massoud, le commandant à la caméra

Transcription

massoud, le commandant à la caméra
MASSOUD,
LE COMMANDANT
À LA CAMÉRA
&RPPDQGDQW0DVVRXGLPDJHWURXYpHGDQVXQED]DUj.DERXO
DÈS LES PREMIÈRES ANNÉES DE LA RÉSISTANCE AFGHANE contre l’armée soviétique, Ahmad Shah Massoud s’imposa comme l’un GHVFKHIVGHJXHUUHOHVSOXVHI¿FDFHVGDQVODOXWWHFRQWUHO¶DGYHUVDLUH
Entre 1981 et 1984, les sept principales offensives menées par l’Armée mandant le plus reconnu alors qu’il n’avait pas encore 30 ans. Par sa capacité à structurer des forces combattantes sous ses ordres, à dévelop-­
per une pensée militaire très élaborée et à organiser un véritable système politique, économique et social dans sa vallée, le commandant Massoud incarna la résistance d’un peuple insolent qui tenait tête à la deuxième plus puissante armée du monde2 8QH LPDJHULH V¶HVW SURJUHVVLYHPHQW
construite autour de la silhouette de ce jeune homme sec au visage d’aigle, coiffé du traditionnel pakol3 qui rappelait aux jeunes Occidentaux AGNÈS DEVICTOR
1. Voir Jacques Lévesque, /¶8566HQ$IJKDQLVWDQGHO¶LQYDVLRQDXUHWUDLW%UX[HOOHVeGLWLRQV
Complexe, coll. « La Mémoire du siècle », 1990, p. 184.
29RLU0LFKDHO%DUU\/H5R\DXPHGHO¶LQVROHQFHO¶$IJKDQLVWDQ, Paris, Flammarion, 2002.
3. Chapeau traditionnel du Panjshir, plat et rond, qui va vite devenir un attribut des moudjahiddin HWFRQWULEXHUjGp¿QLUOHXU¿JXUHLFRQLTXH
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rouge le furent contre la vallée du Panjshir1 dont il était devenu le com-­
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LES CARNETS DU BAL #4
de ce fait coupées des informations en provenance du camp de Massoud7. GH-RVHSK.HVVHO'DQVOHFKDPSGHVVFLHQFHVVRFLDOHVGHVFKHUFKHXUV
Ces activités de propagande, jusque-­là gérées par l’organe de propagande étudiaient ses techniques combattantes en rupture avec les formes tradi-­
GX'MDPL\DWHLVODPLGH%XUKDQXGGLQ Rabbani basé au Pakistan, passent tionnelles de pouvoir et de combat et démontraient que dans les formes jOD¿QGHODJXHUUHFRQWUHOHV6RYLpWLTXHVGLUHFWHPHQWVRXVO¶DXWRULWpGX
d’organisation politique et sociale élaborées par Massoud, l’islam politique 6KXUDH1H]DUOH&RQVHLOGHVXUYHLOODQFH8).
pWDLWXQHUpHOOHIDoRQG¶DFFOLPDWHUODPRGHUQLWp5. Mais dans ce portrait aux &HWDUWLFOHSRUWHUDVSpFL¿TXHPHQWVXUO¶pWXGHGHVUXVKHVHQUHJLVWUpVSDUOHV
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multiples facettes, ce que l’on connaît moins, c’est l’homme d’image qu’a opérateurs de guerre et principalement par Youssouf Janessar. Destinées à un été Massoud.
seul public (Massoud), ces images étaient un outil essentiel à la stratégie mili-­
Et si la question « Que peut une image ? » lui avait été posée, il est pro-­
WDLUHGXFRPPDQGDQWGX3DQMVKLU(QGpSLWGHPXOWLSOHVGLI¿FXOWpV0DVVRXGD
EDEOHTXHVDUpSRQVHDXUDLWpWp©%HDXFRXSª
en effet cherché à préserver l’intégralité de ces rushes, comme si ces images Peu après son entrée dans la résistance en 1979, Massoud fait usage devaient remplir dans le futur un rôle de témoignage. C’est en partie chose des caméras dans la préparation de ses combats et dans le contrôle de faite aujourd’hui grâce à Youssouf Janessar et à l’INA qui ont sauvegardé la ses propres forces combattantes. S’il n’est pas le seul chef de guerre6 à presque intégralité de ce fonds9. Ces images peuvent désormais se livrer à avoir recours à des opérateurs, il est celui qui fera de l’image l’utilisation d’autres regards et d’autres interprétations et peut-­être devenir une nouvelle la plus systématisée et la plus organisée. Au point qu’à sa mort (par une source pour l’étude des guerres et des pratiques combattantes en Afghanistan.
arme cachée dans une caméra de télévision), le 9 septembre 2001, ce sont Pour répondre au plus près au questionnement « Que peut une image ? », plusieurs milliers d’heures d’images enregistrées par ses opérateurs qui nous commencerons par revenir sur les objectifs assignés à ces rushes seront préservées et rigoureusement classées dans son agence de presse par Massoud. Puis, à partir de l’étude d’enregistrements tournés durant Ariana Films.
la guerre de résistance contre l’armée soviétique jusqu’aux premières Deux groupes d’opérateurs vont en fait travailler aux côtés de Massoud. Le années de la guerre civile, nous tenterons de montrer « à quoi peuvent premier groupe, constitué progressivement à partir de 1984-­1985, enregis-­
servir ces images », maintenant qu’elles ont été rendues accessibles WUHUDODSUpSDUDWLRQGHVFRPEDWVHWOHVRIIHQVLYHVGDQVGHV¿OPVTXLUHVWH-­
jXQUHJDUGH[WpULHXU&HWWHUpÀH[LRQ10 est fondée sur le visionnage du URQWjO¶pWDWGHUXVKHV8QVHFRQGJURXSHIRUPpjSDUWLUGHTXDQGOD
guerre deviendra plus statique et donc plus propice à une organisation de la propagande, réalisera des reportages pour un public de réfugiés dans les pays limitrophes de l’Afghanistan et en Occident, ainsi que pour les factions de combattants qui agissent sur un territoire éloigné du Panjshir et qui sont 49RLUOHV¿OPVGH&KULVWRSKHGH3RQ¿OO\HW-pU{PH%RQ\Une vallée contre un empire (1981) HWGH&KULVWRSKHGH3RQ¿OO\0DVVRXGO¶$IJKDQ (1998).
5. Voir Gilles Dorronsoro, /D5pYROXWLRQDIJKDQH3DULV.DUWKDODFROO©5HFKHUFKHVLQWHUQD-­
tionales », 2000.
67UDGLWLRQQHOOHPHQWO¶DI¿OLDWLRQjXQFRPPDQGDQWIRQFWLRQQHFRPPHXQUpVHDXGHVROLGDULWp
traditionnel (qawn), où le politique est vécu sur le mode d’une appartenance familiale. Voir ibid.
7(QWUHWLHQDYHF'DYXG1D\OLPLTXLGLULJHDFHJURXSHUpDOLVpOHPDLj.DERXO
8. Ce conseil, formé en 1986 au plus fort de la guerre contre les Soviétiques, devient progres-­
VLYHPHQWXQHDXWRULWpSROLWLTXHTXLUDVVHPEOHOHVSURYLQFHVGX1RUGGHO¶$IJKDQLVWDQ.DSLVD
3DUZDQ.DERXO.XQGX]%DJKODQ%DONK7DNKDUHW%DGDNKVKDQTXLVHUHWURXYHQWSRXUOD
première fois regroupées sous un seul commandement.
98QSURJUDPPHGHQXPpULVDWLRQDpWpPLVHQSODFHSDUO¶,1$HQWUHHWSRXUVDXYH-­
JDUGHUOHV¿OPVGH5DGLR7HOHYLVLRQ$IJKDQLVWDQG¶$IJKDQ)LOPHWGXIRQGV$ULDQD)LOPV
10. Cet article s’inspire très largement d’une publication coécrite avec Camille Perréand, qui DDFFRPSDJQpODQXPpULVDWLRQGXIRQGV$ULDQD)LOPVj.DERXOSRXUO¶,1$$JQqV'HYLFWRUHW
Camille Perréand, « Tactique de guerre, techniques du corps : pour une lecture du fait guerrier HQ$IJKDQLVWDQjSDUWLUG¶LPDJHV¿OPpHVªLQ$QWKURSRORJ\RIWKH0LGGOH(DVW, vol. 7, n° 1, SULQWHPSVS/HSUpVHQWDUWLFOHFRPSOqWHFHWWHSXEOLFDWLRQPDLVHQUHFWL¿HpJDOH-­
PHQWTXHOTXHVpOpPHQWVJUkFHDX[QRXYHOOHVUHFKHUFKHVTXLRQWSXrWUHHQWUHSULVHVj.DERXO
en octobre 2012 et en mai 2013.
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OH&KHRX%RE'\ODQ4, tout en étant un digne descendant des Cavaliers 31
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IRQGV$ULDQD)LOPVjO¶,1$HWj.DERXOHWVXUGHQRPEUHX[HQWUHWLHQV
Repérage et contrôle
menés à Téhéran 3DULVHW.DERXOHQWUHHWDYHF<RXVVRXI
Depuis la guerre de 1914-­1918, les États en guerre ont utilisé les caméras Janessar .
dans des missions de repérage pour l’élaboration de tactiques militaires. 11
12
Outil de renseignement qui s’inscrit dans une « logistique de la percep-­
tion15 », ces fonctions de la caméra se retrouvent dans l’un des objectifs Massoud appartient aux mouvements islamiques qui se sont développés assignés par Massoud aux enregistrements de la guerre.
GHSXLV OD ¿Q GHV DQQpHV ¬ FH WLWUH LO DXUDLW SX PHWWUH j GLVWDQFH
(QWRXWHGLVFUpWLRQ-DQHVVDUHVWHQHIIHWHQYR\pHQUHSpUDJHSRXU¿OPHU
les caméras et toute idée d’enregistrement des « êtres dotés d’une âme », OHWHUUDLQVXUOHTXHOSRXUUDLWDYRLUOLHXXQHRIIHQVLYH,OSDUWVHXO¿OPHOD
SRXUUHVWHU¿GqOHjXQUDSSRUWKRVWLOHjODSURGXFWLRQG¶LPDJHVHQLVODP
WRSRJUDSKLHOHVURXWHVTXLFRQGXLVHQWDXWKpkWUHGHVRSpUDWLRQVODIDoRQ
dans sa tradition la plus rigoriste %LHQDXFRQWUDLUHLOLQVWUXPHQWDOLVHOD
dont la lumière éclairera telle ou telle partie du terrain lors de l’offensive. caméra et en fait dès le début de la résistance aux forces soviétiques un Avec ces images, Massoud complète sa stratégie en réalisant très souvent élément de sa stratégie militaire.
des maquettes16. Cette préparation dure au minimum un mois17. La fonction En 1986, Youssouf Janessar s’engage aux côtés des moudjahiddin (« com-­
G¶HQUHJLVWUHXU GH -DQHVVDU FRwQFLGH DYHF OD ©PDFKLQH GH JXHWª Gp¿QLH
battants de la foi »), comme il est d’usage pour tout homme qui dispose par Virilio, mais cette machine est ici aussi humaine puisque c’est Janessar d’une arme dans les campagnes afghanes . Originaire du Panjshir, il rejoint et la caméra qui remplissent cette fonction, par différence avec le modèle les troupes du commandant Massoud pour un entraînement préliminaire, original (le guetteur) et sa variante 100 % technicisée analysée par Virilio. mais passe une partie de son temps avec un jeune opérateur qui enregistre /HV ¿OPV FRPSOqWHQW OHV FDUWHV G¶pWDWPDMRU SHUPHWWHQW GH YLVXDOLVHU OHV
les combats avec une caméra vidéo, alors dernier cri technologique qui fait OLHX[3DUIRLVXQHFDVVHWWH¿OPpHGHVDQQpHVSOXVW{WVXUXQPrPHWKpkWUH
UrYHUOHMHXQH-DQHVVDU4XDQG0DVVRXGYLHQWjOD¿QGHO¶HQWUDvQHPHQW
d’opérations, retrouve son usage dans la préparation d’une nouvelle offen-­
pour répartir les combattants dans les différents théâtres d’opérations, il sive. Sur cette utilisation de l’image, qui est sans doute pourtant première trouve cette recrue de 15 ans bien trop jeune pour se battre et lui propose dans sa stratégie, Massoud reste cependant très discret18.
de rester avec le caméraman. Janessar deviendra son principal opérateur, Il revendique en revanche une fonction pédagogique de l’image. Janessar ¿OPDQWjVHVF{WpVSHQGDQWSOXVGHTXLQ]HDQV
HQUHJLVWUHOHVRSpUDWLRQV¿OPDQWDXWDQWOHVFRPEDWWDQWVTXHOHVFRPEDWVHW
13
14
laissant les ennemis le plus souvent hors champ. Ce n’est pas tant l’ennemi 11©*XHUUH ,UDQ,UDN JXHUUHV HQ$IJKDQLVWDQ TXHOOHV LPDJHV"ª ZRUNVKRS RUJDQLVp SDU
O¶,QVWLWXWIUDQoDLVGHUHFKHUFKHHQ,UDQHWOH&HQWUHGXFLQpPDGRFXPHQWDLUHHWH[SpULPHQWDO
(sinema-­ye tajrobeh), Téhéran (5 au 7 avril 2008).
12&HWUDYDLOQ¶DXUDLWSXrWUHPHQpVDQVO¶DLGHLQHVWLPDEOHGH&DPLOOH3HUUpDQG.DQHFKND
6RUNKDEL$QQH/HIRUWHW0LFKHO'DX]DW
13. L’Arabie Saoudite interdisait le cinéma à cette époque, tout comme le feront par la suite les talibans avec toute forme d’enregistrement consacré à des êtres vivants. Voir Silvia Naef, Y a-­t-­il une « question de l’image » en islam ?, Paris, Téraèdre, coll. « L’Islam en débats », 2004.
14. Voir Gilles Dorronsoro, « Désordre et légitimité du politique en Afghanistan », in Cultures &RQÀLWV, n° 24-­25, 1997, p. 135-­157. Voir aussi Gérard Chaliand, Rapport sur la résistance DIJKDQH3DULV%HUJHU/HYUDXOW
qui semble intéresser l’opérateur que les moudjahiddin, non pas sur un 15. Paul Virilio, Guerre et Cinéma : logistique de la perception, Paris, Cahiers du Cinéma, coll. « Essais », 1991.
169RLUOH¿OPGH6HUJH9LDOOHWHW3LHUUH&DWDODQ2001 : l’enterrement du commandant Mas-­
soud, 2012, 26 min, INA.
17. Entretien avec Youssouf Janessar, 9 avril 2008, Téhéran.
18<RXVVRXI-DQHVVDUFRQ¿HDYRLUYXGHV¿OPVGHUHSpUDJHDYDQWPrPHG¶DYRLUpWpRI¿FLHOOH-­
ment recruté comme opérateur. Il souligne que contrairement aux fonctions pédagogiques et d’archive, cette fonction de préparation des offensives était très peu mentionnée publiquement SDU0DVVRXG(QWUHWLHQGXPDL.DERXO
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/HVHQUHJLVWUHPHQWV¿OPpVGDQVODVWUDWpJLHGH0DVVRXG
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PRGHO\ULTXHHWGHJORUL¿FDWLRQGHVFRPEDWVPDLVSRXUXQHREVHUYDWLRQ
minutieuse de leur comportement et de leurs gestes dans la guerre19.
C’est que Massoud n’est pas systématiquement présent lors des opé-­
rations et la caméra devient ainsi l’œil du commandant20. Par ces enre-­
JLVWUHPHQWV LO YRLW OD IDoRQ GRQW VHV FKHIV VH FRQGXLVHQW FRPPHQW OHV
hommes réagissent au combat, et comment ils se comportent entre eux. Cette « délégation de regard » à la caméra de Janessar ne fera que ren-­
IRUFHUODSUR[LPLWpHQWUHOHVGHX[KRPPHV/¶RSpUDWHXU¿OPHSRXUXQVHXO
public, Massoud, et détermine son point de vue en fonction de cet impératif. 0DVVRXGDI¿FKHTXDQWjOXLRXYHUWHPHQWTXHFHVHQUHJLVWUHPHQWVVHUYHQW
à l’instruction militaire, en permettant d’évaluer avec les combattants l’évo-­
lution de leur apprentissage.
8Q HQUHJLVWUHPHQW GH PRQWUH OH GpEXW G¶XQH RIIHQVLYH ORUVTXH GHV
moudjahiddin atteignent l’ultime colline avant le terrain des combats. Dans Youssouf Janessar,2IIHQVLYHGHSKRWRJUDPPH)RQGV<RXVVRXI-DQHVVDU‹,1$$ULDQD)LOPV
FHWWHDXEHJULVHO¶DSSHOGXPXH]]LQHVWUHWUDQVPLVSDUWDONLHZDONLH/HV
Ces images, sans montage ni voixRII, n’ont pas vocation à être diffusées. de partir au combat.
N’étant ni un outil de mobilisation auprès des populations ni un rouage dans (Q HQUHJLVWUDQW OD SULqUH HW O¶RIIHQVLYH -DQHVVDU ¿OPH OD JXHUUH GDQV VD
une stratégie de consentement à la guerre22, elles n’endossent pas ce qui dimension de djihad 21 et montre à Massoud combien tous les rituels sont HVWSRXUWDQWO¶XQHGHVIRQFWLRQVGHV¿OPVGHJXHUUH23. L’enregistrement de respectés. Ayant moins de trente minutes pour mener l’opération, durée IUDJPHQWVGHUpHOHVWOLYUpLQWDFWHWVDQVPRGL¿FDWLRQDXVHXOUHJDUGLQWHU-­
qui empêche aux renforts soviétiques d’arriver, les moudjahiddin doivent prétatif de Massoud.
GpSOR\HU XQH DFWLRQ KDXWHPHQW FRRUGRQQpH HW HI¿FDFH &¶HVW FH TXL HVW
La question de la diffusion publique voire de la propagande a pourtant été explicitement présent dans cet enregistrement. Ces offensives éclairs posée vis-­à-­vis de ces enregistrements et ce, dès le début des années VRQW¿OPpHVDYHFXQHFDPpUDYLGpRHWGHVFDVVHWWHVGHGL[VHSWPLQXWHV
1980, quand le parti Djamiyat-­e islami basé au Pakistan (et auquel appar-­
N’ayant pas le temps de les changer (Janessar n’a pas d’assistant), une tient Massoud) a exigé l’envoi de ces images pour son centre de propa-­
seule cassette est généralement tournée par opération. Les conditions de gande24. L’objectif semble avoir été autant de contrôler ce qui se passait WRXUQDJHRIIUHQWMXVWHVXI¿VDPPHQWGHOXPLqUH
dans les rangs de Massoud que d’intégrer ces images aux montages de 193DUODVXLWH<RXVVRXI-DQHVVDU¿OPHUDDXVVLOHVFLYLOVHWQRWDPPHQWOHVGpSODFHPHQWV
de population.
20. Entretien avec Youssouf Janessar, 9 avril 2008, Téhéran.
21. Djihad se traduit par « guerre sainte » mais recouvre une pluralité de sens. Voir E. Tyan, « Djihâd », in (QF\FORSpGLHGHO¶LVODPW,,/H\GH3DULV%ULOO0DLVRQQHXYHHW/DURVH
22. Gérard Chaliand note que la résistance afghane est « spontanée, multiforme, massivement soutenue par la population » et qu’elle manque « davantage d’armes que de bras ». Op. cit., p. 77.
236XUOHVIRQFWLRQVGHV¿OPVWRXUQpVGXUDQWOHVFRPEDWVYRLU7KRPDV'RKHUW\3URMHFWLRQVRI
War : Hollywood, American Culture, and World War II1HZ<RUN&ROXPELD8QLYHUVLW\3UHVV
24. Entretien avec Youssouf Janessar, 10 avril 2008, Téhéran.
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FRPEDWWDQWVVRQW¿OPpVHQWUDLQG¶HIIHFWXHUEULqYHPHQWOHXUSULqUHDYDQW
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¿OPVUpDOLVpVSRXUrWUHGLIIXVpVGDQVOHVFDPSVGHUpIXJLpVHWDXSUqVGHV
accepte que des journalistes le suivent et couvrent les opérations, sans FRPPXQDXWpVG¶$IJKDQVjO¶pWUDQJHUHWREWHQLUDLQVLGHO¶DLGH¿QDQFLqUH
pour autant leur donner de directives. Leurs images doivent contribuer à Malgré l’ordre du chef de son parti, Rabbani, Massoud interrompt ces mobiliser l’opinion internationale et favoriser l’accroissement de l’aide. Le envois en 1986 et décide par la suite de diriger depuis l’Afghanistan l’orga-­
FLQpDVWH &KULVWRSKH GH 3RQ¿OO\ VRXYHQW DFFRPSDJQp GH -pU{PH %RQ\
nisation de sa propagande en créant son propre circuit avec un autre qu’il acceptera à ses côtés durant de longs mois, sera l’un de ses plus groupe d’opérateurs.
¿GqOHVDPEDVVDGHXUVHQ)UDQFH
25
36
Massoud a conscience de l’importance de la réception et de la question GXSRLQWGHYXHXQMRXUQDOLVWHpWUDQJHUVDLWFRPPHQW¿OPHUODJXHUUHSRXU
Massoud a sans doute très tôt réalisé le rôle que pourraient jouer des jour-­
son public, voire pour les dirigeants de la planète28. Il prend des « belles » QDOLVWHVpWUDQJHUVGDQVODUHSUpVHQWDWLRQGXFRQÀLW6DUHQFRQWUHjOD¿QGH
images qui font sens pour un regard qui connaît peu la situation, expliquant l’année 1978 avec le photographe et cinéaste Raymond Depardon, alors FHTXLGRLWO¶rWUHFRPPHQWWHOOHRXWHOOHRSpUDWLRQGRLWrWUHSHUoXHWHOJHVWH
qu’il n’était encore qu’étudiant et membre de la mouvance islamiste, aura expliqué, intégrant des plans sur des villages traditionnels, des moissons sans doute des effets dans sa relation aux images. Depardon, venu au RXGHVHQIDQWVTXLMRXHQWjODEDODQoRLUH
3DNLVWDQV¶LQ¿OWUHGDQVODSURYLQFHGX1RXULVWDQGpJXLVpHQ$IJKDQSRXU
Gagner en surface médiatique dans les instances occidentales permet ¿OPHUOHVHIIHWVGXFRQÀLWTXLSUHQGIRUPHHQ$IJKDQLVWDQ . Il passe plu-­
d’obtenir de l’aide non seulement humanitaire29 PDLV DXVVL ¿QDQFLqUH HW
VLHXUVVHPDLQHVDYHF0DVVRXGTXLDDSSULVOHIUDQoDLVDXO\FpH,VWLTODOGH
donc des armes pour lutter contre l’ennemi soviétique. C’est aussi rempor-­
.DERXOHWTXLOXLVHUWGHJXLGHHWGHWUDGXFWHXU/HIXWXUFRPPDQGDQWFRP-­
ter des victoires contre les autres commandants afghans qui contestent la prend déjà le rôle de trait d’union avec l’Occident que des photographes position hégémonique de Massoud dans la résistance. Cette démarcation et journalistes, souvent fascinés par l’Afghanistan, peuvent constituer. Il est d’autant plus forte que celui-­ci s’inscrit en rupture avec les formes tra-­
a de longues discussions avec Depardon lors de leurs haltes dans des ditionnelles du pouvoir, refusant de jouer des solidarités tribales qui l’em-­
villages. Lorsque Depardon sera démasqué par un garde pakistanais à la pêcheraient par la suite d’incarner un rôle national30. Il est l’un des rares frontière et donc obligé de fuir pensant ses rouleaux de photos perdus à commandants de l’intérieur qui parvienne à dépasser la structuration tradi-­
MDPDLV0DVVRXGOHVOXLUDSSRUWHUDLQWDFWVj3HVKDZDUTXHOTXHVMRXUVSOXV
tionnelle autour d’un espace de solidarité initiale, dans son cas le Panjshir, 26
tard, après avoir franchi bien des périls . Massoud a déjà indéniablement 27
conscience de l’importance de l’image.
Devenu chef de guerre, il sait combien ces reporters sont des acteurs majeurs de la bataille médiatique qui joue un rôle décisif pour l’issue de la guerre contre les Soviétiques. C’est sans doute pour cette raison qu’il 25. Ibid.
26. Voir Raymond Depardon, Images politiques, Paris, La Fabrique, 2004.
27. Voir Raymond Depardon, La Solitude heureuse du voyageur, Paris, Points, 2006, p. 16-­18.
28. Entretien avec Youssouf Janessar, 10 avril 2008, Téhéran.
29. Massoud est complètement dépendant de l’aide des ONG pour la structure administrative qu’il met en place et ce dans tous les aspects civils allant de la reconstruction à la santé, en passant dans une moindre mesure par l’éducation. Voir Gilles Dorronsoro, op. cit., 2000, p. 151.
30. Il prend sans doute conscience qu’une sorte de société de guerre s’installe en Afghanistan « à la faveur de la translation des structures traditionnelles de solidarité (ethnie, clan, tribu), d’exercice de l’autorité, de distribution des biens, de violences, le tout dans le cadre nouveau d’une guerre de guérilla qui est moderne par son armement, son insertion dans la géostratégie des années 1950-­1990, ses références idéologiques (communisme, islamisme) et son organi-­
VDWLRQSROLWLTXHSDUWLVª2OLYLHU5R\©$IJKDQLVWDQOHVUDLVRQVG¶XQFRQÀLWLQWHUPLQDEOHªLQ
&XOWXUHV&RQÀLWV, n° 1, 1990, p. 13-­23.
MASSOUD, LE COMMANDANT À LA CAMÉRA # DEVICTOR
Une arme sur le front médiatique
37
LES CARNETS DU BAL #4
Pour Youssouf Janessar cette préservation du stock d’images pourrait prou-­
38
pour l’élaboration d’une mémoire de la guerre35.
ver la position centrale de Massoud au sein de la résistance et notamment ORUVGHVHVYLFWRLUHVFRQWHVWpHVSDUOHSDUWLGH+HNPDW\DUOH+H]EHLVODPL
Janessar se souvient de propos de Massoud insistant sur le fait que ces images pourraient plus tard constituer des preuves et des témoignages34. Le commandant aurait souligné la nécessité de la constitution d’archives Mais en visionnant ces rushes, il apparaît que peu d’images ont été tour-­
nées dans l’intention d’en faire des archives. Ni explicatives, ni situées chronologiquement ou géographiquement, elles ne semblent pas avoir été prises dans cette intention. Ce n’est qu’a posteriori que Massoud aurait envisagé de les faire passer d’un statut privé à un statut public d’archive, dans le cadre d’un futur État inscrit dans une modernité institutionnelle et Youssouf Janessar, Premier enregistrement de Massoud en 1986, 1986, photogramme, )RQGV<RXVVRXI-DQHVVDU‹,1$$ULDQD)LOPV
administrative où le passé devait être organisé et rendu accessible. Pour pour ainsi faire admettre son autorité sur le Nord-­Est, même s’il se heurte extérieures.
cela, ces fonds devaient s’ouvrir à d’autres regards et à des interprétations à d’autres commandants . La reconnaissance internationale lors de la 31
Réinterpréter, enregistrement de 1986
relations sont marquées par une forte concurrence .
Ces rushes constituent aujourd’hui une mine d’informations pouvant ali-­
32
menter des études sur les guerres en Afghanistan car, au-­delà de leurs Archives et « images-­preuves »
objectifs stratégiques, ils portent aussi la trace de postures, de gestes, de 0DVVRXGDWWULEXHXQHWHOOHLPSRUWDQFHjVHVHQUHJLVWUHPHQWV¿OPpVTX¶LO
UHJDUGVGHFHTXLDSSDUDvWFRPPHGHVGpWDLOVPDLVGHYLHQWWUqVVLJQL¿DQW
impose que l’on transporte son moniteur TV même dans les caches les plus dans une étude du fait combattant. C’est cet « excédent de sens », présent escarpées du Panjshir &HV¿OPVVHPEOHQWVLSUpFLHX[TX¶LOVVRQWSUpVHU-­
G¶DLOOHXUVGDQVWRXW¿OPTX¶LOV¶DJLWjSUpVHQWG¶DQDO\VHU
vés coûte que coûte de la guerre mais aussi des dégradations naturelles. (Q-DQHVVDUWRXUQHVRQSUHPLHU¿OPTXLDVDQVGRXWHVWDWXWG¶HVVDL
0DOJUp OHV GLI¿FXOWpV G¶DSSURYLVLRQQHPHQW HW GH VWRFNDJH OHV FDVVHWWHV
pour le jeune opérateur36,O¿OPHXQGLVFRXUVGHPRELOLVDWLRQGH0DVVRXG
33
sont rarement réutilisées, mais au contraire sauvegardées, archivées et décrites dans un cahier. Très peu semblent avoir été perdues.
31. Voir ibid.
32. Voir Gilles Dorronsoro, art. cit., 1997.
33. Entretien avec Youssouf Janessar, 10 avril 2008, Téhéran.
34(QWUHWLHQDYHF<RXVVRXI-DQHVVDUPDL.DERXO
35. Entretien avec Youssouf Janessar, 10 avril 2008, Téhéran.
36. Précisons que le site de l’INA mentionne 1982, date également donnée par Youssouf Janessar lors des entretiens réalisés à Téhéran en 2008. Cependant, le chef opérateur est revenu sur cette date en précisant qu’il y avait eu erreur et que ces images dataient en fait de 1986, moment où lui-­même entre sous le commandement de Massoud. Entretien du PDL.DERXO
MASSOUD, LE COMMANDANT À LA CAMÉRA # DEVICTOR
guerre soviéto-­afghane renforce son pouvoir face à ces derniers dont les 39
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Youssouf Janessar, Premier enregistrement de Massoud en 1986, 1986, photogramme, )RQGV<RXVVRXI-DQHVVDU‹,1$$ULDQD)LOPV
s’adressant à ses troupes. L’enjeu est de le montrer en chef d’une armée EDWWDQWV PDLV DXVVL VXU OHV UDQJHUV ,O ¿OPH FHV KRPPHV DVVLV O¶DUPH
moderne, disciplinée, organisée, et en commandant du djihad.
.DODFKQLNRY RX ODQFHURTXHWWHV FROOpH OH ORQJ GH OHXU FRUSV FDQRQ
3RXUFHSURMHW-DQHVVDUDUHFRXUVjGHVSODQVWUqVVLJQL¿DQWVG¶DXWDQW
pointé vers le ciel. La caméra s’attarde aussi sur une roquette gravée qu’opérateur novice, il expérimente les potentialités de son outil. Ainsi, G¶XQH VRXUDWH GX &RUDQ 8Q VHXO KRPPH SRUWH OH PDQWHDX WUDGLWLRQQHO
il choisit de se placer parmi les moudjahiddin, en contrebas du terrain (chapam38), ce qui le détache du groupe et, bien qu’étant un comman-­
PRQWDJQHX[ /H FKHI HVW GHERXW DX PLOLHX GH VHV KRPPHV j ÀDQF GH
GDQWGX%DGDNKVKDQLOSDUDvWGpQXpGHSXLVVDQFHIDFHjFHVKRPPHV
PRQWDJQH $LQVL SRVLWLRQQp -DQHVVDU ¿OPH OHV FRPEDWWDQWV pFRXWDQW
en armes et en uniforme. Massoud est habillé comme ses hommes et Massoud qui émerge du groupe. Le cadre est saturé par les corps, don-­
porte barbe et pakol. Sont ainsi enregistrés le rythme de son phrasé et sa nant une impression de masse (alors qu’ils sont moins d’une trentaine). posture quand il s’adresse à ses combattants. Il termine son discours par -DQHVVDUVHVHUWGHIDoRQLQVLVWDQWHGX]RRPDYDQWSRLQWDQWDLQVLGHV
des exhortations à suivre le Coran. Le commandant semble autant jouer GpWDLOVFRPPHOHVJUDGHVRXO¶LPSUHVVLRQ©86ªVXUXQHSRFKHG¶XQL-­
sur le ressort religieux (par la posture et les mots) que sur des ressources IRUPHTXLDWWHVWHQWGHIDoRQHQFRUHSOXVH[SOLFLWHGHODSURYHQDQFHGHV
propres au commandement militaire.
WHQXHVÀDPEDQWQHXYHVHWSDUIDLWHPHQWSURSUHV37. Son objectif s’attarde Malgré les coupes, parfois maladroites quand il interrompt les longues sur les généreuses réserves de munitions sanglées dans le dos des com-­
SKUDVHV GH 0DVVRXG VDQV VH VRXFLHU GHV UXSWXUHV GH VHQV OH ¿OP GH
37(QWUHHWOHVeWDWV8QLVDXUDLHQWGRQQpSOXVGHGHX[PLOOLDUGVGHGROODUVG¶DLGHV
militaires aux moudjahiddin. Voir Gilles Dorronsoro, op. cit., 2000, p. 230.
38. Le chapam est un manteau de laine à longues manches. Lorsqu’il fait très froid, l’extrémité des manches sert de gants.
MASSOUD, LE COMMANDANT À LA CAMÉRA # DEVICTOR
Youssouf Janessar, Premier enregistrement de Massoud en 1986, 1986, photogramme, )RQGV<RXVVRXI-DQHVVDU‹,1$$ULDQD)LOPV
41
LES CARNETS DU BAL #4
Janessar rend explicitement compte de la position de Massoud, comme Durant la guerre contre les Soviétiques, Massoud n’a de cesse d’imposer chef de guerre et comme leader du djihad.
des modalités modernes de combat, et il recourt pour cela à une dis-­
0DLV TXH YRLWRQ DXVVL DXGHOj GH FH TXH -DQHVVDU YHXW ¿OPHU" 7RXW
cipline militaire calquée sur celles des armées occidentales41. Rompant d’abord, dès le premier plan, s’impose la forme géométrique que constitue DYHF OD IDoRQ WUDGLWLRQQHOOH GH VH EDWWUH HQ$IJKDQLVWDQ LO LPSRVH XQH
le champ de pakol. On voit aussi des barbes souvent très souples, qui ré-­
stratégie qui passe par une professionnalisation des combattants, alors vèlent la jeunesse des présents. Ces visages et ces chapeaux (qui ne sont TXH OD VpSDUDWLRQ FLYLOPLOLWDLUH pWDLW SHX PDUTXpH GDQV OHV WHFKQLTXHV
42
pas des casques) semblent marquer la partie « afghane » de ces corps en classiques de la guérilla tribale42&HVPRGL¿FDWLRQVQpFHVVLWHQWO¶XWLOLVD-­
uniforme, comme si le bas était un corps militaire américain standardisé et tion des objets (armes, matériel militaire comme les sacs de couchage…) que la tête restait afghane et différenciée. Mais cette séparation n’est pas et doivent déboucher sur une mutation du corps combattant sous l’effet que verticale. Certes, le corps « incorpore » l’uniforme de la plus puissante de cet apprentissage.
DUPpHGXPRQGHHWHQpSURXYHXQH¿HUWpOH¿OPDJHGH-DQHVVDUHQWp-­
La période couverte par les enregistrements de Janessar permet d’obser-­
moigne), mais la posture ne correspond pas à celle de l’armée américaine. ver cet apprentissage de techniques et l’incorporation de ces nouvelles Le regard des moudjahiddin se perd souvent parmi les autres combat-­
postures. Dès cet enregistrement de 1986, le corps est déjà « uniformisé ». tants, s’abaisse parfois avec timidité quand il croise l’objectif de l’opérateur, 8QDXWUHHQUHJLVWUHPHQWGHGDQVXQFDPSG¶HQWUDvQHPHQWPRQWUH-­
traduisant l’humilité du combattant du djihad ou simplement son malaise ra l’intégration des attitudes et des gestes caractéristiques des militaires devant la caméra /HUHJDUGQ¶HVWSDVSRVpVXUO¶KRUL]RQFRPPHFHOXLG¶XQ
occidentaux et comment la professionnalisation des moudjahiddin ne soldat en Occident. Le corps n’est pas non plus en tension, comme celui cesse de se renforcer quand l’aide extérieure et en particulier américaine G¶XQ PLOLWDLUH pFRXWDQW OH GpEULH¿QJ GH VRQ FRPPDQGDQW PDLV GpWHQGX
s’accentue43.
39
d’un côté du corps. Ils portent donc des uniformes américains, mais ne Évolution des formes combattantes
s’assoient pas comme des militaires américains.
Les enregistrements réalisés durant toute la résistance à l’armée soviétique Massoud, quant à lui, se positionne comme un chef de guerre mais a puis lors de la guerre civile contribuent, grâce à cette durée et grâce à une recours à des formes d’élocution proches des techniques de rhétorique ¿GpOLWpjXQHPrPHIDoRQGHWRXUQHUjSRLQWHUGHVpYROXWLRQVWDQWGDQVOHV
du prêcheur ou de l’instituteur &HVLPDJHVWpPRLJQHQWGHVDIDoRQGH
modes d’action que dans les mutations des techniques et des corps eux-­
40
conjuguer pratiques modernes de commandement et modes traditionnels G¶H[SUHVVLRQGDQVOHVDVVHPEOpHV$XGHOjGHVRQREMHFWLILPPpGLDWOH¿OP
témoigne, en 1986, d’une armée qui a « pris forme ».
39. Janessar ajoute que dans ces années-­là, les combattants très croyants préféraient ne SDVrWUH¿OPpV&HX[TXLYHQDLHQWGHODYLOOHQ¶H[SULPDLHQWSDVODPrPHJrQH(QWUHWLHQDYHF
Youssouf Janessar, 9 avril 2008, Téhéran.
403RXU&KULVWRSKHGH3RQ¿OO\0DVVRXGpWDLWOHPDvWUHG¶pFROHHWOHVKRPPHVVHVpOqYHVOp. cit., rééd. 2001.
41. Massoud imposait un entraînement de huit heures par jour pendant deux mois à ces recrues. Au début de la résistance, il se fait même instructeur militaire. Voir Christophe de 3RQ¿OO\HW-pU{PH%RQ\op. cit1RWRQVTX¶LOOLVDLWDXWDQW&ODXVHZLW]&KULVWRSKHGH3RQ¿OO\
op. cit.) que le géopoliticien Mackinder (Gilles Dorronsoro, op. cit., 2000, p. 145).
42. Gilles Dorronsoro souligne que la distinction entre militaires et civils a pris forme en 1986 HQUDLVRQGHO¶DLGHH[WpULHXUHTXLDUULYDLWDORUVGHIDoRQPDVVLYHFHUWDLQVDUPHPHQWVQpFHVVL-­
tant une formation minimale qui empêchait une complète interchangeabilité des combattants. 0DLVFKH]0DVVRXGFRQVWDWHOHFKHUFKHXU©RQDWUqVW{WO¶DSSDULWLRQGHmoudjahiddin à plein temps organisés sur le modèle d’une armée régulière ». Gilles Dorronsoro, art. cit., 1997.
43. Voir Gilles Dorronsoro, op. cit., 2000, p. 148-­149.
MASSOUD, LE COMMANDANT À LA CAMÉRA # DEVICTOR
légèrement avachi. Les hommes sont assis à terre, leurs genoux repliés 43
LES CARNETS DU BAL #4
mais d’entreprendre des offensives d’envergure qui visent à contrôler les axes stratégiques pour prendre le pouvoir central. « Tenir les montagnes n’est plus un gage de sécurité mais le signe d’une marginalisation46. » Le cheval est alors remplacé par le 4x4, signe extérieur de puissance dans une guerre qui s’accélère. Les enregistrements montrent que les formes de la guerre changent et avec elles, celles du corps combattant.
44
Dans la guerre civile, l’ennemi est composé de groupes variables dont l’armement et la discipline militaires se transforment, contrairement à la puissante et stable Armée rouge. Le matériel utilisé par les hommes de Massoud évolue lui aussi : les tanks et les hélicoptères s’imposent. L’utilisation d’armes aériennes et de blindés va de pair avec la concentra-­
tion de plusieurs milliers d’hommes. Il ne s’agit plus d’opérations rapides et discrètes, jouant sur l’effet de surprise et d’invisibilité ;; il s’agit de tenir des Youssouf Janessar, Premier enregistrement de Massoud en 1986, 1986, photogramme, )RQGV<RXVVRXI-DQHVVDU‹,1$$ULDQD)LOPV
positions et de montrer sa force. Ainsi, les groupes mobiles, composés d’un mêmes 'DQVOHVDQQpHVFHV¿OPVSHUPHWWHQWG¶REVHUYHUTXHOH
GHPLWUDLOOHWWHVWUqVHI¿FDFHVORUVGHODJXHUUHFRQWUHOHV6RYLpWLTXHVQ¶RQW
corps physique des moudjahiddin change progressivement. D’où provient plus d’utilité. Leur dislocation semble contribuer à l’affaiblissement de la cette impression ? Déjà l’uniforme, sans disparaître, n’est plus le même. La structure militaire de Massoud.
44
ODQFHXUGH53*G¶XQRSpUDWHXUUDGLRHWG¶XQHGL]DLQHG¶KRPPHVpTXLSpV
mise ample sur leur pantalon et le WFKHI¿HK45 autour du cou se généralise, 1992
assouplissant la rigueur de la tenue militaire. Quelques combattants, qu’il Les enregistrements consacrés à l’entrée des forces de Massoud dans HVWSRVVLEOHGHUHFRQQDvWUHDX¿OGHVHQUHJLVWUHPHQWVRQWSULVGXSRLGV
.DERXOSOXVLHXUVPLOOLHUVG¶KRPPHVHWXQHFHQWDLQHGHFKDUVOHDYULO
leur silhouette s’alourdit. Les opérations très mobiles et rapides de la gué-­
1992, sont particulièrement révélateurs du désordre et du changement de rilla dans les montagnes du Panjshir deviennent de plus en plus statiques décor qui marquent le passage de la guerre de résistance à la guerre civile : dans la guerre civile, où l’enjeu est désormais le contrôle des villes. Après HPERXWHLOODJHVDQV¿QFRORQQHVGHWDQNVHWGHYRLWXUHVFRLQFpVVXUSODFH
le retrait de l’armée soviétique en 1989, la stratégie évolue. Il ne s’agit -DQHVVDU ¿OPH 0DVVRXG TXL DYDQFH j SLHG HQFDGUp SDU FLQT KRPPHV
plus de mener des opérations de guérilla destinées à fragiliser l’ennemi, Ceux-­ci ont plus l’air de chefs de guerre tribaux que de militaires.
44. Pour une étude de ces rushes en écho aux techniques du corps (Marcel Mauss, « Les Techniques du corps », in Journal de psychologie, vol. XXXII, n° 3-­4, 15 mars 1936), se référer à Agnès Devictor et Camille Perréand, art. cit.
45. Il s’agit du foulard en coton à quadrillage noir et blanc que les combattants portent sur leurs pSDXOHVVLPLODLUHjFHTXLHVWDSSHOp©NHI¿HKªGDQVOHPRQGHDUDEH±HWTXLHVWGHYHQXXQ
des emblèmes des combattants musulmans.
$X ¿O GHV HQUHJLVWUHPHQWV RQ SHXW YRLU TXH OHV IRUPHV FRPEDWWDQWHV
tendent à reprendre les marques de l’appartenance communautaire. Peut-­
être est-­ce par effet de miroir vis-­à-­vis des nouveaux ennemis ? Les années 46. Gilles Dorronsoro, art. cit., 1997.
MASSOUD, LE COMMANDANT À LA CAMÉRA # DEVICTOR
tenue devient moins nette : certains hommes se mettent à porter une che-­
45
LES CARNETS DU BAL #4
de guerre contre les Soviétiques auraient pu permettre à Massoud d’ache-­
Les conséquences avaient été douloureuses et l’événement était devenu ver la formation d’une armée moderne par l’apprentissage de « techniques tabou dans son entourage. L’histoire de la guerre afghano-­soviétique et du corps » sur le modèle d’une armée conventionnelle. Ce qui était struc-­
de la guerre civile n’étant pas enseignée, ce passé était resté verrouillé WXUDQWFKH]O¶HQQHPLVRYLpWLTXHSRXUFHWDSSUHQWLVVDJHV¶HVWRPSHDXFRXUV
pour elle. Et voilà qu’elle était face à des images tournées à l’époque par de la guerre civile, comme le montrent les enregistrements des opérateurs « l’ennemi », et que celles-­ci montraient l’autre face de cet événement oc-­
de Massoud réalisés durant cette décennie.
culté. Les enregistrements projetés lors de cette soirée présentaient des 46
Interprétées par Massoud ou par des chercheurs, ces images « peuvent » situations, souvent confuses, sans explication ni repère, invitant aux ques-­
ainsi aboutir à des lectures très variées avec des applications militaires im-­
tionnements plus qu’aux certitudes. À partir de ce visionnage, les ennemis médiates ou devenir de nouvelles sources historiques et anthropologiques. d’hier ont ainsi échangé pendant des heures. Massoud se serait-­il douté Cependant, ce qui fait une des singularités de ce fonds demeure sa très TX¶XQMRXUVHV¿OPVSRXUUDLHQWRXYULUjXQHIRUPHGHUpFRQFLOLDWLRQGRQW
ULFKH FDSDFLWp LQWHUSUpWDWLYH GXH j OD IRUPH GHV ¿OPV UHVWpV j O¶pWDW GH
une première étape passerait par le partage de deux regards ?
rushes, sans montage, sans recadrage, sans accélération ou ralenti, ni voix off. Si le point de vue est toujours du côté des moudjahiddin de Massoud, FHV¿OPVQHSRUWHQWSDVGH©GLVFRXUVªH[SOLFLWHVQLGLUHFWLIVVXUO¶pYpQH-­
ment enregistré. De ce fait, ils pourraient peut-­être jouer un jour encore un autre rôle si leur diffusion gagnait un public plus large en Afghanistan47. Peut-­être pourraient-­ils contribuer à une reconstruction de la représenta-­
WLRQQDWLRQDOHGXUHPHQWDIIHFWpHSDUGHVGpFHQQLHVGHFRQÀLWVHQRIIUDQW
GHFRQVHQVXVDXWRXUG¶LPDJHVDSSDUWHQDQWjXQSDVVpWRXMRXUVGLI¿FLOHj
regarder ensemble.
8QH SHWLWH DQHFGRWH V¶LQYLWH GDQV OD FRQFOXVLRQ GH FHW DUWLFOH /RUV G¶XQ
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accompagné d’une jeune femme qui découvrait pour la première fois ces LPDJHV3HQGDQWOHVpYpQHPHQWV¿OPpVSDU-DQHVVDUHOOHpWDLWj.XQGX]
DORUVWRXWHSHWLWH¿OOH6DIDPLOOHpWDLWDORUVSURFKHGXJRXYHUQHXUTXLDYDLW
négocié la reddition de la ville avant de la livrer à Massoud et de s’enfuir. 47. Mis en ligne sur le site INA Médiapro, ils sont réservés aux professionnels de l’image.
AGNÈS DEVICTOR est maître de conférences en histoire du cinéma à l’université Paris I Panthéon-­Sorbonne. Ses recherches actuelles portent sur le cinéma iranien et l’analyse des images de guerre dans la région.
MASSOUD, LE COMMANDANT À LA CAMÉRA # DEVICTOR
davantage de repères communs et en contribuant à recréer des points 47

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