Massoud cœur de lion

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Massoud cœur de lion
polka icône
Massoud cœur de lion
Pris par son ami Reza, en 1985, ce portrait a fait
le tour du monde. Les Afghans l’affichent dans les lieux
officiels et, souvent, chez eux.
A l’aéroport, ce jour de printemps 1985, en le voyant
s’engager dans la file « Rien
à déclarer », les douaniers
ont toussé : « Même votre
gueule est à déclarer,
Monsieur ! » Reza ne s’est pas
rasé depuis des mois, il a les
cheveux en broussaille, il revient
d’Afghanistan. Dans son sac,
des photos de Massoud
qu’« Actuel » attend pour boucler.
C’est urgent : le voyage de
Reza, prévu pour trois semaines,
en a duré douze. Philippe
Flandrin, Michel Setboun et
Anthony Suau, les trois autres
photographes envoyés par le
journal de Jean-François Bizot,
sont rentrés depuis longtemps.
Chacun devait « couvrir » une
partie du pays déchiré par la
guerre qui avait commencé fin
1979 avec l’invasion soviétique.
Clandestin, habillé en Afghan,
Reza s’est lancé à pied dans les
montagnes à la recherche des
résistants menés par un jeune
commandant dont le nom
s’ancre peu à peu dans la geste
héroïque de la lutte contre
l’occupant russe : Ahmed Shah
Massoud. Par deux fois, il a fait
demi-tour pour échapper à des
embuscades. La troisième fois,
une tempête de neige a coûté
un doigt à l’un de ses compagnons, que Reza a redescendu
sur son dos. Le photographe a
toutefois repris le même chemin
et, franchissant les sommets du
Nouristan, est entré par l’extrême est, la région de Paryan,
dans la vallée du Panshir, le fief
de Massoud. Mais personne ne
sait où se trouve le commandant.
« Et puis, un matin, j’ai vu un
petit groupe d’hommes qui arrivaient en commando, sautant
d’un rocher à l’autre, agiles
comme des “marco-polo”, les
© R e z a / We b i s t a n .
par Joëlle Ody
REZA Commandant Ahmed Shah Massoud,
vallée du Panshir, Afghanistan, 1985
chèvres des montagnes. Parmi
eux, Massoud, qui est venu à
moi en me disant : “Bienvenue !”
Je lui avais apporté en cadeau
un jeu d’échecs. Tout de suite,
on a commencé une partie. »
Pendant deux semaines,
ils vont jouer chaque soir, et
longuement parler. Reza donne
à Massoud des nouvelles du
monde extérieur. « On se
déplaçait tous les jours, c’est lui
qui décidait du moment du
départ et de l’endroit où aller. »
Massoud, raconte encore Reza,
voulait former au métier de
commandant 100 hommes
venus combattre avec lui de
tout l’Afghanistan, puis les
renvoyer dans leur région où
leur première mission serait d’en
former 100 autres comme eux.
Lors d’une attaque massive
de l’aviation russe, ses gardes
du corps prennent la fuite. Il se
sépare d’eux pour revenir aider
le photographe, resté en arrière,
à traverser une rivière et le
mettre à l’abri dans une grotte,
au flanc d’une étroite vallée.
L’alerte va durer trois heures,
le temps d’un long tête-à-tête.
« Il m’a parlé de son plan après
le départ des Russes : une fédération avec un gouvernement de
transition, des élections, une
constitution. Au début, comme
je ne connaissais pas bien
l’homme, je me disais : c’est un
mégalo, il a trois villages qui lui
sont dévoués et il s’attaque aux
Russes. Alors, je lui ai demandé :
“Tu crois que tu es capable de
mettre à genoux l’Armée
rouge ?” “Je ne le crois pas, a-t-il
répondu. Je le vois !” “Bon,
disons OK. Ensuite, comment
ça va se passer entre vous les
Afghans ?” C’est là qu’il a pris
cet air pensif. Il a réfléchi longtemps. Quand j’ai vu qu’il était
entré dans ses pensées, j’ai fait
cette photo. » Reza, au moment
de l’attaque aérienne, n’a pas
pu emporter son sac. Il n’a avec
lui qu’un seul appareil, un
Canon F avec un objectif 70200, chargé en Kodachrome
64 Asa, l’un de ses films
préférés. Comme la vallée est
encaissée, le soleil tapant sur
l’autre flanc en fait un réflecteur
qui éclaire d’une belle lumière
le visage de Massoud.
Ce portrait du Lion du
Panshir songeur est resté
longtemps inédit. « Actuel » avait
publié une photo du commandant assis au milieu de ses
hommes. Et c’est Christophe de
Ponfilly, cherchant en 1998 dans
les archives de son ami Reza
une affiche pour son film ou une
couverture pour son livre « Massoud l’Afghan », qui l’a retrouvé.
« Après la grotte, j’ai encore
passé une semaine avec
Massoud, poursuit Reza. Au
moment de mon départ, je lui ai
dit : “J’espère qu’on se verra
bientôt à Kaboul libérée ou à
Téhéran.” J’étais en exil d’Iran
depuis cinq ans déjà. Il a rigolé
très fort, car c’était un homme
joyeux. “Téhéran, je ne peux pas
promettre, mais Kaboul libre, on
y entrera ensemble.” Et cela
s’est produit, finalement. En
1992, j’étais le seul photographe
sur le char de Massoud quand il
est entré à Kaboul. » •
MARS - AVRIL 2013 183