Hernández en français

Transcription

Hernández en français
Hernández en français
par Sara SOLIVELLA et Philippe LEIGNEL
La poésie, c’est, étymologiquement, la « création ». Celle d’Hernandez (1910-1942) se
confond avec la naissance – dans la douleur extrême – de l’Espagne moderne. Re-création et
libération d’une langue, émancipation des poncifs hérités d’un passé-culte et reviviscence des
rapports premiers avec la terre, le corps, l’amour, les objets du quotidiens qui, tous, se mettent
à signifier, à entrer en résonance avec les pulsions, les rêves, les désirs fous de l’âme
humaine, voilà ce que l’on trouve dans les textes de Miguel Hernández qui ont l’âpreté des
origines et les audaces de la modernité.
De fait, Miguel Hernández, enfant surdoué d’un marchand de bétail de l’Espagne
profonde, arraché par son père aux études que les Jésuites de sa petite ville de province
entendaient lui faire suivre et contraint d’aller garder les troupeaux dans la sierra pour
s’éloigner des livres, est un poète-né qui, par l’écriture, se révolte contre toutes les tutelles,
celles du langage comme de la société, pour retrouver la joie de la parole nommant les choses
comme au commencement du monde.
Miguel Hernández à 20 ans, l’ardeur du regard
Autant dire que sa vie se confond avec l’histoire de son peuple, en lutte pour devenir le
maître de son destin, à travers la fabuleuse et terrible épopée de la Révolution espagnole, du
triomphe des républicains en 36 jusqu’à l’étouffoir des geôles franquistes où il mourra en
1942, oublié et abandonné de la plupart, mais toujours insoumis.
Curieusement, au contraire de ses amis les plus proches, Rafael Alberti, Pablo Neruda,
Antonio Machado, Federico García Lorca, pour ne citer que les plus grandes ombres de cette
prodigieuse génération de très grands poètes qui figurent comme un nouveau siècle d’or pour
la poésie espagnole (et universelle), Hernandez a été fort peu traduit en français (la plupart
des traductions sont aujourd’hui introuvables). Comme si ses compatriotes (il est plus
populaire en Espagne que Lorca, ses poèmes sont mis en musique par de grands chanteurs)
avaient voulu garder pour eux celui qu’ils nomment volontiers l’ « entrañable », littéralement
« celui qu’on a dans ses entrailles ».
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Fac-similé du cahier de poèmes qu’Hernández amena à Madrid en 1931
(publié en 2010 par le Centro Hermandiano de Estudios e Investigación, à Elche)
Il y a donc un travail à faire auprès du public francophone, un travail également dont la
langue française puisse profiter. Il nous semble en effet qu’il s’agit là d’un apport de sang
vigoureux et vrai, qui amène avec lui le sens du réel dans la présence charnelle du verbe, du
réel le plus sensible et le plus sensuel qui soit, allié au rêve le plus ardent, l’utopie la plus folle
et la plus intensément désirée : les poèmes d’Hernández nous parlent de liberté, de racines
retrouvées, d’amour et de combat, autrement dit de l’essentiel…
C’est ce que nous avons voulu « donner à voir ».
Llegó tan hondo el beso
que traspasó y emocionó los muertos.
qu’il transperça et émut les morts.
Le baiser amena un élan
qui arracha la bouche des vivants.
El beso trajo un brío
que arrebató la boca de los vivos.
Le grand baiser profond
sentit brèves les lèvres en
s’approfondissant.
El hondo beso grande
sintió breves los labios al ahondarse.
El beso aquel que quiso
cavar los muertos y sembrar los vivos.
Ce baiser-là qui voulut
bêcher les morts et semer les vivants.
Arriva si profond le baiser
(« Cancionero » et « romancero »
d’absences, 1938-1941)
***
(…)
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Para la libertad sangro, lucho, pervivo.
Para la libertad, mis ojos y mis manos,
como un árbol carnal, generoso y cautivo,
doy a los cirujanos.
Para la libertad siento más corazones
que arenas en mi pecho: dan espuma mis
venas,
y entro en los hospitales, y entro en los
algodones
como en las azucenas
Pour la liberté je saigne, je lutte, je survis.
Pour la liberté, mes yeux et mes mains,
comme un arbre charnel, généreux et
captif,
je les donne aux chirurgiens.
Pour la liberté je sens davantage de cœurs
que de sables dans ma poitrine : ils
donnent de l’écume à mes veines,
et je rentre dans les hôpitaux, et je rentre
dans les ouates
comme dans des lys.
(…)
(L’homme guette, 1936-1937)
***
Nous avons souhaité que notre travail soit le plus fidèle possible au texte, afin de mettre
en valeur les vers du poète dans leur langue originale (notre édition est totalement bilingue,
texte, préfaces et tables) sans trahir la beauté de la langue française. Notre traduction suit
donc au plus près l’espagnol, sans que le français, selon nous, pâtisse de ce duo musical.
Par ailleurs, le choix des poèmes qui constituent notre édition est subjectif. Leur
classement thématique est un parti pris purement esthétique.
La maison où vécurent le poète et sa famille, à Orihuela, au pied de la sierra.
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