurance. En lieu et place
de l’habituel choral harmonisé à quatre parties, voici que Bach conclut
sur une exubérante fantaisie tout animée d’un sentiment de
soulagement et de bien-être. Commençant en ré mineur, il s’oriente
vers la mineur, tonalité neutre qui « semble mettre en perspective
toutes les tonalités antérieures, par analogie à la manière dont la foi finit
par l’emporter sur le doute » (Chafe). Que l’on soit disposé ou non à
faire sienne dans le détail une telle interprétation allégorique, une chose
est certaine : la conscience qu’a Bach, et la sympathie qu’il ressent, de
ces fluctuations de la foi éprouvées, alors comme maintenant, par
nombre de ses auditeurs. Et Luther d’insister : la foi est parfois
« ouvertement accordée, parfois en secret ». À la fin de cette Cantate,
on a le sentiment d’être bel et bien passé par de rudes épreuves.
Ce thème de l’octroi caché de la foi reparut dans la Cantatechoral
de l’année suivante (1724), Aus tiefer Not schrei ich zu dir
(« De fond de la détresse je crie vers toi »), BWV 38, laquelle repose
sur l’hymne bien connue de Luther et fait entendre une libre adaptation
du Psaume 130 [De profundis clamavi] chantée sur la vénérable
mélodie en mode phrygien. Luther décrit ce psaume tel le cri d’un
« coeur véritablement repenti bouleversé au plus profond de sa
détresse. Nous sommes tous dans une profonde et grande misère,
mais nous ne ressentons notre condition. Crier n’est rien d’autre qu’un
puissant et impérieux désir de la grâce de Dieu, laquelle ne se
manifeste en l’être avant qu’Il n’ait vu dans quel abîme celui-ci gît. » Ce
que Bach entend à la perfection. Dans un choeur d’introduction de
seulement 140 mesures, il offre une puissante évocation de ce « cri
depuis les profondeurs » luthérien et de la clameur des voix
implorantes. Il opte pour le sévère stilo antico, façon motet, chaque
ligne de la mélodie étant présentée en valeurs longues par les sopranos
et précédée d’un traitement en imitation des voix inférieures. Il double
chacune des quatre voix d’un trombone – quatre trombones dans une
Cantate de Bach ! (on songe à Schütz ou à Bruckner). Ce qu’ils
apportent au climat général, outre leur incomparable et éclatante
sonorité, relève du rituel et de la solennité. Bach semble vouloir pousser
les limites de ce mouvement de forme motet presque hors de portée
stylistique via les distorsions chromatiques abruptes de cette mélodie
en mode phrygien.
Pour le troisième mouvement, un air en la mineur pour ténor et
deux hautbois, la manière dont Bach met en musique les vers
« J’entends au milieu de la souffrance / un mot de réconfort [...] » trouve
de nouveau sa source dans le commentaire de Luther mettant en
exergue la « bénédiction » de « choses contradictoires et
disharmonieuses, car espoir et désespoir sont à l’opposé l’un de
l’autre ». Nous devons « espérer dans le désespoir », car « l’espoir qui
forme l’homme nouveau, croît au milieu de la peur qui abat le vieil
Adam ». Il est rare que Bach écrive de telles lignes chromatiques de
hautbois, si continûment imbriquées et sans presque d’endroits pour
respirer. Il y faut une technique aguerrie et un jeu intrépide.
Les trois derniers mouvements sont tous exceptionnels, sévères
et sans compromis. Vient tout d’abord un récitatif pour soprano indiqué
a battuta sur une ligne de basse continue faisant puissamment retentir
la vieille mélodie (« tu oses t’abandonner au doute ! », semblait-elle
vouloir dire), merveilleux renversement de ce qui se fait habituellement
et tour de force en son genre, la foi affaiblie du soprano n’ayant nulle
occasion, ou le temps pour cela, d’exprimer sa fragilité. S’ensuit un
terzetto, jumeau de celui de la Cantate BWV 116 que nous avions
donnée trois dimanches plus tôt à Leipzig – « Si mon affliction [Trübsal],
comme avec des chaînes, fait qu’un malheur en suit un autre, mon salut
cependant m’obtiendra que de tout soudainement je sois libéré » –
lequel décrit « combien vite paraîtra le matin du réconfort / après cette
nuit [Nacht] de détresse et de tourment ! ». Une série de suspensions
précipite un cycle descendant des quintes par les tons mineurs (ré, sol,
do, fa – puis si bémol majeur), tandis que l’aube de la foi renverse la
direction, ascendante jusqu’à ce que l’idée de la « nuit » de doute et de
tourment ne l’inverse à nouveau. Aussi différents puissent-ils sembler,
ces trois mouvements s’enchaînent l’un à l’autre, semblant réclamer un
traitement de type segue. Le ré grave final de l’air se maintient dans le
choral de conclusion, lequel débute sur un saisissant accord à 6/4
reposant sur cette note avant d’instaurer la nouvelle tonalité de mi – « le
ré, qui symbolise Trübsal et Nacht, trouve une signification renouvelée
par ce changement » (Chafe). À l’instar de la Cantate BWV 109, la
stratégie de Bach consiste à différer fourniture et octroi de l’aide aussi
longtemps que possible. Avec toutes les voix doublées par l’orchestre
au complet (de nouveau les quatre trombones !), ce choral en impose,
jusqu’à sembler terrifiant de zèle luthérien, en particulier son ultime
cadence, en mode phrygien, tandis que le trombone basse se laisse
tomber sur le mi grave.
« Signes et miracles » abondent dans cette oeuvre étonnante. Du
mot lui-même pour signes, Zeichen, émane une dimension expressive
et symbolique – ce mot est sous-tendu d’un accord de septième
diminuée dans le récitatif du soprano, constitué de chacun des trois
« signes », un dièse (fa dièse), un bémol (mi bémol) et une note
naturelle (do). Eric Chafe en conclut que, « l’Évangile de saint Jean
[Partie I, 1 à 12] étant aussi dénommé Livre des Signes, et dans la
mesure où le plan tonal de la Passion selon saint Jean de Bach semble
avoir été conçu tel un jeu sur les trois signes musicaux (régions tonales
dans l’ordre des dièses, des bémols ou naturelles), il se peut que ce
détail important du plan de Aus tiefer Not revête une signification plus
large, le rattachant aux procédés à la fois tonals et allégoriques de
Bach en général ».
Après toute cette intensité accumulée, la Cantate Was Gott tut,
das ist wohlgetan (« Ce que Dieu fait est bien fait »), BWV 98, datée
de novembre 1726, semble exceptionnellement affable. Il s’agit d’une
oeuvre infiniment plus courte et plus intimiste que les deux autres
Cantates de Bach reposant sur l’hymne (1674) de Samuel Rodigast
(BWV 99 et 100). Si elle s’ouvre à la manière d’une cantate-choral, c’est
toutefois sans les échanges caractéristiques de type concertante que
l’on associe au deuxième cycle de Bach. Tandis que l’écriture chorale
exprime la confiance dans la volonté de Dieu, puisant à la source de
l’Épître dans laquelle saint Paul (Éphésiens, 6, 10-17) nous enjoint de
« revêtir l’armure de Dieu » [verset 11], les premiers violons sont en
première ligne. Leur matériau mélodique suggère une inflexion se
rapprochant presque du discours parlé, façon saisissante de restituer
les humaines tergiversations entre doute et confiance en Dieu,
technique qu’il pourrait avoir apprise à travers maints exemples dans
l’oeuvre de son cousin Johann Christoph Bach. Whittaker résume la
substance de cette Cantate avec une exemplaire concision : « le ténor
implore d’être sauvé de la misère (n°2), le soprano demande à ses yeux
de cesser de pleurer (n°3), puisque Dieu le Père vit, l’alto donne libre
cours à un message de consolation (n°4) et la basse déclare (n°5) que
jamais elle ne quittera Jésus ». La surprise initiale – celle de voir cette
Cantate se refermer non sur un simple choral mais sur un air soustendu
d’un obbligato enjoué des violons à l’unisson – cède la place à un
sourire lorsqu’il apparaît clairement que les paroles de la basse ne sont
en fait qu’une variante légèrement ornementée d’un choral (1685) de
Christian Keymann sur les mêmes paroles, Meinem Jesum lass ich
nicht.
La dernière oeuvre de notre programme (et la dernière composée,
1728-1729) était la Cantate Ich habe meine Zuversicht (« J’ai ma
confiance »), BWV 188. La Sinfonia d’introduction provient du troisième
mouvement du Concerto pour clavecin en ré mineur BWV 1052, dont
seules les dernières quarante-cinq mesures sont conservées dans la
partition autographe. Robert Levin a reconstitué les deux cent quarante
huit mesures perdues avec un panache bien dans sa manière. Le
résultat en est particulièrement enthousiasmant. Le premier air est l’un
des plus gratifiants de Bach pour ténor : de caractère pastoral dans sa
section A, l’accent étant mis sur Hoffnung (espoir), et aspirant à la
Zuversicht (assurance ou confiance en Dieu), à défaut de la proclamer,
ainsi que sa véhémente et dramatique section B l’indique clairement. Il
se révèle également bienveillant envers le soliste, une rareté dans les
airs pour ténor de Bach. Un long et élégant récitatif de basse, finissant
en arioso à 6/8, le sépare de l’air d’alto (n°4), probablement un
mouvement instrumental octroyé à l’orgue obbligato avec ajout d’une
partie vocale. La mélodie du choral de conclusion, Auf meinen lieben
Gott, témoigne d’une origine profane en lien avec Vénus, déesse de
l’amour. Dans l’harmonisation de Bach, il respire confiance, assurance
et énergie.
L’Old Royal Naval College Chapel constituait pour ces Cantates
un cadre des plus avenants, même si depuis notre dernier passage en
janvier les Services de Santé et de Sécurité avaient mis le grappin sur
les lieux, créant nombre d’obstacles inutiles, bureaucratiques et
physiques, tels ces « couloirs d’urgence » qu’il nous fallait éviter. Le
public se montra sincèrement admiratif et reconnaissant mais ô
combien britannique, trop timoré ou respectueux pour s’abandonner à
l’exubérance ou à l’enthousiasme spontanés de leurs homologues du
continent, leurs applaudissements polis tournant chaque fois court tel
un ballon dégonflé.
© John Eliot Gardiner, 2010
d’après le journal tenu durant le « Bach Cantata Pilgrimage »
Traduction : Michel Roubinet