cinquième section

Transcription

cinquième section
Communiquée le 8 juin 2015
CINQUIÈME SECTION
Requête no 33242/12
Dominique TERRAZZONI
contre la France
introduite le 9 mai 2012
EXPOSÉ DES FAITS
La requérante, Mme Dominique Terrazzoni, est une ressortissante
française née en 1962 et résidant à Toulon. Elle est représentée devant la
Cour par Me P. Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation.
La requérante fut nommée magistrate par décret du 14 décembre 1988.
À partir du mois de juillet 2000, elle occupa un poste de juge au tribunal
d’instance de Toulon, avant d’être installée dans les fonctions de juge au
tribunal de grande instance (« TGI ») de Toulon en janvier 2008.
1. Les éléments à l’origine des poursuites contre la requérante
Le 6 septembre 2008, en exécution d’une commission rogatoire délivrée
par un juge d’instruction du TGI de Nice, dans le cadre d’une information
judiciaire ouverte des chefs d’infractions à la législation sur les stupéfiants,
le groupe d’intervention régional de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur
intercepta une communication téléphonique entre la requérante et F.L.,
individu connu des services de police et titulaire de la ligne faisant l’objet
des écoutes.
Au cours de cette conversation d’une durée de 21 minutes et 26
secondes, F.L. demanda conseil à la requérante en vue de sa comparution
prochaine devant le tribunal correctionnel de Toulon. Celle-ci lui répondit
qu’elle ne siégeait plus au pénal et lui expliqua les arguments pouvant être
développés pour sa défense. Elle lui indiqua qu’elle se renseignerait sur la
composition de la formation de jugement et qu’elle l’informerait si elle
devait être amenée à siéger de manière exceptionnelle lors de cette
audience, précisant qu’elle ne pouvait pas demander à le faire car « ça ferait
louche ». Elle expliqua à son interlocuteur qu’elle ne connaissait pas les
nouveaux magistrats siégeant au pénal à Toulon, tout en les qualifiant de
« mongols ». Elle mentionna néanmoins le nom d’une collègue qu’elle
2
EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS – TERRAZZONI c. FRANCE
estimait être « très molle » et « de gauche », suggérant qu’être jugée par elle
serait une chance pour F.L.
Dans la dernière partie de leur échange, la requérante demanda à son
interlocuteur s’il connaissait des personnes détenues à la maison d’arrêt de
La Farlède, précisant que l’agresseur de sa sœur s’y trouvait également.
Sans rien demander explicitement, elle sembla suggérer une intervention sur
cette personne par l’emploi de l’expression « tu vois ce que je veux dire ? »
et en formulant le souhait de le voir « crever la bouche ouverte ». Elle
illustra ce propos en évoquant un dossier dont elle avait eu à connaître dans
lequel un « arabe » avait eu l’œil crevé par un autre « arabe », précisant
« non, mais je m’en foutais, c’est des arabes moi, putain, ils peuvent tous
crever la bouche ouverte ». Elle ajouta qu’à l’inverse, elle avait la « haine »
contre l’agresseur de sa sœur.
Informé du contenu de cette conversation, le procureur général près la
cour d’appel d’Aix-en-Provence alerta le procureur de la République près le
TGI de Marseille, ainsi que le premier président de la cour d’appel d’Aixen-Provence. Il informa notamment ce dernier du fait que F.L. avait
finalement été condamné par le tribunal correctionnel de Toulon, le
vendredi 10 octobre 2008, à une peine d’un an d’emprisonnement. Il avait
déjà comparu le 1er avril 2004 pour cette même affaire ; le tribunal, dans la
composition duquel figurait la requérante, avait alors ordonné un
supplément d’information.
2. L’enquête administrative concernant la requérante
Le premier président de la cour d’appel d’Aix-en-Provence fit délivrer à
la requérante une convocation à se présenter devant lui le 29 octobre 2008.
Entre-temps, ayant appris que le président du TGI de Toulon réclamait le
renfort d’un magistrat placé en invoquant sa « situation », la requérante
demanda au premier président de pouvoir être assistée par un représentant
syndical pendant leur entretien, ce qui lui fut refusé en vertu du cadre
procédural de l’enquête administrative.
Le 29 octobre 2008, le premier président de la cour d’appel d’Aix-enProvence informa la requérante de l’interception téléphonique effectuée sur
le téléphone mobile de F.L. et lui résuma les propos qu’elle avait tenu. Il
procéda ensuite à son audition sur la nature de ses rapports avec l’intéressé,
sur le contenu de leur conversation et sur la procédure évoquée. La
requérante indiqua qu’elle connaissait F.L. en tant qu’ancienne relation
amoureuse de sa sœur. Elle confirma avoir eu une conversation
téléphonique avec lui pour faire plaisir à cette dernière, mais contesta l’avoir
conseillé, précisant avoir seulement cherché à le rassurer en l’invitant à
donner au tribunal sa version des faits. Elle admit que son comportement
consistant à suggérer l’exercice de pressions sur un détenu pouvait être
qualifié d’anormal, mais expliqua qu’il s’agissait de « paroles en l’air ». Au
sujet de sa présence dans la composition du tribunal à l’audience du 1er avril
2004, elle affirma n’avoir pas reconnu F.L. durant l’audience, mais s’être
rendue compte qu’elle le connaissait au cours du délibéré. Elle n’avait pas
soulevé la difficulté car le dossier n’était pas en état.
Le premier président informa la direction des services judiciaires du
ministère de la Justice du comportement de la magistrate. Le
7 novembre 2008, le directeur de cabinet de la garde des sceaux saisit
EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS – TERRAZZONI c. FRANCE
3
l’inspection des services judiciaires aux fins d’organiser une mission
d’inspection sur les éléments transmis. Le même jour, la ministre de la
Justice sollicita du Conseil supérieur de la magistrature (« CSM ») qu’il
prononce contre la requérante une interdiction temporaire d’exercice de ses
fonctions.
Lors de l’audience du 11 décembre 2008, la requérante sollicita la
production aux débats de l’enregistrement de la conversation téléphonique
litigieuse. Elle expliqua n’avoir pas pesé tous les termes de ses réponses au
premier président lors de leur entretien du 29 octobre 2008, mais confirma
la teneur de celles-ci.
Par une décision en date du 18 décembre 2008 le CSM réuni comme
conseil de discipline des magistrats du siège rejeta la demande de
production de l’enregistrement, estimant que celle-ci n’apparaissait pas
indispensable à ce stade, la substance de la conversation téléphonique étant
certaine. Par ailleurs, il prononça à l’encontre de la requérante l’interdiction
temporaire d’exercer ses fonctions au TGI de Toulon jusqu’à la décision
définitive sur les poursuites disciplinaires, ou jusqu’à l’expiration d’un délai
de deux mois à défaut d’engagement de telles poursuites dans l’intervalle.
Le 4 novembre 2009, le Conseil d’État déclara non admis le pourvoi de la
requérante contre cette décision.
Le rapport de l’inspection générale des services judiciaires daté de
février 2009 révéla que F.L. avait été condamné le 27 février 1997 par le
tribunal correctionnel de Draguignan à la peine de dix mois
d’emprisonnement avec mandat de dépôt à l’audience pour des faits de vol
aggravé, ainsi que le 21 janvier 2000, par la cour d’assises du Var, à huit ans
d’emprisonnement pour des faits d’extorsion en bande organisée commise
avec une arme. Il avait été incarcéré pour cette seconde peine du
25 janvier 1998 au 5 avril 2002, date à laquelle il avait bénéficié d’une
libération conditionnelle. Le 1er avril 2004, il avait comparu devant le
tribunal correctionnel de Toulon selon la procédure de comparution
immédiate, pour des faits de tentative de vol avec violence ayant entraîné
une incapacité totale de travail inférieure ou égale à huit jours en récidive.
Le tribunal avait ordonné un supplément d’information et placé le prévenu
sous contrôle judiciaire. Devant les membres de l’inspection, la requérante
affirma ne pas avoir reconnu l’intéressé, ni au cours de l’audience ni
pendant le délibéré. Elle indiqua avoir appris plus tard, par sa sœur, qu’elle
avait eu à juger F.L. Par ailleurs, les investigations confirmèrent qu’une
personne nommée D.P. avait été condamnée le 10 novembre 2004 pour des
violences commises sur la sœur de la magistrate et purgeait une peine
d’emprisonnement à la maison d’arrêt de La Farlède à la date de la
conversation téléphonique litigieuse. À la suite des propos interceptés entre
la requérante et F.L., le détenu avait été transféré sur demande du procureur
de la République près le TGI de Nice, afin d’assurer sa sécurité. Devant les
inspecteurs, la magistrate indiqua avoir évoqué D.P. sur le mode de la
plaisanterie, afin que quelqu’un intervienne pour qu’il paie les dommages et
intérêts qu’il devait à sa sœur.
La mission d’inspection conclut qu’il ne pouvait être affirmé que la
requérante avait siégé en connaissance de cause à l’audience du 1er avril
2004 où comparaissait l’intéressé. En revanche, s’agissant des propos tenus
lors de la conversation téléphonique interceptée, elle retint les appréciations
4
EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS – TERRAZZONI c. FRANCE
indélicates portées sur une juge susceptible de siéger à l’audience du
10 octobre 2008 pour caractériser un manquement aux obligations de
réserve, de prudence et de délicatesse attachées à l’état de magistrat. De
plus, elle souligna que le fait pour la requérante d’avoir laissé entendre à
F.L. qu’elle l’avertirait au cas où elle devait siéger dans son dossier, était de
nature à donner au moins l’apparence d’un manquement à la neutralité et à
l’impartialité. Enfin, s’agissant de l’évocation de D.P., la mission
d’inspection estima que la requérante avait objectivement placé son
interlocuteur en situation d’avoir à prêter la main à l’organisation d’une
agression ou de pressions sur le détenu et avait ainsi gravement méconnu les
devoirs de son état.
3. L’enquête pénale concernant les faits
Le 12 novembre 2008, le procureur de la République près le TGI de
Marseille ouvrit une enquête préliminaire contre personne non dénommée
des chefs de violation du secret professionnel et trafic d’influence. Au cours
de celle-ci, la communication téléphonique interceptée fut retranscrite.
Le 9 avril 2009, F.L. fut entendu par les enquêteurs. Il indiqua ne pas
connaître D.P. et ajouta qu’il avait pensé que la requérante voulait lui
demander s’il connaissait « quelqu’un pour le secouer un peu, une ou deux
gifles mais pas plus ». Il précisa n’être pas intervenu en ce sens.
Le 26 mai 2009, le parquet classa le dossier sans suite en l’absence
d’infraction.
4. Les poursuites disciplinaires contre la requérante
Le 20 février 2009, la garde des sceaux saisit le Conseil supérieur de la
magistrature des faits imputables à la requérante. Cette dernière déposa des
conclusions de nullité de la procédure disciplinaire relatives notamment au
déroulement de l’enquête administrative et à la recevabilité de l’écoute
téléphonique à titre de preuve.
Par une décision du 5 mai 2010, le CSM réuni comme conseil de
discipline des magistrats du siège prononça à l’encontre de la requérante la
sanction de mise à la retraite d’office. Ses membres estimèrent notamment
que l’audition effectuée par le premier président avait présenté les garanties
nécessaires des droits de la défense de la magistrate qui avait confirmé lors
de l’audience la teneur des éléments y étant relatés. Ils constatèrent que
l’écoute téléphonique litigieuse était intervenue à l’occasion d’une
procédure pénale dans laquelle la requérante n’était pas en cause et qu’elle
avait été régulièrement versée au dossier au cours de l’enquête du
rapporteur et contradictoirement débattue, l’intéressée ne contestant ni sa
réalité ni son contenu, se contentant d’en minimiser la portée. S’agissant des
griefs disciplinaires, ils observèrent notamment que la requérante avait varié
dans ses déclarations relatives à l’identification par elle de F.L. lors de
l’audience du 1er avril 2004 et rappelèrent le discours qu’elle lui avait tenu
par téléphone dans la perspective de la comparution à venir, pour conclure
que ces agissements constituaient des manquements à son état de magistrat.
De plus, ils jugèrent que les propos incitatifs à la violence sur un détenu
caractérisaient un manquement aux devoirs du magistrat et une perte des
repères déontologiques pour des motifs de vengeance personnelle.
EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS – TERRAZZONI c. FRANCE
5
Par un décret du 30 août 2010, le Président de la République prononça la
radiation des cadres de la requérante.
Le 1er février 2011, la directrice des services judiciaires rejeta le recours
gracieux de cette dernière tendant à l’abrogation de la mesure de radiation
des cadres.
Le 9 novembre 2011, le Conseil d’État déclara non-admis le pourvoi de
la requérante contre la décision du CSM.
Enfin, le 11 avril 2012, le Conseil d’État rejeta la requête en annulation
du décret du 30 août 2010 et de la décision de la directrice des services
judiciaire du 1er février 2011.
GRIEF
Invoquant l’article 8 de la Convention, la requérante se plaint de
l’interception et de la retranscription de la conservation téléphonique
litigieuse, ainsi que de l’utilisation à des fins disciplinaires des
procès-verbaux correspondants. À cet égard, elle estime que l’ingérence
dans sa vie privée n’était pas prévue par la loi, les dispositions relatives aux
interceptions sur une ligne dépendant du cabinet d’un magistrat ou de son
domicile n’ayant pas été respectées. De plus, elle estime que la mesure
n’était pas nécessaire dans une société démocratique, compte tenu de son
statut de juge et de l’impossibilité pour elle de faire valoir l’irrégularité
invoquée.
QUESTION AUX PARTIES
« Y a-t-il eu violation du droit de la requérante au respect de sa vie privée
et de sa correspondance, au sens de l’article 8 de la Convention ? »