CD34 Cantates pour le huitième dimanche après la Trinité
Transcription
CD34 Cantates pour le huitième dimanche après la Trinité
CD34 Cantates pour le huitième dimanche après la Trinité Christkirche, Rendsburg Un climat de sombre mise en garde contre hypocrites et faux prophètes, à l’instigation de la lecture du jour (Sermon sur la montagne, Matthieu, 7, 15-23), sous-tend la Cantate BWV 178, Wo Gott der Herr nicht bei uns hält (« Quand Dieu le Seigneur n’est pas à nos côtés »), entendue pour la première fois le 30 juillet 1724 à Leipzig. Faisant reposer sa Cantate-choral sur une hymne de Justus Jonas datant de 1524, libre adaptation du Psaume 124, Bach érige un choeur d’introduction d’une puissance considérable, énergie tendue et stupéfiante prouesse compositionnelle faisant l’effet d’une gifle pour ses auditeurs. De ses cent quinze mesures, seulement deux mesures complètes et treize temps se trouvent en dehors du flux ininterrompu de doubles croches passant d’un instrument à l’autre et d’une voix à l’autre, sur un arrière-plan de pesants rythmes pointés et de ponctuation syllabique belliqueuse – absolument étonnant ! Ce fut peut-être ce choeur qui conduisit le premier biographe de Bach, Johann Nikolaus Forkel, à choisir Wo Gott der Herr telle l’une des deux seules Cantates que lui-même recopia d’après la partition autographe (perdue) qu’il avait empruntée au fils aîné de Bach, Wilhelm Friedemann. L’atmosphère provocante de cette mise en garde, à la manière des sibylles, se poursuit dans le deuxième mouvement, indiqué presto, où les altos proclament la mélodie de choral tandis que les interjections solistes « tropées » du recitativo secco nous rappellent la faculté de Dieu à dévoiler ses conseils avisés et à conduire Son peuple « à travers la mer de la souffrance à la terre promise ». Tel est le point de départ d’un tableau musical mêlant violence des vents et mer démontée, lequel soutient la comparaison avec l’air de ténor de la Cantate BWV 81 Jesus schläft, was soll ich hoffen? (cf. SDG vol.19), magnifique air de basse avec violons à l’unisson évoquant non seulement la tempête mais aussi la fureur de l’ennemi lorsque les éléments menacent de faire voler en éclats le « frêle navire du Christ ». On se demande en quelle occasion, vivant enclavé dans sa Thuringe natale, Bach aurait pu être témoin d’une tempête en mer. Ce ne pourrait être que sur la Baltique, durant son bref séjour à Lübeck en 1705, à supposer que cela se soit produit. Il n’en restitue pas moins, d’une certaine manière, l’expérience désorientante et à donner la nausée de qui se retrouve en mer la proie des vents, tout en donnant vie à cette tempête au travers des multiples subdivisions de ce tourbillon à 9/8 de doubles croches, regroupées tantôt par six, tantôt par une + cinq, allant par deux ou bien s’articulant telles des « vagues déferlantes » dissociées et autonomes. Voilà qui techniquement se révèle sans merci pour le chanteur et stimulant pour les instrumentistes à cordes, cependant qu’à la fin l’auditeur se sent effectivement ballotté et éprouvé. Le climat sombre de pressentiment est maintenu dans le choral pour ténor (n°4) : « Ils nous traquent comme si nous étions des hérétiques, c’est à notre sang qu’ils en veulent » – de même dans la strophe du choral qui s’ensuit : « Ils ouvrent tout grand leur gueule [et nous dévoreraient] » – « tels des lions rugissants, ils montrent leurs dents meurtrières », commente la basse dans un récitatif (n°5) sur le rythme incessant d’une figure obstinée au continuo. Il y a là une réminiscence musicale du Gospel – sorte d’alternance à donner la chair de poule entre choeur et solistes en charge du commentaire : on s’attendrait presque à ce que le choeur fasse précéder chacune de ses entrées de « Yea, Lord » et d’un roulement de tambour ! Et toujours pas d’apaisement sur le front de la tension. La cible de l’air de ténor (n°6) est maintenant la « raison chancelante » et l’argumentation sournoise des rationalistes qui pourraient mettre à bas tout l’édifice théologique luthérien. Si Bach se limite ici au pupitre des cordes, il n’en offre pas moins un spécimen de contrepoint d’une hardiesse comme on en rencontre peu même sous sa plume. On y trouve à nouveau une vigueur rythmique considérable, émanant cette fois des échanges sur rythmes brisés entre les quatre voix instrumentales, ainsi que d’audacieuses conduites harmoniques pour souligner l’injonction du ténor appelant au silence – « Schweig, schweig » – autre parallèle fascinant avec l’air équivalent, pour basse, de la Cantate BWV 81. Seules les deux strophes du choral de conclusion en la mineur, dans une tessiture plus resserrée, adoucissent l’atmosphère de soufre, comme si Bach avait à coeur d’offrir une prière plus conventionnelle pour guider et affermir la foi. À quoi diable Bach pouvait-il songer lorsqu’il se mit à sa table de travail pour composer cette étonnante Cantate ? À la fin du concert de Rendsburg, les musiciens du continuo vinrent me voir pour me dire qu’ils l’avaient trouvée techniquement plus exigeante et épuisante que la Passion selon saint Matthieu tout entière ! Qu’est-ce donc qui a pu inciter Bach à concevoir une musique d’une telle densité, d’une telle véhémence et d’une originalité si prononcée ? C’est là le genre de question qui n’a cessé de tracasser les érudits depuis le tout début des études sur Bach, l’une de celles également qui m’assaillent chaque semaine lorsque je me retrouve confronté aux défis d’une nouvelle série de cantates à préparer. Était-ce pure ferveur religieuse et cette sorte d’immuable dévouement dont il témoignait sur ses pages de titre en refermant et signant chaque cantate d’un « S.D.G. », ou simplement sa propre faculté à brillamment imiter, doublée d’un sens inné du drame et d’une imagination instantanément enflammée par une puissante imagerie verbale ? On pense avoir la réponse quand tout à coup surgissent les défenseurs d’un message théologique codé que les Cantates seraient censées renfermer puis, marchant sur leurs talons, aussitôt après les sceptiques, lesquels vous préconisent de tout oublier en matière de religion pour interpréter Bach. Cependant même si nous supposons que le zèle luthérien de Bach était parfaitement sincère (ce que personnellement je crois), est-ce que cela en fait automatiquement un théologien, ainsi que certains le prétendent, ou présuppose que la valeur de ces cantates doit être principalement formulée en termes théologiques ? Certainement pas : la théologie est avant tout exprimée à travers la parole, cependant que la forme naturelle d’expression de Bach et ses procédés musicaux témoignent de leur logique propre, laquelle l’emporte sur les considérations dictées par la parole. Euxmêmes se montrent d’ailleurs parfois presque antilittéraires. On ne devrait pas laisser des commentateurs poursuivant une finalité théologique traiter les Cantates telles des dissertations doctrinales, par opposition à des compositions musicales en elles-mêmes achevées. En dernière analyse, rien ne saurait contredire ou minorer l’irrésistible force poétique et transformatrice de la musique de Bach, qualité qui rend ces Cantates si attractives même pour les auditeurs non chrétiens. Une Cantate arborant une attitude de défi aussi marquée que la BWV 178 oblige également à se demander si le conflit grandissant l’opposant au consistoire de Leipzig n’avait pas soudain atteint son point d’ébullition – ou bien s’il n’y avait pas eu une brouille plus personnelle avec l’un des ecclésiastiques du lieu. On trouve dans son propre exemplaire du commentaire de la Bible par Calov un passage fascinant, l’un de ceux qu’il soulignait et annotait dans la marge d’un « NB », traitant du thème de la colère et du règlement de compte. « Il est vrai », dit Calov, « que la colère doit exister, mais veillez à ce qu’elle n’apparaisse qu’à bon escient et en toute maîtrise, également à ce que vous n’exprimiez la colère non pour vous-même mais dans l’accomplissement de votre service et pour l’amour de Dieu ; et que vous ne confondiez les deux, votre propre cause et celle de votre service. Pour vous-même, vous ne devez montrer nulle colère, quel qu’ait pu être le degré de l’offense. Par contre, quand cela concerne votre office, il vous faut manifester de la colère, quand bien même on ne vous aurait pas fait injure. » À toutes les étapes de sa carrière, Bach se montra prompt à monter au créneau pour défendre ses droits professionnels. Combien plus satisfaisante, cependant, devait être la canalisation de toute cette frustration et de cette énergie revendicatrice à travers sa musique et de la voir s’épandre en contrebas, depuis la tribune du choeur, sur les cibles que lui-même s’était choisies. Une année auparavant, alors qu’il n’était Cantor de Leipzig que depuis huit semaines, Bach avait fait entendre sa Cantate BWV 136, Erforsche mich, Gott, und erfahre mein Herz (« Scrute-moi, Dieu, et connais mon coeur »). Il y a quelque chose d’un peu suspect dans la version de cette Cantate qui nous est parvenue. Prenons par exemple le choral initial, très développé et de forme fuguée. Écrit dans la tonalité lumineuse de la majeur, il est mi-festif – en témoigne l’appel de cor qui annonce le thème principal – mi-pastoral, avec son réconfortant motif de doubles croches à 12/8. Mais quel rapport avec la tonalité sérieuse, pénitentielle, de la première strophe du Psaume 139 – le verset du titre se poursuivant par « éprouve-moi, et connais mes pensées » ? Même les implorations magnifiquement ouvragées de « Prüfe mich » (« éprouve-moi ») et le déploiement d’une polyphonie plus mouvementée suffisent à peine à perturber les aimables rotations de cette roue de prière et à en propulser la musique, sans même parler de « décrire un Dieu tout-puissant bien que miséricordieux et se souciant de l’individu » (Chafe). Quelle est la fonction de l’exposition isolée et anticipée du motif vocal de tête, suivi d’une mesure et demie de musique instrumentale supplémentaire avant que la fugue ne se mette en mouvement ? Le fait que le sujet de la fugue soit plus souvent assigné aux voix extérieures qu’aux voix intérieures doit-il suggérer une version originale antérieure (perdue), destinée à un nombre inférieur de parties vocales et (plus conjectural) sur un texte différent et probablement profane, peut-être dans une autre tonalité, voire même avec une instrumentation légèrement différente ? Lorsqu’il fait appel à simplement deux hautbois, il est inhabituel que Bach qualifie l’un de oboe d’amore – l’autre se trouvant être un hautbois normal, même si sa musique l’emporte dans la stratosphère et, dans le grave, au-delà de son ambitus naturel. Il devait toutefois tenir ce mouvement d’introduction suffisamment en estime, car il le retravailla par la suite en tant que Cum Sancto Spirito de sa brève Messe en la majeur BWV 234. Car une fois encore l’inspiration pourrait ici provenir du contexte saisonnier de la vendange, tout comme la semaine dernière l’air d’alto de la Cantate BWV 157, s’emparant de la métaphore du bon fruit luttant pour parvenir à maturité au travers des « épines du péché » et des « chardons de l’iniquité » – le cauchemar de tout viticulteur. Or voici que l’alto prédit le jour de l’expiation pour les hypocrites, dans un air avec hautbois d’amour obligé dont la section centrale, presto et à 12/8, décrit la manière furieuse dont ils seront jugés et châtiés. La chute d’Adam, origine de la souillure du péché, est évoquée dans le duo, en si mineur et à 12/8, faisant entendre ténor et basse avec violons à l’unisson : le péché peut être lavé ou purifié, résultante de « ce miséricordieux flot de sang [de Jésus] » auquel il est de nouveau fait référence dans le choral de conclusion, où il est alors qualifié de « noble sève » (« der edle Saft »), bien que cela évoque le moment où Méphistophélès contraint Faust à signer leur pacte avec une goutte de son sang, le libérant ainsi des attaques de la religion et des principes moraux. Dans sa dernière Cantate conservée pour ce dimanche, l’approche de Bach fut assurément très différente. Es ist dir gesagt, Mensch, was gut ist (« On t’a dit, homme, ce qui est bien »), BWV 45, s’ouvre sur un mouvement élaboré de type choral en mi majeur, pour cordes, deux flûtes et deux hautbois (une fois encore, malgré l’intitulé, l’un se doit être d’amore et l’autre normal, même si, de nouveau, cela dépasse son propre ambitus). Le vrai chemin de la vie du croyant est limpide, ainsi qu’il nous est dit de la façon la plus directe : Dieu nous a montré « ce qui est bien ». Ce qui me frappe ici, comme en d’autres occasions, c’est cette heureuse fusion, dans le cas d’un texte mis en musique, à laquelle Bach parvient entre technique fuguée et approche madrigalesque. Après avoir groupé par deux ses voix et même les instruments – déterminant ainsi, jusqu’à un certain point, les nuances dynamiques (aucune indication n’est spécifiée), en particulier dans la phrase initiale sur « Es ist dir gesagt » –, il réserve le tutti proprement dit à l’imposante injonction « ce qui est bien et ce que le Seigneur exige de toi, à savoir : garder la parole de Dieu et faire preuve d’amour et te montrer humble devant ton Dieu ». Tourment et dédain menaçant les transgresseurs sont clairement expliqués dans le premier air de ténor, en ut dièse mineur (n°3), avec une phrase évocatrice quant à l’« addition cinglante » (« scharfe Rechnung ») et, sur la mention « Qual und Hohn » (« tourment et dérision »), un resserrement de la tension via une succession de phrases s’élevant d’une seconde augmentée sur une toile de fond sinon placide – prétexte à une foule de notes accidentelles diésées, y compris mi dièse et fa double dièse. La seconde partie de la Cantate s’ouvre sur un mouvement pour basse et cordes noté arioso – bien que de façon trompeuse (c’est la manière dont Bach met en exergue les propos du Christ lui-même par opposition aux passages en discours indirect), car il s’agit là d’un air généreusement déployé et hautement virtuose, mi-concerto vivaldien, mi-scena d’opéra. Nous voici revenus à notre point de départ, avec les faux prophètes. Bach communique avec une intense clarté ce qui attend ces serviteurs hypocrites, à quoi il oppose, dans l’air pour alto avec flûte obligée qui s’ensuit, le sort de ceux qui répondent à Dieu du plus profond de leur coeur. Ici le choral de conclusion, « Gib, daß ich tu mit Fleiß » (« Fais que j’accomplisse avec ferveur [ce qu’il m’incombe de faire] »), d’après Johann Heermann, est parfaitement en situation et concluant : Dieu accomplit Son oeuvre à travers moi, d’où « ce pour quoi ton commandement », au moment opportun, « dans la situation qui est la mienne me conduira » – clair et éloquent. Rendsburg est une ville du Schleswig-Holstein extrêmement jolie, à cheval sur le canal de Kiel reliant Mer du Nord et Baltique. Bien que Bach n’y soit jamais venu (l’endroit le plus proche où il se rendit reste Lübeck, à quatre-vingts kilomètres au sud-est, où nous avons donné ces mêmes Cantates le jour précédent), on a le sentiment qu’il se serait senti tout à fait dans son élément dans cette délicieuse église cruciforme voûtée de bois, érigée sur ordre du roi Christian IV de Danemark quand Bach lui-même n’était encore qu’un adolescent. John Eliot Gardiner, 2008 d’après le journal tenu durant le « Bach Cantata Pilgrimage » Traduction : Michel Roubinet