Cantates pour le vingtième dimanche après la Trinité San Lorenzo

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Cantates pour le vingtième dimanche après la Trinité San Lorenzo
Cantates pour le vingtième dimanche après la Trinité
San Lorenzo, Gênes
Laissant derrière nous l’austérité de Wittenberg et ses ferventes
célébrations de la fête de la Réformation, et tandis que le mot d’adieu
du pasteur (« Portez la bonne parole à Rome ! ») résonnait encore à
nos oreilles, nous prîmes donc la route de l’Italie – Gênes d’abord, puis
Rome, siège de l’Antéchrist de Luther. Le pape Paul II venait alors de
publier deux bulles pontificales : l’une interdisait l’exécution de toute
musique non sacrée dans les églises cependant que, si celle-ci se
révélait impossible à définir, une seconde prévoyait de bannir tous les
concerts à l’église. Fort heureusement, il reste encore des prêtres
catholiques, mélomanes dissidents, et même des cardinaux, prêts à
assouplir une telle approche, avec pour heureuse conséquence que
nous pûmes donner deux concerts, l’un dans la cathédrale San Lorenzo
de Gênes, l’autre, le lendemain, à Rome dans la basilique Santa Maria
sopra Minerva.
La lecture de l’Évangile en ce vingtième dimanche après la Trinité
est la parabole du festin des noces royales (Matthieu 22, 1-14). Elle fait
surgir nombre de références imagées à l’âme en tant que fiancée, au
voyage, au vêtement et à la nourriture – notamment à Jésus perçu tel le
« pain de vie », dont Bach se fit l’écho dans trois Cantates, toutes
marquées, à leur manière, par cette imagerie, chacune recréant un
climat sensuel individualisé par le biais de l’instrumentation, de l’écriture
vocale, d’une sonorité particulière ou d’un mélange des trois.
Vint tout d’abord une Cantate composée en 1716 pour la cour de
Weimar, reprise, transposée et recopiée à Leipzig en 1723. Le livret
solidement tourné de Salomo Franck pour Ach! ich sehe, itzt, da ich
zur Hochzeit gehe (« Ah ! je vois, maintenant que je vais au
mariage »), BWV 162, compare la vie à un périple menant au festin des
noces. Le résultat – bonheur ou infortune – dépend en partie de la
compagnie que l’on se choisit, en partie également, en tant que convive
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des noces, de la manière dont on sait se montrer digne de l’invitation.
Franck ayant une prédilection pour les combinaisons poétiques et
l’opposition des contraires, on trouve dans l’air initial de basse des
références tant au Seelengift (« poison de l’âme ») qu’au Lebensbrot
(« pain de vie »), au ciel et à l’enfer, à la vie et à la mort, aux rayons du
ciel et aux feux de l’enfer. C’est là un mariage pour le moins singulier –
nulle surprise à ce que l’ultime vers soit « Jésus, aide-moi à tenir
bon ! ». Avec ses violons et hautbois se répondant par chœurs (tout
d’abord en canon) et une partie inhabituelle pour corno da tirarsi (jouée
ici par un trombone alto), la musique de Bach est de caractère solennel,
sur une structure de type Fortspinnung reposant sur un ritornello et
avec une série de répétitions. Le « voyage » se poursuit dans l’air de
soprano, Jesu, Brunnquell aller Gnade (« Jésus, source de toute
grâce », n°3), dans lequel le rafraîchissement apporté par l’eau au
« pitoyable convive » est évoqué par le mètre à 12/8 et les parties
obligées de flûte et de hautbois d’amour, reconstituées à notre intention
par Robert Levin. Sérénité du climat et fluidité des lignes sont
bousculées dans la section B par les phrases agitées dévolues à la
voix : « Ich bin matt, schwach und beladen » (« Je suis épuisée, faible
et accablée »). Bach nous laisse entendre dans les arabesques en
doubles croches du continuo que le désir de fraîcheur de l’âme sera
finalement pris en considération. L’on pourrait paraphraser le récitatif
d’alto (n°4) à travers un jargon plus contemporain – « Mon Dieu ! je n’ai
rien à me mettre ! » – si ce n’était la sinistre conclusion de la parabole
de l’Évangile de Matthieu : le convive qui arrive sans tenue de noces
(autrement dit sans préparation) sera rejeté et damné. Ayant revêtu,
comme il convient, les « habits de la droiture », alto et ténor décrivirent
leur joyeuse arrivée au festin (n°5) en de longs mélismes vocaux et
traits ornementaux, tantôt en canon serré, tantôt en tierces et sixtes
parallèles, sous-tendus de sauts dans une partie de continuo
progressant à grandes enjambées.
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La Cantate Ich geh und suche mit Verlangen (« Je vais et
cherche en te réclamant »), BWV 49, est un « dialogus » de 1726 dans
lequel l’orgue obbligato se voit confier, outre une sinfonia de type
concerto, une partie hautement décorative dans l’air de basse initial et
dans le duo d’amour de conclusion entre l’âme (soprano) et le Christ
son promis (basse). Tout ici est fait pour créer une atmosphère reflétant
la beauté de l’âme. Le langage en est sensuel, réminiscence du
Cantique des Cantiques, son enveloppe religieuse extérieure se
laissant aisément pénétrer. La première section en duo, Komm,
Schönste, komm (« Viens, [toi] la plus belle, viens »), est selon
l’expression de Whittaker « un transparent duo d’amour qui aurait tout
aussi bien pu être chanté sur les planches d’un théâtre d’opéra italien »
– ce qui ne pouvait mieux tomber pour nous qui allions justement
l’interpréter en Italie. Le quatrième mouvement, un air pour soprano
avec hautbois d’amour et violoncello piccolo, est le plus achevé : Ich bin
herrlich, ich bin schön (« Je suis splendide, je suis belle »), sorte
d’anticipation du I feel pretty de Bernstein. Ce climat érotico-religieux se
poursuit dans le long duo final, avec sa partie d’orgue extrêmement
ornementée. Le soprano chante la septième strophe de l’hymne de
Nicolai Wie schön leuchtet der Morgenstern (« Comme elle resplendit,
l’étoile du matin ! », 1599), concluant sur cette phrase : « Je T’attends
en soupirant » – à quoi la basse répond, en manière d’encouragement :
« Je t’ai toujours aimée, c’est pourquoi je te prends avec moi. Je vais
arriver. Je suis devant la porte, ouvre-moi, ma demeure ! ». Ce ne sont
pas ici les doubles sens qui posent problème, mais plutôt la longueur de
chaque mouvement, celle-ci finissant par lasser quelque peu.
Il en va différemment de la Cantate Schmücke dich, o liebe
Seele (« Pare-toi, ô chère âme »), BWV 180, bien que le mouvement
d’introduction en soit très développé – c’est l’un de ces mouvements,
telle une procession simplement allante et détendue, à 12/8, dans
lesquels Bach excelle. Aux passages ornementés pour les vents (deux
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flûtes à bec et deux hautbois, dont un da caccia), Bach associe le
thème des cordes supérieures à l’unisson, puis il scinde les vents par
paires, avec échanges en rythmes croisés sur une figure de cordes
fragmentée (bien que toujours à l’unisson). La fantaisie de choral
s’ouvre sur un thème serein aux sopranos, cantus firmus surplombant
les lignes décoratives des trois parties vocales inférieures, parfaitement
adapté à cette idée de l’âme revêtant ses atours de noces. Il en résulte
de prime abord un climat de tendresse et d’attente : le temps de
l’habillage et du voyage jusqu’au festin des noces. Soudain (mes. 71) la
tension monte : la fiancée est arrivée (il y a même une évocation de sa
longue traîne dans les accords soutenus des cordes), préécho d’une
intensification similaire dans Wachet auf (BWV 140, n°1). L’air qui
s’ensuit – page pour ténor avec flûte obligée (n°2) rappelant fortement
la Badinerie de la Suite en si mineur pour orchestre (BWV 1067) mais
sur un tempo plus lent – suggère un divertissement à mi-fête ou une
danse pour chalumeau et tambourin. Mais au lieu de jeunes filles en
train de danser survient cette exhortation : « ouvre vite la porte de ton
cœur », en réponse à Jésus frappant à la porte (entendu dans les
croches répétées de la basse continue). Cet air tout de fraîcheur,
enjoué et plein de charme, inspira à nos deux claviéristes, en particulier
lors du concert de Rome, une démonstration d’exubérance spontanée –
rythmes de danse, contre-thèmes funky, gammes, accords syncopés –
pour moi en parfait accord avec l’esprit de la pièce et son contexte,
mais qui fit sévèrement froncer les sourcils des gardiens locaux du
style.
L’imagerie du festin de noces se maintient dans le troisième
mouvement : commençant sur une version ornementée de la mélodie
de choral au-dessus d’un moto perpetuo délicatement arpégé au
violoncello piccolo, le soprano solo énonce les paroles suivantes :
« Ah ! comme mon esprit a faim, Ami des humains, de ta bonté ! Ah !
combien de fois ai-je en larmes désiré cette nourriture ! Ah ! combien ai-
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je voulu me désaltérer de la boisson du Prince de Vie ! ». Son second
air (n°5) est construit telle une polonaise subdivisée en unités de quatre
et six mesures, l’un des deux hautbois et les deux flûtes à bec se
joignant aux premiers violons pour en dessiner la radieuse mélodie.
Difficile de ne pas se demander ce que Bach avait précisément en tête
en ajoutant le soprano. Tout ce que fait ce dernier, c’est chanter encore
et toujours les mêmes paroles (on imagine ce qu’un Johann Mattheson
aurait trouvé à redire !) pendant vingt mesures, terminant sur : « Soleil
de la vie, lumière des sens / Seigneur, toi qui es tout pour moi ! ». C’est
l’un des rares exemples de Bach composant un mouvement de cantate
comme en somnolant, ou du moins en ne témoignant qu’un minimum
d’attention à l’adéquation paroles-musique.
Le choral de conclusion est un modèle du genre, tous les fils des
mouvements précédents s’y trouvant noués – thèmes du festin céleste
des noces, nourriture de l’âme et union avec Dieu. L’hymne
eucharistique de Johann Franck est d’une ineffable tendresse dans
l’harmonisation à quatre voix de Bach. À propos de cette Cantate,
Whittaker fait remarquer que « c’est l’une des plus continûment
heureuses de la série ; on n’y trouve ni guerres ni bruits de guerre, pas
de démons perturbateurs ou de faux prophètes, pas de torture de
l’esprit, aucune évocation des péchés antérieurs, nulle crainte de ce qui
doit advenir : l’âme d’elle-même se livre, extatique, au jeune époux et
tout le reste est oublié. »
Ce fut avec un bel à-propos que le hasard nous fit chanter ces
Cantates à l’imagerie séculière dans deux églises italiennes aussi
hautes en couleur. San Lorenzo de Gênes est une splendide cathédrale
gothique aux rayures de marbres polychromes, sorte de zèbre
ecclésiastique. Le mélange de sacré et de profane saurait difficilement
être plus prononcé que dans la basilique romaine de Santa Maria sopra
Minerva, grandiose église gothique du XIIIe siècle prenant appui sur les
fondations de trois temples païens – temples d’Isis et de Sérapis,
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temple de Minerve érigé vers 50 av. J.-C. par Pompée le Grand. C’est
un trésor merveilleux en forme d’accumulation de styles. J’ai un faible
pour la tombe du XVe siècle de Giovanni Alberini, dont le sarcophage
grec du Ve siècle avant Jésus-Christ représente le combat d’Hercule
contre le lion de Némée, entouré de deux anges Renaissance et
couronné du gisant, grandeur nature, du cardinal. Ce tombeau semble
à lui seul résumer toute l’hétérogénéité stylistique de cette prodigieuse
église.
Une assistance estimée à quatre mille personnes était venue
nous écouter interpréter trois Cantates peu connues de Bach. Les gens
étaient assis sur les balustrades, accroupis dans les chapelles latérales,
debout dans chacune des trois nefs. Je me suis un peu senti tel un
gladiateur en essayant de me frayer un chemin vers l’orchestre. La
température montait. La présence de tant de gens, restés si longtemps
silencieux, si attentifs et reconnaissants, nous bouleversait. Je la trouvai
stimulante, gardant d’un bout à l’autre à l’esprit cet enchevêtrement de
strates d’adoration, païennes et chrétiennes, et ces couleurs
éblouissantes qui avaient tant impressionné Haendel durant son séjour
romain. Sur son trône magnifique, entouré d’auditeurs, le cardinal
français en charge de la culture au Vatican était assis juste derrière moi.
À un moment donné, je reculai et me retrouvai par inadvertance un peu
plus près de ses genoux que je ne l’aurais voulu, mais il ne sembla pas
s’en formaliser. Je saurais, m’avait-on dit, que le concert était terminé
quand le cardinal, se levant, viendrait me dire quelques mots. Ce qu’il fit
en un français d’église tout de mesure : « Vous avez évoqué les anges
par votre musique : ils sont venus avec leur bénédiction. Merci ! » Après
coup, quelqu’un m’a demandé pourquoi je n’avais pas baisé son
anneau. Je me demande bien ce que le pasteur de Wittenberg en aurait
alors pensé !
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Cantates pour le vingt-et-unième dimanche après la Trinité
Old Royal Naval College Chapel, Greenwich
Revenant d’Italie, alors que l’étape de notre pèlerinage dans les Pays
baltes, attendue avec impatience, venait d’être annulée, nous nous
retrouvâmes à Londres et, une fois encore, à l’Old Royal Naval College
Chapel de Greenwich, cadre parfait tant sur le plan architectural
qu’acoustique. Quelqu’un de notre groupe avait récemment entendu,
s’étant connecté sur une station de radio allemande, un éminent
spécialiste de Bach et théologien de Leipzig déclarer que notre Bach
Cantata Pilgrimage était « suspect » du simple fait que Bach lui-même
n’avait jamais fait entendre ses Cantates côte à côte, en une seule et
même occasion, sans même parler d’« un seul et même concert ».
Procéder de la sorte aujourd’hui était, selon lui, non seulement
inauthentique mais aussi une assurance de répétitivité, du fait qu’il y
avait chez Bach une inévitable uniformité dans le traitement musical
des textes de l’Évangile et de l’Épître d’un même jour.
Pour se convaincre qu’il n’en est rien, il suffit de se tourner vers la
musique qu’il écrivit pour ce vingt-et-unième dimanche. Bach a en effet
livré pas moins de quatre œuvres remarquables, toutes reposant sur le
récit évangélique de la guérison du fils du fonctionnaire royal (Jean, 4,
46-54), merveilleusement contrastées et subtilement différenciées par
le climat et l’instrumentation. Dans la plus ancienne d’entre elles, Ich
glaube, lieber Herr, hilf meinem Unglauben! (« Je crois, cher
Seigneur, aide mon incroyance »), BWV 109, il met en œuvre une
magnifique série d’antithèses pour restituer le conflit interne entre foi et
doute, également le fait que la foi n’est accordée qu’après une période
de doute. Tout d’abord, à travers la fascinante élaboration du chœur
d’introduction en ré mineur mettant en musique des paroles empruntées
à l’Évangile de Marc, il organise une division des forces dans l’esprit du
concerto grosso, opposant, selon sa propre terminologie, concertisten
et ripienisten (les sources ne présentent pas cette division de manière
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absolue, mais celle-ci s’est imposée au cours des répétitions par
approximations successives). Une texture de mini-sonate en trio pour
violon solo et soit l’un des hautbois soit les deux et continuo, ou bien
pour voix soliste, violon et hautbois, se trouve juxtaposée à d’autres
interjections (indiquées forte) émanant de l’ensemble des forces du
concerto grosso. Aux voix « solistes » revient à tour de rôle la
proposition initiale : « Ich glaube, lieber Herr » (ouverture sur quarte
ascendante, coiffée de la quinte ascendante de la seconde voix), tandis
que les voix du tutti rejoignent par bribes la seconde : exclamations
isolées sur « hilf », puis sur la phrase sinueuse, comme poussée
malgré elle vers le bas, « hilf meinem Unglauben ». De la manière dont
ces deux propositions se trouvent ici articulées, juxtaposées et
élaborées au gré de l’échange, d’une intensité croissante, entre
l’orchestre et l’entrelacs fugué tissé par les quatre voix à la fois, résulte
une inépuisable fascination. L’adaptation de Bach amplifie la tension
entre foi et scepticisme en des termes si personnels que l’on finit par se
demander s’il ne faudrait pas y voir un reflet de son propre combat
s’agissant de la foi.
Vient ensuite un double mouvement d’une puissante intensité,
récitatif & air pour ténor au cours duquel la dramatisation de cette lutte
intérieure est menée plus avant. Dans le récitatif (n°2), Bach renforce la
dichotomie entre foi et doute en confiant au même chanteur deux
« voix » opposées, l’une indiquée forte, l’autre piano, alternance, phrase
après phrase, sans doute unique dans les récitatifs de Bach. (Comme
Schumann aurait aimé cela – lui, le créateur de Florestan et Eusebius,
qui détestait s’exprimer à travers une seule voix, unifiée !) La lutte
fondamentale se traduit ici par l’opposition de si bémol majeur et de mi
mineur, tonalités a intervalle de triton. Bach renforce cet affrontement
en orientant les phrases dans des directions opposées – les phrases
piano (qui expriment la crainte) étant tout d’abord entraînées vers le bas
cependant que les retentissantes protestations de foi semblent pousser
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vers le haut, comme tentées de rajouter des dièses. Dans l’ultime
phrase, la figure façon Eusebius semble perdre patience et laisse
échapper un cri lent et strident – « Ach Herr, wie lange? » (« Ah !,
Seigneur, combien de temps ? »), se hissant dans son désespoir
jusqu’à un la aigu (marqué forte sur tempo adagio) tandis que le
continuo plonge d’une douzième vers le bas, jusqu’à un mi grave,
sombre anticipation de l’air à venir. À ce stade, aucune résolution n’est
encore apparue. Dieu n’a pas répondu.
Bach poursuit en retraçant (n°3) le frissonnement inquiet de l’âme
au moyen de motifs mélodiques déchiquetés, d’harmonies instables
tendant vers des accords angoissés à l’état de deuxième renversement,
de figures rythmiques pointées et persistantes. Il met à profit, de
manière incomparable, la moindre composante expressive et tragique
inhérente à l’ouverture à la française selon Lully – l’on pourrait y voir
une première ébauche de l’air du remords de Pierre dans la Passion
selon saint Jean. À l’instar de l’air de ténor Ach, mein Sinn, le climat y
est agité, désespéré, tourmenté. L’énergie déployée diminue dans sa
section B, magistrale adaptation des paroles « la mèche de la foi peine
à éclairer devant elle / le jonc ployé en vient à se briser / la crainte sans
cesse crée une douleur nouvelle. » Peu à peu l’instrumentation
s’amoindrit, les harmonies bifurquant dans des directions opposées,
d’abord ré mineur puis fa dièse mineur, loin de la tonique mi mineur,
puis, se détournant brusquement de la dominante (si mineur), vers la
mineur juste avant un complet da capo.
Arrivé à ce tournant crucial de la Cantate, ainsi qu’Eric Chafe
l’affirme, Bach « délibérément, j’en suis certain, renverse la signification
allégorique des dièses et bémols du récitatif (le sens des dièses étant
positif, celui des bémols négatif) dans les mouvements de conclusion
(les bémols devenant positifs, les dièses négatifs) ». Moyennant quoi le
récitatif suivant, pour alto (n°4), s’en revient au ton de ré mineur sur des
paroles de confiance en Jésus, prélude à l’air radieux pour alto et deux
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hautbois en fa majeur. Construit tel un passepied français, et en dépit
de l’accent mis sur le conflit intérieur entre chair et esprit, il apporte
avec lui les premiers et bienvenus signes d’assurance. En lieu et place
de l’habituel choral harmonisé à quatre parties, voici que Bach conclut
sur une exubérante fantaisie tout animée d’un sentiment de
soulagement et de bien-être. Commençant en ré mineur, il s’oriente
vers la mineur, tonalité neutre qui « semble mettre en perspective
toutes les tonalités antérieures, par analogie à la manière dont la foi finit
par l’emporter sur le doute » (Chafe). Que l’on soit disposé ou non à
faire sienne dans le détail une telle interprétation allégorique, une chose
est certaine : la conscience qu’a Bach, et la sympathie qu’il ressent, de
ces fluctuations de la foi éprouvées, alors comme maintenant, par
nombre de ses auditeurs. Et Luther d’insister : la foi est parfois
« ouvertement accordée, parfois en secret ». À la fin de cette Cantate,
on a le sentiment d’être bel et bien passé par de rudes épreuves.
Ce thème de l’octroi caché de la foi reparut dans la Cantatechoral de l’année suivante (1724), Aus tiefer Not schrei ich zu dir
(« De fond de la détresse je crie vers toi »), BWV 38, laquelle repose
sur l’hymne bien connue de Luther et fait entendre une libre adaptation
du Psaume 130 [De profundis clamavi] chantée sur la vénérable
mélodie en mode phrygien. Luther décrit ce psaume tel le cri d’un
« cœur véritablement repenti bouleversé au plus profond de sa
détresse. Nous sommes tous dans une profonde et grande misère,
mais nous ne ressentons notre condition. Crier n’est rien d’autre qu’un
puissant et impérieux désir de la grâce de Dieu, laquelle ne se
manifeste en l’être avant qu’Il n’ait vu dans quel abîme celui-ci gît. » Ce
que Bach entend à la perfection. Dans un chœur d’introduction de
seulement 140 mesures, il offre une puissante évocation de ce « cri
depuis les profondeurs » luthérien et de la clameur des voix
implorantes. Il opte pour le sévère stilo antico, façon motet, chaque
ligne de la mélodie étant présentée en valeurs longues par les sopranos
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et précédée d’un traitement en imitation des voix inférieures. Il double
chacune des quatre voix d’un trombone – quatre trombones dans une
Cantate de Bach ! (on songe à Schütz ou à Bruckner). Ce qu’ils
apportent au climat général, outre leur incomparable et éclatante
sonorité, relève du rituel et de la solennité. Bach semble vouloir pousser
les limites de ce mouvement de forme motet presque hors de portée
stylistique via les distorsions chromatiques abruptes de cette mélodie
en mode phrygien.
Pour le troisième mouvement, un air en la mineur pour ténor et
deux hautbois, la manière dont Bach met en musique les vers
« J’entends au milieu de la souffrance / un mot de réconfort [...] » trouve
de nouveau sa source dans le commentaire de Luther mettant en
exergue la « bénédiction » de « choses contradictoires et
disharmonieuses, car espoir et désespoir sont à l’opposé l’un de
l’autre ». Nous devons « espérer dans le désespoir », car « l’espoir qui
forme l’homme nouveau, croît au milieu de la peur qui abat le vieil
Adam ». Il est rare que Bach écrive de telles lignes chromatiques de
hautbois, si continûment imbriquées et sans presque d’endroits pour
respirer. Il y faut une technique aguerrie et un jeu intrépide.
Les trois derniers mouvements sont tous exceptionnels, sévères
et sans compromis. Vient tout d’abord un récitatif pour soprano indiqué
a battuta sur une ligne de basse continue faisant puissamment retentir
la vieille mélodie (« tu oses t’abandonner au doute ! », semblait-elle
vouloir dire), merveilleux renversement de ce qui se fait habituellement
et tour de force en son genre, la foi affaiblie du soprano n’ayant nulle
occasion, ou le temps pour cela, d’exprimer sa fragilité. S’ensuit un
terzetto, jumeau de celui de la Cantate BWV 116 que nous avions
donnée trois dimanches plus tôt à Leipzig – « Si mon affliction [Trübsal],
comme avec des chaînes, fait qu’un malheur en suit un autre, mon salut
cependant m’obtiendra que de tout soudainement je sois libéré » –
lequel décrit « combien vite paraîtra le matin du réconfort / après cette
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nuit [Nacht] de détresse et de tourment ! ». Une série de suspensions
précipite un cycle descendant des quintes par les tons mineurs (ré, sol,
do, fa – puis si bémol majeur), tandis que l’aube de la foi renverse la
direction, ascendante jusqu’à ce que l’idée de la « nuit » de doute et de
tourment ne l’inverse à nouveau. Aussi différents puissent-ils sembler,
ces trois mouvements s’enchaînent l’un à l’autre, semblant réclamer un
traitement de type segue. Le ré grave final de l’air se maintient dans le
choral de conclusion, lequel débute sur un saisissant accord à 6/4
reposant sur cette note avant d’instaurer la nouvelle tonalité de mi – « le
ré, qui symbolise Trübsal et Nacht, trouve une signification renouvelée
par ce changement » (Chafe). À l’instar de la Cantate BWV 109, la
stratégie de Bach consiste à différer fourniture et octroi de l’aide aussi
longtemps que possible. Avec toutes les voix doublées par l’orchestre
au complet (de nouveau les quatre trombones !), ce choral en impose,
jusqu’à sembler terrifiant de zèle luthérien, en particulier son ultime
cadence, en mode phrygien, tandis que le trombone basse se laisse
tomber sur le mi grave.
« Signes et miracles » abondent dans cette œuvre étonnante. Du
mot lui-même pour signes, Zeichen, émane une dimension expressive
et symbolique – ce mot est sous-tendu d’un accord de septième
diminuée dans le récitatif du soprano, constitué de chacun des trois
« signes », un dièse (fa dièse), un bémol (mi bémol) et une note
naturelle (do). Eric Chafe en conclut que, « l’Évangile de saint Jean
[Partie I, 1 à 12] étant aussi dénommé Livre des Signes, et dans la
mesure où le plan tonal de la Passion selon saint Jean de Bach semble
avoir été conçu tel un jeu sur les trois signes musicaux (régions tonales
dans l’ordre des dièses, des bémols ou naturelles), il se peut que ce
détail important du plan de Aus tiefer Not revête une signification plus
large, le rattachant aux procédés à la fois tonals et allégoriques de
Bach en général ».
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Après toute cette intensité accumulée, la Cantate Was Gott tut,
das ist wohlgetan (« Ce que Dieu fait est bien fait »), BWV 98, datée
de novembre 1726, semble exceptionnellement affable. Il s’agit d’une
œuvre infiniment plus courte et plus intimiste que les deux autres
Cantates de Bach reposant sur l’hymne (1674) de Samuel Rodigast
(BWV 99 et 100). Si elle s’ouvre à la manière d’une cantate-choral, c’est
toutefois sans les échanges caractéristiques de type concertante que
l’on associe au deuxième cycle de Bach. Tandis que l’écriture chorale
exprime la confiance dans la volonté de Dieu, puisant à la source de
l’Épître dans laquelle saint Paul (Éphésiens, 6, 10-17) nous enjoint de
« revêtir l’armure de Dieu » [verset 11], les premiers violons sont en
première ligne. Leur matériau mélodique suggère une inflexion se
rapprochant presque du discours parlé, façon saisissante de restituer
les humaines tergiversations entre doute et confiance en Dieu,
technique qu’il pourrait avoir apprise à travers maints exemples dans
l’œuvre de son cousin Johann Christoph Bach. Whittaker résume la
substance de cette Cantate avec une exemplaire concision : « le ténor
implore d’être sauvé de la misère (n°2), le soprano demande à ses yeux
de cesser de pleurer (n°3), puisque Dieu le Père vit, l’alto donne libre
cours à un message de consolation (n°4) et la basse déclare (n°5) que
jamais elle ne quittera Jésus ». La surprise initiale – celle de voir cette
Cantate se refermer non sur un simple choral mais sur un air soustendu d’un obbligato enjoué des violons à l’unisson – cède la place à un
sourire lorsqu’il apparaît clairement que les paroles de la basse ne sont
en fait qu’une variante légèrement ornementée d’un choral (1685) de
Christian Keymann sur les mêmes paroles, Meinem Jesum lass ich
nicht.
La dernière œuvre de notre programme (et la dernière composée,
1728-1729) était la Cantate Ich habe meine Zuversicht (« J’ai ma
confiance »), BWV 188. La Sinfonia d’introduction provient du troisième
mouvement du Concerto pour clavecin en ré mineur BWV 1052, dont
13
seules les dernières quarante-cinq mesures sont conservées dans la
partition autographe. Robert Levin a reconstitué les deux cent quarante
huit mesures perdues avec un panache bien dans sa manière. Le
résultat en est particulièrement enthousiasmant. Le premier air est l’un
des plus gratifiants de Bach pour ténor : de caractère pastoral dans sa
section A, l’accent étant mis sur Hoffnung (espoir), et aspirant à la
Zuversicht (assurance ou confiance en Dieu), à défaut de la proclamer,
ainsi que sa véhémente et dramatique section B l’indique clairement. Il
se révèle également bienveillant envers le soliste, une rareté dans les
airs pour ténor de Bach. Un long et élégant récitatif de basse, finissant
en arioso à 6/8, le sépare de l’air d’alto (n°4), probablement un
mouvement instrumental octroyé à l’orgue obbligato avec ajout d’une
partie vocale. La mélodie du choral de conclusion, Auf meinen lieben
Gott, témoigne d’une origine profane en lien avec Vénus, déesse de
l’amour. Dans l’harmonisation de Bach, il respire confiance, assurance
et énergie.
L’Old Royal Naval College Chapel constituait pour ces Cantates
un cadre des plus avenants, même si depuis notre dernier passage en
janvier les Services de Santé et de Sécurité avaient mis le grappin sur
les lieux, créant nombre d’obstacles inutiles, bureaucratiques et
physiques, tels ces « couloirs d’urgence » qu’il nous fallait éviter. Le
public se montra sincèrement admiratif et reconnaissant mais ô
combien britannique, trop timoré ou respectueux pour s’abandonner à
l’exubérance ou à l’enthousiasme spontanés de leurs homologues du
continent, leurs applaudissements polis tournant chaque fois court tel
un ballon dégonflé.
© John Eliot Gardiner, 2010
d’après le journal tenu durant le « Bach Cantata Pilgrimage »
Traduction : Michel Roubinet
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