« Le droit mou est-il en train de durcir ? »*

Transcription

« Le droit mou est-il en train de durcir ? »*
Éditorial
«  Le droit mou est-il
en train de durcir ?  »*
L
JEAN-JACQUES DAIGRE
Professeur émérite,
Université Paris I
Directeur éditorial,
Banque & Droit
* Titre emprunté
avec son accord
à Emmanuel Jouffin :
« Le droit mou est-il
en train de durcir ?
Brèves réflexions
au sujet de la Soft Law
bancaire », Mélanges
AEDBF-France VI,
sous la direction de
A. Gourio et
J.-J. Daigre,
RB Édition, p. 265.
e Conseil d’État a rendu deux arrêts d’une
grande portée le 21 mars 2016 (Fairvesta et
Numericable). La Haute juridiction indique
dans un communiqué : « Le Conseil d’État accepte de
juger des recours en annulation contre des actes de droit
souple, à certaines conditions. De tels actes n’étaient
jusqu’alors pas susceptibles de recours juridictionnel dès
lors qu’ils n’ont aucun effet juridique » (communiqué
du 21 mars 2016). Dans la première décision, il
accepte de contrôler la légalité d’un communiqué de l’AMF qui alerte les épargnants sur les
risques de certains placements qui pourtant ne
relèvent pas de son contrôle. Dans la seconde,
il accepte de contrôler la légalité d’une prise de
position de l’Autorité de la concurrence (voir
le commentaire de Jérôme Chacornac dans le
présent numéro).
Auparavant, le Conseil d’État n’admettait de
contrôler la légalité de tels actes que de manière
exceptionnelle, quand il pouvait les assimiler à des
décisions faisant grief : « lorsqu’ils revêtent le caractère de dispositions générales et impératives ou lorsqu’ils
énoncent des prescriptions individuelles dont ces autorités
pourraient ultérieurement censurer la méconnaissance ».
La nouveauté vient de ce que, pour la première
fois, il accepte d’en contrôler la légalité sans avoir
à les qualifier préalablement de décisions faisant
grief, dès lors qu’ils « sont de nature à produire des
effets notables, notamment de nature économique, ou
ont pour objet d’influer de manière significative sur les
comportements des personnes auxquelles ils s’adressent ».
Là est l’essentiel : les actes de droit souple des
autorités de régulation peuvent désormais être
soumis par principe au contrôle de légalité des
juridictions administratives. Ils peuvent l’être
dans deux cas : lorsqu’ils sont de nature à produire
des effets économiques notables ou lorsqu’ils
ont pour objet d’influer de manière significative
sur le comportement des personnes auxquelles
il s’adresse. C’est le second cas qui est le plus
intéressant car, au fond, il vise l’hypothèse dans
laquelle les destinataires, soit estiment qu’ils
doivent en tenir compte, ce qui concerne d’abord
les professionnels, soit, plus largement, risquent
d’en tenir compte pour leur décision d’investissement, ce qui concerne très largement les épargnants. On voit immédiatement les potentialités
d’une telle jurisprudence et l’étendue des actes
informels des autorités de régulation qui pourront désormais être soumis au contrôle de légalité des juridictions administratives.
Évidemment, il y a des conditions et des limites.
Il faut que le requérant justifie d’un intérêt direct
et certain, que l’acte contesté soit de nature à produire des effets notables ou ait pour objet (et pas
forcément pour effet) d’influer de manière significative sur les comportements des personnes
auxquelles il s’adresse. Si ces conditions sont
remplies, le juge administratif doit examiner leur
légalité, mais en tenant compte de leur nature et
de leurs caractéristiques, ainsi que du pouvoir
d’appréciation dont dispose l’autorité de régulation, ce qui en fait un contrôle allégé. Mais, si
la juridiction administrative estime, au final, que
l’acte est entaché d’illégalité, comme il ne servirait à rien qu’elle l’annule s’agissant d’une simple
interprétation et non d’une norme (de la « doctrine », selon l’AMF), le Conseil d’État ajoute que,
sous réserve que cela lui soit demandé, la juridiction pourra prendre une injonction exigeant de
l’autorité émettrice de l’acte de le modifier pour
le rendre conforme à la légalité.
À cette occasion, le Conseil d’État juge que
l’AMF peut émettre tout communiqué alertant
les investisseurs dans la mesure où elle veille
à la protection de l’épargne investie non seulement dans des instruments financiers, mais plus
largement dans « tous autres placements offerts au
public », conformément à l’art. L. 621-1 du Code
monétaire et financier. n
Banque & Droit n° 167 mai-juin 2016
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