Histoire médiévale et comptabilités

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Histoire médiévale et comptabilités
discussions 9 (2014)
Armand Jamme
Histoire médiévale et comptabilités
Renouveau d'un champ historiographique, renouvellement des perspectives d'édition
Résumé:
Diversité des fonctions, diversité des formes, multiplicité des possibilités d'analyses historiques, expliquent le foisonnement des recherches et des éditions de sources comptables médiévales dans les dernières décennies. Un tel engouement peut laisser perplexe ou avoir un effet dissuasif. On insiste ici sur quatre nécessités épistémologiques qui impliquent de poursuivre l'édition des sources comptables, avant d'approcher la diversité des supports et des normes éditoriales qui sont aujourd'hui à la disposition des chercheurs.
Resümee:
Die Vielfalt an Funktionen, Formen und Möglichkeiten der historischen Analyse erklären die zunehmende Zahl an Studien und Editionen mittelalterlicher Quellen zur Finanzgeschichte in den vergangenen Jahrzehnten. Die Begeisterung für diese Texte vermag Ratlosigkeit auszulösen oder abschreckend zu wirken. Der Beitrag arbeitet zunächst vier epistemologische Notwendigkeiten heraus, die es mit sich bringen, die Edition von Quellen zur Finanzgeschichte fortzuführen. Sodann geht er auf die verschiedenen Formen von Editionen und Richtlinien für sie ein, die heute den Forschern zur Verfügung stehen.
<1>
Plus art que science, puisqu'elle est application d'un savoir technique qui tient au jugement d'un professionnel, censé expérimenter ou choisir parmi plusieurs possibilités celle qui lui permettra d'exposer clairement des problèmes de nature subjective, la comptabilité ne saurait être considérée aujourd'hui comme un simple auxiliaire de l'économie ou du pouvoir. Dans le monde contemporain, elle est objet de réflexions critiques et de recherches qui l'ont érigée au rang de discipline scientifique à part entière. Elle raisonne de manière autonome et empirique à partir de savoirs qu'elle construit elle­même, bien que sa raison d'être principale réside dans son utilité sociale et/ou économique1.
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S'il fallait la définir, on dirait qu'entre technique et langage, la comptabilité est un système formel d'identification, de mesure et de classement, destiné à conserver mémoire d'informations, de mouvements et de transactions susceptibles de servir dans un avenir proche ou lointain. Médiatisé, le réel passe ainsi à travers des mécanismes conceptuels régis par des conventions et des postulats, en somme par un langage qui se veut à la fois concis et complet et qui présente de ce fait pour ses utilisateurs de nombreux avantages par rapport au langage naturel. Mais ses limites et surtout ses effets secondaires ne sont pas négligeables. D'une part ce langage finit par homogénéiser des Voir Pierre Lassègue, Frédérique Déjean, Marie­Astrid Le Theule, Lexique de comptabilité, 7e éd., Paris 2012, et Claude Triquère, B.A.­BA de comptabilité, 3e éd., Paris 2013.
1
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opérations qui sont au fond disparates. D'autre part, il fournit une représentation unifiée de phénomènes diversifiés, même si les faits qu'il décrit ne sont pas véritablement construits par lui. Bref, dans la mesure où il vise à restituer une multiplicité de transferts et d'échanges entre un centre ou un organisme ordonnateur et ses environnements ou périphéries, il influence nécessairement l'exposé de ces relations par l'ordonnateur du compte et l'interprétation que l'on en tire à sa lecture.
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On reconnaît aujourd'hui à la comptabilité cinq finalités principales. Elle est instrument de contrôle, instrument de diagnostic, aide à la prise de décision, élément probatoire en justice et élément de facilitation du dialogue2, des valeurs qui en somme se retrouvent pour certaines actives ou en germe dans la rédaction des comptabilités à la fin du Moyen Âge. Aujourd'hui, on distingue certes une comptabilité analytique d'une comptabilité générale. La première, tendue par une objectivisation de ses fonctionnalités, vise à éclairer un des aspects du fonctionnement d'une institution, replacée dans son contexte politique et social3. La seconde est en revanche censée considérer l'ensemble des mouvements financiers générés par une institution donnée. Le Moyen Âge n'a probablement pas connu de comptabilités analytiques et le développement d'un »esprit comptable« n'a donc pu se fonder dans les derniers siècles du millénaire médiéval que sur une logique qui était selon toute vraisemblance celle de la comptabilité générale. Mais il faut bien voir aussi que celle­ci a été déclinée selon des modes divers, dépendant certes des hiérarchies administratives, mais aussi des compétences particulières attribuées aux responsables des comptes au moment de leur nomination et après celle­ci, compétences qui délimitaient strictement le champ d'exercice de leur activité financière et comptable.
Regain d'intérêt
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Dans les vingt dernières années, le nombre de programmes, de travaux et de revues relatives à l'histoire de la comptabilité n'a cessé de croître. On en veut pour preuve – la plus marquante peut­être à l'ère d'internet – le développement des revues en ligne ou accessibles en ligne. L'»Accounting Business and Financial History«, fondée en 1991 par John Richard Edwards et Trevor Boyns, devenue en 2011 l'»Accounting History Review«, a jusqu'en 2013 publié 23 numéros4. On relève l'existence d'un »Accounting Historians Journal«, qui, avant de s'éteindre en 2009 avait publié quelque 36 volumes5. La revue »Accounting History« fondée en 1996 est elle toujours active. En 2001, la 2
Jacques Généreux, Économie politique, t. 1: Concepts de base et comptabilité nationale, 6e éd., Paris 2012.
3
Gérard et Kévin Melyon, Comptabilité analytique, 4e éd., Paris 2011.
4
»Accounting History Review Website«: http://www.tandfonline.com/loi/rabf21#.VBmIP66kOXs.
5
http://www.aahhq.org (28/05/2014).
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Società italiana di storia della ragioneria fondait elle aussi une revue, »Contabilità e cultura aziendale«, qui publie depuis deux numéros par an6. La revue »De computis. Revista española de historia de la contabilidad«, liée à l'Asociación española de contabilidad y administración de empresas, fondée trois ans plus tard en 2004, publie elle aussi deux numéros par an7. Enfin, dans ce rapide panorama éditorial européen, signalons aussi l'existence de la revue »Comptabilité(s)«, fondée en 2010 par les médiévistes, modernistes et contemporanéistes de l'université Lille 3. Ont à ce jour été publiés cinq numéros8, alimentés principalement par les actes des rencontres organisées par Patrice Beck, Olivier Mattéoni et Marie­Laure Legay, qui a également dirigé la publication d'un »Dictionnaire historique de la comptabilité publique«9.
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L'histoire de la comptabilité donne également lieu à des rencontres périodiques, comme celles organisées chaque année en France dans le cadre des »journées pour l'histoire de la comptabilité et du management«, qui veulent brasser les expériences des économistes, des sociologues, des juristes, des communicants et des historiens10 et orientent le questionnement vers les techniques de gestion des entreprises et des institutions d'État; ou celles organisées à travers le monde dans le cadre de l'Accounting History International Conference, dont la huitième édition se tiendra en août 2015 à Ballarat en Australie11. Elles manifestent, en liaison avec le développement des revues en ligne, une certaine vitalité des interrogations et des recherches en ce domaine.
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Le médiéviste déplorera le fait que dans cet environnement intellectuel le Moyen Âge soit peu présent. Pour la plupart ces revues en ligne se situent à l'intersection des interrogations des historiens, des économistes et des comptables et n'accordent donc pas une place centrale à l'histoire médiévale. Mais celle­ci n'en est pas absente, notamment dans les revues qui ne sont pas d'inspiration anglo­
saxonne. Il suffit de consulter les six derniers numéros des revues »De computis et Contabilità e cultura aziendale« pour en prendre conscience: on y relève pas moins de sept articles concernant la 6
http://
www.cca.unisi.it (28/05/2014).
7
http://
www.decomputis.org (28/05/2014).
Signalons tout particulièrement pour le Moyen Âge, les t. 2 (2011) et 4 (2012) portant respectivement sur l'»Approche codicologique des documents comptables du Moyen Âge« et sur »Le vocabulaire et la rhétorique des comptabilités médiévales«; voir http://comptabilites.revues.org (28/05/2014).
8
Marie­Laure Legay (dir.), Dictionnaire historique de la comptabilité publique: vers 1500‒vers 1850, Rennes 2010.
9
Yannick Lemarchand, Les journées d'histoire de la comptabilité et du management, 1995–2008: rétrospective et perspectives, in: Revue française de gestion 34 (2008), p. 31–52.
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11
http://www.uk.sagepub.com/journals/Journal201764 (28/05/2014).
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période médiévale12. Ces revues mises à part, il faut néanmoins admettre que, globalement, dans cet environnement, la comptabilité est appréhendée davantage sur le plan technique et en termes de stratégie économique et de »management« que dans une perspective d'histoire sociale.
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Or précisément les sources comptables ont d'abord servi aux médiévistes – lorsqu'elles étaient un peu fournies bien sûr – pour déceler des mutations ou des évolutions de la démographie, de l'économie, des échanges et de la société, une dimension on le sait toujours active dans leurs recherches 13. Elles permettaient aussi de saisir de nombreux éléments de la culture matérielle relatifs à ce phénomène marquant du Moyen Âge qu'était la ré­urbanisation du monde occidental, et notamment les techniques de construction et de reconstruction de bâtiments et de monuments à vocations diverses qui transformèrent les paysages urbains. Une autre perspective a consisté et consiste toujours à utiliser les sources comptables produites par des systèmes administratifs polymorphes pour mieux cerner, à diverses échelles, les processus d'institutionnalisation de pouvoirs d'État dont les pratiques et les réformes pouvaient ainsi être scrutées dans leur effectivité14, dont les politiques en matière fiscale15, ou de pénalisation et de répression des délits16, pouvaient être analysées de manière diachronique, dès lors que les séries documentaires conservées étaient assez étendues. En d'autres termes, puisque les registres de comptes illustrent de très nombreux aspects de la vie humaine, ils se sont naturellement trouvés sollicités par les historiens comme autant de gisements de données indispensables à des recherches menées selon des perspectives diversifiées.
Soit les articles de Batuhan Güvemli, Development of the merdiban method in the Ilkhanate state (1251–1353) and it's transition to the Ottoman state accountancy, in: De Computis 14 (2010), d'Argante Ciocci, Il doppio ritratto del poliedrico Luca Pacioli, ibid. 15 (2011), de Maria Llompart Bibiloni, Jaume Sastre Moll, Los libros de obra del palacio de la Almudaina y su relación con las rentas reales de la procuración real del reino de Mallorca, primer tercio del siglo XIV, ibid. 18 (2013), de Giuseppe Caturi, Arte figurative e arte contabile. Le tavolette della Biccherna del commune di Siena (XIII–XVII secolo), ibid. 19 (2013), d'Esteban Hernández, Riflessioni sulla natura e le origini della contabilità in partita doppia, in: Contabilità e cultura aziendale (2009­1), de Maria Llompart Bibiloni, Un análisis formal sobre los llibres del compte, de reebudes i de dades de la procuración real del reino de Mallorca (1310–1330), ibid., et de Tatiana Malkova, The accounting archive of Fiorentine bank of Uzzano (1363–1386) in Saint­Petersburg, ibid. (2011­2).
12
13
On renverra aux études régionales portant sur les XIVe–XVe siècles, trop nombreuses pour être citées ici.
Voir entre autres Philippe Contamine, Olivier Mattéoni (dir.), La France des principautés. Les chambres des comptes, XIVe et XVe siècles, Paris 1996 et Jean­Baptiste Santamaria, La chambre des comptes de Lille de 1386 à 1419: essor, organisation et fonctionnement d'une institution princière, Turnhout 2012 (Burgundica 20).
14
Denis Menjot, Manuel Sanchez­Martínez (dir.), La fiscalité des villes au Moyen Âge (France méridionale, Catalogne et Castille), 4 vol., Toulouse 1996–2004; Philippe Contamine, Jean Kerhervé, Albert Rigaudière (dir.), L'impôt au Moyen Âge: l'impôt public et le prélèvement seigneurial, fin XIIe – début XVIe siècle, Paris 2002.
15
Pour faire court mentionnons simplement Jacques Chiffoleau, La violence au quotidien. Avignon au XIVe siècle d'après les registres de la cour temporelle, in: Mélanges de l'École française de Rome, Moyen Âge – temps modernes 92 (1980), p. 325–371 et Xavier Rousseaux, De la criminalité à la pénalité: les comptes du maire de Nivelles (1378–1550), sources d'histoire judiciaire, in: Jaak Ockeley (dir.), Recht in Geschiedenis. Een bundel bijdragen over rechtsgeschiedenis van de Middeleeuwen tot de Hedendaagse Tijd, aangeboden aan Fernand Vanhemelryck, Louvain 2005, p. 297–322.
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Pour autant, les travaux sur les registres eux­mêmes sont un domaine de recherche relativement récent en France. Outremont, ils paraissent avoir été étudiés avec plus de précocité. Mais ce furent en réalité certains d'entre eux qui furent l'objet de toutes les attentions; non pas ceux qui relevaient de la sphère des comptabilités publiques, d'État, mais ceux relatifs au monde des affaires, du commerce et de la banque. Car les expériences réalisées dans l'Italie du XIIIe au XVe siècle sont à l'origine de toute l'histoire de la contabilità aziendale et de la comptabilité enseignée à l'université. Si en Italie l'intérêt pour les livres de compte médiévaux s'est donc principalement porté sur les techniques comptables et les activités déployées par les compagnies de commerce, en France, il a surtout reposé sur l'attention nouvelle accordée aux techniques d'écriture, dites pragmatiques, qui, à partir de l'extrême fin du siècle dernier, a complètement modifié le rapport des historiens aux sources écrites17, alors que les interrogations portées sur celles­ci à partir des sciences mathématiques, de leur diffusion et de leur enseignement au Moyen Âge étaient encore très timides18 … pour de bonnes raisons d'ailleurs, puisque si le premier traité d'arithmétique largement diffusé, celui de Lorenzo Fibonazzi, date de 1202, il n'est pas certain que marchands et comptables aient fait dans les décennies suivantes leurs calculs en usant des chiffres arabes et des opérations explicitées par le mathématicien pisan19. En 1338, Giovanni Villani comptait six écoles d'abaque à Florence, mais dans l'éducation du fils de marchand on prévoyait encore en 1420 que l'enfant, après être devenu bon »grammairien«, devait être mis à l'abaque, ut discant ad facere mercantias20. Si l'utilisation des chiffres arabes dans les administrations a probablement été plus précoce, si même les clercs de la Chambre apostolique contrôlaient au XVe siècle les comptes des trésoriers en usant exclusivement des chiffres arabes21, les chiffres romains dominèrent longtemps la rédaction des registres, montrant bien que l'écriture des rouleaux et des livres reposait sur des logiques qui amenaient à distinguer ce qui relevait d'une succession d'opérations mathématiques de ce qui relevait de la présentation de leurs résultats.
<9>
À ces raisons de recherche, il importe aujourd'hui d'en ajouter une autre que l'évolution du monde Patrice Beck, Archéologie d'un document d'archives: approche codicologique et diplomatique des cherches de feux bourguignonnes, 1285–1543, Paris 2006 (Études et rencontres de l'École des chartes, 20); Étienne Anheim, Valérie Theis (dir), Les comptabilités pontificales, in: Mélanges de l'École française de Rome, Moyen Âge 118 (2006), p. 165–268.
17
La thématique n'a été vraiment illustrée qu'à partir de la publication de: Natacha Coquery, François Menant, Florence Weber (dir.), Écrire, compter, mesurer: vers une histoire des rationalités pratiques, Paris 2006.
18
Alain Schärlig, Du zéro à la virgule. Les chiffres arabes à la conquête de l'Europe (1143–1585), Lausanne 2010.
19
Testament vénitien signalé par Giuseppe Manacorda, Storia della scuola in Italia, 2 vol., Palerme 1913, t. 1, p. 149.
20
Voir par exemple l'examen des comptes du trésorier de la Marche d'Ancône opéré en 1486 (Archivio segreto Vaticano, Instrumenta miscellanea, n° 7306).
21
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contemporain n'a certes pas fait naître, mais qui a indiscutablement mis en scène ou éclairé la comptabilité d'un jour nouveau. Dans les dernières décennies, les trucages de comptes, privés et publics, depuis les faillites d'Enron en 2001, de Parmalat en 2003 et jusqu'à la crise grecque de 2010, ont jeté sur la scène publique l'existence de procédures de mystification destinées à créer des équilibres rassurants, là où existaient des déséquilibres, voire des béances budgétaires flagrantes, ce qui a fait prendre conscience de processus tendancieux de mise en forme de la comptabilité, qui ne peut plus être appréhendée comme s'il s'agissait d'un fidèle miroir de faits et de pratiques révolus. Les applications technocratiques que le développement d'un art comptable a démultipliées ont fait de la comptabilité un puissant instrument d'occultation des réalités et de justification des décisions prises par les pouvoirs, à l'exact opposé de ce que les historiens ont d'abord voulu que la comptabilité fût. Dans cette perspective, on pourrait s'interroger sur le tâtonnement des pratiques urbaines d'écriture comptable entre 1250 et 1350, qui pourrait souligner, plus que des hésitations sur le choix des formats, des supports, de la structuration et de la mémorisation des données, des modifications du gouvernement de la ville, à la suite de coups de force et de révoltes visant à une plus grande transparence des procédures de gestion et de contrôle des finances publiques. Comme on l'a dit en d'autres lieux, la comptabilité obéit fondamentalement à une logique et à un processus de mathématisation du réel. Mais ce réel, parce que révolu, est recomposé et structuré, une opération qui implique et comporte une série de distorsions et d'enjolivements, parce que tout registre de comptes entre dans une stratégie de communication, même s'il s'agit d'une communication interne. Tout exercice comptable présente de ce fait, et même narre, parfois de façon quelque peu subliminale, ce que son commanditaire veut fondamentalement que soit l'histoire du mandat d'un officier, en charge ou coresponsable de mouvements financiers plus ou moins complexes, étendus sur un territoire déterminé22.
Diversité des pratiques
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La multiplicité des valeurs et des fonctions que revêtent les registres de comptes pour le médiéviste justifie le nombre et la diversité des travaux et des interrogations qui leur ont été consacrés. Elle pose aussi, dans des perspectives renouvelées depuis une vingtaine d'années, la question de l'édition de ces sources, considérées à l'origine comme non diplomatiques, mais qui finirent au cours du XIV e siècle par répondre à de réels impératifs de diplomatique, une mutation qui, à mon sens, n'est pas le moindre des intérêts que ce type de document peut susciter.
Voir l'introduction au volume à paraître contenant les actes des deux premières rencontres Gemma, intitulé Le pouvoir de compter et décompter. Structures politiques, techniques et logiques du contrôle des comptes (XIIIe–
XVe siècle), et mes remarques relatives à la structuration des livres de compte tenus par le trésorier de la Marche d'Ancône dans De la banque à la Chambre? Les mutations d'une culture comptable dans les provinces de l'État pontifical (1270–1430), in: Armand Jamme, Olivier Poncet (dir.), Offices, écrit et papauté (XIIIe–XVIIe siècle), Rome 2007 (Collection de l'École française de Rome, 386), p. 97–251, aux p. 135–140.
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On ne présentera pas ici un état des travaux réalisés ou en cours. Il n'existe pas de plan général ordonnant de façon logique un programme d'édition structuré : la diversité des initiatives domine. Pour les travaux les plus anciens, le site »Computatio« de l'université de Marburg est très utile23. Il n'est pas exhaustif, surtout entre la dernière décennie du siècle passé et 2009, date de la dernière notice, une période qui a vu progressivement les responsables de la veille bibliographique ne considérer que des éditions relatives à l'espace germanique. Reste que si aujourd'hui la diversité des initiatives domine, c'est au fond normal: elle ne fait que répondre à l'épanouissement des sources dans les derniers siècles du Moyen Âge, qui livrent des documents que l'on situera à la marge de la comptabilité ‒ comme les livres de raison ou les registres de quittances, qui entrent dans ce grand ensemble que constituent les sources de gestion et sont de ce fait en relation étroite avec la comptabilité à proprement parler ‒, ou des documents inattendus, tel ce registre d'épices tenu par l'apothicaire du comte de Savoie pour les années 1338–1342, un compte de stock en somme, qui ne mentionne en conséquence aucune somme d'argent24. Le nombre des éditions de sources est désormais devenu tel que celles­ci ne sont parfois pas repérables en elles­mêmes à travers les titres que les auteurs ont privilégiés, titres qui introduisent une recherche historique, mais pas toujours l'édition ou les éditions qui accompagnent cette dernière.
<12>
Comptabilités municipales ou communales, comptabilités monastiques, princières et bien sûr marchandes, ont été publiées dans de grandes collections25, aux frais de sociétés savantes26, de consortiums bancaires27, de presses universitaires28 et par des maisons d'édition moins réputées, telle celle qui a publié l'un des 176 registres de comptes avignonnais de la compagnie de Francesco di Marco Datini et a d'ailleurs fait faillite depuis29 ... Le choix d'un éditeur commercial influence pour partie la qualité d'une édition, celle­ci pouvant aller d'un niveau minimal, proche de la simple transcription, à un ouvrage doté d'un très – parfois trop – lourd apparat critique.
23
http://online­media.uni­marburg.de/ma_geschichte/computatio (28/05/2014).
Edité en annexe par Fanny Abbott, Des comptes d'apothicaires. Les épices dans la comptabilité de la maison de Savoie (XIVe et XVe siècles), Lausanne 2012.
24
Voir les »Documents financiers« du »Recueil des historiens de la France« publié par l'Académie des inscriptions et belles lettres, et la »Collection des documents inédits sur l'histoire de France«, etc.
25
Georges de Manteyer (éd.), Les finances delphinales: documents (1268–1370), Gap 1944; Pierre Bougard, Carlos Wyffels, Les finances de Calais au XIIIe siècle, Bruxelles 1966.
26
Richard Goldthwaite, Enzo Settesoldi, Marco Spallanzani (éd.), Due libri mastri degli Alberti: una grande compagnia di Calimala (1348–1358), 2 vol., Florence 1995, publié par la Cassa di risparmio di Firenze.
27
Enrica Coser, Massimo Giansante (dir.), Libro di conti della famiglia Guastavillani (1289–1304), Bologne 2003, publié par CLUEB (Cooperativa libraria universitaria editrice Bologna).
28
Luciana Frangioni, Chiedere e ottenere. L'approvvigionamento di prodotti di successo della bottega Datini di Avignone nel XIV secolo, Florence 2002, publié par Opus libri. Je remercie Jérôme Hayez pour ses informations.
29
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Un tel foisonnement peut laisser perplexe. À tout le moins, il interroge. Il est de bon ton chez les médiévistes de se plaindre de la qualité des travaux réalisés par nos plus ou moins illustres prédécesseurs. Faut­il pour autant justifier par des dénonciations de carences parfois un peu anachroniques le lancement de nouvelles éditions? Chaque entreprise est, on le sait, le fruit d'une époque et le résultat des choix que son auteur doit nécessairement effectuer30. Or puisque la logique propre de la recherche conduit nécessairement vers l'approfondissement des connaissances, les attentes des linguistes, des paléographes, des archéologues, des conservateurs du patrimoine et des historiens des échanges économiques ou des pouvoirs politiques et religieux n'étant pas identiques, il demeurera toujours malaisé de contenter l'ensemble de la communauté scientifique, de réaliser le nec plus ultra de l'édition, celle qui, véritablement définitive, éteindra toute velléité de réédition.
Nécessités épistémologiques
<14>
Qu'est­ce qui peut, dans ces conditions, motiver les chercheurs à aller au­delà de la fonction directement utilitaire qu'une transcription peut avoir dans le cadre d'une recherche historique, ou de la fonction probatoire qu'une édition plus ou moins achevée joue en annexe d'une thèse, pour proposer une édition à part entière d'un cahier, d'un registre ou d'un rouleau de compte? Dit en d'autres termes, qu'est­ce qui peut servir à motiver les chercheurs pour qu'ils continuent de publier des documents comptables qui, une fois dépouillés par eux de leurs enseignements pour une démonstration donnée, pourraient tout à fait demeurer en leur état premier, c'est­à­dire inédits? Chaque chercheur ne puise évidemment dans une source, quelle qu'elle soit, que les éléments nécessaires à son enquête, laissant ainsi inexploités tous les autres enseignements de ladite source; insistons en conséquence sur quatre nécessités.
<15>
D'abord, le souci de la langue. Les comptes, lorsqu'ils sont en langue vernaculaire, mais aussi, quoique à un moindre degré, lorsqu'ils sont en latin, sont les vecteurs de lexiques et de syntaxes spécifiques, qui renseignent sur les pratiques, les techniques et les objets en usage dans une région à une époque donnée. Il n'est de ce fait pas surprenant que les premiers comptes marchands conservés en France aient été l'objet d'une édition dès la fin du XIXe siècle: Jaquemin du Puy, bourgeois de Lyon, Jacme Olivier, marchand narbonnais du XIV e siècle, et Colin de Lormoye, couturier parisien du XVe siècle, ont laissé des documents qui furent publiés entre 1882 et 191131. Le 30
Voir évidemment les Conseils pour l'édition des textes médiévaux, 3 vol., Paris 2001, rééd. Paris 2009.
Georges Guigue (éd.), Le livre de raison d'un bourgeois de Lyon au XIVe siècle, texte en langue vulgaire (1314–
1344), Lyon 1882; Alphonse Blanc (éd.), Le livre de comptes de Jacme Olivier, marchand narbonnais du XIVe siècle, Paris 1899; Camille Couderc, Les comptes d'un grand couturier parisien du XVe siècle, in: Bulletin de la 31
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même phénomène est repérable dans d'autres pays, même s'il se conjugue parfois à la tentation singulière de corriger des formes dialectales considérées hétérodoxes au profit d'une langue nationale qui restait à construire, comme le montre l'édition du premier volume des »Introitus et Exitus« des archives du Vatican, réalisée en 188132. Cette dimension de la recherche, qui permet de dater certains types lexicaux, de cerner l'aire de leur diffusion et de découvrir parfois des lexèmes non recensés, est toujours active aujourd'hui: renvoyons simplement aux travaux d'Anthony Lodge sur les comptes des consuls de Montferrand33, travaux d'autant plus indispensables qu'ils concernent un espace de confrontation ou de mixité idiomatique.
<16>
Deuxième élément d'intérêt, la genèse d'une diplomatique comptable. Il n'est guère nécessaire de consacrer son existence à de longues prospections dans les archives pour saisir que les différences entre les écritures comptables du XIIIe et du XIVe siècles sont plus nombreuses que celles qui distinguent les écritures du XVe et du XVIe siècle. Une succession de changements bouleverse de fait aux XIIIe et XIVe siècles le rapport de l'homme à l'écrit. Un tel contexte de production implique en conséquence de prendre en considération les supports et l'écriture elle­même. Dans certains documents, celle­ci obéira en effet à des logiques spécifiques d'expression de l'autorité, alors que dans d'autres elle sera interprétée comme un des marqueurs de la personnalisation du document. Les comptes sont des témoignages paléographiques extrêmement vivants des pratiques d'écriture, dès lors que l'on s'intéresse par exemple aux allographes, et ils apportent sur ce point des réponses assez différentes de celles fournies par l'examen des écritures notariales. Dans tout travail éditorial, on repèrera de ce fait la fréquence des graphèmes singuliers, des incises, des notes et des corrections indiquant des fonctions déterminées de l'écrit.
<17>
Troisième élément d'intérêt, le développement d'un art de la comptabilité, qui a été un temps considéré comme une des principales marques de l'expansion d'une nouvelle mentalité capitaliste: la généralisation de la comptabilité en partie double aurait été un des principaux facteurs du décollage économique de l'Occident. On sait ce qu'en 1951 déjà, Amintore Fanfani écrivait à propos de Werner Sombart qu'il présentait comme un »économiste et historien de l'économie« et non comme un sociologue, mais qui était surtout pour lui l'»auteur d'hypothèses explosives, dont la vérification avait fatigué des dizaines de savants et conduit à la rédaction de pages intéressantes et neuves pour Société de l'histoire de Paris et de l'Île­de­France 38 (1911), tiré à part Paris 1911.
32
Gregorio Palmieri, Introiti ed esiti di papa Niccolò III (1279–1280), Rome 1889.
R. Anthony Lodge (éd.), Le plus ancien registre de comptes des consuls de Montferrand en provençal auvergnat (1259–1272), Clermont­Ferrand 1986; id., Les comptes des consuls de Montferrand, 1273–1319, Paris 2006 (Études et rencontres de l'École des chartes, 23); id., Les comptes des consuls de Montferrand, 1346–1373, Paris 2010 (Études et rencontres de l'École des chartes, 31).
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l'histoire de l'humanité«34. De fait, on sait aujourd'hui que la comptabilité en partie double, qu'elle se présente »a sezione sovvrapposte« ou »a sezione contrapposte«, et dans ce cas »alla toscana« ou »alla milanese« – répondant ainsi à ce qu'on a appelé aussi »il metodo tabulario lombardo«, recettes et dépenses étant face à face sur deux feuillets successifs –, ne s'est répandue que très lentement. Dans l'entreprise Datini, elle n'apparut qu'à la fin de sa vie. Quant aux Médicis, ils en usaient encore peu au XVe siècle35. On sait que la première exposition écrite de cette méthode n'a été réalisée qu'en 1458 par Benedetto Cotrugli dans le »Libro dell'arte di mercatura« 36, c'est­à­dire à peu près au moment où la comptabilité, comme art et non comme fait mathématique, commença à apparaître dans les écoles. Au cours des deux dernières décennies, on a d'ailleurs fini par inverser la logique de diffusion de la partie double, qui aurait été utilisée d'abord par certaines communes, peut­être pour tenter de maîtriser des déficits chroniques – c'est le cas de Gênes à partir des années quarante du XIVe siècle – avant d'être utilisée par certaines sociétés marchandes37. La publication en 2005 du »Liber viridis« de Pandolfo Malatesta, un seigneur condottiere de Rimini au début du XVe siècle, a montré une nouvelle fois que les pouvoirs laïcs en Italie avaient eux aussi adopté des techniques que l'on croyait plus ou moins réservées au monde du commerce et de la banque38. Bref, on est désormais en présence de techniques comptables qui n'ont pas du tout connu les frontières historiographiques qui leur avaient été fixées. L'état actuel des connaissances invite donc à réviser dans son ensemble leur étude et leur diffusion, une perspective de recherche indispensable pour mieux saisir les évolutions des politiques financières urbaines et étatiques.
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Quatrième et dernier élément d'intérêt, la question de la textualisation des données de compte. L'édition apparaît d'autant plus nécessaire que l'on travaille sur des documents fondés sur une logique d'explicitation qui transforme le compte en une longue narration, une caractéristique des registres dressés par les officiers détenteurs d'une certaine autorité politico­économique aux XIVe et XVe siècles. À partir du moment où un registre obéit à des logiques d'énonciation textuelle, on pourrait même avancer que son édition est en quelque sorte programmée. Cet appel se manifeste d'ailleurs à Amintore Fanfani, La préparation intellectuelle et professionnelle à l'activité économique en Italie du XIVe au XVIe siècle, in: Le Moyen Âge 57 (1951), p. 327–346, à la p. 327.
34
Renvoyons encore, pour faire court, à Federigo Melis, Aspetti della vita economica medievale. Studi nell'Archivio Datini di Prato, Florence 1962, p. 391–434.
35
Voir Benedetto Cotrugli, Il libro dell'arte di mercatura, éd. Ugo Tucci, Venise 1990, et pour une trad. française par Jean Boyron, parue entre autres aux Éditions de la gestion, Luc Marco, Robert Noumen (éd.), Traité de la marchandise et du parfait marchand, disposé en quatre livres: œuvre très nécessaire à tout marchand, Paris 2008.
36
Voir, pour faire court, Franz­Josef Arlinghaus, Bookkeeping, double­entry bookkeeping, in: Christopher Kleinhenz (dir.), Medieval Italy. An Encyclopedia, New York 2004, p. 147–150.
37
Massimo Ciambotti, Anna Falcioni (éd.), Liber viridis rationum curie domini: un registro contabile della cancelleria di Pandolfo III Malatesti, Urbino 2007.
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travers l'attitude des historiens, qui citent des fragments de ces textes en note ou en éditent des extraits en annexe, ce qui contribue à faire connaître le document et ouvre clairement la voie à une édition intégrale, souvent repoussée il est vrai pour des raisons qui tiennent au volume de la documentation conservée. Mais allons plus loin. Si tenir un registre devient le moyen de détailler les actes remplis par une administration, qui écrit ainsi une histoire officielle, nécessairement institutionnelle et auto­justificatrice, du gouvernement d'un territoire donné39, il va de soi que l'édition est indispensable, puisque le document s'inscrit de lui­même dans une perspective de recherche précise, celle portant sur l'historiographie.
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S'il faut absolument continuer à publier des documents comptables, toutes ces valeurs et les attentes qu'elles induisent suffisent néanmoins à saisir l'océan de difficultés qu'il reste à franchir au courageux volontaire. L'absence de normes communes acceptées par les linguistes, les historiens des pouvoirs politiques et de la banque, les comptables, etc., et le changement des supports de l'écrit au cours des XIIIe et XIVe siècles, qui modifie simultanément les raisons d'être et la structuration des données de comptabilité, n'en sont pas les seules composantes.
Les affres d'un choix?
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Si les interrogations que pose l'édition des sources comptables sont devenues complexes, c'est certes du fait du développement des techniques d'analyse des documents et des textes, de la parcellisation des savoirs, mais c'est aussi du fait de la démultiplication des supports éditoriaux. Pendant quelques années, on a feint de croire qu'une édition papier ou une édition électronique c'était la même chose. Il faut aujourd'hui distinguer clairement entre les deux options. L'édition papier fixe définitivement des choix intangibles, qui véhiculent l'expérience scientifique et culturelle de l'éditeur – un paléographe, un linguiste, un historien ne souhaiteront pas distinguer les mêmes éléments – et elle implique de dégager les spécificités de la source éditée par rapport à certains types de connaissances et d'arts. L'édition électronique ne souffre pas de ce que certains pourraient considérer comme des inconvénients, mais elle pose d'autres problèmes. En diminuant les coûts de publication, elle ouvre le champ des possibles, démultiplie les espérances, rend envisageable la prise en considération des attentes de tous ceux qui s'intéressent de près ou de loin au Moyen Âge. Mais en reposant à nouveaux frais la question de l'interdisciplinarité d'une édition critique – qui ne passe pas nécessairement par l'élaboration de normes communes, faut­il le rappeler –, elle implique aussi de définir de nouvelles limites, dans un contexte intellectuel et économique qui, lui aussi, a beaucoup On se permet de renvoyer à Armand Jamme, Du journal de caisse au monument comptable. L'évolution de l'enregistrement dans le Patrimoine de Saint­Pierre (fin XIIIe–XIVe siècle), in: Mélanges de l'École française de Rome, Moyen Âge 118 (2006), p. 247–268 et la note 23.
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changé, même si toute édition dépend plus que jamais du résultat d'un rapport entre forces disponibles et temps imparti: un programme d'édition est avant tout victime aujourd'hui du calendrier qui lui est concédé!
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L'outil électronique rend de fait possible la coexistence de plusieurs principes d'édition, permettant au lecteur­chercheur de naviguer entre diverses formes éditoriales finalement complémentaires, certaines pouvant s'adresser à un large public auquel on facilite ainsi l'accès à des textes qui ne sont pas toujours d'un abord évident, d'autres étant au contraire soucieuses de répondre à des logiques éprouvées, dépendantes de patrimoines scientifiques constitués et permettant d'accéder à une matière textuelle dans toute sa complexité historique. Autrement dit, l'édition électronique permet d'offrir pour un même texte divers niveaux d'édition susceptibles de contenter de nombreuses catégories de lecteurs­chercheurs. L'équipe qui, sous la direction de Christiane Marchello­Nizia, a travaillé à Lyon sur la »Queste del saint Graal« s'est ainsi lancée dans une triple transcription du manuscrit retenu pour l'édition, afin de proposer trois versions, dites »courante«, »diplomatique« et »facsimilaire«; celles­ci correspondent à trois niveaux de perception de la matérialité du texte et peuvent en outre être consultées vis­à­vis de la photographie numérisée du manuscrit ou de la traduction du texte. Cette édition électronique est bien sûr dotée aussi d'un moteur de recherche permettant de trouver aisément dans le texte mots, constructions et catégories grammaticales, etc., et peut légitimement apparaître aujourd'hui, tout particulièrement dans son ultime version, comme un »must« de l'édition électronique40.
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Un tel protocole éditorial serait­il transposable, applicable aux sources comptables? Certes, il est difficile d'invoquer des empêchements techniques. Relevons néanmoins que, si, dans le cas de la »Queste del saint Gral«, une telle réalisation était envisageable, c'était parce que la documentation était finie, bornée. Il en est tout autrement des sources comptables qui, à partir du XIVe siècle, démultiplient par leur essentialité sérielle le nombre des éléments éligibles à l'édition, sans que la fin des perspectives qu'ouvre chaque élément particulier n'apparaisse toujours atteignable. Dans le cadre du programme GEMMA (Genèse médiévale d'une méthode administrative), financé par l'Agence nationale de la recherche et qui porte sur l'évolution des pratiques comptables durant les derniers siècles du Moyen Âge dans les quatre principautés du Sud­Est de la France actuelle (Dauphiné, Provence, Savoie, Venaissin)41, on a fait le choix, pour ce qui concerne le volet éditorial, d'intégrer les numérisations des documents d'archives dans le processus de publication. Compte tenu de 40
http://portal.textometrie.org/txm/ (28/05/2014).
Voir, pour une présentation, le site http://ressourcescomptables.huma­num.fr
(28/05/2014), ainsi que le site http://www.castellanie.net (28/05/2014).)
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l'impossibilité matérielle de prendre en considération tous les éléments comptables conservés sur trois siècles, on a décidé de cibler les comptes généraux, numérisés dans leur intégralité, et de leur associer un panel représentatif de comptes de ressorts divers. Dans le temps imparti, il était inenvisageable d'espérer réaliser l'édition des quelque 30.000 vues obtenues – qui ne correspondent pas toutes à une peau lorsqu'il s'agit d'un rouleau de comptes ou à un folio lorsqu'il s'agit d'un registre – même en multipliant par des voies différentes les entreprises de transcription. On a donc décidé de faire entrer les images dans le processus de publication, images qui n'avaient donc plus une simple valeur probatoire permettant au lecteur de vérifier la qualité des transcriptions réalisées, mais acquéraient une fonction spécifique dans une logique éditoriale précise. L'analyse paléographique, les questions posées par la position de certains éléments textuels pouvaient être abordées par le lecteur­chercheur directement à partir des numérisations. En revanche, la transcription du texte lui­même restait indispensable, faute de logiciel permettant de transcrire automatiquement tous les graphèmes contenus dans les documents, afin de permettre à terme des interrogations par vocable ou par lemme. Un certain nombre de comptes ont dû être sélectionnés. Pour rendre aisé au lecteur le passage du texte à l'image, il fallut néanmoins équiper chaque transcription de balises disparaissant à la publication, une opération de nature à perturber un éditeur travaillant de manière traditionnelle, destinée à distinguer le début de chaque article de compte, les changements de ligne, les incises et notes marginales. L'objectif était de constituer un ensemble de ressources utilisables par des chercheurs en histoire, en linguistique, par des archéologues et des spécialistes de l'histoire des techniques, et enfin pour l'enseignement de la paléographie. Il s'agissait donc de réaliser un portail facilitant l'accès aux sources, permettant une série d'interrogations élémentaires, mais demeurant un outil de recherche et d'édition suffisamment ouvert pour faire naître à l'avenir de nouvelles recherches et … de nouvelles éditions. Celui­ci ne devait nullement conclure nos travaux, ni éteindre toute velléité éditoriale traditionnelle.
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Un programme éditorial portant sur de grandes quantités de texte se distingue nécessairement de l'édition d'un document unique par ses procédures. Mais, au­delà du volume de la documentation, les forces en présence, les techniques mobilisables, le public visé et le temps imparti sont aussi des facteurs qui déterminent la définition du travail éditorial. Sans doute doit­on pronostiquer de ce fait une diversification plus grande encore des normes éditoriales utilisées par les chercheurs, diversification qu'il ne faut sans doute pas inscrire dans une perspective générale de baisse de qualité de l'édition critique – elle reste toujours vivante, même si elle demeure aussi inadaptée que par le passé pour traiter de grandes quantités de texte – mais qu'il faut concevoir comme une adaptation à des travaux de recherche qui se réalisent aujourd'hui sur programme, dans des délais fixés et selon des procédures nécessairement attentives aux évolutions techniques.
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