Adresse à tous ceux qui jouent avec le feu

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Adresse à tous ceux qui jouent avec le feu
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Adresse à tous ceux qui jouent avec le feu
Je ne reconnais plus mon pays. Il y souffle un vent mauvais, un vent de colères,
de divisions, d’antagonismes. Il arase ces digues que l’on nomme respect de
l’autre, estime de soi, bienséance, civilité, et qu’une haute civilisation construit
et reconstruit patiemment pour canaliser les pulsions et les passions humaines. Il
attise un feu de violence et de haine qui couve sous la cendre d’une crise
économique, sociale, identitaire aux conséquences profondément délétères sur la
cohésion de notre société.
Comment vivre ensemble, comment se sentir solidaires, comment partager, si la
détestation s’immisce dans tous les rouages de la société, dans toutes les
relations, si elle transpire dans toutes les attitudes, dans tous les
comportements ? Comment croire que la légitimité de nos institutions, de nos
lois, la solidité de notre démocratie ne s’en trouveraient pas dangereusement
affaiblies ?
Je ne reconnais plus mon pays. A qui la faute ?
Quand souffle ce vent mauvais qui précède toujours les grandes catastrophes de
l’histoire, c’est à chacun de prendre davantage sur lui-même pour ne pas nourrir
les antagonismes, ne pas creuser les fractures, pour apaiser, réconcilier. Chacun
a sa part de responsabilité. Elle est d’autant plus grande que l’on occupe dans la
société un rang plus élevé, que l’on y exerce un pouvoir plus important.
La démesure est le risque de tout pouvoir.
Elle commence quand un pouvoir ne se pose plus la question de sa propre limite,
ne s’interroge plus sur les conséquences de ses actes.
Un pouvoir sans mesure est un pouvoir qui ne s’interroge jamais pour savoir
jusqu’où il ne doit pas aller trop loin vis-à-vis de ceux qui sont en désaccord
avec lui, un pouvoir qui n’a conscience que de ses droits et pas de ses devoirs.
Ce rappel vaut d’abord pour les politiciens. Si l’opposition a le devoir de ne pas
se laisser aller à toutes les surenchères, de ne pas céder aux extrémistes qui
veulent l’entraîner sur des voies où se perdrait son honneur, la majorité du fait
du pouvoir qu’elle exerce a une plus lourde responsabilité encore. Que dire d’un
pouvoir politique, d’une majorité qui, dans une société malade de toutes les
crises, usent tous les jours de la provocation pour servir avec cynisme ses
clientèles les plus extrêmes et radicaliser une partie du pays dans le seul but de
se maintenir au pouvoir ?
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Je l’ai dit jadis sous une autre majorité : chercher à dresser les Français, les uns
contre les autres, conduit à la défaite morale et la défaite morale est toujours
l’antichambre de la défaite politique. Depuis la seconde guerre mondiale, on n’a
jamais vu la France aussi divisée et la radicalisation des idées et des
comportements autant exacerbée par une entreprise de destruction sans
précédent de toutes les institutions et les principes qui nous permettent de vivre
ensemble. Ceux qui attisent ainsi les braises qu’ils avaient si solennellement
promis d’éteindre, doivent être conscients qu’en mettant le feu, ils se brûleront
aussi.
Je ne reconnais pas mon pays, ma France. Passionnée, emportée, mais pétrie
d’humanisme et de valeurs universelles. Ou plutôt je reconnais dans le visage
qu’elle prend, aujourd’hui, celui des mauvais jours, des déchirures et des
drames, quand elle n’est plus elle-même, quand elle perd son âme.
La politique n’est pas seule en cause. Nous vivons une époque dangereuse où
presque tous les pouvoirs semblent oublier leurs devoirs. Qui ne voit avec
consternation et angoisse une certaine dérive de la justice telle qu’elle s’est
affichée sur le « mur des cons », ou telle qu’elle se montre dans la tentation,
mortelle pour la Démocratie et la République, de faire trancher les questions
politiques par les juges ?
Mais le temps est venu de mettre au pied du mur de ses responsabilités un autre
pouvoir, aussi important pour une société de liberté que celui du Parlement, ou
des juges. Je veux parler du pouvoir des médias.
La société leur confie un pouvoir considérable et le protège.
Ce pouvoir crée aussi à ceux qui l’exercent des devoirs qui dépassent le cadre
des lois et des règlements. Les médias ont eux aussi un devoir moral, un devoir
de mesure, un devoir de respect. Comme tout pouvoir celui-ci a le devoir de
s’imposer, en conscience, ses propres limites.
Si dans les médias, les débats peuvent être vifs, passionnés, les entretiens
incisifs, dérangeants, ils ne doivent pas être systématiquement biaisés et, le
monde des médias ne doit se transformer ni en tribunal de la pensée, ni en
machine à tourner tout en dérision.
J’ai quitté, il y a quelques jours, le plateau d’une émission en direct, « C’est à
vous » sur France 5, chaîne du service public. Ce n’était pas un geste de colère,
mais un geste, parfaitement assumé, pour exprimer qu’il doit y avoir une limite à
tout, car justement tout n’est pas dérisoire, tout n’est pas anodin.
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J’ai participé, à la radio et à la télévision à des centaines d’émissions et de
débats où j’ai dû affronter l’adversité, la mauvaise foi, la caricature, l’outrance,
le mensonge, me disant qu’après tout c’était le jeu de la démocratie, que la
politique c’était la vie aves ses passions, ses sentiments, ses excès et que si l’on
voulait à tout prix se protéger il ne fallait pas s’engager sur la scène publique.
Mais, il y a des limites à tout. Ou plutôt, il faut mettre des limites à tout. Ne pas
tout accepter, ne pas tout supporter, ne pas tout endurer, et s’empêcher soi-même
de franchir certaines bornes : l’homme libre, l’homme digne, est un homme qui
est capable de dire non.
L’autre soir, sur ce plateau de télévision, où l’on m’avait invité pour parler de la
politique familiale, l’interlocuteur que l’on m’avait choisi n’avait qu’un but,
avec la complicité au moins passive des animateurs : faire un débat homosexuel
contre hétérosexuel. Ce débat je le récuse, je l’ai toujours récusé, de toutes mes
forces. Il est porteur du pire.
Je passe sur le mépris, l’impolitesse, la caricature, j’ai l’habitude. Que mon
interlocuteur fasse de la cause qu’il prétend défendre un fonds de commerce et
qu’il l’abaisse à ce point, après tout c’est son problème même si c’est détestable.
Mais accepter les termes de ce débat, supporter que le débat politique soit si
profondément dénaturé, entraîné sur des voies si dangereuses où les orientations
sexuelles, la couleur de la peau ou les religions deviennent des catégories
politiques, ce n’était pas possible.
Faut-il donc se laisser glisser sur cette pente fatale où la vieille lutte des classes
aux effets si néfastes laisserait la place à pire encore : la guerre des religions, des
sexualités, des mémoires, des origines, au choc haineux de tous les intégrismes
et de tous les racismes ?
Faut-il donc être le complice de cette transformation de la politique en
entreprise de délégitimation morale systématique de celui qui ne partage pas les
idées de quelques minorités plus agissantes que d’autres ?
Qui ne voit que ce dévoiement de la politique dessine les contours du plus
dangereux des communautarismes, celui du rejet, du dénigrement, du mépris de
l’autre ?
Non, ce n’était pas possible. Ce n’était intellectuellement, moralement pas
possible.
Je suis parti. Que faire d’autre ?
Beaucoup de Français qui n’en peuvent plus du climat de notre vie publique
m’ont approuvé. D’autres ont condamné mon geste. C’est la loi du genre. On ne
peut pas être d’accord avec tout le monde. Mon inquiétude est ailleurs : ceux qui
dans des émissions grand public, dès le lendemain, m’ont traîné dans la boue
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parce que j’avais osé dire « ça suffit ! », ceux-là se rendent-ils compte à quel
point est dangereuse la mise en scène de ce genre d’affrontement qui nourrit les
pires antagonismes?
J’ai envie de leur dire : avez-vous conscience que vous jouez avec le feu ? Avezvous conscience que vous avez aussi une responsabilité dans le vent mauvais qui
souffle sur la France, que vous avez aussi des devoirs et pas seulement des
droits ? Même vous, oui, même vous ! Vous d’abord qui êtes les garants du
pluralisme démocratique ! Vous qui avez ce privilège de pouvoir tous les jours
parler à tous les Français !
Quand viendra, à force de souffler sur les braises, le temps de la violence et de la
haine, croyez-vous que vous pourrez dire : « nous n’y sommes pour rien » ?
Souvenez-vous que ce ne sont pas les prophètes de malheur qui sont
responsables des grandes catastrophes mais ceux qui ricanent cyniquement
quand tous les éléments du drame se mettent en place. Parce qu’ils ont
laissé faire…
Je ne reconnais plus mon pays et vous y êtes aussi pour quelque chose.