Le malchanceux
Transcription
Le malchanceux
Le malchanceux Philippe ne connaissait pas grand chose aux Maserati. Il n'avait presque rien lu à leur sujet sauf des essais de modèles très récents, à moteur Ferrari, au prix élevé et justifié. Alors, quand il a vu en vente une Maserati de 70 000 kms à 5 000 euros, il n'en a pas cru ses yeux. Il en a fait le tour et l'a bien regardée : " mais elle est très belle avec sa ligne un peu carrée mais agréable". Il se souvint en avoir vu dans la rue vers ses vingt ans, ressemblant beaucoup aux BMW série 3 de la même époque, surtout en version 4 portes. Il a scruté l'intérieur : " super, une vraie bonbonnière, du cuir, du bois précieux, cette montre ovale dorée au centre. Ambiance luxe, un peu kitsch mais très plaisant ". Il s'est assis et, comme tout gabarit petit à moyen, a trouvé la position de conduite absolument géniale avec les genoux relevés et la main tombant pile sur le pommeau de vitesse quand on posait le coude sur le bien nommé accoudoir. C'est rare ce détail dans la production automobile, essayez donc si vous avez un accoudoir central avant (maintes fois placé trop haut), et cela explique pourquoi le cuir de l'accoudoir est souvent très usé sur les biturbo, ce qui était le cas de celui-ci. Mais Philippe était de plus en plus emballé. Le bruit du moteur à froid l'enchanta. Le vendeur ouvrit le capot, ce qu'il se garda bien de faire plus tard à chaud : pour l'instant, ça sonnait bien. Ils partirent faire un tour. Là, avec un minimum de culture Maserati, Philippe aurait dû se méfier. Sans laisser le moteur chauffer, le vendeur-propriétaire depuis 3 mois à peine accéléra à fond pour envoûter notre pauvre ami par la très fameuse poussée en avant, le terrible "coup de pied au cul" classique des biturbo. Philippe n'en revenait pas : "ça existe sur un 2 litres une telle patate ? Incroyable ! Génial ! On lui passa le volant. La pression d'huile marquait toujours 5 bars au ralenti et on imagine sans peine les dommages aux turbos et aux bielles avec une huile encore froide à respectivement 80 000 (voire 100 000) et 6 500 tours par minute. La température d'eau s'élevait un peu et Philippe, innocemment, de retenter un catapultage ! Waouh quelle poussée ! Ah il y avait bien un petit bruit dans le différentiel mais le vendeur lui assura qu'une simple vidange de l'huile du pont réglerait le problème. Il le ferait avant la vente. Ben voyons ! Pourquoi donc ne l'avait-il déjà fait ? Suspect. De toute façon, avec tant d'émotions d'accélérations, au bout d'une certaine quantité de G, le cerveau de Philippe n'était plus en état de fonctionner normalement et il lui restait juste assez de neurones non émoustillés pour signer le chèque. Il fut content deux jours. Le matin du troisième, il lui prit l'envie de laver sa voiture au "lavojet". Cruelle erreur, d'autant qu'il insista longuement sur la calandre ! Au moment de repartir de la station de lavage : rien. Impossible de redémarrer le moteur. Pauvre ignorant, ne savais-tu pas que sur les biturbo, surtout avant 1988, l'isolation électrique était très imparfaite et la tête du Delco, juste devant le moteur et derrière la calandre, très sensible à l'humidité ? Une biturbo se lave à la main, savon plus éponge, et se rince à petits jets au seau, sot que tu étais. Tout se régla cependant assez facilement en séchant au chiffon sur les cosses et au sèche-cheveux dans les puits de bougies après que ses suivants au lavojet (le samedi matin, je vous laisse imaginer la queue) aient aidé Philippe à pousser la Mase sur le bas-côté de la station. Enfin, quand je dis tout se régla, le premier épisode se régla, le premier d'une longue série. Il passa par la tête de Philippe d'ouvrir le capot, moteur chaud : ça cliquetait un max. Au régime de ralenti, on aurait dit un concert de castagnettes et il fallait dépasser les 2 500 tours par minute pour entendre le bruit d'un moteur à essence. En dessous de ce régime, le noble V 6 biturbo sonnait et claquait comme un vulgaire diesel génération 1975 à froid. On imagine sans peine le jeu considérable aux soupapes et sur les cames. Le différentiel arrière également émettait des sons sinistres. Il s'agit d'un point faible bien connu sur cette voiture qui encaisse des accélérations très violentes et travaille fort en virage. La longévité de cette pièce dépasse rarement les 80 000 kms en conduite et entretien normaux. Philippe se promit d'amener sa voiture à son garagiste habituel, celui qui entretenait sa Peugeot 205 diesel sur laquelle il n'y a jamais rien à faire. Sur le trajet pour se rendre au garage se présentait une belle ligne droite, il voulut en profiter et ressentir à nouveau ce plaisir de la détente du fauve (quand on y a goûté, il est difficile de s'en passer). Il accéléra donc franchement : rien ou presque. " Tiens, plus de fameux coup de pied au derrière. Qu'est-ce qui se passe encore ?" Il regarda l'aiguille du manomètre de pression de l'air d'admission, bien au centre du tableau de bord. Elle ne montait presque pas. " Mince, quelle malchance ! ". Pourtant, ce n'était pas de la malchance mais de l'ignorance. La gorge serrée, Philippe parvint à allure réduite au dit garage, une petite fumée bleue de mauvais augure dans l'échappement. Inconscient qu'il était, il stoppa le moteur immédiatement comme avec sa 205 Peugeot. Le bon vieux garagiste s'approcha, repoussant ses lunettes de presbyte sur le front en se grattant la tête : - c'est à vous ça ? - oui. - depuis longtemps ? - six jours. - c'est que moi, je ne touche pas trop à ces choses là. C'est délicat, monsieur, et la dernière fois que l'on m'en a montré une, je n'ai pas su. Enfin, je veux bien regarder pour un vieux client fidèle. Philippe remit en route, ça claquait de tous les côtés. - vous savez si la courroie de distribution a été changée ? - ?? - il y a un jeu terrible aux soupapes mais toutes les durites d'air semblent bien étanches. Je peux vérifier tous les collets mais si la pression de l'air d'admission ne monte pas, c'est que l'un des turbo a dû lâcher, ou les deux. - ça va coûter combien tout ça ? - je ne sais pas trop. Il faut prendre les choses l'une après l'autre mais au moins 1 500 euros pour la distribution et les soupapes. Après, ça dépendra du diagnostic précis sur les turbo. - euh .... - si vous me la laissez, je peux demander à mon cousin Manu de passer un samedi. Il est mécano à une heure d'ici mais il s'y connait bien en italiennes délicates. Il a travaillé deux ans chez Pierre Nallet à Melun, vous savez, celui qui a fait fortune en réparant les biturbo tellement elles étaient fragiles ? - euh... - mais Manu ce sera dans une semaine et il ne faut plus rouler d'ici là ou vous allez tout casser. La mort dans l'âme, le pauvre Philippe téléphona à sa femme pour qu'elle vienne le chercher avec l'increvable 205 diesel même pas turbo. La Maserati resta trois mois au garage, le temps que l'Emmanuel se déplace, que les pièces viennent d'Italie ( les bonnes car il y eu des erreurs de livraisons ) et ça lui coûta plus que le prix de l'auto, 6 000 euros pour une mise à niveau totale, mécanique et électrique. Et encore eut-il la chance de ne pas errer, de tomber sur un mécanicien connaissant très bien les biturbos, formé à la Mecque du genre, le garage du trident à Melun, si j'ose dire par le Pape des biturbos, Pierre Nalet, qui n'a peut-être pas fait fortune mais l'aurait bien mérité pour avoir aimé, entretenu, restauré et parfois ressuscité nombre de ces divas fragiles si on les malmène. Grand honneur à son nom et à son talent. N'empêche que six jours d'utilisation pour trois mois de réparations, c'était dur pour le moral et le portefeuille. Mais Philippe avait mis à profit ces mois d'attente pour s'informer sur internet et auprès du cousin Emmanuel. Il comprit pourquoi la cote des biturbos était si basse pour des autos exceptionnelles. Par la suite, il n'eut cependant plus l'occasion de se lamenter de son achat. Cette voiture offrait des satisfactions considérables quand on la connaissait bien et que l'on respectait ses particularités. Comme beaucoup de désormais vrais connaisseurs, il tomba amoureux des biturbos au point d'en acheter deux autres pour quatre bouchées de pain mais au terme d'une très longue et précise sélection. Ainsi put-il choyer une 430 ( 4 portes, 2.8 litres, 255 cv ) de 1988 dont les performances étaient équivalentes à celles d'une Ferrari 328 contemporaine en termes d'accélération tout en emmenant femme, enfants, belle maman et bagages, et un très pur cabriolet dit Zagato, absolument "dolce vita", la perle irrésistible des dragueurs italiens, étape en principe initiale précédant la constitution d'une famille et l'acquisition d'une quatre portes. Il les restaura peu à peu avec science et conscience et disposa donc de la triplette complète : coupé, berline, cabriolet. Par ailleurs, sa contribution sur les forums internet biturbo fut précieuse, remarquée et dédramatisante pour ceux qui, comme lui, connurent les affres des caprices mécaniques des biturbelles. Si il avait attrapé le virus Maserati un peu par hasard, Philippe avait été bien touché et malade au début puis était devenu porteur sain et même très porteur et très sain , supporteur voire "supporter inconditionnel" de la marque au trident. La triplette Biturbo : Coupé Berline 430 Spyder Zagato