CD40 Pour le 14ème dimanche après la Trinité Abbaye d`Ambronay

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CD40 Pour le 14ème dimanche après la Trinité Abbaye d`Ambronay
CD40
Pour le 14ème dimanche après la Trinité
Abbaye d’Ambronay
On a parfois le sentiment que Bach aurait compris le tumulte intérieur
de Beethoven, même si le langage musical par lequel il s’exprime lui
serait partiellement (et à cette époque effroyablement) apparu étranger.
Car c’est un fait que Bach fit lui aussi l’expérience – jusqu’à devenir
maître dans l’art de les traduire – de ces luttes sans merci qui font rage
dans le coeur humain entre le bien et le mal, l’esprit et la chair. Sa
musique nous le dit, tout comme les notes et les passages soulignés de
son exemplaire personnel des commentaires d’Abraham Calovius sur la
Bible traduite par Luther. Tout au long de ce temps liturgique après la
Trinité, il n’a eu de cesse de nous exposer, exemple après exemple, les
choix moraux et inflexibles auxquels, chaque jour de notre vie, nous
nous trouvons confrontés. Dans la mesure où le caractère luthérien de
ses propres références tout comme celui des textes mis en musique
dans ces cantates après la Trinité apparaît naturellement sans
équivoque, nous avons très vite assimilé la manière dont l’être humain
en tant qu’acteur se positionne dans les scénarios mettant en oeuvre la
foi et la chute, le péché et Satan. Ceci ne diminue en rien d’une part
l’humanisme de l’approche fondamentale de Bach, de l’autre l’audace
de la réponse musicale que lui-même propose.
Prenons ces trois Cantates pour le 14ème dimanche après la
Trinité, qui toutes reposent, directement ou plus librement, sur
l’Évangile du jour relatant la guérison par Jésus des dix lépreux (Luc,
17, 11-19). Dans son premier essai, Es ist nichts Gesundes an
meinem Leibe (« Il n’est rien de sain en mon corps »), BWV 25, donné
en première audition le 29 août 1723, Bach et son librettiste anonyme
traitent le thème de la lèpre telle une allégorie pour l’humanité en
général à travers un langage faisant appel à des images extrêmes :
« Par la première chute [la chute d’Adam] chacun fut souillé / et par la
lèpre du péché infecté » – de sorte que le monde entier « n’est plus
qu’un hôpital » pour des malades incurables. La solution ? « Toi seul,
mon médecin, Seigneur Jésus / connais les meilleurs soins de l’âme »
(n°3). Ainsi, de manière caractéristique et à l’instar de nombreuses
cantates, un voyage spirituel est suggéré au pécheur dont le coeur n’est
que souffrance : un chemin lui est proposé et le douloureux processus
de la guérison peut alors commencer. Il se peut que certains trouvent
les paroles ainsi que le concept en son entier difficiles à digérer, mais,
comme toujours, il reste la possibilité de se tourner vers la musique de
Bach, moyen le plus sûr de prendre ses distances envers ce qu’il peut y
avoir de pire dans de tels excès verbaux.
En fait, ce qui confère un tour particulier à cette Cantate découle
du rôle donné à la musique dans le processus curatif. Le deuxième air
(n°5) énonce l’espoir que le pécheur/compositeur verra ses « pauvres
mélodies » favorablement accueillies, et il y a peut-être ici, sousjacente,
quelque association d’idées personnelle pour Bach, lequel
choisit de juxtaposer deux « choeurs » instrumentaux, l’un terrestre
(hautbois et cordes), l’autre céleste (trois flûtes à bec), dans l’attente du
moment où « mon chant d’action de grâces sera à même de mieux
retentir » – comme si un choeur d’anges devait l’entonner. Il s’agit d’une
danse joyeuse sur mètre ternaire, laquelle accorde un répit ainsi qu’un
palliatif opportuns compte tenu de ce qui a précédé. C’est toutefois,
avec une ironie non intentionnelle, dans ces mouvements antérieurs
que le musicien montre ce dont il est capable. Dans le choeur
d’introduction, une conscience aiguë du mal dont l’homme est affligé en
raison du péché, également l’horreur qui en découle, sous-tend les
notes ainsi que chaque ligne du tissu contrapuntique de Bach. En
témoigne, par exemple, la façon dont il superpose son second thème
(« und ist kein Friede in meinen Gebeinen » – « et il n’est de paix en
mes membres ») à une ligne de basse continue sans cesse en
mouvement et présentant un enchaînement de doubles croches allant
par deux, tel le symbole particulièrement éloquent d’un esprit perturbé.
Plus frappante encore est la manière dont il introduit un ensemble
instrumental entièrement nouveau – trois flûtes à bec, trois trombones
et un cornetto – au-dessus de l’appareil instrumental de base réunissant
cordes et hautbois, afin de donner encore plus de force au choral de la
Passion Herzlich tut mich verlangen (« J’aspire ardemment »), déjà
entonné en valeurs longues par la section de continuo. Si le trombone
basse, qui assume la partie de basse du choral, coïncide parfois avec la
basse continue, il lui arrive à d’autres moments d’aller son propre
chemin. Il apparaît tel le roc sur lequel douze parties séparées seront
édifiées et développées, authentique tour de force sur le plan de la
maîtrise contrapuntique, même à l’échelle de Bach lui-même. (C’est
aussi l’une des rares occasions où il recourt de la sorte aux trombones,
en toute indépendance par rapport aux lignes vocales – anticipant le
finale de la Cinquième Symphonie de Beethoven.)
Après cet opulent choral d’introduction, les trois mouvements
suivants n’ont d’autre accompagnement que le continuo, comme pour
mieux souligner la guérison spirituelle dont le patient, individuellement,
a besoin. Il n’est fait là aucune concession à la délicatesse de sentiment
de l’auditeur ou à l’éventuel haut-le-coeur qu’il pourrait éprouver.
Maladie, fièvre dévorante, pustules du lépreux ainsi que
« l’épouvantable puanteur » du péché sont décrites en détail, jusqu’à
provoquer un appel passionné au Christ, « médecin et aide de tous les
malades », afin qu’il les guérisse et leur accorde sa miséricorde. On
peut supposer que, sur le plan tonal, le recours à la modulation à des
fins d’exploration et pour conférer à l’idée d’un voyage spirituel une
dimension allégorique, en particulier dans le récitatif initial du ténor
(n°2), était une garantie d’attention de la part des auditeurs, car ainsi
qu’il est dit dans sa nécrologie, « s’il fut jamais un musicien mettant en
oeuvre les secrets les plus cachés de l’harmonie avec l’adresse la plus
achevée, ce fut certainement notre Bach. »
La plus remarquable des Cantates pour ce dimanche est
indéniablement la Cantate-Choral BWV 78, Jesu, der du meine Seele
(« Jésus, toi qui [par ta mort amère as vigoureusement arraché] mon
âme »), l’une de celles faisant montre d’un exceptionnel degré
d’inspiration tout au long de ses mouvements. C’est aussi l’une des
rares cantates dont je me souviens avoir fait connaissance dès
l’enfance, ayant même chanté la partie de dessus du merveilleux
deuxième mouvement, l’« Aria / duetto » Wir eilen mit schwachen, doch
emsigen Schritten (« Nous nous hâtons d’un pas faible mais
empressé »). La Cantate BWV 78 s’ouvre sur un immense choral en
forme de lamentation en sol mineur, frise musicale comparable, quant à
l’ampleur, l’intensité et la puissance expressive, aux préludes des deux
Passions parvenues jusqu’à nous. Il prend la forme d’une passacaglia
construite sur un ostinato chromatique descendant. Rien n’est plus
caractéristique de Bach que cette manière de recourir à une forme de
danse telle la passacaglia – laquelle présente en musique des
connotations héroïques et tragiques, ainsi que nous le savons (alors
que lui sans doute l’ignorait) des oeuvres de Purcell (lamentation de
Didon) et de Rameau, pour ne citer que deux grands représentants de
cette forme – et de la plier à des intentions théologiques et rhétoriques.
Nous l’avons déjà rencontrée à deux reprises, plus tôt au cours de
l’année liturgique, dans la Cantate de Pâques du jeune Bach Christ lag
in Todesbanden, BWV 4, ainsi que deux dimanches plus tard dans
Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen, BWV 12. La persistance de l’ostinato
chromatique, chanté par les basses à chaque apparition du choral, se
révèle ici encore plus prononcée.
Parmi une foule de traits originaux mais non ostentatoires, on
relèvera la manière dont le thème obstiné sert à contrebalancer le
cantus firmus traditionnellement rattaché à l’hymne de Johann Rist
(1641), intégrant toutes sortes de lignes contrapuntiques aussi bien
intérieures qu’extérieures. La ligne décrivant comment Jésus « a
vigoureusement arraché » l’âme du chrétien à « la sombre caverne du
démon et à l’angoisse qui l’oppressait » s’en trouve puissamment mise
en exergue. Juste au moment où l’on s’attendrait à ce que les trois voix
inférieures accompagnent avec déférence le cantus firmus, Bach leur
concède une inhabituelle prééminence : elles tiennent lieu
d’intermédiaire entre passacaglia et choral, préparant et interprétant le
texte du choral tout comme le ferait le prédicateur au moment du
sermon. En réalité, la puissance de l’exégèse est telle que l’on se
demande si Bach n’est pas ici en train de subtiliser (par inadvertance ?)
la foudre du prédicateur à travers l’éclat de son éloquence musicale. Il
s’agit en tout cas de l’un de ces mouvements introductifs de cantates
où, moyennant une extrême concentration et attention, l’on se saisit de
la moindre battue de chaque mesure dans l’espoir d’en extraire jusqu’à
la dernière parcelle de valeur musicale au fur et à mesure que
s’écoulent les notes.
Même dans les rêves les plus fous, on ne saurait envisager de
contraste plus abrupt qu’entre ce noble choeur d’introduction et le
délicieux, d’une frivolité presque irrévérencieuse, duetto qui s’ensuit.
Avec son violoncelle obbligato lui conférant un caractère de moto
perpetuo, il suggère des échos de Purcell – « Hark the echoing air »
(The Fairy Queen) – tout comme il anticipe Rossini. Bach le magicien
oblige l’auditeur à acquiescer de la tête – ou à frapper du pied – lorsque
retentit l’exhortation « puisse ton gracieux visage nous être source de
joie ». Jamais Bach n’écrivit de musique plus à même de faire
s’épanouir le sourire !
Mais le sursis n’est que temporaire. Avec le récitatif de ténor,
invité de façon inhabituelle à débuter piano, nous voici replongés dans
la notion de « lèpre du péché ». La ligne vocale est anguleuse,
l’expression douloureuse et la mise en musique des paroles exemplaire
– presque un prolongement du remords de Pierre dans la Passion selon
saint Jean, que Bach avait fait découvrir à son public six mois plus tôt.
La rédemption exigera que le sang du Christ soit versé, et, dans l’air
avec flûte obligée (n°4), le ténor proclame avec confiance que, quand
bien même « l’armée des enfers me pousserait à la lutte, Jésus sera à
mes côtés afin que, le coeur raffermi, j’en ressorte vainqueur ». Sans
doute pourrait-on s’attendre, pour évoquer cette bataille contre l’enfer, à
quelque trompette, ou du moins aux cordes au grand complet, or Bach
préfère ici opter pour la subtilité. Ce qui l’intéresse le plus, c’est la
capacité de la flûte et de ses élégantes figurations à « gommer » la
faute de l’homme et, en recourant à une mélodie aisément mémorisable
et proche de la danse, à dépeindre comment la foi peut purifier l’âme et
faire que « le coeur se sente de nouveau léger ».
Les deux derniers mouvements, avant le choral de conclusion,
reviennent à la basse. On trouve tout d’abord un accompagnato
commençant telle une méditation sur l’agonie de la Croix puis, en cours
de développement et tandis que le tempo change, sur la soumission de
la volonté du Christ, conséquence de son sacrifice pour notre
rédemption. Dans la section vivace (« Lorsqu’un effroyable tribunal
prononce la condamnation des réprouvés »), la basse est invitée à
chanter con ardore – avec passion. (Il s’agit bien là d’une musique de la
passion, avec un p à la fois majuscule et minuscule, étonnamment
comparable sur le plan de la technique, de l’atmosphère et de
l’expressivité, à la Passion selon saint Jean ou encore à cette autre et
incomparable adaptation des paroles « Es ist vollbracht » – « Tout est
accompli » – qui apparaît dans la Cantate BWV 159.) Si dans le climat
actuel de respect musicologique épuré et de fidélité au texte la passion,
dans une interprétation de Bach, est devenue une denrée rare, elle n’en
fait par son absence que davantage ressortir le miracle d’un Bach
mettant en exergue sa maîtrise en matière de structure, d’harmonie et
de contrepoint tout en les rehaussant d’infiniment de véhémence, de
signification et – précisément – de passion.
Le dernier air, en ut mineur, fait l’effet d’un mouvement emprunté
à un concerto pour hautbois, mais il réussit à parfaitement intégrer la
voix et le hautbois, célébrant la manière dont la parole du Christ
autorise l’espoir à la conscience accablée. Il est fascinant de voir
combien Bach, par l’alternance tutti/solo mais aussi un motif récurrent
de mesures irrégulières : 1–21/2–1–21/2–1, parvient à dynamiser une
structure – simple juxtaposition d’incises de huit mesures – a priori
conventionnelle ! L’harmonisation toute simple du choral de Rist tenant
lieu de conclusion à cette Cantate n’en attire que davantage l’attention
sur ce mélange de savoir-faire, de fantaisie et d’ascendant intellectuel
avec lequel il l’avait déjà traité dans le mouvement d’introduction.
Le trait le plus remarquable de la Cantate BWV 17 Wer Dank
opfert, der preiset mich (« Qui m’offre des sacrifices d’action de
grâces m’honore »), composée en 1726, ne tient pas à un choral fugué
d’introduction aux multiples sections, aussi stimulant et ornementé soitil.
Pas davantage à l’air de soprano en mi majeur, avec deux violons
obligés, ou encore à l’air de ténor de conclusion, en forme de bourrée,
lequel fait suite à un récitatif de caractère narratif sonnant comme s’il
venait tout droit d’un oratorio de la Passion. Ce trait, c’est davantage
dans l’ultime choral, de belle ampleur, qu’on le découvre : Wie sich ein
Vat’r erbarmet (« Tout comme un père a pitié [de ses jeunes enfants] »),
troisième strophe de l’hymne (1530) de Johann Gramann Nun lob, mein
Seel, den Herren. Il s’agit d’une version sur mètre ternaire de la section
centrale du grand motet à double choeur Singet dem Herrn ein neues
Lied, BWV 225, tout aussi poignante ici que dans le motet (dont on
suppose aujourd’hui qu’il fut composé à peu près à la même époque,
soit 1726/1727) avec ses merveilleuses évocations picturales, par
exemple « une fleur et le feuillage tombant / sur lesquels juste souffle le
vent » – image que nous avons restituée avec douceur et a cappella,
afin de permettre à la musique de se répandre, tel un délicat parfum,
sous les voûtes de l’abbatiale.
Bien que fondée par saint Bernard au début du IXe siècle,
l’abbaye d’Ambronay ne s’est développée sous sa forme architecturale
actuelle qu’au cours du XVe siècle, avant de connaître une histoire
tumultueuse faite de pillage et de destruction. L’éblouissante et vive
luminosité de son vaisseau convient parfaitement à cette musique et fait
naître l’envie d’entreprendre un plus vaste périple à travers les abbayes,
prieurés et cathédrales du sud de la France.
© John Eliot Gardiner, 2006
d’après le journal tenu durant le « Bach Cantata Pilgrimage »
Traduction : Michel Roubinet

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