CD2 Cantates pour le Jour de l`An Gethsemanekirche, Berlin Après l

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CD2 Cantates pour le Jour de l`An Gethsemanekirche, Berlin Après l
CD2
Cantates pour le Jour de l’An
Gethsemanekirche, Berlin
Après l’émouvant début de notre Pèlerinage, et ses trois concerts de
Noël à Weimar, il y eut un bref retour à Londres pour un échange différé
de cadeaux en famille, un changement partiel d’équipe et la préparation
de deux programmes extraordinairement exigeants pour deux jours de
fête consécutifs : le Jour de l’An, qui cette année tombait un samedi, et
le dimanche après le Jour de l’An. À peine arrivés à Berlin, nous filâmes
droit sur la Gethsemanekirche, dans le quartier de Prenzlauer Berg, au
nord-est de la ville, centre culturel de la partie est. En octobre 1989,
cette église était devenue l’épicentre de la protestation des artistes et
des intellectuels contre la RDA, ce qui donna lieu à un siège prolongé.
Une atmosphère de puissance règne dans cette grande église
néogothique érigée il y a un peu plus d’un siècle, avec son
impressionnante galerie circulaire en saillie et son acoustique longue et
réverbérée, difficile à maîtriser. Nous étions là pour l’entrée dans le
nouveau siècle, et comment mieux le faire qu’avec la musique de Bach
l’année même du deux cent cinquantième anniversaire de sa mort ?
Chacun dans le groupe semblait enthousiaste et prêt pour cette
colossale aventure.
Sur le papier, pourtant, notre programme de cantates du Jour de
l’An risquait de faire l’effet d’un pétard mouillé. Comment les banals
exordium et prières de fin d’année pour « Stadt und Land », « Kirche
und Schule » des librettistes anonymes de Bach pouvaient-ils se
mesurer au mémorable passage du deuxième au troisième millénaire ?
Comme on put en définitive le vérifier, avec aisance et aplomb mais
aussi – grâce à la musique de Bach – de façon triomphale. Même si l’on
ne saurait comparer, en termes d’ampleur, les horreurs des guerres des
XVIIe et XVIIIe siècles à celles du siècle finissant – incontestablement le
plus sanglant de toute l’histoire humaine – il y a dans certains de ces
textes de cantates suffisamment de substance à méditer, ainsi
« l’infortune, l’effroi et l’affliction multipliés par mille, la peur et la mort
soudaine, les ennemis qui fondent sur le pays, les soucis et toujours
plus de détresse » que « les autres peuples connaissent – quand nousmêmes
[vivons] une année de grâce » (BWV 143 n°4). 1999 avait été
l’année du Kosovo, de la Tchétchénie et du Timor oriental, tandis que
l’Europe occidentale, plongée dans un bourbier consumériste, était à
tous égards épargnée et en paix. Avec les Cantates de Bach, on se
trouve néanmoins confronté à bien plus qu’une simple « mise en
musique » de textes religieux. Sa musique introduit des climats à même
de tout exprimer et qui, à leur manière, sont infiniment plus puissants et
évocateurs que les seules paroles, du fait notamment que ses textures
présentent une singulière multiplicité de niveaux permettant de traduire
des Affekte parallèles et complémentaires, voire contradictoires. Les
paroles, comme Mendelssohn l’a si bien dit, peuvent être équivoques,
incertaines et « tellement ambiguës, si vagues et si facilement
incomprises comparées à la seule musique, qui mieux que les paroles
emplit l’âme de mille choses. Les pensées qui pour moi s’expriment
dans la musique que j’aime ne sont pas trop indéfinies pour être
traduites en paroles, mais au contraire trop définies ». Avec Bach surgit
une musique semblant surmonter tous les obstacles sectaires et
convier tant l’interprète que l’auditeur à une expérience salutaire et
profondément purifiante, simultanément spécifique et universelle, une
expérience semblant répondre à un besoin particulier en ce mémorable
changement de siècle.
Il est dès lors d’autant plus fascinant de solliciter et de confronter
les réponses de Bach à une même circonstance liturgique et aux
mêmes textes bibliques dans des oeuvres différentes, composées à des
étapes distinctes de sa vie et de son développement. Telle sera la
manière de procéder pour l’année entière : une comparaison par
juxtaposition de cantates écrites pour des jours de fête consécutifs. En
apparence, les quatre cantates pour le Nouvel An que nous avons
données à Berlin pourraient difficilement être plus différentes les unes
des autres. La Cantate Lobe den Herrn, meine Seele (« Loue le
Seigneur, mon âme »), BWV 143, ne nous est parvenue que dans une
copie manuscrite de 1762. Les doutes ne manquent pas quant à
l’authenticité de cette petite cantate et certaines de ses composantes
problématiques. La première d’entre elles est son instrumentation, avec
cette combinaison inhabituelle de trois corni da caccia et timbales,
basson et cordes ; il y a ensuite le ton de si bémol (s’agit-il du
Kammerton ou du Chorton ?), la simplicité (et même la naïveté) de sa
construction et de ses textures, également le mélange de paroles
bibliques, de chorals et de vers libres, d’où une affinité stylistique avec
les cantates de jeunesse de Bach – celles composées durant l’année
qu’il passa à Mühlhausen (BWV 106, 4, 71 et 131) – bien qu’à une
échelle beaucoup plus humble sur le plan du métier et de l’invention
musicale. À première vue, c’est avant tout à la Cantate de 1708 pour
l’élection du conseil municipal, Gott ist mein König (« Dieu est mon
roi »), BWV 71, qu’elle ressemble le plus. Les interjections des cuivres
dans l’air de basse (n°5) rappellent un procédé similaire utilisé dans l’air
d’alto de la BWV 71, dans le choeur d’introduction de laquelle on
retrouve un même profil mélodique arpégé. On relève ensuite dans son
meilleur mouvement, l’air pastoral pour ténor (n°6) avec cette heureuse
manière de mêler basson et violoncelle (continuo), une vague similitude
de climat avec celui du ravissant choeur « de la tourterelle » (BWV 71
n°6). Tout ceci a incité certains exégètes à voir dans Lobe den Herrn la
version perdue de la cantate que Bach est censé avoir composée à
Mühlhausen pour l’élection du conseil municipal de l’année suivante,
même si elle m’apparaît davantage tel un premier jet, sorte d’essai non
seulement antérieur mais aussi plus primitif. L’idée qu’il pourrait s’agir,
en partie du moins, d’un travail d’élève écrit à Leipzig sous la conduite
directe de Bach est également plausible. Si tel est le cas, une certaine
exubérance et le recours à la couleur instrumentale sont soit
authentiquement de Bach, soit un pastiche d’étudiant extrêmement bien
réussi, ainsi les arabesques du violon solo ponctuées par le staccato en
forme de « glas » au cordes graves (n°4), qui rattrapent en partie les
contours mélodiques souvent conventionnels et les motifs rythmiques
caractérisant le reste du matériau musical.
Avec Jesu, nun sei gepreiset (« Jésus, sois maintenant
glorifié »), BWV 41, nous voici en terrain sensiblement plus sûr. OEuvre
de maturité de la plus haute qualité, elle remonte à la deuxième année
de Bach à Leipzig. C’est le type même de cantate nous qui rappelle
combien, dans notre société de plus en plus urbanisée, nous avons
perdu tout contact étroit avec rythmes et schémas de l’année liturgique,
peut-être même la capacité de ressentir le mouvement cyclique
fondamental de la vie et de la mort. Lorsque nous avons entamé cette
année de cantates, l’un des aspects d’emblée les plus frappants fut
l’idée d’un retour cyclique, voyage d’un début vers une fin, d’un alpha
vers un oméga. Tel sera donc la toile de fond essentielle sur laquelle
mesurer les divers événements de l’année à venir, outre ses
changements de saisons et ses propres tournants. Nul besoin d’être
théologien ou adepte de la symbolique des nombres pour discerner les
moyens que Bach utilise pour traduire la simple idée de progression
d’un début vers une fin puis un nouveau début. Il rend sa stratégie
merveilleusement audible, ainsi dans le choeur d’introduction de cette
Cantate : un mouvement gigantesque, en fait une fantaisie de choral.
Confronté tant à la nécessité de structurer les quatorze vers de l’hymne
exceptionnellement longue de Johannes Herman (très populaire à
Leipzig, bien sûr, et qu’il reprit dans trois de ses cantates pour le Nouvel
An) qu’à la manière dont sa mélodie s’achève – un degré plus haut
qu’elle n’a commencé – Bach décide de répéter les deux dernières
lignes sur la musique des première et deuxième lignes, induisant ainsi
une réitération différée d’ut majeur en un majestueux geste de
conclusion. Plus encore, il relie les mouvements d’introduction et de
conclusion de sa Cantate, d’une part en restituant les première et
dernière strophes sous leur forme originale, d’autre part en utilisant les
deux premières mesures de son ritornello initial (elles-mêmes
répondant à une coupe ABA miniature) en guise d’interlude entre les
phrases chorales de son mouvement de conclusion. De sorte que le
motif miniaturisé et la Cantate tout entière finissent comme ils avaient
commencé – manière satisfaisante de boucler la boucle. C’est toutefois
le souffle épique de la vision de Bach dans ce mouvement
d’introduction qui en tout premier lieu en impose. Hormis les
triomphales fanfares de cuivres, ses 213 mesures déploient un
contrepoint dense, des passages « angéliques » évoquant la danse,
mais aussi un moment magique lorsque élan et progression se trouvent
soudain suspendus sur les mots « daß wir in guter Stille das alt’ Jahr
hab’n erfüllet » (« que dans une bonne quiétude la vieille année nous
ayons achevée »). De là jaillit une fugue, indiquée presto et proche du
motet, reconsécration enthousiaste des valeurs spirituelles (« Wir woll’n
uns dir ergeben itzund und immerdar » – « Nous voulons à toi nous
consacrer maintenant et à jamais ») qui de manière presque
imperceptible aboutit à une reprise de la fanfare initiale.
Priant pour que l’année puisse s’achever ainsi qu’elle a débuté, le
soprano adopte l’ondoiement pastoral des trois hautbois
d’accompagnement (n°2), phrasant de façon irrégulière (3+4) puis plus
conventionnelle (2+2+2+2), motifs que Bach continue de varier et
d’augmenter comme si, enivré de leur beauté, il répugnait à passer son
chemin. Dans le récitatif qui s’ensuit, l’alto, commençant en la mineur,
dévie de sa trajectoire afin d’ancrer dans l’esprit de l’auditeur « A und
O » sur une octave d’ut, en résonance avec l’Apocalypse où Jésus se
décrit lui-même tel « le premier et le dernier […] vivant à jamais […]
[possédant] les clés de l’enfer et de la mort » (Apocalypse, 1, 17-18).
Le joyau de cette Cantate est cependant l’air de ténor « Woferne
du den edlen Frieden » (n°4). C’est l’un de ces mouvements de
cantates, au nombre de neuf seulement, où Bach fait appel à la sonorité
séduisante et à l’ample tessiture du violoncello piccolo, instrument
semblant se rattacher, dans l’usage qu’en fait Bach, à la présence et à
la personne de Jésus, en particulier à son rôle protecteur en tant que
« bon berger ». C’est ici le modèle à cinq cordes qui est sollicité, dont la
tessiture, depuis sa corde la plus grave (ut), s’élève jusqu’au si naturel,
trois octaves au-dessus, en clé de sol, comme s’il s’agissait d’englober
la dualité de la terre et du ciel, du corps et de l’âme, et de refléter le
contrôle que Dieu exerce sur les affaires humaines, tant physiques que
spirituelles. Autre moment saisissant : l’intervention chorale, abrupte et
sonore, qui dans le récitatif suivant se fait en ce Jour de l’An le porteparole
de l’assemblée toute entière, résolue à « Den Satan unter unsre
Füsse [zu] treten » – « écraser Satan sous nos pieds ».
Extérieurement, la contribution de Bach pour le Nouvel An 1726
rejoint la Cantate BWV 41 de l’année précédente en ce qu’elle se
concentre entièrement sur louange et action de grâces, sans référence
aux lectures de l’Évangile et de l’Épître. Là s’arrêtent cependant les
similitudes. Tandis que la Cantate BWV 41 s’impose par son ampleur et
sa majesté, la Cantate Herr Gott, dich loben wir (« Seigneur Dieu,
nous te louons »), BWV 16, est d’une vigoureuse concision, à l’instar de
son choeur d’introduction, de seulement trente quatre mesures. Il s’agit
d’une exubérante mise en musique des quatre premières lignes du Te
Deum allemand de Luther, la mélodie étant ici confiée aux sopranos
doublés par un corno da caccia. Au contrepoint dynamique des trois
autres voix s’en ajoute une quatrième – premier violon et hautbois
mêlés. Si elle n’était un peu trop aiguë pour la voix humaine, on pourrait
y voir la ligne supérieure d’un motet-choral à cinq voix avec partie
indépendante de continuo. Un récitatif secco confié à la basse justifie
toute cette jubilation : « Ta Sion connaît une paix parfaite […] Le temple
retentit de psautiers et de harpes » ; les coeurs se gonflent et l’on aspire
à un chant nouveau (« Singet dem Herrn ein neues Lied! » était le
refrain de la Cantate de Bach pour le Nouvel An 1724 – cf. SDG
Vol.16). Le soliste se lance dans un dialogue explosif et animé avec le
choeur : « Exultons et réjouissons-nous » (n°3). Si l’on compare avec
les grandes hymnes d’action de grâces qui habituellement ouvrent ses
cantates les plus festives ou certaines parties de l’Oratorio de Noël, ce
n’est assurément là qu’une miniature. Mais quelle concentration
d’énergie dans ses soixante-dix mesures seulement ! Nul besoin ici
d’un prélude instrumental ; au contraire, les basses réunies
commencent avec une fanfare. À leurs démonstrations de
contentement répondent aussitôt les autres voix et une sonnerie de cor.
Dans la section médiane de ce prétendu « air » (de libre structure da
capo), la basse soliste s’impose tel un Cantor exhortant la foule dans le
Temple (scène de la circoncision de Jésus, elle aussi célébrée ce
même jour) avec une brillante petite figure sur « krönt ». Pour l’oeil, elle
prend sur la partition la forme exacte d’une « couronne », tandis que
pour l’oreille elle scintille comme un diadème. Vient ensuite un trille
rauque et grotesque du cor, suivi du retour du choeur, avec ses cris
arpégés de jubilation, puis de la section A, avant que celle-ci ne
s’épanouisse en une courte fugue.
Ordre et sobriété reviennent avec le solo d’alto (n°4), lequel en
appelle à la protection de l’église et de l’école (deux sphères d’activité
jumelles de Bach à Leipzig) puis à la destruction de la « ruse maligne »
de Satan ; s’ensuit toute une liste de voeux touchant à l’agriculture et à
ses progrès : meilleure irrigation, mise en valeur des terres et aide
(divine) pour les labours. L’avant-dernier mouvement est un air empli de
sincérité pour ténor et hautbois da caccia obbligato, avec une
conclusion chaleureuse et particulièrement émouvante de sa section B
sur les mots « Oui, lorsque le fil de la vie se rompt, notre esprit par Dieu
comblé continue de chanter avec des lèvres toutes de ferveur » ; une
douce transition s’ensuit, avec retour à la section A – « Bien-aimé
Jésus, toi seul dois être de mon âme la richesse » – avant que la
cantate ne se referme sur une solennelle prière de la communauté pour
une année à venir placée sous le signe de la paix.
Sans doute la dernière des cinq cantates de Bach (ou bien six si
l’on tient la BWV 143 pour « authentique ») conservées et destinées
aux fêtes du Nouvel An est-elle Gott, wie dein Name, so ist auch dein
Ruhm, BWV 171, composée pour 1729 ou peut-être un an ou deux
plus tard. Son premier mouvement met en musique un vers du
Psaume 48 : « Dieu, comme ton nom, ta gloire aussi s’étend jusqu’aux
extrémités de la terre ». Sans prélude instrumental, les ténors se
lancent dans une fugue chorale dont le sujet a pour trait principal un
fougueux mouvement ascendant de quarte sur « so » (Whittaker est
complètement passé à côté de l’intention rhétorique de Bach en
évoquant en l’occurrence « une accentuation erronée ») suivi d’un
silence (soupir, équivalant à une noire) puis de l’achèvement irrégulier
du sujet. En dépit de toute son exubérance, il y a quelque chose de
démodé, proche du motet, dans la manière dont la fugue se déploie,
cordes et hautbois doublant les parties vocales selon le procédé dit
colla parte. Au bout de vingt-trois mesures, Bach fait intervenir sa
première trompette pour une éblouissante réexposition du sujet, la
musique acquérant aussitôt un éclat nouveau – au point de sembler
propulsée vers une époque différente – pour proclamer l’empire et la
toute-puissance de Dieu. Neumann nous dit que cette musique n’était
probablement pas nouvelle – un mouvement plus développé et de
nature instrumentale constituait la source commune de ce choeur
comme de la fameuse adaptation, plus tardive, de la même musique
sur les mots « Patrem omnipotentem » du Credo de la Messe en si
mineur. Picander, pourvoyeur le plus fiable de Bach en matière de
textes de cantates et de Passions, est l’auteur des quatre mouvements
suivants. Le premier air, pour ténor avec deux dessus instrumentaux
entremêlés (non spécifiés, mais sans doute s’agit-il de violons), est
structuré tel un quatuor et évoque la merveilleuse image d’une « bande
de nuages blancs s’étirant dans le ciel » (Schweitzer). Bach va jusqu’à
soumettre à rude épreuve la maîtrise du souffle de son chanteur,
comme il se doit, dans la phrase « tout ce qu’anime le souffle ».
Si le sermon intervenait à l’origine à ce moment précis, le récitatif
d’alto offre maintenant une transition vers le second air, cette fois pour
soprano avec violon solo (n°4), « parodie », un ton plus bas, de la
neuvième pièce d’une cantate profane de Bach : Zerreißet, zersprenget,
zerstrümmert die Gruft ou Der zufriedengestellte Aeolus (« Éole
apaisé »), BWV 205. Les envolées toutes de grâce et comme
suspendues du violon obbligato initialement utilisées pour décrire la
« fraîcheur apaisante » du « baiser à la riche senteur musquée » des
Zéphyrs sont désormais adaptées à la louange du nom de Jésus. Et
Dürr d’approuver : « Il s’agit là d’un audacieux transfert, lequel n’en
présente pas moins une convaincante réussite ». Mais peut-on vraiment
en dire autant de la manière dont la ligne vocale s’accorde à son
nouveau texte ? Les notes longuement tenues originellement associées
au mot « Kühlen » (« fraîcheur ») ont désormais beaucoup moins de
force expressive sur le mot « Jahre » (« année ») ; de même le
mouvement ascendant accompagnant « Höhen » (« sommets »)
semble quelque peu manquer de naturel pour le nom de « Jésus » ;
enfin l’originale figure isolée répondant à « Großer König » (« grand
roi ») et s’adressant à Éole, perd de son impact rapportée à « fort und
fort » (« encore et toujours »). Mais on comprend le point de vue de
Bach : cette musique était beaucoup trop belle pour n’être utilisée
qu’une seule fois, et il a eu assurément raison de l’adapter, même si
(ayant sans doute été pressé par le temps) le passage d’une oeuvre à
l’autre a laissé quelques traces.
D’une indéniable originalité, tel apparaît cependant le récitatif de
basse qui s’ensuit (n°5). Passant promptement à un arioso sur mètre
ternaire au moment d’énoncer les paroles de Jésus (« Demandez juste
en mon nom, et tout vous sera accordé ! et Amen ! »), il revient au
récitatif pour les prières qui suivent, cette fois accompagné par deux
hautbois et par le continuo avant un ultime retour à l’arioso – « Nous
demandons, Seigneur, en ton nom, dis : oui ! dis : amen, amen ! ». Pour
son choral de conclusion, Bach fait appel à toutes ses forces
instrumentales – hautbois et cordes pour étayer le choeur, trompettes et
timbales pour proclamer leurs propres fanfares, exactement comme ils
l’avaient fait dans le premier mouvement – autre exemple de « Anfang
und Ende », « commencement et fin ». C’est là un lien supplémentaire
avec le choral refermant la Cantate BWV 41, cette fois un ton plus haut,
formule gagnante demandant instamment à être répétée – une manière
également de rappeler à l’assemblée avec quelle profusion Bach, dès
1724, avait déposé à ses pieds la musique la plus achevée.
J’ai ressenti là quelque chose de galvanisant mais aussi une
aspiration en rapport avec notre projet tout entier : « Achevons cette
année en louant ton nom ». Tout aussi poignante m’est apparue
l’imploration du mouvement précédant : « Behüt uns dieses Jahr für […]
Kriegsgefahr! » (« Protège-nous en cette année du [feu, de la peste et
du] danger de la guerre ! »). Venant après une nuit blanche de Nouvel
An sur fond de vacarme et de tapage dus à l’inépuisable effervescence
des Berlinois se lançant les uns les autres des feux d’artifice (qui dans
un état de semi-conscience devenaient le tonnerre de l’armée russe
faisant son entrée dans la ville en 1945 !), elle fit l’effet d’une prière de
bon augure et des plus nécessaires. Dans une église comble, le public
accorda à la musique une attention recueillie – et à nous de généreux
applaudissements.
© John Eliot Gardiner, 2008
d’après le journal tenu durant le « Bach Cantata Pilgrimage »
Traduction : Michel Roubinet