Innovation et partage des connaissances
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Innovation et partage des connaissances
Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur archives.rfg.revuesonline.com DOSSIER Innovation et partage des connaissances sous la direction de Pascal Corbel Gilda Simoni Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur archives.rfg.revuesonline.com DOSSIER PASCAL CORBEL Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Larequoi GILDA SIMONI Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur archives.rfg.revuesonline.com Université Paris Ouest Nanterre La Défense, CEROS Innovation et partage des connaissances a littérature sur le management de l’innovation et les travaux sur la gestion des connaissances se sont, pour partie, développés indépendamment. L’une des raisons de ce relatif cloisonnement est probablement due à l’influence de Schumpeter (1912/1935, 1951) dans la recherche sur l’innovation. Dès lors, le cœur de la littérature sur l’innovation s’est focalisé sur ses effets économiques, puis stratégiques, en la distinguant de l’invention. Dans la littérature d’inspiration schumpéterienne, les connaissances ont tout de même été prises en compte mais souvent de façon sous-jacente, comme dans le cas des approches évolutionnistes qui ont mis en avant la notion de « sentiers d’innovation » liés à l’influence des « routines » de l’organisation (Nelson et Winter, 1982). Les connaissances seront ensuite plus directe- L ment mobilisées comme dans les travaux de Kline et Rosenberg (1985) qui les situent à l’interface entre les services recherche et les différentes phases de l’innovation, conceptualisée dans ce cas comme un processus comprenant de multiples boucles d’interaction. Tout un pan de la littérature économique sur l’innovation s’intéresse par ailleurs aux relations entre science et innovation technologique, notamment à travers la notion de système national d’innovation (voir par exemple Amable et al., 1997), amenant aussi, au niveau d’analyse de l’entreprise, au concept de capacité d’absorption (Cohen et Levinthal, 1990). Au niveau stratégique, l’émergence d’une approche centrée sur le savoir (Knowledge-BasedView) a également permis de construire des ponts féconds avec le management de l’innovation. Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur archives.rfg.revuesonline.com 72 Revue française de gestion – N° 221/2012 Tout comme le corpus général du management stratégique (Déry, 2001), la littérature sur les stratégies d’innovation a des racines largement économiques, ce qui explique que les thèmes dominants se trouvent plutôt en aval du processus d’innovation : dilemme pionnier-suiveur, rythme de l’innovation et délais de développement, confidentialité et effets d’annonce… (Martinet, 2003). Il existe certes une autre tradition du management de l’innovation, d’inspiration plus sociologique. Elle se concentre plus particulièrement sur les problématiques de structures organisationnelles (voir notamment les travaux fondateurs de Burns et Stalker, 1961) ou met en évidence la place problématique de l’innovation dans l’organisation, comme la conceptualisation en termes de « dilemme exploration/exploitation » proposée par March (1991), rejoignant les analyses évoquées précédemment au sujet de la dépendance de sentier. Du côté du management des connaissances, un premier ancrage en sciences économiques est également repérable. Les trois propriétés de la connaissance définies par Arrow (1962) ont représenté une avancée importante. Mais, information et connaissance étaient alors assimilées et il est ensuite apparu nécessaire de les distinguer. Ainsi, en s’intéressant aux processus de création et de diffusion des savoirs, Dosi (1988) proposera de réserver à l’information les caractéristiques des flux de messages et aux connaissances la condition d’une production subjective de la part de l’agent. Cette activité de production consiste à sélectionner, traiter et interpréter des messages pour en produire de nouveaux. La distinction information/connaissance constitue désormais un incontournable et la littérature en gestion ou management des connaissances s’est depuis largement développée. Différents processus sont étudiés, dont les définitions et les frontières ne sont pas véritablement stabilisées. Il est cependant possible d’adopter la position présentée par Management Science en 2003 et d’en retenir trois : la création, le partage, et la rétention. La rétention, plus souvent abordée en France sous le terme de capitalisation, a fait l’objet de travaux spécifiques, notamment sous forme d’outils (Ermine, 2000, par exemple). La création se rapproche davantage de l’innovation, et peut être servie par le partage, processus qui peut comprendre le transfert et la diffusion des connaissances. Les approches sont alors multiples, médiatisées par des outils ou mettant davantage l’accent sur les dimensions sociales (communautés de pratique, Brown et Duguid, 1991, par exemple) ou organisationnelles du management des connaissances. Dans ce dernier cas, nous sommes au cœur de travaux qui s’intéressent explicitement aux liens entre innovation et connaissances : les travaux de Nonaka (Nonaka, 1994 ; Nonaka et Takeuchi, 1995) qui relient les capacités d’innovation à la transformation et à la combinaison de connaissances de natures différentes (explicites/tacites). Le succès de ces travaux a été important, car ils mettaient l’accent sur la dimension tacite des connaissances et avançaient plusieurs propositions relatives aux conditions organisationnelles de la gestion des connaissances pour l’innovation (propositions précisées par la suite, Von Krogh et al., 2000). Cependant, ainsi que le soulignent Le Masson, Weil et Hatchuel, la question de Nonaka est bien plus celle de l’échange que de la création, Nonaka ne s’intéressant « ni à la question de la genèse Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur archives.rfg.revuesonline.com Introduction ni réellement à la question de l’explicitation du tacite » (Le Masson et al., 2006). Dans une perspective de théorie de la conception innovante, ces auteurs proposent une approche fondée sur l’articulation de concepts, existants ou nouveaux, et de connaissances, existantes et nouvelles, comme cœur du processus d’innovation (théorie C-K). Ils répondent plus précisément à la question de la création, tout en proposant une approche complète de la dynamique des connaissances. Ainsi, au croisement entre innovation et connaissances, ces deux approches semblent dominer, et on ne s’étonnera donc pas de les retrouver en arrière-plan de plusieurs des quatre articles de ce dossier. Celui-ci est issu d’une journée de recherche du groupe thématique « Innovation » de l’Association internationale de management stratégique (AIMS). Parmi les douze communications présentées lors de cette journée1, un thème émergeait plus particulièrement : celui du partage des connaissances. Nous avons vu que le partage est un processus clé du management des connaissances. Nous savons par ailleurs que la combinaison de connaissances de natures différentes est une des bases de la créativité (voir par exemple Kogut et Zander, 1992 ; Nonaka et Takeuchi, 1995 ; Leonard et Straus, 1997). De plus, les organisations sont de plus en plus souvent amenées à ouvrir leur processus d’innovation vers l’extérieur (Chesbrough, 2003). Les quatre articles sélectionnés pour ce dossier l’ont été parce qu’ils contribuaient à ce cor- 73 pus de connaissances encore en construction sur les liens entre innovation et partage des connaissances. Amel Attour et Cécile Ayerbe utilisent la théorie C-K de la conception innovante pour analyser le positionnement de différents acteurs au sein d’un écosystème d’affaires constitué pour la mise en œuvre d’un projet de carte virtuelle intégrée aux téléphones mobiles sur les campus de l’université de Nice Sophia-Antipolis, projet dans lequel les auteures sont directement impliquées. Le croisement de la théorie C-K et de celle des écosystèmes d’affaires permet de faire ressortir d’une manière originale le rôle des différents acteurs de la communauté stratégique formée autour de « NFCampus ». Dans le cas étudié, c’est dans les connaissances d’usage que se situe l’essentiel de la variation, donnant ainsi un rôle pivot aux entreprises détenant ces connaissances. Carine Deslée et Philippe Guirod mobilisent également la théorie C-K, dans une approche exploratoire. Ils montrent comment ce modèle peut être utilisé pour analyser la combinaison de connaissances de natures différentes nécessaire pour proposer des services d’assurance innovants dans le cadre de la distribution. L’originalité du cas provient de la base de connaissances très dissemblable dont disposent au départ les acteurs qui sont amenés à coopérer dans le cadre d’un processus d’innovation conjointe. Guillaume Imbert et Vincent Chauvet s’intéressent également à la relation entre deux types d’acteurs différents. Ils analysent la manière dont une entreprise de conseil en 1. Les quatre articles sélectionnés ici avaient fait l’objet d’une première procédure de sélection en double aveugle pour la journée de recherche. Ils ont ensuite été sélectionnés sur des critères qualitatifs et d’adéquation au thème de ce dossier et ont été de nouveau évalués en double aveugle, avec d’autres évaluateurs. Nous tenons à remercier à la fois les membres du comité scientifique de la journée de recherche et les différents évaluateurs sollicités, qui ont assuré des évaluations de qualité dans des délais très restreints. Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur archives.rfg.revuesonline.com 74 Revue française de gestion – N° 221/2012 innovation procède pour développer les capacités d’absorption d’une entreprise cliente. Cette analyse conduit à un intéressant renversement de perspective cristallisé dans le concept de capacité « d’insémination », qui mobilise quatre mécanismes : adoption, sélection, contextualisation et préservation des connaissances ainsi transférées. Enfin, Virigine Jacquier-Roux, Nelson Camilo Montana et Claude Paraponaris s’intéressent à travers une série d’études de cas aux mécanismes mis en place dans les firmes multinationales pour gérer le risque de dispersion des connaissances lié à leur participation à de nombreux réseaux d’innovation locaux. Ces dernières jouent à la fois sur les structures de R&D, la codification des expériences, les communautés techniques et l’évaluation des compétences. Mais les auteurs insistent surtout sur la nécessité de favoriser les interactions en situation, notamment à travers le travail sur des projets conjoints. L’ensemble de ces contributions nous rappelle que les systèmes d’innovation d’aujourd’hui, qui ont tendance à être plus ouverts que par le passé (même si la situation est sans doute moins contrastée que ne le laisse entendre la présentation qu’en fait Chesbrough) et plus internationalisés sont également plus complexes à gérer. Qu’il s’agisse de la coordination de multiples acteurs au sein d’un écosystème d’affaires, des relations entre deux entreprises ayant des bases de connaissances différentes ou de la gestion des multiples sources de connaissances au sein d’entreprises multinationales, les éléments à prendre en compte pour tirer le meilleur parti des connaissances ainsi créées et diffusées sont multiples et objets d’interactions complexes. Des modèles comme la théorie C-K, mobilisée par deux des articles de ce dossier, peuvent aider à mieux comprendre et construire ces interactions. Mais ce dossier montre que les concepts au cœur des travaux reliant management des connaissances et de l’innovation (ici la distinction concepts/connaissances, les capacités d’absorption, la distinction connaissances explicites/tacites) demandent à être enrichis pour mieux prendre en compte cette complexité. BIBLIOGRAPHIE Amable B., Barré R. et Boyer R. (1997). 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