Nétonon Noël Ndjékéry

Transcription

Nétonon Noël Ndjékéry
INÉDIT
LE COURRIER
LUNDI 24 NOVEMBRE 2014
LITTÉRATURE SUISSE
Une affaire
de chien
bio
NOËL NETONON NDJEKERY
Nétonon Noël Ndjékéry est né
en 1956 à Moundou, au Tchad,
où il a mené des études
supérieures de mathématiques
et de physique.
Installé en Suisse depuis
plusieurs années, il est
informaticien au service d’une
entreprise industrielle de la
région lausannoise.
e raccompagnai Ana, la seule fille à savoir me faire pleurer de bonheur et applaudir au
dicton selon lequel «Si Dieu a créé quelque chose de meilleur que la femme, alors Il l’a
gardé pour Lui-même.» Nous venions de partager une nuit épuisante de volupté. Côte à
côte, nous cheminions en silence, muselés par cette curieuse appréhension qui étreint
toujours deux amants sur le point de se dire au revoir. Désir de prolonger encore un peu l’état de
grâce ? Refus de commencer le deuil des heures d’ivresse savourées ensemble? Crainte diffuse de
se perdre à tout jamais?... Qu’importe comment on l’exprime! Ce malaise alourdissait nos
jambes au fur et à mesure que nous avancions. Hélas! Même si nous ne cessions de ralentir le pas,
la station de taxis paraissait accourir au devant de nous.
Alors que la distance n’en pouvait plus de raccourcir, le temps, lui, saturé par les
fragrances de la nature en fleurs, semblait s’être arrêté, attendant sans doute le lever imminent
du soleil pour reprendre sa chevauchée.
Soudain, nous fûmes pétrifiés d’entendre, puis de voir un clébard rugissant lancé au
galop. Le monstre finit par nous sauter dessus. Avant de comprendre ce qui nous arrivait, Ana se
retrouva les seins et le nombril à l’air, dévêtue en quelques coups de crocs rageurs. La
malheureuse aurait été taillée en pièces, n’eût été mon poing gauche qui, parti de lui-même,
cueillit le virevoltant quadrupède en pleine gueule et l’envoya rouler dans la poussière.
L’animal se releva aussitôt et battit en retraite sans cesser de gueuler comme s’il venait
d’avaler une boulette de viande fourrée au piment thaï. Au moment où ses furieux aboiements
achevaient de décliner, de gros éclats de rire prirent le relais.
A un jet de pierre de là, le cerbère, véloce en diable, avait rejoint un malabar sanglé dans
une saharienne kaki. Il se répandait en cavalcades et en couinements autour de son maître qui
s’esclaffait à se décrocher la mâchoire.
Devant tant de cruauté, Ana et moi étouffions d’indignation et n’arrivions pas à proférer
le moindre son.
– Sacré Médor va! jura le colosse hilare. Tu les détestes, hein, les garces qui viennent de se
faire mettre?
Cette fois-ci, c’en était trop! J’explosai:
– Dis donc, Ducon! T’es débile de promener un fauve pareil sans le tenir en laisse? On se
demande bien qui de vous deux a besoin d’urgence d’être dressé, ton clebs ou toi?
– Hé, Médor! Tu voulais pas mordre la salope, hein? T’as juste été dressé pour mettre à poil
les putes qui puent le péché frais, hein?
– Complètement taré, ce mec! hurla Ana qui venait à son tour de recouvrer l’usage de la
parole.
Dans la foulée, je renchéris en retroussant ostensiblement mes manches:
– Aie le courage de répondre quand on te cause, espèce de cinglé!
Mais l’énergumène nous ignora et préféra continuer à babiller avec son compagnon:
– Je rêve ou t’as aussi entendu ces deux petits merdeux m’insulter, Médor? Ils me
cherchent ou quoi? Ils ignorent encore à qui ils ont affaire, ces crétins?
En guise de réponse, l’énorme canidé se mit à haleter à coups redoublés.
Au comble de l’exaspération, je me mis à tonner:
– Hé, ferme ta gueule, connard! Je t’accorde une minute pour venir présenter tes excuses
à ma copine.
– Tiens, Médor! Ils exigent maintenant de moi des excuses. S’ils insistent, c’est toi qui iras
les leur apporter, hein, mon grand!
Tremblante de rage, Ana brandit la pointe d’un de ses talons aiguilles et vociféra:
– Hé, gros pédé! Va te faire chevaucher par ton baiseur à quatre pattes au lieu de nous
emmerder.
Cette dernière offense porta plus que de raison. Pendant que la bête, prête à charger de
nouveau, grondait à en perdre le souffle, son maître sombra dans un courroux convulsif. Tout en
fourrageant dans sa saharienne, il daigna enfin s’adresser directement à nous:
– Moi, pédé? Vous aurez pas le plaisir de le dire deux fois.
Il sortit d’une de ses poches un objet qu’il tritura en gloussant avant de le lancer dans
notre direction. Après quoi, il plongea au sol.
Mais c’était compter sans le dévouement du molosse. Tout acquis à la discipline de fer qui
lui avait été inculquée, l’animal courut rattraper le projectile et le rapporta à la vitesse de l’éclair.
Le voyant revenir, son propriétaire redressa le buste et lui aboya quelque chose. Mais c’était déjà
trop tard. La grenade explosa à l’instant même où je plaquai Ana au sol.
J
Il est l’auteur de romans et
nouvelles ancrés dans le
quotidien, où le récit de destins
souvent tragiques est porté par
une langue vive et imagée, et
contrebalancé par l’humour.
Le récit que nous publions ici lui
a été inspiré par un fait divers
qui s’est déroulé en Ukraine il y
a quelques années, lu dans
Le Monde.
APD
Mosso
Editions Infolio, Gollion, 2011.
Chroniques tchadiennes
Editions Infolio, Gollion, 2008.
Deux lundis par mois, retrouvez dans Le Courrier le texte inédit d’un auteur suisse
ou résidant en Suisse. Voir www.lecourrier.ch/auteursCH et www.chlitterature.ch
Cette rubrique a été lancée dans le cadre de la Commission consultative de mise
en valeur du livre à Genève. Avec le soutien de l’Association [chlitterature.ch],
de la Ville de Genève (département de la Culture) et de la République
et canton de Genève.
Ce dernier s’avéra être un colonel condamné à une retraite anticipée. Il ne s’était jamais
remis d’avoir laissé sa virilité dans un sanglant corps à corps sur un obscur champ de bataille. Un
coup de baïonnette mal déviée, vous voyez un peu le genre?… Le seul plaisir que s’offrait encore
cet ancien démineur, rompu au dressage canin, était d’humilier les amants qui avaient la
malchance de croiser sa route les dimanches à l’aube. Il leur lâchait dessus son complice à quatre
pattes et le tour était joué. Mais notre rencontre au petit matin avait sifflé pour lui la fin définitive
de la partie.
Qui donc a dit ou écrit que la guerre n’est qu’une école de pervers à ciel ouvert?... En tout
état de cause, elle laisse dans son sillage des légions de bougres bétonnés du bocal ou du cœur.
Ceux-là supportent rarement de voir leurs semblables heureux. Qu’ils aient été victimes ou
bourreaux ne change rien à l’affaire. Ils jugent que les noirceurs qui encombrent leur mémoire
doivent priver à jamais chaque humain de sa part de soleil. Ils sont en froid avec le bonheur, alors
le monde tout entier doit l’être aussi.
Eysins, 16 janvier 2014.
La Minute mongole
Nouvelles, La Cheminante, Ciboure,
France, 2014.
La Descente aux enfers
Nouvelles, Editions Hatier, Paris,
1984.
Le chien et son maître furent déchiquetés.
Ana et moi n’étions pas non plus ressortis indemnes de ce choc. Certes, grâce au ciel, elle et
moi n’eûmes à panser que des griffures et quelques contusions. Toutefois, elle s’était depuis mise à
souffrir d’une étrange forme d’acouphène qui se manifestait uniquement lorsqu’elle faisait corps
avec moi. Juste avant d’être emportée par la jouissance, elle entendait de furieux aboiements, et son
plaisir refluait aussi sec. Quant à moi, certaines nuits, je revoyais rouler la mort vers nous deux sous
la forme d’un fruit hérissé d’épines, puis s’engouffrer en moi seul. Et lorsque je me réveillais en
sursaut, j’avais le cœur comme enfiévré par la tension d’une grenade dégoupillée.
Ana et moi vivions désormais dans la crainte de voir un jour notre amour exploser.
biblio
Sang de kola
L'Harmattan, Paris, 1999.
photo Inès Gaulis
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