chapitre 1
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chapitre 1
Retours d’expériences « Valeurs d’entreprise et changement » Didier CROIX-MARIE Directeur, Service Chargés d'Affaires. Bouygues-Travaux Publics. [email protected] Résumé : A travers deux exemples de projets, il est analysé comment le changement et les valeurs de l'entreprise inter- agissent. Il y a beaucoup de recettes pour faire aboutir un projet de changement, toutes vont échouer si les raisons perçues du changement se heurtent aux valeurs de l'entreprise. Mots clef : Valeurs, changement, culture -1- A. Introduction Les entreprises performantes sont souvent citées pour leurs valeurs. Leurs dirigeants sont connus pour répéter ces valeurs comme un credo. Cette constance donne l'impression d'immobilisme, or ces entreprises montrent au contraire une capacité au changement élevée. A travers d'exemples simples, il est discuté comment le changement et les valeurs inter-agissent. Les termes "culture de l'entreprise" et "valeurs d'entreprise" sont souvent utilisés indifféremment. Comment définir ces mots? On trouve de nombreuses références à la culture et aux valeurs dans les publications du management. Par exemple1, la culture est définie comme un système à la fois culturel, symbolique et imaginaire. Elle est l'ensemble des éléments particuliers qui expliquent les bases du fonctionnement d'une entité spécifique. Les valeurs établissent les interdits, les tabous, les marges de liberté qui ne doivent pas être violées. Chez Bouygues les composantes de la culture sont2 : • les manifestations visibles telles que le code vestimentaire, le décor, l'ambiance et le mode d'interaction entre individus • les valeurs proclamées. Il s'agit des explications apportées par les membres de l'organisation à leur comportement. • les croyances tacites partagées. Ce sont des croyances fortes souvent inconscientes, partagées par l'ensemble des membres de l'organisation. Elles remontent à l'origine de la société. En fait quand on analyse les exemples cités, on trouve • des éléments internes aux organisations. Ils les aident à former un système cohérent. • des éléments destinés à l'externes. Ils projettent vers le Client une image recherchée. Je rajouterai que les valeurs sont une espèce de constitution de l'entreprise. Les règles sont simples, peu nombreuses, exprimées en grands principes et non pas en détail. Elles sont acceptées comme étant indispensables au bon fonctionnement de l'entreprise, pour atteindre ses buts. 1 2 Christophe Durand, Jean-François Fili, Audrey Hénault in Culture d'entreprise Cité par Jean-Louis Chauchard in L'esprit de réussite -2- B. Exemple 1. Changement de logiciel de gestion et facturation dans une direction d'ingénierie Les faits Ce petit projet consistait à changer de logiciel de gestion et de facturation dans une Direction Technique (DT) comprenant environ 130 personnes. Celle-ci est composée de 6 services, correspondant à des métiers. Chaque service est un centre de coût et de profit. Il facture ses prestations soit à des clients internes soit à des clients externes. Les prestations correspondent à des projets. Environ 50% de ces projets font appels à plusieurs services de la DT, il y a alors un chef de projet transversal. Nous sommes donc dans un cas d'organisation matricielle typique. Le projet intégrait : • la demande de la direction générale de produire les factures en 5 jours afin d'entrer dans les contraintes générales de publication des comptes. Nous étions au mieux à 25 jours avant le démarrage du projet. • le besoin de gérer les dépenses de projets à la semaine au lieu des 25 jours après la fin de mois. • des projets en régie et des projets au forfait • le besoin de gérer par service • à plus long terme, la gestion des ressources en fonction du portefeuille de projets. Le déroulement du changement Nous avons créé un projet pour gérer ce changement : définition des objectifs, un comité de pilotage, un chef de projet et son équipe, un budget et un programme. Les phases principales ont été : • analyse des processus existants et des temps requis pour chaque phase. • définitions de nouvelles règles de fonctionnement communes à l'ensemble de la DT • définition des spécifications pour un logiciel • appel d'offre et analyse des offres et choix d'un logiciel • mise en place d'une dizaine de postes pour tester le produit • déploiement chez tous les utilisateurs • correction des bogues De gros efforts de communication, d'explication et d'implication ont été déployés. Une formation des acteurs dans leurs rôles a été mise en place: • l'utilisateur qui remplit sa feuille de temps • un chef de projet qui gère son budget -3- • • • un chef de service qui gère l'équilibre de son service une secrétaire qui produit les factures du service un gestionnaire qui gère l'ensemble des informations communes et qui contrôle Résultats En trois mois la durée de facturation est passée de 25 jours moyens à 5 jours et à 3 jours dès le 4eme mois. Les dépenses de projets d'une semaine sont disponibles dès le mardi de la semaine suivante. Les difficultés En faisant abstraction des problèmes de logiciels ( habituels ? ), qui ont duré six mois, on peut considérer le projet comme un succès. Les gains principaux, délais d'information et de facturation sont dus principalement aux changements de processus : • saisie des temps et approbation à la semaine, • simplification des étapes de validation, et • organisation du processus de facturation comme un processus d'entreprise. Le logiciel n'est qu'un vecteur concrétisant les décisions organisationnelles. Les difficultés étaient donc: • de décider d'un processus commun à tous les services (qui jusque là s'organisaient chacun un peu comme il voulait), • de diminuer les étapes de validation et de contrôle, et • de retirer les plus possible d'opérations du chemin critique – en les faisant au fil de l'eau. • On était donc au cœur d'un mécanisme de changement avec ses difficultés habituelles : craintes, objections, perte de pouvoir, incompréhension. Mais malgré tout, le projet n'a jamais fait l'objet d'obstruction. Très rapidement tous les acteurs ont compris que le changement était inéluctable, qu'il pouvait apporter une simplification de leurs tâches ou au pire que rien ne serait plus compliqué qu'avant. Les secrétaires qui ont en charge le travail matériel le plus important au moment de la facturation, ont été heureuses que l'on s'intéresse à leurs problèmes et qu'on les résolve – courir après les feuilles de temps non remplies, détail des clients.... Le processus mis en place a permis de fixer les responsabilités et de mettre en lumière les problèmes qui bloquent un processus commun. -4- C. Exemple 2. Un projet de construction de génie civil en milieu anglo-saxon Les faits Un entrepreneur britannique nous propose de participer à la conception construction d'un ouvrage complexe de génie civil – autoroute pénétrante dans une grande ville européenne. Son DG avance deux raisons : le montant du contrat est une fraction trop importante de son chiffre d'affaire annuel et il veut apprendre à travailler comme nous le faisons. Il fait seul l'étude de prix, nous en faisons un audit rapide. Cet audit met en évidence des différences importantes de prévision de dépenses postes à postes mais avec un total similaire. Cela aurait du nous alerter, car ces différences d'allocation reflétaient des différences d'organisation. Le contrat est gagné et nous mettons en place une structure commune avec une douzaine de cadres de chez nous sur la centaine qu'emploie le projet. La différence de coût entre nos expatriés et le personnel local nous oblige à limiter le nombre de personnes que nous envoyons, d'où une dilution. Le déroulement du changement Dés le début sont apparues les différences de valeurs d'entreprise: • notre partenaire découpe le projet en morceaux, met à la tête de chaque partie une équipe très indépendante qui passe des contrats de sous-traitance. Dans cette configuration, le management général du chantier ne s'occupe que du Client, des administrations, des permis et des papiers - qui sont innombrables • nous, nous voulons et nous mettons en place: o une équipe d'ingénierie forte qui doit encadrer le consultant en charge des études d'exécution et faire des méthodes de préparation de chantier. Sur un ouvrage au forfait, l'essentiel des dépenses vient des quantités ce qui demande un contrôle rigoureux des études. o une équipe de gestion qui doit s'assurer du coût prévisionnel des travaux selon les méthodes envisagées et faire le suivi des dépenses. Cette organisation nous semblait indispensable, mais elle n'a pas été suffisante. Les difficultés Notre partenaire Le message de leur DG, qui voulait apprendre à travailler comme nous, n'est visiblement pas passé. La logique de partager le travail en lots et de sous-traiter à des petites entreprises peu sophistiquées peut être adaptée aux projets où: • les structures à construire sont peu complexes, • il s'agit de construction seulement – les études sont de la responsabilité du Client, et • l'influence des travaux temporaires est faible. -5- Par contre dans notre cas précis, ces conditions n'étaient réunies. Ce n'était pas la solution. Nous Ce projet n'aurait pas dû être une difficulté car il ressemble à nos travaux habituels. Notre façon d'aborder un tel projet est très ancrée dans notre culture : • une grosse préparation méthodologique avant les travaux, • des moyens de travail sophistiqués et une maîtrise expérimentée, et • une gestion prévisionnelle des coûts. Nous n'avons pas vu que la différence fondamentale dans la façon d'aborder l'organisation pouvait avoir une influence aussi importante sur le projet. Nous avons fait des compromis – habituels quand nous travaillons en participation. Les compromis organisationnels ont en fait laissé les deux cultures juxtaposées -6- D. Discussion Analyse du projet 1 Pourquoi dans ce projet n'y a t il jamais eu d'opposition malgré les changements importants demandés? Décision La décision de direction générale d'accélérer les processus de publication de résultat a été perçue comme une décision qui irait jusqu'au bout car ce genre de décision, dans l'entreprise, va toujours jusqu'au bout. Tout le monde avait alors compris qu'un changement était nécessaire. Les solutions alternatives étudiées pour réduire les délais de facturation étaient toutes plus compliquées que celle retenue. Les Clients Nos Clients internes et externes demandaient pour les projets en régie plus de transparence et un suivi de dépenses à la semaine. Ce que nous avions, 25 jours après la fin de mois, générait un sentiment d'insatisfaction et de suspicion de la part de nos clients qui pourrissait nos relations. L'efficacité Passer tous les mois 25 jours pour produire des comptes, n'apparaissait pas comme une preuve d'efficacité. La gestion Toutes les ingénieries sont réputées pour leur aversion pour les questions d'argent. La notre ne fait pas exception à la règle. Mais il se superpose à cette pudeur, une très forte culture de gestion au niveau de l'entreprise. Une entité qui ne gérerait pas ses budgets et ses dépenses serait vue comme mal administrée. En résumé On se rend compte que les quatre points mentionnés : bonne gestion, leadership, satisfaction du client et sens de l'efficacité, qui sont fortement ancrés dans les valeurs de l'entreprise, ont donné au projet sa légitimité. Un fois cela acquis il n'y avait plus qu'à ... faire. Analyse du projet 2 Pourquoi dans ce projet n'avons nous pas réussi à utiliser nos méthodes de travail ? -7- Allotir Dans un contexte anglo-saxon, l'entreprise principale découpe le projet en lots qu'elle sous-traite. Elle peaufine les conditions contractuelles avec ses sous-traitants et elle les enferme dans un cadre rigide. Elle intervient le moins possible, pour éviter que les sous-traitants réclament des suppléments sur la base de changement de conditions. Ici où les études étaient faites en même temps que les travaux, les changements étaient inéluctables et donnaient lieu à des modifications fréquentes. A contrario, un travail effectué avec une main d'œuvre propre à l'entreprise aurait apporté toute la souplesse voulue. Maîtrise des processus Même si la technologie n'était pas très pointue, les méthodes de travail demandaient des études sérieuses d'outils et d'enchaînements. Dans les cas où elles ont été réalisées, ces études ont été peu utilisées. Cela a conduit à des rendements médiocres et des retards importants. Budget Dans nos valeurs il y a "bonne gestion". Pour ce faire, les budgets sont revus à des étapes importantes de la vie du projet. Chaque responsable, à son niveau, estime les coûts à terminaison de chantier, en fonction des méthodes envisagées. Rien de tel chez notre partenaire, qui gère les dépenses en fonction du budget initial. Ce budget initial a été préparé par l 'équipe d'étude de prix. Comme le responsable de section ne fait de projection à terminaison, il ne sent pas responsable du budget et il ne sait pas combien va coûter ce qu'il construit. Le gros inconvénient est de ne faire sortir les problèmes qu'au moment où les dépenses sont faites, pas avant. Il n'est alors plus possible d'influencer le cours de choses sérieusement. En résumé On trouve des différences culturelles importantes sur ces trois points: • sous-traitance versus production propre, • improvisation versus préparation de chantier, et • gestion au jour le jour versus projection à fin. L'équipe que nous avions, n'a pas réussi à faire adopter par notre partenaire les façons de travail qui garantissent le succès sur un tel projet. Chez notre partenaire, aucun changement de comportement n'a eu lieu. Tout ce travail était considéré comme de l'agitation inutile. Au mieux il y a eu de l'indifférence et souvent même de l'opposition ouverte. En analysant, on se rend compte que le changement demandé à l'équipe de notre partenaire par leur propre DG, n'était accroché à aucune valeur -8- d'entreprise. La démarche de changement qui leur a été demandée n'a pas trouvé d'écho. Pour nous Pour eux Bonne gestion = anticipation des Chacun compte ses dépenses mais les dépenses à venir. Chacun est budgets sont la responsabilité de quelqu'un d'autre. responsable de son budget. Leadership. Le rôle d'un chef est de Personne ne se sentait engagé par la décision de leur DG. diriger. Satisfaction du Client Approche contractuelle. Sens de l'efficacité collective. Un processus doit être maîtrisé donc étudié. Des actions de préparation, dictées par l'expérience sont considérées indispensables. Individualisme. Le succès ou l'échec sont des responsabilités individuelles. Il n'a pas de préparation collective du travail. Conclusion Les comportements individuels et collectifs vis à vis du changement ont été largement analysés et ont fait l'objet de beaucoup d'études. L'objet de cette présentation n'est pas d'en ajouter une. Les craintes et les angoisses mettent souvent en échec les logiques et les explications les plus rationnelles. Si la guerre frontale n'est pas toujours déclenchée, une résistance plus ou moins active se développe et une "désobéissance civile" vient à bout, avec le temps, du projet même le meilleur3. Quand on analyse les causes d'échec – en retirant évidement les projets qui échouent tous seuls pour des simples raisons de management – on trouve une corrélation élevée entre succès (ou échec) d'un coté, et de l'autre raison du changement et valeurs. Si la raison du changement est perçue comme renforçant les valeurs de l'entreprise, alors un management correct du projet conduira au succès. Par contre, si ce changement ne s'inscrit pas dans ces valeurs, alors l'échec est garanti. C'est comme si on était jugé par sa hiérarchie et ses pairs par rapport aux valeurs de l'entreprise. Le thème du changement sera d'autant plus difficile à faire passer une deuxième fois qu'il sera associé à un premier échec. Il faut évidement que les valeurs de l'entreprise fassent place au changement. C Durand, JF Fili et A Hénault décrivent le problème en ces termes4: "Une culture forte et peu évolutive peut devenir une contrainte importante puisqu'elle rend difficile tout changement". 3 4 Voir les stratégies de résistance dans Le principe de Dilbert in Culture d'entreprise -9- E. Comment améliorer les chances de succès ? Choisir les buts du changement. Dans la pratique, quand on développe un changement de processus, on obtient une amélioration de fonctionnement, et de productivité, et de qualité, et d'information, et de satisfaction Client5. Suivant la culture, on mettra en avant un aspect plutôt qu'un autre. Quand le groupe sera dans une dynamique de changement, alors les autres éléments seront des sous-produits du changement lui-même. Il faut dire la vérité, mais on peut choisir l'ordre des arguments mis en avant. Choisir les mots Plus la culture est forte, plus certains mots sont utilisés avec des significations propres à cette culture. La vie publique est forte d'exemples de ce type. Plus l'entreprise est large, plus il y a de chances de trouver des sous-cultures. Les services techniques et les services commerciaux sont des exemples classiques. Dans les projets qui n'affectent qu'une partie de l'entreprise, on peut cibler les raisons du changement. Par contre, plus l'entreprise est large, plus il sera difficile de trouver des arguments qui correspondent à tous les niveaux de la hiérarchie. On voit que plus la partie concernée par le changement est large et profonde, plus il sera difficile de trouver une motivation commune, sauf quand les valeurs de l'entreprises sont plus fortes que les réflexes des sous-groupes. 5 Théorisé sous la forme d'Augustin's Laws. Citées par Tom PETERS - 10 - F. Enseignement Les valeurs d'une entreprise, dans le contexte de ces exemples, sont les éléments communs à toute l'entreprise, considérés indispensables à sa bonne marche et à la satisfaction de ceux qui y travaillent. A travers les deux exemples développés ci-dessus on voit qu'un projet de changement qui s'inscrit dans le cadre des valeurs d'entreprise explicites, a beaucoup de chances de réussite. Lorsqu'il n'y a pas de valeurs explicites, il y a au moins une culture, c'est à dire des idées et des façons de faire communes. Un changement qui prend à contrepied cette culture, a peu de chance de réussite. Tom PETERS note6 "Une stratégie ne vaut pas grand-chose si elle n'est pas largement comprise et acceptée par tous dans l'entreprise". G. Bibliographie ADAMS Scott, Le principe de Dilbert First Editions ALTER Norbert, L'harmattan 1990 La gestion du désordre en Entreprise, Paris Editions CHAUCHARD Jean Louis, L'esprit de réussite Paris, Les éditions d'organisation 1987 DURAND Christophe, d'entreprise FILI Jean François, HENAULT Audrey, Culture PETER Tom, Le chaos management Paris InterEditions 1988 VICKOFF Jean Pierre Petit Voyage aux sources du pouvoir et du savoir. 2003 6 in Le Chaos management - 11 -