Petits Poèmes en prose

Transcription

Petits Poèmes en prose
Objet d’étude Le travail de l’écriture
Perspective complémentaire La poésie
Petits Poèmes en prose
1862
Au moment où Baudelaire conçoit son poème en vers, « La chevelure », il écrit simultanément en
prose à partir des mêmes thèmes. L’imaginaire poétique de Baudelaire s’exprime à la fois à travers
le travail sur la versification, comme à travers la forme moderne et originale du poème en prose.
UN HÉMISPHÈRE DANS UNE CHEVELURE
5
10
1. altéré : assoiffé. 15
2. gargoulettes :
sortes de vases
où l’on conserve
l’eau fraîche.
3. musc :
substance
odorante très
puissante utilisée
en parfumerie.
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Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout
mon visage, comme un homme altéré1 dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main
comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends
dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur
la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les
feuilles et par la peau humaine.
Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant
leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible
du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes2 rafraîchissantes.
Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au
sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les
rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc3
et de l’huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.
Charles Baudelaire,
Petits Poèmes en prose, 1862.
1. Étudiez la composition du poème. Sur quel thème
chaque paragraphe est-il construit ?
3. Relevez des exemples d’allitérations et d’assonances
dans la cinquième et la sixième strophe.
2. Relevez l’alternance de la première et de la deuxième
personne dans le texte. Quelle est sa fonction ?
4. Relevez, à partir de cet exemple, les caractéristiques du
poème en prose.
NOTION
Le travail de l’écriture
Baudelaire cherche à exprimer la même impression, le même élan vers la rêverie et l’évasion à travers
deux formes différentes, qui apparaissent ainsi comme les variantes d’un même projet. La confrontation du poème en vers et du poème en prose témoigne du processus singulier qui conduit l’auteur à
jouer des règles du genre poétique.
Question : Quels points communs, quelles différences « Un hémisphère dans une chevelure » présente-t-il par rapport à « La chevelure » (page 400) ? Quel poème préférez-vous ? Justifiez votre réponse.
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Objet d’étude Le biographique
Perspective complémentaire L’épistolaire
Correspondance
1861
Tout au long de sa vie, Baudelaire correspond avec sa mère. Il lui confie ses projets, mais aussi ses
problèmes de santé, ses difficultés financières. Il revient souvent sur ses années d’enfance et ses
moments de bonheur évanouis.
À MADAME AUPICK
Paris, 6 mai 1861.
5
1. Honfleur :
lieu où réside
alors la mère
de Baudelaire.
2. crois-tu : ne
penses-tu pas.
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3. la place SaintAndré-des-Arts
et Neuilly :
endroits où ont
vécu un temps
Charles et sa mère,
alors qu’elle était 15
veuve.
4. excitation
perpétuelle :
allusion à la vie
de dandy menée
par Baudelaire.
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Ma chère mère, si tu possèdes vraiment le génie maternel et si tu n’es pas encore
lasse, viens à Paris, viens me voir, et même me chercher. Moi, pour mille raisons terribles,
je ne puis aller à Honfleur1 chercher ce que je voudrais tant, un peu de courage et de
caresses. À la fin de mars, je t’écrivais : Nous reverrons-nous jamais ? J’étais dans une de ces
crises où on voit la terrible vérité. Je donnerais je ne sais quoi pour passer quelques jours
auprès de toi, toi, le seul être à qui ma vie est suspendue (…).
Il y a eu dans mon enfance une époque d’amour passionné pour toi ; écoute et lis
sans peur. Je ne t’en ai jamais tant dit. Je me souviens d’une promenade en fiacre ; tu sortais d’une maison de santé où tu avais été reléguée, et tu me montras, pour me prouver
que tu avais pensé à ton fils, des dessins à la plume que tu avais faits pour moi. Crois-tu2
que j’aie une mémoire terrible ? Plus tard, la place Saint-André-des-Arts et Neuilly3. De
longues promenades, des tendresses perpétuelles ! Je me souviens des quais, qui étaient si
tristes le soir. Ah ! ç’a été pour moi le bon temps des tendresses maternelles. Je te
demande pardon d’appeler bon temps celui qui a été sans doute mauvais pour toi. Mais
j’étais toujours vivant en toi ; tu étais uniquement à moi. Tu étais à la fois une idole et un
camarade. Tu seras peut-être étonnée que je puisse parler avec passion d’un temps si
reculé. Moi-même j’en suis étonné. C’est peut-être parce que j’ai conçu, une fois encore,
le désir de la mort, que les choses anciennes se peignent si vivement dans mon esprit.
Plus tard, tu sais quelle atroce éducation ton mari a voulu me faire ; j’ai quarante ans
et je ne pense pas aux collèges sans douleur, non plus qu’à la crainte que mon beau-père
m’inspirait. Je l’ai cependant aimé, et d’ailleurs j’ai aujourd’hui assez de sagesse pour lui
rendre justice. Mais enfin, il fut opiniâtrement maladroit. Je veux glisser rapidement,
parce que je vois des larmes dans tes yeux.
Enfin, je me suis sauvé, et j’ai été dès lors tout à fait abandonné. Je me suis épris uniquement du plaisir, d’une excitation perpétuelle4 ; les voyages, les beaux meubles, les
tableaux, les filles, etc. J’en porte trop cruellement la peine aujourd’hui.
Charles Baudelaire, Correspondance, lettre du 6 mai 1861.
1. Indiquez quel est le sentiment dominant exprimé par
Baudelaire dans chaque paragraphe.
3. Comment le jeu des temps verbaux souligne-t-il
l’échange entre le présent et le passé ?
2. Relevez les grandes étapes du récit. À quelles périodes
de son existence correspondent-elles ?
4. Relevez les marques de l’épistolaire. Pourquoi peut-on
affirmer qu’il s’agit d’une lettre authentique ?
NOTION
La confession autobiographique
Le journal intime, la lettre privée sont l’occasion d’exprimer des sentiments personnels, de rapporter
des événements cachés. L’écrivain revient sur les faits qui ont marqué son existence. Ses confidences
autobiographiques éclairent ainsi la genèse de son œuvre.
Question : Confrontez cette lettre à la biographie de Baudelaire (page 348). À quels moments la lettre
prend-elle le ton de la confidence intime ?
1850 -1900 La marche vers le progrès 355