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ANA HOLCK
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Paulo Sergio Duarte
De croisements et de ponts
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Il y a six ans, j’ai rédigé une analyse du travail de Ana Holck. Au regard des rythmes du monde
contemporain, cette durée d’une demi décennie qui s’est écoulée depuis a son importance ;
entre autres choses, ce laps temporel nous permet de jauger la cohérence d’une œuvre dans les
dédoublements de son langage. Et c’est cette cohérence qui, à l’évidence, se confirme tout au
long de ces années, matérialisée aujourd’hui dans cette exposition à Paris. En 2006, le travail de
Ana Holck avait déjà été présenté dans divers autres cadres, avec des occupations intelligentes
de l’espace - pas toujours simples à régler. Ana Holck appartient à une espèce précieuse de l’art
contemporain, particulièrement chère à la tradition brésilienne : elle assimile ce qu’il y a de
meilleur dans la tradition concrète et néo-concrète, par réélaboration et transfiguration vers les
exigences des problématiques poétiques d’aujourd’hui. Il n’y a dès lors pas de disjonction, de
déconnexion, voire même de conflit entre moderne et contemporain, que l’on retrouve si souvent
dans le courant connu sous le nom de post-moderne. A l’inverse, on assiste chez Ana Holck à une
transitivité, à une circulation positive du legs réactualisé, transformé en art du présent.
Les implications éthiques de ce choix esthétique sont claires : l’œuvre est exempte des tentations
de la raison cynique largement exploitée de nos jours par certaines étoiles du monde de l’art.
Nous sommes également loin des explorations des Casulos (1959), Bichos (années 1960) et
Trepantes (années 60) de Lygia Clark (1920-1988), des coupes et replis chez Amilcar de Castro
(1920-2002), de l’entrecroisement de plans de couleurs par Franz Weissmann (1911-2005). A
l’heure actuelle, la sculpture brésilienne contemporaine conserve des moments privilégiés de
cet héritage qui part dans des directions très diversifiées, comme dans les œuvres de Waltercio
Caldas, d’Iole de Freitas, de Carmela Gross, de José Resende, de Tunga et dans les montages de
Cildo Meireles. A ce corpus, s’est récemment greffé le travail mené autour de l’espace, dans des
voies aussi différentes que chez Ernesto Neto, Carla Guagliardi et Ana Holck.
L’œuvre de Ana Holck dialogue depuis toujours avec l’espace architectural et urbain. Davantage
qu’un dialogue ou qu’une simple conversation, des éléments d’architecture, voire même des
constructions entières, sont convoqués poétiquement par le lexique de l’artiste qui s’intensifie
dans les noms donnés aux œuvres. Après Elevados, Pontes, Passarelas et tant d’autres invitations
à l’architecture et à la ville, voici maintenant les sculptures Cruzamentos et une nouveauté dans
l’œuvre de Ana Holck : le travail de gravure sur métal, dans la série Perimetrais.
La présence de l’architecture dans Cruzamentos résonne dans les noms donnés aux œuvres ;
en l’absence de ces noms, nous verrions des sculptures se projetant dans l’espace à partir du
support le plus traditionnel pour ces œuvres d’art - le mur. Toutes les oeuvres sur les murs sont
construites à partir de la tension exercée par le matériau sur ses points de fixation, mais aussi,
par les fils d’acier qui contribuent à la structuration de l’œuvre dans les contrepoids cylindriques
des corps d’épreuves 1 en béton. Dans les premiers essais, la structure faisait des concéssions à
l’esthétique. La structure accordait dans sa fonction tandis que la sculpture s’agençait autour
d’appuis dont l’assise n’était pas forcément bien assurée ; c’étaient de bonnes sculptures, très
belles, auxquelles il manquait toutefois une certaine cohérence, que seuls les plus attentifs
pouvaient déceler. Dans un travail réfléchi comme celui de Ana Holck, des exigences dictées par
la méthode s’imposent. La méthode est partie prenante de sa poétique, de sa production, sans
qu’il s’agisse pour autant de procédure. Ce qui signifie qu’avec ce qu’il est convenu d’appeler le
savoir-faire - la technique -, il y a également ce qui n’existait pas encore mais qui se manifeste
clairement dans l’idée originelle de la poétique en tant que production, et que l’on retrouve dans
l’origine grecque du terme. Et la méthode, entendue comme conducteur de la poétique, se réalise
pleinement dans ces dédoublements. Désormais, aucun élément n’est gratuit, tous agissent, et
plus seulement visuellement comme dans les premières Passarelas qui offraient déjà une forme
raffinée, mais de façon à composer un contraste entre les tensions physiques invisibles et leur
présence dans les matériaux : la tension de l’arc d’acier et son évidente corporéité vis-à-vis de la
tension des fils, qui défient le corps avec leurs traits dessinant le vide. Ce jeu de tensions, à forte
présence syntaxique dans l’œuvre de Ana Holck, est autant producteur de sens que les matériaux.
L’échelle de ces sculptures est exacte, mais rien n’empêche que, dans un dédoublement ultérieur,
elles soient amenées à assumer une échelle publique et à occuper le mur d’une ville.
Ana Holck fait le choix d’expérimenter une technique plus que centenaire. Elle, précisément, qui
a toujours travaillé dans l’espace, hormis pour certains travaux de photographie en back light.
La maîtrise technique qu’atteint cette série est surprenante. L’artiste tient à rendre hommage à
l’équipe de graveurs qui lui a permis de réaliser sa prouesse. Dans la série de gravures Perimetrais,
le point de départ est formé par les éléments structurels qui soutiennent une voie rapide surélevée
bien connue, qui contourne le centre de Rio de Janeiro, depuis l’aéroport Santos Dumont jusqu’au
début de l’avenue Brasil et du pont Rio-Niterói, juste à côté des rives de la baie de Guanabara.
Cette avenue porte le nom de Presidente Juscelino Kubitschek, en hommage au fondateur de la
nouvelle capitale brésilienne, Brasília, mais on la connaît sous le nom populaire de Perimetral. Sa
démolition est prévue dans les plans de réurbanisation du centre-ville et du vieux quai du port
de la ville.
On note une volonté évidente de mémoire chez Ana Holck dans le choix, pour son thème,
d’éléments qui sont appelés à disparaître du paysage urbain, à condition toutefois que l’œuvre
ne s’attarde pas prosaïquement sur tel ou tel élément anecdotique. Ce que Holck révèle dans
ses gravures lorsqu’elle isole les piliers et les poutres de sustentation, c’est une géométrie
contemporaine camouflée par l’agitation de la vie urbaine. En isolant ce qui se confond, tout
au long de la journée, dans l’excitation du quotidien, Ana Holck réalise une opération moderne,
aux antipodes d’une extase du plongeon dans la confusion post-moderne. Elle fuit une simple
photographie transposée à la gravure. Les éléments structurels sont là : architecte, elle les dessine
; artiste, elle les rend transparents ; ils se superposent et nous les voyons les uns au travers des
autres. Ce manque d’opacité des éléments en béton armé dans les gravures anticipe la légèreté de
ce qui va mourir ; il cesse d’exister et part s’évanouir dans la mémoire. D’ici quelques années, rien
ne subsistera de ces structures, hormis les photographies archivées. Elles survivront toutefois en
tant qu’œuvres d’art, en un rare hommage de l’art à l’ingéniérie dans l’art contemporain.
Ces éléments isolés sur le papier, soigneusement sélectionnés et découpés, manifestent sur le
plan la même rigueur que celle qui a toujours été présente dans l’ordonnancement des œuvres
de l’artiste : fidèles à leur lexique, ils nous permettent dorénavant de profiter sur la surface du
papier de l’architecture unique de Ana Holck qui, en un jeu soigneux de tensions, injecte de la
poésie là où seuls existent la banalité et le quotidien brut. Afin d’obtenir la qualité souhaitée,
l’artiste a opté pour l’aquatinte, une technique de gravure sur métal qui peut donner la maîtrise
nécessaire aux transparences de superposition des structures. Ana Holck a fait appel au savoir
de deux graveuses chevronnées - Cris Rocha et Kika Levy - qui ont collaboré aux résultats et qui
ont été également ses imprimeuses.
S’il est vrai que nous ne disposons pas encore de synthèse du travail de Ana Holck, nous avons,
avec cette exposition, des moments privilégiés de son art. L’œil y distingue la rareté d’une rigueur
qui ne concède rien aux séductions du système de l’art, et il y voit surtout l’affirmation insistante
que les valeurs modernes peuvent parfaitement coexister et s’adapter à notre confusion
contemporaine. C’est là une manifestation rare et courageuse de l’art de sa génération.
Rio de Janeiro, septembre 2012 / mars 2013.
Traduit du portugais par Catherine Leterrier
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1. Les corps d’épreuves sont des échantillons d’un matériau
donné permettant de réaliser des tests de traction et de résistance.
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