Le Collectionneur

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Le Collectionneur
Le Collectionneur
Un hangar, un bel hangar chauffé, carrelé, lumineux et aéré, en zone
non inondable, qui plus est discret juste derrière sa maison, Etienne possède
là le rêve de tout collectionneur automobile. Et qu'a-t-il rangé dans ce bel
écrin ?
Des Maserati, rien que des Maserati, dix de chaque côté plus quelques
unes dans l'allée centrale qu'il est obligé de déplacer pour faire sortir les
autres. Car Etienne est un boulimique, un insatiable. Il les voulait toutes et en
veut toujours plus. Parfois, il quitte sa chambre douillette pour aller dormir
dans la mansarde de son garage où il a installé un lit de camp, comme le
faisait en son temps Steve McQueen, grand collectionneur devant l'Éternel.
L'acteur en était mort de cette passion : à force de respirer les poussières
d'amiante des freins de l'époque, il avait développé un mésothéliome pleural.
Heureusement, il n'y a plus d'amiante aujourd'hui et quel plaisir de s'endormir
avec toutes ses Maserati sous les yeux, bien à l'abri. Etienne a l'habitude de
pester contre ces collectionneurs qui ne peuvent offrir qu'une bâche à leur
bijou : "c'est indigne. Une Maserati mérite un garage ou alors on s'abstient" .
En quelque sorte, il milite pour le droit au logement des Maserati et cela ne lui
pose pas de problème particulier. Une fois ses lourds impôts acquittés, et il ne
rechignerait peut-être pas à en régler un peu davantage, Etienne entend
disposer à sa guise de ce qui lui reste et, si il préfère héberger des Maserati
plutôt que des SDF, il pense que c'est son affaire. Il est d'ailleurs parfaitement
convaincu que c'est en donnant du travail et non en assistant que l'on aide
vraiment les gens, et on ne peut pas lui reprocher de ne pas donner du travail
de par son hobby : mécaniciens, carrossiers, assureurs, pompistes,
constructeurs du hangar, installateurs et serveurs du système d'alarme et de
video-surveillance, tous vous le confirmeront bien (mais ce n'est que du travail
pour personnes très spécialisées, laissant à l'écart les non qualifiés), sans
parler des frais d'immatriculation à chaque nouvelle acquisition, frais tombant
directement dans les caisses de l'État. En un mot, Etienne sait qu'il participe à
l'activité économique par sa passion et cela n'est pas pour lui déplaire. Il
envisage même d'ouvrir un musée du trident, ce qui créerait quelques
emplois, et a aussi pensé à une piste d'accélération souterraine sous le
musée ou tout au moins couverte pour faire tester au public (ébahi) par
n'importe quel temps la fameuse poussée des biturbo. Peut-être mettra-t-il un
jour son projet à exécution mais il lui faudrait avant cela étendre sa collection
vers des modèles plus anciens et de compétition, fort coûteux. Il serait en
quelque sorte dépossédé de l'usage privé de ses autos mais elles
représenteraient son apport dans la constitution des parts de la société
d'exploitation du musée. Tout ça tourne fort dans sa tête, alors qui sait ?
Cette passion absolument folle et effrénée pour les Maserati fut
pourtant tardive et assez progressive. Etienne ne portait en lui aucun souvenir
d'enfance de Maserati, n'avait pas d'origines italiennes, ne connut aucun
embrasement adolescent pour un modèle de Modène. Non, sa passion naquit
vers les 50 ans quand un ami lui fit essayer sa belle 3200 GT bleu nuit avec
ses phares boumerang rouges et son intérieur tout tapissé de cuir fauve : un
enchantement, une poussée terrible et un confort d'utilisation bien agréable
avec quatre vraies places et un coffre correct, fort loin de sa Porsche 911
habituelle. Etienne tomba amoureux de la 3200 GT. Littéralement charmé, il
la racheta à son ami. Elle fut sa première Maserati.
Il commença alors à s'intéresser à la marque, à son histoire. Profitant
de la forte décote des biturbo, il s'offrit une Ghibli II puis une Quattroporte IV
si caractéristique avec son passage de roue arrière oblique (une "manie" de
Marcello Gandini étrennée sur la Lamborghini Countach et reprise sur les
Maserati Shamal et Quattroporte IV) et que l'on trouve de plus en plus belle
au fur et à mesure qu'on la côtoie. Etienne fut alors pris de frénésie. Il ne put
plus s'arrêter. Plus il découvrait et connaissait ces automobiles, plus il les
aimait, les appréciait et ne pouvait résister à une sorte de fièvre acheteuse de
tout ce qui arbore le trident du Neptune de la place centrale de Bologne qui
servit de modèle pour l'emblème Maserati : coupé 4200, GranSport, biturbo
222, rare Kyalami avec son extraordinaire V 8 atmosphérique.
Kyalami
Il les lui fallait toutes. Il ne supportait plus autre chose, même la
Porsche 911 fut délaissée et revendue au profit d'une GranTurismo. Puis
Etienne s'orienta vers des modèles plus anciens : en remontant le temps, il
fondit successivement pour la spectaculaire Khamsin 1975 (aux arrêtes si
vives), l'Indy 1972 (au profil si pur), la Ghibli I 1969 (la plus belle voiture du
monde selon de nombreux observateurs), la Mistral 1965 (à la ligne complexe
mais raffinée), la 3500 GT 1960 (que l'on peut qualifier de première Maserati
de route, les précédentes étant toutes des voitures de courses ou étroitement
dérivées de la compétition) et même une superbe A6 GCS 1954 carrossée
par Pininfarina avec sa calandre concave vers l'avant, détail stylistique qui fut
repris 50 ans plus tard, toujours par Pininfarina, sur la divine GranTurismo.
A 6 GCS - 1954 -
Indy
Pour ses achats, Etienne se déplace de partout en Europe pour
essayer les autos puis il les ramène sur une remorque pour ne pas les abîmer
après souvent une immobilisation prolongée avant la vente. Une fois au
bercail, l'auto est totalement révisée par l'un des deux mécaniciens qui ont la
confiance d'Etienne. Ceux-ci vont systématiquement tout vidanger, les huiles
moteur, boîte de vitesse, différentiel, les circuits de refroidissement et de
freinage. Ils sont désormais parfaitement rodés aux subtilités de la marque du
trident et ont leurs contacts auprès de l'usine Maserati ou des fournisseurs de
pièces détachées anciennes.
Le clou de la déjà conséquente collection d'Etienne ne dort cependant
pas dans son bel hangar mais dans son propre salon ! Elle lui sert en fait de
canapé car notre collectionneur s'assied dans sa barquette 300 S pour
regarder la télévision par dessus le mince saute-vent en plexiglas. Une fois
par semaine, la large baie vitrée coulissant, il pousse le bolide rouge à
l'extérieur, démarre le moteur et fait faire à l'auto le tour du hangar et de la
propriété dont elle ne sort cependant presque jamais, sauf sur la remorque
vers le proche circuit du Luc, faute d'immatriculation "stradale" pour ce
modèle.
300 S
Chacune de ses Maserati est d'ailleurs mise en route et circule une fois
par semaine et uniquement par temps sec, ce qui suppose une organisation
importante et du temps. Heureusement que dans le Sud de la France la pluie
est rare et ne dure jamais très longtemps. Car une trentaine de Maserati à
faire tourner toutes les semaines, ça en fait quand même quatre à sortir tous
les jours pour aller au bureau ou chercher du pain. Si il pleut deux jours de
suite, chamboulement du planning !
La femme d'Etienne pense secrètement que son mari est un peu fou,
mais au moins concède-t-elle que sa passion des Maserati l'a guéri des
autres voitures. Il ne peut plus regarder une Bentley ou une Porsche comme
avant, il aurait presque l'impression de tromper toutes ses chéries du hangar.
Etienne a également remarqué quelque chose de frappant : lui qui n'a jamais
joui d'une mémoire exceptionnelle dans sa carrière, compensant ce petit
handicap par une organisation scrupuleuse de ses archives et par l'usage
d'un précieux agenda où tout doit être stipulé, se surprend à emmagasiner
facilement une foule de détails à la simple lecture du moindre article
concernant la firme au trident. En ce domaine, tout ce qui est lu est su, gravé
dans son disque dur sous le crâne à jamais, réapparaissant instantanément à
la moindre sollicitation. Incroyable à quel point la mémoire est dépendante
des facteurs émotionnels ! La mémoire, certes, mais aussi la bonne humeur
car Etienne jubile. Il ne marche pas, il vole à cinq centimètres au dessus du
sol ! Il ne parle pas, il chante ! Il ne souffle ni ne tousse, il respire et bien !
Il ne peine plus à son travail, il "en veut" à nouveau, il a "la frite" et
enchaîne les heures allègrement, un peu comme après la naissance de son
premier fils. Cette nouvelle passion lui a redonné la pèche et le moral, l'a
libéré du poids des turpitudes de ses affaires, de sa difficulté à faire des
choix, de sa tendance à la rumination de reproches incessants à l'endroit de
son personnel, de ses associés, de ses clients indélicats voire de sa famille.
Fini tout cela. "Ils sont tous bien gentils, ils font de leur mieux, c'est parfait, ce
n'est pas grave, plus rien n'est bien grave mes amis (sauf le différentiel de ma
biturbo qui grince), réfléchissons, on va y arriver !"
Les Maserati ont injecté une telle dose de bonne humeur et d'énergie
dans le cerveau de cet entrepreneur que l'air est plus léger dans son
entourage, même si plus chargé en C02 !
Ghibli I

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