Le retour de la défense conventionnelle

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Le retour de la défense conventionnelle
TRIBUNE n° 672
Le retour de la défense
conventionnelle
Alexandre Vautravers
Professeur associé d’Histoire et de Relations internationales à l’Université Webster
de Genève. Spécialiste de l’histoire des techniques, de l’histoire militaire, l’industrie de
défense ainsi que la résolution des conflits et l’action humanitaire. Il a récemment dirigé
un projet de recherches sur la défense conventionnelle, en tant que chercheur associé du
Changing Character of War (CCW) Programme d’Oxford. Lieutenant-colonel EMG
(état-major général) de l’armée suisse, rédacteur en chef de la Revue Militaire Suisse
(RMS) et président de la Société des officiers des troupes blindées (OG Panzer).
D
epuis la chute du mur de Berlin, on entend régulièrement que les guerres
ne sont plus « conventionnelles » ou « symétriques ». Elles seraient devenues « asymétriques » ou du « 4e type », ou se seraient muées en crises
complexes, en insécurité diffuse, en risques, en guerres économiques voire en
guerres cybernétiques. La fin de la guerre froide a permis la rapide globalisation des
économies et des échanges, la réaffectation des ressources de l’économie réelle vers
la finance internationale d’une part, de la défense vers la gestion des risques ou des
crises ou encore le « soft power » d’autre part.
Sans une menace explicite, les budgets de défense et les effectifs des armées
occidentales ont fondus. La professionnalisation et la projection des forces pour
des missions humanitaires ou de maintien de la paix, outremer, contre des armées
sous-équipées voire, souvent, des acteurs non étatiques, ont impliqué une diminution sensible des budgets d’armement au profit des charges liées aux salaires et aux
opérations. Les crédits d’acquisition urgents ont certes permis de combler des
lacunes dans le petit matériel, l’équipement personnel, mais ceux-ci ne sont en
principe pas consacrés à de nouveaux systèmes d’armes performants, dont le développement a été gelé pour des décennies. On ne s’étonnera donc pas que la plupart
des moyens lourds en service aujourd’hui datent du début des années 1980.
Sachant qu’il faut en moyenne dix ans pour mettre au point un nouveau système
d’armes complexe, sans parler des retards et des changements de priorités
politiques. Le remplacement de ces systèmes est donc devenu urgent.
À cela s’ajoutent les « Révolutions dans les affaires militaires » (RMA)
successives, qui ont vu une part du budget d’équipement croissant être investi au
profit d’ordinateurs de bord, de systèmes de communication ou de navigation, de
réseaux informatiques et de systèmes de transmission de données, voire de guerre
électronique.
Les armes lourdes et conventionnelles – en particulier les chars et l’artillerie –
ont été les principales victimes des coupes budgétaires. Les dirigeants politiques ont
www.defnat.fr - 15 juillet 2015
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de la peine à justifier et le public à comprendre le maintien de ces moyens coûteux
et, semble-t-il, difficiles à déployer ou à engager dans les scénarios de stabilisation
actuels. La puissance de feu de ces moyens pose en outre la question des dégâts
collatéraux dans des guerres au milieu de zones densément bâties et surtout peuplées.
Or on s’aperçoit, particulièrement depuis la crise de Crimée au début de
l’année 2014, que ces armements et ces troupes « conventionnelles » font leur
grand retour. En effet, nous apprenions il y a quelques mois que la Bundeswehr
avait racheté à l’industrie 100 chars de combat mis « en cocon » afin de les revaloriser et de créer un bataillon supplémentaire. En outre, on sait désormais que le
développement d’un successeur du char de combat Leopard 2 est désormais lancé.
Eu égard aux pressions sur KMV et Nexter vers un rapprochement des deux
industriels, il est imaginable que la France soit directement associée à ces choix
– le marché européen pour de tels engins ne concernant aujourd’hui qu’un faible
nombre de pays.
Dans le contexte de la crise ukrainienne, les budgets de défense ont stoppé
leur chute dans plusieurs États européens membres de l’Otan, et même plusieurs
États neutres – à l’instar de la Finlande, la Suède ou la Suisse, qui augmenteront
leur budget militaire ces prochaines années.
Plusieurs éléments expliquent cette évolution.
Les États-Unis post-COIN (Counter-Insurgency)
En réaction à la guerre du Vietnam et à la conscription, dont les effets ont
été désastreux pour les États-Unis, le général Creighton Abrams a créé une « All
volunteer force » et a misé sur le développement de la haute technologie dans le
domaine du combat interarmes : le tandem M1 Abrams/M2 Bradley rendant
possible une nouvelle doctrine : « Air-Land Battle 2000 ». Cette réforme a bénéficié
des largesses possibles grâce à la politique de réarmement de Ronald Reagan au
début des années 1980. Elle a par ailleurs démontré sa redoutable efficacité
en 1991 contre l’armée de Saddam Hussein.
M1 Abrams
2
/
M2 Bradley
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Depuis, on n’a cessé aux États-Unis de démembrer ces forces lourdes : en
diminuant les forces alliées basées en Allemagne ou en Corée du Sud, en réduisant
l’entraînement, en supprimant en 2013 six brigades blindées ou en transformant
huit autres en brigades « intermédiaires ». Entre-temps, le nombre de chars de
combat dans ces brigades a été divisé par deux.
Car la « guerre réseau centrée » et la « transformation » coûtent cher. Les
coûts sont encore plus élevés dans le cas de conflits de basse intensité qui s’éternisent – comme en Afghanistan ou en Irak. Il n’est pas notre propos de parler ici de
la doctrine de la contre-insurrection (COIN) introduite en 2006 ; mais il est clair
que les tenants de cette vision n’ont eu de cesse de marginaliser les moyens lourds
et la défense conventionnelle.
Aujourd’hui, après une décennie de contre-insurrection, l’administration
Obama s’éloigne des tactiques et des conflits non décisifs, longs et ruineux. Le
« pivot vers l’Asie » de l’Administration américaine entraîne le développement
d’une nouvelle doctrine, le Sea Air Battle ayant pour but de contrer l’expansionnisme chinois. Il est d’ores et déjà clair que l’US Army subira les principales coupes
– en particulier dans les effectifs – au profit de l’US Navy et de l’USAF dont
le rééquipement en avions modernes sera extrêmement coûteux.
La diminution du nombre de soldats déployés entraîne cependant une
certaine « robotisation » du champ de bataille. Or, ces drones ne sont ni incompatibles avec les chars, canons et avions d’une part ; mais ils sont extrêmement
complémentaires d’autre part, dans le cadre d’une intégration C4ISTAR
(Command, Control, Communications, Computers, Information/Intelligence,
Surveillance, Targeting Acquisition and Reconnaissance).
Léger ou lourd ?
Durant la guerre froide, on faisait une distinction traditionnelle entre
forces « légères » et « lourdes ». Les premières étaient en mesure d’être déployées
rapidement, mais devaient être aussitôt renforcées par les secondes, plus lentes et
aussi plus coûteuses. Le développement, à partir de l’an 2000, de forces « intermédiaires » a brouillé ces cartes. La France a innové en la matière avec sa 6e division
légère blindée, autour de laquelle a été constituée la force Daguet en 1991. L’Italie
puis d’autres pays ont suivi ces travaux. En 2000, la création de huit brigades
Stryker* au sein de l’US Army consacre la tendance et ouvre de nombreuses
réflexions doctrinales.
*Stryker
Forces médianes créées en 1999, au lendemain de l’échec américain à Mogadiscio, équipées de nouveaux véhicules
blindés dont le « Stryker » et de matériels permettant une numérisation du champ de bataille. De par leur organisation, ces brigades ont une meilleure efficacité comme on a pu le voir en Irak et en Afghanistan. Une brigade
représente plus de 4 000 hommes. L’armée américaine en possède 7 actuellement (la 8e a été dissoute récemment).
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Nos travaux démontrent
cependant les limites de ces forces
médianes et de leurs engins. En voulant « surblinder » des véhicules à
roues conçus dans la catégorie des
10-12 tonnes, ces véhicules dépassent
aujourd’hui souvent les 20 tonnes,
voire atteignent dans certains cas le
double. Il est évident que les pannes
et la maintenance mécanique de ces
engins posent problème. Toujours
plus gros et plus hauts, leur manque
de mobilité a été souvent critiqué. Confrontés à ces expériences en Afghanistan,
des rapports américains mais également canadiens, britanniques ou allemands,
demandent aux décideurs de retourner vers la chenille.
Stryker ICV
Des chars pour le maintien de la Paix ?
Durant les années 1990, les opérations de maintien de la Paix ont reçu des
armements et des véhicules blindés légers. Mais au sein de la FORPRONU, en
particulier en Bosnie-Herzégovine, il est apparu que ces engins de 6-12 tonnes,
protégés en général par 2 cm d’aluminium, ne résistaient pas aux balles de
mitrailleuses. Ils pouvaient, au mieux, emporter des armements jusqu’à 20 mm,
qui n’avaient guère d’effet dissuasif. Les discussions au milieu des années 1990 ont
abouti à la conclusion que les forces autant que les mandats de maintien de la paix
devaient devenir plus « robustes ». Cela a signifié l’engagement de moyens de plus
en plus lourds, à l’instar des Warrior britanniques (30 t) à Vitez, des 155 GCT
(AMX 30 AU-F1) sur le Mont Igman (42 t), allant jusqu’au déploiement de trois
divisions mécanisées de l’Otan en 1995 sous les couleurs de l’IFOR.
Avec le recul, on peut dire que les Européens se sont engagés dans les
Balkans avec pour inspiration les leçons britanniques de l’Irlande du Nord. En
AMX 30 AU-F1
4
/
Warrior
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Bosnie et au Kosovo, ils ont redécouvert de vieilles leçons de la guerre : le déploiement de moyens lourds rassure les populations et est symbolique de l’engagement
de la communauté internationale et de ses États-membres à rester, dans la durée.
Le Sud
La plupart des déploiements de forces légères, parachutistes ou aéroportées,
de marine ou de forces spéciales, concernent les pays riches et industriels. Or, ceuxci sont devenus, depuis les années 1990 et la « Responsabilité de protéger » (R2P),
très minoritaires parmi les forces de maintien de la paix de l’ONU. Les pays émergeants jouent, au contraire, un rôle croissant. Et ceux-ci maintiennent généralement des conceptions stratégiques plus traditionnelles, basées sur la défense
territoriale et la souveraineté.
On constate par ailleurs entre ces pays une véritable course à l’armement et
au prestige technologique – à l’instar des développements de nouveaux chars de
bataille en Inde, en Corée du Sud, à Singapour, en Turquie ou au Japon. Ceci sans
compter les acquisitions très importantes de matériels de guerre d’occasion ou sur
étagère, notamment en Amérique latine ou au Moyen-Orient.
Vers une dissuasion conventionnelle
L’emploi récent d’armes chimiques en Syrie illustre les limites de la dissuasion au moyen d’armes de destruction massives. Déjà durant la guerre de Corée,
lorsque la menace d’employer l’arme atomique n’avait guère dissuadé les Coréens
ou les Chinois, il avait fallu se résoudre, au début des années 1950 aux États-Unis
et au sein de l’Otan, à des investissements massifs dans le domaine des armements
et des forces conventionnelles.
À la théorie du Smart Power, Joseph Nye a désormais substitué le Soft Power.
Les tenants de l’idéalisme libéral des années 1990 se sont en effet rendus compte
que l’influence, les sanctions, l’argent et la culture n’influençait guère les dirigeants
des régimes autoritaires. Ces politiques prennent du temps et n’offrent aucune
garantie de résultat. Certains diront qu’elles servent surtout à apaiser l’opinion et
à se donner bonne conscience. Mais, comme l’ont démontré Srebrenica et le
Rwanda, ces politiques ne stoppent pas les crimes de guerre ou contre l’humanité.
Drones
La focalisation actuelle sur les drones et sur la « cyberguerre » ne doit pas
nous faire oublier que ceux-ci ne peuvent remplacer totalement les autres sphères
d’opérations. Le développement d’une doctrine sur les « Six dimensions de la
guerre » aux États-Unis démontre bien la nécessité de développer de nouvelles
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compétences « hybrides » ou « spéciales » ; en revanche, les moyens et les terrains
dits « conventionnels » gardent toute leur importance.
D’ailleurs, les drones eux-mêmes ne sont-ils pas des armements conventionnels, engagés à distance de sécurité ? Dans les théories sur la guerre « réseau
centrée » ou la « bulle opérative aéroterrestre » (BOA), il s’agit bien de séparer les
capteurs des effecteurs, respectivement des décideurs. Mais ces moyens,
aujourd’hui comme demain, auront toujours besoin de mobilité et de protection.
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Guerres hybrides
Les conflits actuels se conduisent à plusieurs niveaux et dans plusieurs
dimensions : terre, air, mer mais également les ondes, l’opinion et les médias, le
cyberespace. Les nouveaux risques s’additionnent et remplacent rarement
les anciens. Même les armements les plus traditionnels peuvent être employés dans
des rôles nouveaux – les plateformes lourdes se révélant généralement plus durables
et polyvalentes que les engins légers.
Il est donc important de penser dès aujourd’hui au remplacement des
plateformes conventionnelles. La Russie et les pays émergents développent de
nouveaux matériels ; les autres trouvent des centaines d’armes lourdes disponibles
à bon prix en raison du « désarmement » des premiers ou le réarmement des
seconds.
Le maintien de forces conventionnelles est nécessaire pour la cohérence de
nos politiques de sécurité. Il est essentiel dans le contexte des tensions Est-Ouest ;
mais aussi des engagements Nord-Sud.
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