Lire l`intervention de Philippe Pozzo di Borgo : LA CONVERSION
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Merci Jean-Marie Valentin pour votre trop gentille présentation. Je suis très content d’être là ce soir après plusieurs mois à regarder mon plafond au CHU de Nantes. Vous êtes ma récréation jusqu’à ce soir où je retourne à mon plafond pour 2 mois. Je vais abuser de vous. J’en profite pour vous présenter l’équipe Simon de Cyrène qui réalise des foyers de vie partagée pour très grands polyhandicapés traumatisés crâniens – l’extrême de la fragilité et de la différence : Laure Jamet, responsable de la communication et Arnaud Dufourcq, le régional nantais, responsable d’un très important projet SdC sur Nantes – il vous en dira quelques mots tout à l’heure. Ensuite, Florence qui fait partie de l’équipe de Richard Bois, réalisateur d’un très beau film « Le nid de phoenix » sur les 100 ans du centre de Kerpape près de Lorient au service de la fragilité, ma résidence secondaire depuis 20 ans. Il recherche un ou plusieurs partenaires parmi vous qui participeraient à la diffusion télévisuelle de son film. Jeannine le Barber, aide-soignante à Kerpape qui m’assiste avec mon épouse dans tous mes déplacements en Europe et enfin Basile Rolland qui a la gentillesse, à chaque fois que je viens ici, de me remettre sur pieds et de me balader. Aussi bien Florence de l’équipe de Richard Bois que l’équipe de Simon de Cyrène seront devant la cafétéria pour répondre à vos questions après notre causerie. Vous m’avez proposé le thème de la conversion en vérité : Conversion signifie guérison, changement de regard et je vous invite à changer de regard sur la fragilité et la différence pour participer à notre guérison et accessoirement ouvrir des pistes pour l’entreprise dont vous avez la responsabilité. « En vérité », signifie en conscience ; nous y reviendrons. Dans un premier temps, je vous propose deux films de moins de 5 minutes, le premier sur la grande fragilité que vivent au quotidien les résidents de l’association Simon de Cyrène dirigée par Laurent de Cherisey. Et l’autre film sur la force fragile, que pour l’entreprise j’appellerai « le plus handicap », tourné entre Thérèse Lemoine quadruple médaillée d’or en escrime aux jeux paralympiques et moi-même, au centre de rééducation de Kerpape. Ce film a été réalisé au pied levé par l’équipe de Richard Bois à la demande de l’un de vos confrères, Monsieur Paul Raguin, le président d’Eolane (5.000 emplois) pour animer sa convention annuelle. (Projection) 2 films, 2 fragilités. Vous sentez bien qu’il y a une fragilité forte, qui peut dans certaines conditions être pertinente pour l’entreprise et une autre fragilité dite abyssale qui pose question et qui pourtant peut faire sens pour vous et votre entreprise. J’ai vécu pendant 20 ans, au quotidien, dans une société où la pression de la performance et de la normalité vous égare. A l’image de notre société, j’ai été pendant 20 ans avant mon accident, un agité, un performant, un standard gominé du management. Si je pouvais revenir aujourd’hui dans l’entreprise, je ne serais pas le même manager. Qu’ai-je donc découvert qui m’avait échappé ? Tout d’abord, le silence et l’immobilité. Dans le silence et l’immobilité on retrouve sa conscience, ce qui nous fonde ; le sens du bien et du mal. Dans l’agitation et le bruit on perd sa moralité. C’est une prière à répéter ; pas une prière qui demande, une prière de l’abandon ; je l’appelle ma prière du plafond ; une prière abyssale où je trouve au fond de moi la présence divine en vérité. 1er précepte : faites silence (Arnaud, je compte sur tes doigts). Dans le silence, l’immobilité et la souffrance, on rend le temps présent : on n’est plus dans la projection constante, ni dans le regret ; on investit lourdement et avec délectation l’instant. 2ème précepte : La vie c’est maintenant !... comme dirait l’autre Et dans ce temps présent, habité, on trouve l’autre. Il est impossible de rencontrer l’autre dans le mouvement et l’agitation. 3ème précepte : rendez-vous disponible à l’autre maintenant. Dans ma fragilité, chaque erreur est payée comptant. Comment pouvons-nous prendre tant de risques avec notre condition humaine : vitesse, sport extrême, surconsommation, boulimie des sens, fatigue, excès ! 4ème précepte : un peu de sobriété et ménagez-vous. J’ai pris conscience de la fin et comment ne pas se rendre à l’évidence de cette mort et ne pas réorganiser en conséquence nos priorités : fini le futile ! 5ème précepte : je reviens à l’essentiel. Je dépends totalement des autres et j’en déduis, par pragmatisme : premièrement qu’il est plus payant d’être patient et, deuxièmement, qu’il est plus pertinent d’être aimable dans cette relation de dépendance ; cela permet la vraie rencontre. 6ème précepte : « take it easy », relax, respirez ! Arnaud peux-tu résumer : 1- faire silence, 2- vivre l’instant présent, 3- disponible à l’autre, 4- se ménager, 5- revenir à l’essentiel, 6- se désarmer. En d’autres termes voilà les 6 conditions du « plus handicap » pertinent pour l’entreprise. Rapidement quel est ce « plus handicap » : Arnaud, tu me prêtes ta main s’il te plait 1- Introduire le différent et le fragile est source de créativité. 2- L’aveugle écoute mieux, le sourd voit mieux, etc… ce qu’on appelle le handicap surcompensé. 3- le fragile, quel qu’il soit, est concentré sur le présent. 4- le dépendant crée l’esprit d’équipe, 5- la fragilité élimine les hypocondriaques, Comment organiser la fragilité dans l’entreprise ? A l’image de ce que réalise Hubert de Boisredon dans son entreprise nantaise Armor, le handicapé ne doit pas être caché dans l’entreprise mais au centre du dispositif. Un fragile s’insère dans un groupe qui le prend en charge pour assumer sa dépendance et le groupe se laisse inoculer par les vertus de la fragilité : désarmement, esprit d’équipe. Quelle différence avec l’entreprise au temps de l’Internet où la communication se fait par écran qui isole et déresponsabilise. Votre responsabilité, votre intérêt pour la fragilité et la différence nécessite de l’engagement, de l’audace et du courage. Il y aura des échecs, des situations très difficiles, d’où l’importance du groupe, de l’équipe. Non seulement elle accompagne mieux la fragilité mais elle est le réconfort, le rempart à l’échec, la réponse à l’inquiétude. Ce qui définit le groupe, l’équipe, c’est le lien de confiance entre les membres. La confiance est un pari, un risque. Il faut du courage pour manager la confiance. Donc nouvelle étape de la conversion : accepter la fragilité de l’autre, la faire sienne et réconcilier le groupe collectif qu’est l’entreprise avec la réalité de l’individu fort et fragile à la fois. Il n’y a pas d’un côté les forts et de l’autre les fragiles. Nous avons tous notre part de fragilité et de force. Il y a tout intérêt pour l’entreprise à l’admettre. Parier sur la performance et la normalité de vos équipes est source d’anxiété, de conflits et de stress, voués à l’échec. Une conversion à la fragilité comme source de force dans l’entreprise, de cohésion à travers les groupes, les équipes, source de confiance. Jean Vanier, le fondateur de l’Arche, confiait dans un échange que nous avions en public, qu’il avait été contacté par le patron de la filiale française d’une grande multinationale américaine qui lui demandait de s’entretenir avec lui sur la pratique quotidienne que vivent les résidents trisomiques avec les résidents valides et qui fonde les communautés de l’Arche. Jean avec son humour et sa pertinence propose que ce soit le patron américain qui vienne passer 8 jours à l’Arche de Trosly, ce que celui-ci fera, et qui dira en partant « j’ai compris, et je vais réorganiser mes entreprises autour de la différence et de la communauté ». Et Jean de conclure : « la nouvelle entreprise de demain viendra de l’Amérique ». Mais il faut aborder maintenant le très grand handicap tel que pris en compte par Simon de Cyrène ou l’Arche de Jean Vanier, qui me pose problème et qui vous pose problème. J’ai été reçu par l’équipe de Simon de Cyrène à Vanves, dans un magnifique foyer de vie complètement rénové, où une cinquantaine de grands traumatisés crâniens partagent avec des professionnels et des jeunes du service civique et des bénévoles, un grand espace dans un ancien monastère mis aux normes et ouvert sur la ville. Laurent de Cherisey est à mes côtés, comme Arnaud aujourd’hui, et en face de moi, se trouvent tous les résidents, comme vous aujourd’hui, impressionnants de différences et de fragilités. Imaginez 50 polyhandicapés, traumatisés crâniens parce qui font peur, d’une différence effrayante… la vraie cour des miracles. Une jeune femme, aphasique, la tête à l’horizontale, grand sourire, qui bave, paralysée, me regarde fixement de ses grands yeux bleus. Je me tourne vers Laurent, je suis terrorisé, désemparé, pris à contre-pied. Il me passe le bras autour de l’épaule, me secoue sans détourner son visage de cette jeune personne (Arnaud, peux-tu imiter Laurent). Il me secoue encore jusqu’à ce qu’enfin je comprenne. Il me secoue pour que je lâche prise, et enfin je lâche prise, je m’abandonne. Je considère enfin cette jeune femme, qui me communique à travers tout son corps et son visage, malgré l’absence de mot, toute sa joie d’être parmi nous. Un véritable rayon de lumière, perceptible même pour l’aveugle que j’étais jusqu’alors. Il faut faire silence devant la grande fragilité, être disponible, à l’écoute, déchiffrer au-delà de la parole, souvent déficiente. Assumer le grand handicap c’est se désinvestir de soi-même, un renversement des passions et du cœur dont j’étais le centre, tout à coup mis à la disposition de l’autre différent. Percevoir avec la raison, les sens, l’affectif, le chemin de dignité, le chemin de communication avec l’infiniment fragile et différent. Il faut se donner les moyens de comprendre, connaître, traduire, exaucer l’attente de l’autre, et dans ce renversement je découvre l’infinie richesse de la fragilité, de la beauté qu’elle apporte au monde et de la responsabilité qu’elle exige de moi. Comme patron nous avons la responsabilité de traduire l’infiniment fragile comme source de richesse. Dans cette expérience, j’ai été sidéré. Je suis empli de considération, et « considération » a plusieurs sens qui sont tous impliqués dans ce que je veux dire : action d’examiner avec attention ; acceptation ; estime que l’on porte à quelqu’un ; déférence ; motif, raison que l’on considère pour agir. Il en est de notre responsabilité. Je suis empli de considération, donc, pour ceux qui m’ont permis de sortir de mon enfermement destructeur. De Maître je deviens serviteur qui épouse (littéralement « prend la forme de / se fond avec ») la création dans toute sa diversité et ses degrés de fragilité et de beauté. Vous imaginez ce que cette attitude de serviteur signifie pour vous dans l’entreprise ! On sent bien que ce décentrage que j’ai éprouvé, confronté à la grande fragilité m’amène à écouter et à prendre en considération cette existence extrême et que ce faisant, je vais y trouver la réponse intelligente aux dysfonctionnements des rapports sociaux, de l’écologie, de la culture et de l’avenir de notre entreprise. Il en va de notre responsabilité. Dans la première partie on a considéré le potentiel des fragiles et des différents dans l’entreprise. Je ne suis pas sûr que vous ayez perçu ce qu’il y avait de pertinent pour votre entreprise dans la très grande fragilité abordée dans cette seconde partie. Faites l’exercice : vous êtes devant quelqu’un de très différent, de très laid (c’est une expression que j’ai entendue), de terrorisant à la limite de votre entendement et je vous propose de : - Respirer profondément, non pas dans l’inspiration où vous aller vous asphyxier, vous étouffer mais dans une expiration profonde. Vous vous videz de vous-même, totalement. Il n’y a plus rien et avant l’inspiration naturelle qui va suivre, faites un pas de côté, décentrezvous, ouvrez les mains, au propre ou au figuré, et dans l’inspiration qui suit découvrez et accueillez l’autre. Vous êtes désarmé, disponible, à l’infinie intelligence de l’altérité, vous êtes en vérité. Faites cet exercice constamment. Au moment de la rencontre d’un collaborateur ou autre, vous faites silence en vous-même, vous expirez en vous vidant de ce qui vous préoccupe et vous vous rendez disponible à l’autre. Imaginez une équipe, une hiérarchie préoccupée à entendre l’autre : le commercial avec son client, le marketing avec son marché, le président avec son comité de direction, le RH avec ses salariés, le chercheur avec son développement, le patron avec son syndicat et réciproquement. Une entreprise inoculée par la considération. Chacun, consciemment désarmé pour être désarmant, à l’écoute, et finalement pertinent. - Dans cette considération généralisée vous pouvez saisir des opportunités ; pas seulement celles que vous aviez prévues. En fait c’est exactement ce que vous n’aviez pas prévu qui va être pertinent. Cette considération liée à l’extrême fragilité et différence est difficilement transposable directement dans l’entreprise. Comment amener vos collaborateurs directs et l’ensemble de vos équipes d’encadrement à pratiquer régulièrement cette extrême attention ? Il vous faut du Simon de Cyrène, de l’Arche, des associations de jeunes en difficulté de réinsertion, de délinquance, maison de retraite. Cherchez bien autour de vous, vous trouverez la grande difficulté, à priori tellement éloignée de vos préoccupations et pourtant si essentielle dans l’inoculation de la considération dans vos équipes. Quelle pertinence ! Je résume : En 20 ans de tétraplégie, j’ai remis mes pendules à l’heure (Arnaud, tes doigts !) 1- J’ai accepté ma fragilité et cela m’a amené à faire silence, vivre l’instant présent, accueillir l’autre, me ménager, revenir à l’essentiel, me désarmer. 2- Introduire la fragilité pertinente dans mon entreprise source de créativité, de fragilité surcompensée, de concentration sur le présent, d’esprit d’équipe et de salubrité. 3- Pratiquer l’extrême fragilité et différence pour vous désarmer, être capable de considérer l’autre, les autres dans leurs différences et leurs fragilités, infinie source d’intelligence et de pertinence. Quelle différence avec l’entreprise dont j’avais la responsabilité ! Aurais-je pu pratiquer ce management dans l’entreprise qui était la mienne c’est-à-dire LVMH ? Probablement pas. Auquel cas je ferais peut-être comme Laurent de Cherisey l’a fait il y a 10 ans : vendre ou quitter mon entreprise et m’engager dans l’associatif ou faire comme l’a fait Hubert de Boisredon, trouver une entreprise où les actionnaires comprennent la pertinence de ce management de la fragilité et de la différence. Car cette conversion ne concerne pas que l’entreprise mais aussi la finance. Vous voyez qu’il y a peut-être, là, un chemin de guérison. En vérité je rêve et je prie pour ce nouveau monde de la considération. Je vous remercie. A toi Arnaud de nous inoculer la considération avec Simon de Cyrène.