Le Khamsinomane

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Le Khamsinomane
Le Khamsinomane
Par une morne soirée d'automne, après une longue (13 heures) et
harassante journée de travail, Jean était planté devant son ordinateur,
incapable du moindre mouvement, trop fatigué pour avoir la volonté et la force
d'aller se coucher. Hagard, il regardait des voitures de luxe et de prestige
défiler sur son écran. Depuis une heure qu'il était assis là, combien d'images
avait-il bues ? Combien son pauvre cerveau avait-il absorbé de pixels
rugissants ?
Il se produisit alors un miracle, tout à fait du genre de ce qui survient
quand, après avoir sillonné pendant des heures la pinacothèque Brera à
Milan ou la galerie des offices à Florence, après avoir reçu et accueilli en son
cœur et son esprit des milliers de chef-d’œuvre , les sens s'émoussant et
l'indigestion esthétique pointant, on reste soudain figé, au détours d'une allée,
devant la beauté stupéfiante d'une Madone de Bellini, à couper le souffle.
Impossible de détourner le regard. Les mains moites, le coeur battant fort, on
s'emplit de cette beauté irréelle, de cette émotion inespérée et absolue, que
l'on ne sait provoquer par la volonté, que l'on subit sans le décider, que l'on
apprécie de toutes ses fibres avant que, fugace et cruelle, elle ne s'échappe à
jamais. Cette émotion est presque indicible, mystérieuse et transcendante,
elle est art et peut-être même prière. Mais pourquoi tel tableau plutôt que tel
autre va-t-il autant toucher tel pauvre hère à tel instant ?
Toujours est-il que Jean lui-aussi tomba ainsi en arrêt. Le seul élément
de son corps qu'il parvenait encore à actionner quelques secondes plus tôt,
son index droit qui cliquait lascivement sur la souris, s'était à son tour figé.
Strictement immobile, Jean buvait l'image, en proie à un émoi que seuls l'art,
la foi ou l'amour peuvent capricieusement produire. L'index droit frémit à
nouveau et agita quelque peu la souris jusqu'à l'obtention d'autres vues de la
même voiture. Une inscription parut sous la photo : Khamsin, le nom d'un vent
chaud et violent du désert d'Égypte. Il soufflera en l'esprit de Jean fort
longtemps.
Quelle merveille que cet internet ! La Khamsin est si rare que la
probabilité d'en croiser une est absolument infime. De plus elle est tout juste
mentionnée dans les ouvrages sur Maserati. Alors que là, grâce à la toile, on
peut la contempler à loisir dans son salon, profiter de dizaines de
photographies, tout savoir d'elle en deux clicks sur wikipedia, et même
l'entendre et la voir se mouvoir et nous émouvoir. Heureux Jean qui, un soir
improbable, a découvert un trésor et de mélomane s'est mué en
khamsinomane.
Rassurez-vous, ce chapitre comportera peu de texte et beaucoup
d'images, une petite orgie d'image car, moi-aussi, j'ai une grande affection
pour la Khamsin. Si beaucoup considèrent la Ghibli I de 1966 comme la plus
belle des Maserati (et certains même la tiennent-ils pour la plus belle de
toutes les voitures du XXième siècle, cela s'est écrit et s'est lu en maints
endroits) sa jeune sœur Khamsin, qui a eu la lourde tâche de lui succéder,
dégage un charme extrêmement saisissant, bien que différent.
Avec elle, on est moins dans la pureté académique et consensuelle et
plus dans l'esprit sauvage et la modernité. Elle tient de l'avion de chasse,
cette auto, avec ses lignes acérées, particulièrement émouvantes à l'extrême
arrière quand la courbe de la carrosserie, jusque là concave vers le bas, se
redresse et change d'orientation, repoussant l'air vers le haut. Marcello
Gandini, alors chef de projet chez Bertone, signait là, en 1973, sa première
Maserati et, quand il ne découpait les passages de roue obliquement comme
sur la Lamborghini Countach ou plus tard sur les Maserati Shamal et
Quattroporte IV, le grand Marcello ne pouvait s'empêcher de disposer un
élément inhabituel voire choquant sur ses autos afin d'en accentuer le
caractère. Sur la Khamsin, ce furent l'extracteur (pour la partie centrale et
gauche) et la prise (pour la partie droite) d'air asymétriques sur le capot
moteur, détail particulièrement frappant sur les modèles de couleur claire ou
vive.
L'autre particularité esthétique de la Khamsin réside en sa poupe
transparente, les feux arrières étant fixés sur une vitre transversale. L'idée
première était d'améliorer la visibilité vers l'arrière lorsque le coffre à bagage
est vide. Vu de l'extérieur, l'impression est un peu curieuse, inhabituelle et
originale, pas déplaisante d'ailleurs et même élégante avec un set de malles
de voyage assorties. Mais gare aux coffres mal rangés et adieu la
confidentialité.
L'éternel V 8 Maserati tout aluminium, double-double arbre (2 par
rangée de cylindres), 4.9 litres anime ce fauve racé en un feulement d'une
classe inouïe et d'une tessiture incomparable. La puissance de 320 cv
autorise une vitesse de pointe de 275 km/h. Cette puissance est obtenue au
régime relativement modéré de 5500 tours par minute. En fait, les ingénieurs
Maserati (Giulio Alfieri essentiellement) ont franchement favorisé le couple à
bas régime qui est "camionesque" et ce, grâce à l'importante cylindrée
totale, à un excellent équilibre naturel du moteur (vilebrequin) et surtout à la
forte cylindrée unitaire.
Les 4.9 litres sont répartis uniquement sur 8 cylindres alors qu'ils le
sont sur 12 dans les moteurs Ferrari concurrents qui disposent ainsi de bielles
et de pistons plus petits, donc plus légers et moins soumis à inertie
permettant des régimes de rotation plus élevés mais dispensant moins de
couple car chaque explosion unitaire est moins importante. Chez Ferrari, c'est
la puissance par les tours/minutes, sans doute la plus noble façon de s'en
procurer, magistral en courses de sprint, en Grand Prix, mais moins adapté à
la conduite "tourisme" car il faut rester haut dans les tours ce qui est
éprouvant. Chez Maserati, c'est l'inverse, la forte cylindrée unitaire favorisant
la puissance à bas régime et une disponibilité fantastique du moteur pour les
reprises. On n'a jamais l'impression de "tirer" sur un tel moteur car nul besoin
d'affoler l'aiguille du compte-tours pour obtenir la puissance. Ces régimes de
rotation relativement lents étaient voulus pour les courses d'endurance, le V8
Maserati étant né pour de telles compétitions : 24 heures du Mans, 12 heures
de Sebring, 1000 kms du Nurburgring, Targa Florio (en Sicile), Mille Miglia
(Brescia-Rome-Brescia). Cet état des choses explique également la sonorité
toute particulière de ce V8, absolument identifiable même par un profane
instruit en seulement quelques minutes d'écoute attentive. Au ralenti, on peut
presque compter les explosions, les sentir pousser la voiture un peu comme
un gros V8 américain mais en moins "glou-glou de péniche" et en plus rageur
car les pistons, dans les V8 Maserati, ne connaissent pas la course longue.
En effet, quelque soit la cylindrée de ces V8 (4.2 ou 4.7 ou 4.9 litres),
ils restent tous carrés voire super carrés : la course du piston étant égale à
l'alésage (diamètre du cylindre) voire inférieure. Or la course courte favorise
les montées en régime rapide et le caractère rageur, voire les hauts régimes
quand la cylindrée unitaire n'est pas trop forte. En fin de compte, il y a en ce
moteur V8 Maserati un équilibre rare, assez particulier et génial, entre le fort
couple à bas régime et une propension à monter rapidement dans les tours
mais sans toutefois dépasser les 5500 tours par minute. Ainsi la fiabilité
est-elle excellente et la longévité de ce noble groupe apparaît-elle
exceptionnelle puisqu'il fut produit sans interruption durant plus de 33 ans, de
1957 à 1990, trouvant place dans de nombreux modèles de la firme au
trident.
La Khamsin eut la malchance de naître en période trouble, de sortir en
1973 juste au moment du premier choc pétrolier qui ébranla les esprits des
dirigeants du Quai de Javel, Citroën étant propriétaire de Maserati depuis
1968. Ces dirigeants s'effrayèrent littéralement. Ils passèrent d'un excès à
l'autre, d'un optimisme à un pessimisme tous deux exagérés. Ils pensèrent
que l'heure "de la chasse au gaspi" (comme on disait alors) avait sonné, que
l'ère des gros moteurs était immédiatement révolue et ils stoppèrent la
production de la majestueuse Citroën SM à moteur Maserati pour tout miser
sur la CX diesel. C'était peut-être bien visionnaire sur le long terme quand on
voit ce qu'est devenue l'industrie automobile près de 40 ans plus tard, mais
fort prématuré en 1973. La peur leur avait fait oublier quelque chose
d'essentiel, à ces messieurs de Citroën : le rêve, la passion ! Il ne s'agissait
pas seulement de produire des caisses à roulettes comme on ferait des
réfrigérateurs ou des machines à laver, mais de créer de l'art et des objets
d'extase, surtout concernant Maserati. A vrai dire, les gens de Citroën ne se
conduisirent vraiment pas très bien avec Maserati, n'ayant de cesse de mettre
cette prestigieuse société en liquidation judiciaire, n'honorant même pas
toutes les commandes de Khamsin, cessant de payer les fournisseurs. Mais il
était impensable de voir disparaître une telle entreprise, un tel patrimoine
historique, humain et industriel, mythique et onirique. Ce fut Alejandro
DeTomaso qui reprit avec succès Maserati en 1975 initiant à partir de 1981
une nouvelle page de l'histoire de la firme avec la période "biturbo". Dans ce
contexte difficile, la Khamsin ne fut pas un succès commercial. Seuls 435
exemplaires furent produits et cette oeuvre d'art, car il s'agit bien ici d'art,
demeure délaissée par rapport à la Ghibli I et donc encore sous-côtée. Elle
constitue ainsi (et peut-être heureusement) une excellente opportunité,
méritant une attention particulière de la part des connaisseurs avisés car elle
est sans doute appelée à un très bel avenir en collection.
Tiens, moi qui avait promis peu de texte, on dirait bien que je me suis
laissé aller. Et puis l'on a oublié un peu le Khamsinomane au profit de la
Khamsin. Jean a du finir par aller se coucher. Il doit être en train de rêver à la
Khamsin, à sa ligne et à son moteur d'exception, à cet objet d'art, précieux et
raffiné, que je classerais bien dans la catégorie neo-renaissance italienne,
rubrique sculpture mobile, et pour lequel je demanderais volontiers une
inscription au patrimoine mondial de l'Unesco !

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