« Escribir de muertos » : Juan Hernández Luna de Crónica de la

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« Escribir de muertos » : Juan Hernández Luna de Crónica de la
« Escribir de muertos » :
Juan Hernández Luna de Crónica de la
violencia política à Domada furia
Sébastien Rutés
CRICCAL, Université Nancy 2
Triste trabajo el de contar la vida de puros muertos.
Juan Hernández Luna, Crónica de la violencia política (Puebla).
Ante mis ojos desfilaba una larga lista de crímenes.
Sólo quedaba preguntarme qué se hacía con tantos muertos.
Juan Hernández Luna, Domada furia.
L
e Partido de la Revolución Democrática (PRD) fut fondé en 1989, au lendemain de la défaite contestée du candidat du Frente Democrático Nacional
(FDN), Cuauhtémoc Cárdenas, aux élections présidentielles mexicaines de
1988. Sept ans plus tard, en 1996, le nombre de militants du PRD assassinés dans
le pays s’élevait – selon des sources internes – à 564. Le principe d’une « deuda
moral » (Isabel Molina Warner dans Hernández Luna, 1997 : 6) envers ces militants
victimes de leur engagement présida à la création de la Fundación Ovando y Gil
– du nom de Francisco Javier Ovando et Román Gil Heráldez, membres du cabinet
de campagne de Cárdenas assassinés en juillet 1988 –, qui débuta ses travaux
en janvier 1997. La reconnaissance du PRD envers ces militants devait prendre
la forme d’aides matérielles à leurs veuves et orphelins et, de façon plus symbolique, d’un travail de mémoire visant à perpétrer le souvenir de leur engagement
et à réclamer justice face à l’impunité de leurs assassins. La tâche fut confiée au
jeune romancier Juan Hernández Luna et prit la forme de deux fascicules intitulés Para que no se olvide… Crónica de la violencia política, consacrés l’un à l’État
de Puebla, l’autre à celui du Guerrero. Durant plusieurs mois, Hernández Luna,
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lui-même militant perredista, sillonna ces États – et d’autres – afin de recueillir
les témoignages des proches de ces militants et reconstituer les vies derrière les
listes de noms. Le résultat est un « antoral de la desgracia » (Hernández Luna,
1997 : 10) qui affecta profondément l’auteur, au point qu’il utilisa certains des
témoignages recueillis comme matière première d’un roman qui reste inédit un
an après son décès prématuré, en juillet 2010 : Domada furia. Il n’est pas anodin
qu’un tel travail ait été confié à un romancier plutôt qu’à un journaliste : de la
mise en forme du témoignage à la novélisation, la présente communication a
pour objet d’interroger les modalités de la représentation du crime depuis deux
pratiques d’écriture très différentes, qui construisent un même questionnement
sur le dire de la mort.
Le fascicule consacré à Puebla est composé, en plus du texte d’Hernández Luna,
d’une introduction d’Isabel Molina Warner, directrice de la Fundación Ovando y
Gil en 1997, d’un prologue d’Hernández Luna et d’une série de graphiques et
tableaux détaillant, par État et par année, le nombre de victimes du PRD et la
liste de leurs noms, classés par date de décès. Le fascicule consacré au Guerrero
contient une introduction de Mercedes Terán, directrice de la Fundación en 1998,
la liste des noms des victimes pour l’État du Guerrero et un long appendice de
Carmen Pedrazzini et Jesús Acosta-Ortiz, du Centro de Derechos Humanos «Miguel
Agustín Pro Juárez», intitulé « De Ruiz Massieu a Figueroa », consacré à l’analyse
des causes de la hausse de la violence dans le Guerrero durant la présidence de
Carlos Salinas de Gortari (1988-1994) et les premières années de celle d’Ernesto
Zedillo Ponce de León (1994-2000) : militarisation, narcotrafic, tensions politiques
locales et nationales, conflits agraires, assurance de l’impunité…
La composition de ces deux ouvrages démontre une volonté d’offrir non
seulement un hommage aux membres du PRD assassinés, mais aussi une vision
documentée et globale de la criminalité politique au Mexique, État par État (des
fascicules consacrés à Oaxaca et au Michoacán devaient suivre). « Evitar el olvido »
et « entender los mecanismos de la violencia », pour reprendre des expressions
d’Isabel Molina Warner (Isabel Molina Warner dans Hernández Luna, 1997 : 7),
étant les deux objectifs de ces ouvrages, les textes de Juan Hernández Luna adoptent une forme hybride, entre la chronique politique, le récit de voyage, l’éloge
funèbre et la réflexion sur la violence et la mort. Ces hommages mortuaires en
forme de martyrologe, longues litanies de crimes, récits atypiques à la forme non
réglementée, offrent à l’auteur une liberté narrative qui le conduit à se mettre
lui-même en scène et à s’interroger sur les moyens et les enjeux de son dire des
morts, c’est-à-dire à lier étroitement la question de la mort et celle de l’écriture.
La chronique sur le crime politique s’enrichit de la réflexion métadiscursive et
Hernández Luna, plus familier du genre romanesque que du reportage, s’autorise
au cours de l’investigation des commentaires et des réflexions qui construisent, à
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partir des questions de la violence et du crime, une sorte de radiographie personnelle du Mexique des années 1990.
Radiographie d’une décennie 1
Se définissant lui-même comme « chilango errante » (Hernández Luna, 1997 :
10) dans son prologue, Juan Hernández Luna délaisse d’emblée la chronologie
pour organiser ses chroniques au gré d’un voyage erratique à la découverte du
pays réel. Classés par municipios ou par régions, les morts balisent l’exploration :
« con la grabadora y la cámara por todas partes; por todos los autobuses y camionetas; por todos los caminos donde alguien tuviera una historia que agregar »
(ibid. : 10). La quête du récit du crime est avant tout une odyssée à la recherche
d’une impossible justice et le prétexte à une géographie du Mexique profond.
Climat, végétation, faune et flore des paysages traversés sont pour Hernández
Luna le prétexte à la réflexion sur la mort. C’est par des considérations sur la
nature que s’ouvre d’ailleurs le premier fascicule :
En Puebla, la naturaleza dispuso que existieran todos los climas.
La nieve perpetua de los volcanes.
La tierra arenosa e inútil de los llanos de Oriental, Zacatepec o El Seco.
La fertilidad abrumadora de Izúcar y Coxcatlán.
La miseria polvorosa de la sierra mixteca.
La miseria pedregosa de la sierra negra.
El bendito clima de Atlixco. (ibid. : 13)
Lui-même s’interroge, dans ce discours métalittéraire qui caractérise un incertain dire de la mort qui cherche comment se construire :
No sé qué hago escribiendo sobre climas y paisajes al inicio de un relato plagado de
muertos.
Será porque de esta forma la violencia llega de a poquito.
O para hacerla menos dolorosa. (ibid. : 13)
Est-ce que l’évocation de la nature offre un remède contre l’horreur ou au
contraire l’hostile paysage de ces régions difficiles explique-t-il la violence ? Dans
l’État de Puebla « existen todos los climas » mais aussi « todas las miserias » et
« todas las violencias ». Bien vite cependant, la nature se voit innocentée du climat
de violence qui ensanglante ses paysages : « los orígenes de tal panorama pueden
encontrarse en los últimos gobiernos estatales » (ibid. : 14).
1 J’emprunte à Carlos Fuentes ce titre d’un des chapitres de Tiempo mexicano. Sa radiographie à charge
du bilan politique des gouvernements priistas postrévolutionnaires des années 1953-1963 n’est pas
sans lien avec la vision désenchantée des années 1990 par Juan Hernández Luna (C. Fuentes, 1971,
Tiempo mexicano, Mexico, Joaquín Mortiz, p. 56).
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Poursuivant le cours de ses remarques initiales sur la géographie mexicaine,
Hernández Luna construit – particulièrement dans le premier fascicule – une sorte
de guide de voyage macabre où les scènes de crimes tiennent lieu de sites touristiques. S’il n’était le besoin – évoqué dès les premières lignes – de détourner
parfois l’attention du récit de la mort, certaines indications pourraient sembler
innocemment destinées à informer le lecteur sur l’histoire, la géologie ou le peuplement des régions traversées par l’écrivain voyageur : qu’Atlixco ait été dans
les années 1930 un important centre textile (ibid. : 43), qu’on vende sur la route
de Tepeojuma des ananas juteux, des mangues et des cannes à sucre (ibid. : 29),
que le trajet en taxi de l’aéroport d’Acapulco au centre de la ville coûte 290 pesos
(Hernández Luna, 1998 : 42) ou qu’on trouve dans la région de Tepexi – une mer, il
y a plusieurs millénaires – de beaux fossiles (Hernández Luna, 1997 : 39), en quoi
les victimes du PRD sont-elles concernées ? C’est qu’au-delà de l’anecdotique, de
la couleur locale et de la nausée du macabre qu’il faut contenir, la description des
paysages, des routes et des villages poursuit un but qui n’est ni seulement informatif ni seulement poétique : il s’agit d’ancrer la criminalité dans la géographie
mexicaine, comme si des décennies d’hégémonie priista l’avaient rendue aussi
naturelle que les volcans de Puebla ou les plages du Guerrero. Qu’il décrive « algunos poblados tan desperdigados como los muertos » (ibid. : 24), qu’il imagine la
catastrophe si les habitants des volcans devaient être évacués par l’unique route
en mauvais état en cas d’éruption (ibid. : 23) ou qu’il rappelle que dans les « paisajes bucólicos […] también hay muertos » (ibid. : 65), Hernández Luna voit – à
force de la traquer – la mort partout dans ces paysages de misère : « el viaje no se
detiene. Es como si algo atroz insistiera en recorrer de improviso todo el territorio
poblano » (ibid. : 53).
Car, c’est une évidence, l’évocation du paysage est le prétexte au discours
militant. La géographie proposée au fil de cette « carrera desaforada » (ibid. : 57)
est une géographie de la misère, une photographie sociale du Mexique populaire
dans les années 1990. C’est ainsi le cas de la Sierra Mixteca, où l’aridité de la
terre, la pauvreté des habitants, l’analphabétisme, les villages abandonnés et « la
mala suerte » (ibid. : 23) créent un climat de violence propice aux agressions et
aux assassinats politiques. Le constat d’Hernández Luna n’est pas surprenant :
« analfabetismo, miseria, falta de trabajo, son receta mortal para provocar poblaciones tensionadas, desesperadas » (ibid. : 14). Dans ces régions arides que la
misère a rendues violentes, il suffit d’une étincelle pour que le climat social s’embrase. Cette étincelle, c’est évidemment pour Hernández Luna le PRI, la corruption, le pistolerismo, l’injustice et l’impunité. Une conclusion s’impose : « llega
el momento de buscar cambio, intentar caminos diferentes, tanto sociales como
políticos » (ibid. : 14).
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Aux réflexions sur l’influence de la géographie dans le déchaînement d’une
violence dont le véritable coupable est évidemment le PRI, s’ajoutent au fil du
voyage des remarques sur les coutumes et la culture populaire de chaque région,
des considérations à la limite de l’ethnologie sur l’origine des comportements
des populations – « El calor pega fuerte. Eso explica el paso tranquilo de los
habitantes, su parsimonia » (ibid. : 35) – et, plus particulièrement, des éléments
d’histoire politique des États concernés. Le voyage est aussi l’occasion d’un retour
sur l’histoire agitée de la politique mexicaine dans les années 1990 doublée d’une
quête des origines du PRD dans ces États, lesquelles remontent aux luttes sociales
des années 1970 – « ahí están los movimientos guerrilleros en la década del 70 »
(Hernández Luna, 1998 : 34) – ou à Juan R. Escobedo, « el verdadero abuelo
de los movimientos populares » (ibid. : 42) dans les années 1920. Au-delà de
cette inscription dans une tradition de lutte sociale qui le légitime, le passage par
chaque village est l’occasion pour Hernández Luna d’envisager l’histoire nationale
du PRD à partir de son développement local, comme pour rappeler que le cœur du
mouvement de Cuauhtémoc Cárdenas palpite dans sa base populaire : les votes
obtenus par le FDN dans la circonscription de San Juan Amecac, les premières
municipalités perredistas, l’épopée des premières luttes politiques, les premiers
comités à Tepeojuma (Hernández Luna, 1997 : 30)… Chroniques de la violence
politique mais aussi chroniques de l’émergence d’un parti, celle-ci provoquant,
par réaction, celle-là. C’est pourquoi l’histoire politique du PRD est avant tout
celle de sa répression par les caciques, par les autorités priistas, par la police, par
les pistoleros, par les organisations d’extrême droite comme Antorcha Campesina
(ibid. : 40) ; et que le récit de son essor est inséparable de la mémoire de ses morts.
Le dire du crime
Car, s’il est l’occasion de réflexions de passage sur l’histoire, la géographie et
le peuplement, le voyage est motivé par une quête du dire. Juan Hernández Luna a
pour mission de retrouver des témoins et de recueillir leur récit afin de construire
le sien. En ethnologue, une fois de plus, l’écrivain sillonne le pays non pas à la
recherche de mythes ou de légendes locales – il n’est nullement folkloriste – mais
de récits de crimes. C’est dire si la question du dire se trouve au cœur de ces
chroniques : quête matérielle de témoignages, d’abord, à partir desquels élaborer,
ensuite, un récit qu’Hernández Luna qualifie de « rosario de injusticias y dolor »
(Hernández Luna, 1997 : 10). On comprend que, plus que l’investigation sur le
terrain, c’est la mise en écriture, l’invention d’un dire des morts, qui fut la plus
difficile et la plus douloureuse :
De vuelta a casa, llegaba el momento de escribirlo, darle cuerpo y orden a ese rosario de
injusticias y dolor.
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Fueron noches angustiosas transcribiendo grabaciones, contemplando fotografías de los
«compas» tal y como eran cuando tenían sueños y fuerzas; reviviendo el rostro de las compañeras viudas hilando recuerdos de sus maridos; de las madres contando de sus hijos que
un día les fueron desaparecidos; de los propios hijos diciendo la falta que hace un padre o
una madre para acompañar la vida.
Triste trabajo el de contar la vida de puros muertos. (ibid. : 10)
Le texte final met en scène, en plus du récit des crimes et l’histoire de leurs
victimes (38 pour l’État de Puebla, 198 pour celui du Guerrero), ces deux quêtes :
le voyage d’Hernández Luna pour obtenir les témoignages et ses interrogations
métalittéraires au moment de les mettre en forme, autour d’une question : comment dire l’horreur ?
On a coutume de dire du roman policier classique qu’il met en scène la quête
et la construction progressive d’un récit : celui du crime qui donne lieu à l’enquête
et qui n’est raconté qu’à la fin, parce que le récit du crime est produit par le récit
de l’enquête, quoique le crime lui-même soit antérieur à cette enquête. L’enjeu
des chroniques d’Hernández Luna est aussi de mettre au jour ce que les critiques
du genre policier appellent le « chapitre censuré » (Vareille, 1989 : 56-62), le récit
du crime qui permet de comprendre les mobiles et de désigner les coupables. On
pourrait pousser plus loin la comparaison avec le récit romanesque – ce qu’autorisera la novélisation – si le sujet n’était pas aussi tragique : à la recherche de
témoins et d’indices, Hernández Luna se met en scène, menant l’enquête pour
raconter des crimes passés sous silence – censurés – et désigner des coupables
impunis.
De ces deux quêtes du récit – le témoignage à recueillir et la chronique à
inventer –, la première est parfois problématique. La recherche de témoins peut
s’avérer infructueuse et la matière du récit manquer : « Aquí faltan datos. Relatos.
Trozos de vida que ha sido imposible reunir » (Hernández Luna, 1997 : 24). En
l’absence d’histoire à raconter, le récit confesse sa propre inutilité et retourne à la
forme dont il est parti : la liste de noms (« faltan datos, pero es necesario asentar
la fecha, el nombre, nomás para que no se olviden las cosas que pasan por estos
rumbos » (ibid. : 27)). Le martyrologe redevient obituaire. Dans ces cas, lorsque
les familles ont disparu sans laisser d’adresse, la quête du récit du crime avorte
par manque de mots et d’histoires à partir desquels le construire. Cette occasionnelle absence de témoignages qui renforce tragiquement l’absence des disparus
– plus de corps, plus de mots pour les dire – est l’occasion pour Hernández Luna
de réflexions sur sa fonction : ces vides, est-il du rôle de l’écrivain de les combler
par l’imagination ?
Étant donné l’enjeu aussi bien affectif que politique de retrouver « los rostros, los perfiles, los pequeños y grandes retazos de la vida » (ibid. : 10) derrière
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ces listes de victimes qui figurent en appendice, la tentation est grande pour
Hernández Luna, écrivain plutôt que journaliste, de faire appel à la fiction et d’inventer ce qu’il ne peut vérifier. Il y cède parfois, imagine des scènes, des dialogues
avant de se raviser, à regret : « son suposiciones de un cronista que atisba la vida
ajena desde una esquina. Debo limitarme a lo objetivo » (ibid. : 46). L’objectivité
est douloureuse, car injuste. Elle ne permet pas toujours de rendre aux victimes
la justice qu’on voudrait et qu’autoriserait la fiction. C’est pourquoi Hernández
Luna doit se répéter les règles qui régissent son entreprise de chroniqueur, et sans
doute aussi pourquoi il s’efforcera plus tard, par la novélisation, de se soulager de
son impuissance à raconter ce qu’il ne sait pas et de venger l’impunité à l’aide des
armes de la fiction.
Cependant, s’il rejette ses propres suppositions, Hernández Luna doit souvent
construire son récit à partir de rumeurs, d’hypothèses qui n’ont, par définition,
pas été démontrées par des enquêtes généralement bâclées, lorsqu’il y en eut.
L’objectivité n’a rien à voir avec la vérité officielle et il est évident que les « se
dice » et les « acaso » sont plus fiables pour reconstruire les faits que des rapports
de police qui se sont souvent volatilisés – ou ont été truqués, à l’instar des vidéos
retouchées dont Hernández Luna décrypte les images dans le deuxième fascicule :
encore, la disparition des mots accompagne celle des victimes.
Le dire des morts n’aura donc d’autre choix que d’être un dire intime et non
officiel. C’est là toute la difficulté de la seconde quête du récit, celle de la mise en
forme des témoignages.
Hernández Luna aurait pu se contenter de compiler des notices biographiques.
Mais il est lui-même militant du PRD, et romancier. La souffrance dont il est le
témoin l’affecte personnellement. Il n’est pas neutre et, malgré ses professions
de foi, pas totalement objectif non plus. C’est pourquoi son travail transcende
la simple chronique et interroge à la fois le pays, la mort, l’écriture et l’écrivain
lui-même.
La souffrance des familles, Hernández Luna la fait sienne – « Hay rabia al
momento de escribir todo esto. También tristeza. Demasiada tristeza » (Hernández
Luna, 1998 : 146) –, c’est cette souffrance qui empêche le récit d’adopter des
formes classiques : il faut trouver un dire à la mesure de la douleur et de l’horreur. D’autre part, il est indéniable qu’on risquerait, à enchaîner sur un même
ton 236 biographies de militants anonymes, de lasser le lecteur le plus engagé.
L’inventivité narrative répond aussi à une exigence de lisibilité mais, évidemment,
c’est plutôt la question du dire de l’horreur qui préoccupe Hernández Luna. « Así
son las historias de muerte y desamparo », admet-il lorsqu’il perd le fil de son
récit, « difíciles de contar. Ni por dónde narrar la tragedia » (ibid. : 42). Souvent,
cette difficulté rend le récit erratique : Hernández Luna, voyant qu’il va trop vite,
s’interrompt – « ¡alto! » (ibid. : 15)–, revient en arrière – « regresemos al inicio »
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(ibid. : 42) –, s’arrête pour juger de l’efficacité de son propos. Les mots eux-mêmes
doivent être interrogés et, parce qu’ils perdent de leur force et de leur sens dans
la réitération de l’horreur, réinventés :
La impresión personal es que a estas alturas, palabras como violencia, terror, sangre,
masacre, van quedando desgastadas.
El armado de frases como «Ahí encontró la muerte…», «fue asesinado de siete balazos…»,
«ya lo encontraron cadáver…», «lo torturaron antes de darle el tiro de gracia…», van perdiendo significado, referencia principal, por parecer repetitivas. (ibid. : 9)
La méthode d’Hernández Luna consiste à se mettre en scène afin d’interposer
un narrateur entre le lecteur et la mort. La description des vicissitudes du voyage
– « llego a Calmeca bajo un calor que aturde las sienes » (Hernández Luna, 1997 :
32) – et quelques touches d’autodérision ont pour effet de désamorcer le tragique,
comme dans l’exemple de ce dialogue absurde : « Una persona pregunta qué es lo
que vendo. Respondo que nada. Observa mi camisa blanca e insiste si soy de “los
hermanos que venden biblias” porque desea comprar una. Respondo que tampoco
vendo biblias y el hombre parece decepcionado ». Se mettre en première ligne
face à l’horreur est un procédé qui comporte des risques mais permet notamment
– on l’a vu – de détourner l’attention (et la tension) par des remarques sur le
paysage (même s’il est contaminé par la présence de la mort), de faire diversion
en quelque sorte, d’appliquer un filtre au dire de la mort. Au cas où ce filtre s’avérerait insuffisant, il en est un autre, énonciatif : en mettant en scène les témoins,
Hernández Luna médiatise le récit du crime, le renvoie dans l’avant et le brise en
une mosaïque de témoignages fragmentaires. Trois temps cohabitent dans son
récit : le temps de l’écriture, le temps de l’enquête et le temps des crimes ; ce qui
a pour effet d’atténuer sensiblement l’immédiateté de la tragédie.
En ce qui concerne la polyphonie, la mise en scène des témoins, si elle est
un des recours du pathétisme, a pour effet de rompre la monotonie énonciative.
Hernández Luna cite, en conservant souvent les tournures de langage populaire,
multiplie les discours et les points de vue, donne en somme la parole aux témoins :
après tout, c’est sa fonction de les rechercher et, lorsqu’il les trouve, sa parole
tend à s’effacer devant la leur. Prises de paroles intradiégétiques, collages (ces
extraits de rapports légistes cités entre points de suspension, pour signifier leur
statut de discours rapporté, de corps étranger au discours intime : « … fractura
de la bóveda craneana con lesión de la masa encefálica… », « lesión cerebral con
hemorragia, lesión del hemisferio izquierdo, perforación del hígado… » (Hernández
Luna, 1997 : 16)), rarement des citations (le premier vers d’une chanson de Joan
Manuel Serrat – « era menuda como un soplo » (ibid. : 41) – pour décrire une
veuve, quelques allusions à la sagesse toute populaire d’un José Alfredo Jiménez,
fort à propos : « La vida no vale nada » (Hernández Luna, 1998 : 41), proverbes et
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lieux communs populaires : tout cela n’est en définitive qu’une façon d’enjoliver et
d’atténuer le dire des morts ; reste à les rendre présents dans le récit.
Si dans le premier fascicule (Puebla), Hernández Luna cherche encore une
forme, un ton, et consacre du temps à la réflexion métadiscursive, sa méthode est
mieux rodée et plus systématique dans le second (Guerrero) : qu’il y ait cinq fois
plus de morts à raconter n’y est sans doute pas pour rien.
Presque systématiquement, les chroniques s’organisent en trois temps, ordonnés indifféremment : la vie de la victime ; les circonstances de son assassinat ; la
vie des survivants, veuves, orphelins, amis, camarades.
Souvent, les éléments biographiques sont réduits à des données basiques – âge,
profession ; on notera aussi l’importance accordée par Hernández Luna à la mention du niveau de scolarisation – et des détails et anecdotes symboliques destinés
à humaniser les disparus : tel était joueur de basket, tel autre ne buvait jamais, un
autre encore préférait les tortillas faites à la main aux industrielles… Souvent, les
portraits semblent exagérément idéalisés : la plupart des victimes furent de bons
pères, de bons maris, des gens travailleurs. Hernández Luna met particulièrement
en avant les thèmes de l’amour et de la pauvreté (on dirait presque l’amour malgré
la pauvreté, voire l’amour grâce à la pauvreté). Au risque de friser parfois le pathétique – « nunca hubo tiempo para fiestas » (Hernández Luna, 1998 : 26), « pocos
fueron los momentos felices en su biografía » (ibid. : 51) –, il s’agit de brosser le
portrait de vies simples de gens honnêtes dont la misère dans laquelle ils sont
maintenus n’est parvenue à tuer ni la bonté ni l’amour, et qui furent assassinés
pour cela (le PRD pour lequel ils ont donné leur vie en sort ennobli). Pour compléter ces portraits, renforcer le pathétisme et rompre la monotonie biographique,
Hernández Luna a parfois recours à la description d’objets, comme le modeste
porte-clefs que conserve une veuve, pauvre et dernier cadeau que son mari lui fit
avant d’être assassiné. Surtout, ce sont les photos qui lui sont un précieux matériau pour décrire ce qui ne peut être dit par les mots.
Les récits des crimes en eux-mêmes sont plutôt systématiques. Le souvenir de
la vie et l’engagement de ces militants doit primer sur l’évocation de leur mort,
même si la dimension sacrificielle qu’on devine et le statut de martyrs qu’ils en
tirent sont le prétexte à la dénonciation. Hernandez Luna s’efforce de rester au
plus près des faits, de ne pas interpréter, il évoque les hypothèses et, bien que son
opinion soit évidente, donne rarement son avis de façon directe. Il alterne le passé
et le présent de la narration, pour renforcer le dramatisme. Si parfois, il a recours
à l’écriture scénaristique propre au cinéma pour raconter (c’est la comparaison du
crime avec « una película mala, categoría B, mal enfocada » qui provoque cette
mise en page : « Interior-restaurante », « interior-sanitario mujeres » et l’utilisation du vocabulaire cinématographique : « a contraluz » « aparec[er] en escena »…
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(ibid. : 94-95)), c’est uniquement pour insuffler du réalisme : l’horreur n’en est que
plus forte, et la dénonciation plus efficace. Car c’est là une des fonctions de ce
martyrologe politique : non pas seulement raconter les vies et les morts des victimes oubliées mais aussi désigner les coupables impunis, responsables de tant de
morts et de situations dramatiques pour les familles des victimes, dont les conditions de vie sont présentées avec insistance : les veuves qui se tuent à la tâche
pour subvenir aux besoins des enfants, lavant du linge, cousant des ballons de
football, vendant du pain dans la rue ; les mères abandonnées sans ressources ; les
orphelins obligés d’abandonner l’école pour travailler aux champs ; les représailles,
la peur, les fuites… Ces criminels (du moins ceux que les témoignages recueillis
par Hernández Luna désignent comme tels), Hernández Luna n’hésite jamais à les
désigner par leur nom, qu’ils aient été condamnés – rarement – ou qu’ils courent
toujours – le plus souvent – ; qu’ils soient les commanditaires ou les exécutants
(les exécuteurs ?) :
El asesino fue Javier Gómez Adame (Hernández Luna, 1998 : 20).
Los asesinos fueron cuatro: Adalberto de la Cruz y los hermanos Mario, Ciro y Gumaro
Santos Navarrete (ibid. : 23).
¿Los responsables?
Alvaro Leyva, dirigente estatal de la corriente priísta Democracia 2000, calificó como una
provocación la decisión priísta de realizar su marcha al mismo tiempo que la anunciada
por los perredistas, además de responsabilizar a Guadalupe Gómez Maganda, perteneciente a la dirección estatal del PRI.
Así fueron las cosas (ibid. : 39).
Los asesinos fueron detenidos por la policía judicial esa misma noche, empero, jamás los
presentaron ante el Ministerio Público.
Actualmente, ambos asesinos residen en la ciudad de Chicago, Estados Unidos. (ibid. : 123)
Ainsi, la chronique n’a-t-elle pas pour seule fonction de préserver la mémoire
des victimes : elle vise aussi à raconter ce qui a été passé sous silence, voire à
rétablir la vérité manipulée – « MENTIRA », s’écrie Hernández Luna à propos de la
version officielle d’un massacre de paysans, membres du PRD, avant de dresser la
longue liste des erreurs et des falsifications, selon lui (ibid. : 133) –, et à désigner
les coupables. Seulement, ce n’est pas la première des plaintes déposées par le
PRD pour ces assassinats impunis, et il n’y a que peu de chances que ce nouveau
réquisitoire s’avère plus efficace que les précédents. Il n’est qu’un seul espace où
la justice peut être faite : la fiction. C’est pourquoi la chronique cède finalement
la place au roman.
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Domada furia
Son titre est explicite : la novélisation de ces chroniques provient du besoin
pour Hernández Luna d’apprivoiser la colère provoquée par les crimes et l’impunité auxquels il a été confronté.
Domada furia a pour protagoniste et narrateur Gabriel Reséndiz, journaliste
du D.F. qui revient dans son village natal de Boquerón, dans la région de la Costa
Chica du Guerrero, afin de venger la mort de son père, Nicolás Reséndiz. Ce dernier
présidait la municipalité, et son assassin, Ramiro Villegas, lui a succédé. Gabriel
était depuis longtemps brouillé avec son père à cause des mauvais traitements que
celui-ci infligeait à sa mère mais la vengeance est une question d’honneur familial. En traquant un Ramiro Villegas qui sait, comme tout le village, qu’il vient pour
le tuer, Gabriel découvre le climat de violence sociale dans la région et la haine
tenace que voue la population à son père et à son successeur. Nicolás Reséndiz
en effet, avec l’appui des caciques locaux et du gouvernement de l’État, avait
mené une sanglante répression contre les mouvements d’opposition, exproprié les
terres des paysans et fait disparaître de nombreux opposants. Dans une cache de
la maison familiale, Gabriel découvre des archives qui détaillent les malversations
et les crimes de son père et ses complices, Ramiro Villegas en tête. Ce dernier, dès
lors, lance la traque pour empêcher Gabriel de rendre publiques ces informations.
Avec l’aide des familles des victimes, qui le détestent au départ pour le nom qu’il
porte et finissent par lui raconter leurs drames, Gabriel, en fuite, rédige une série
de chroniques sur des projets immobiliers de grande ampleur, les expropriations
et les intimidations qui en découlent, et les fait finalement publier, avant d’être
assassiné par Ramiro Villegas, qui se révèle être son demi-frère.
La base documentaire du roman correspond majoritairement au deuxième des
trois chapitres du second fascicule (Guerrero), intitulé « Costa Chica ». Boquerón
et sa région offrent un macabre concentré des crimes commis dans tout l’État
et acquièrent de fait une dimension allégorique, même si derrière les toponymes
fictifs – auxquels se mêlent les toponymes réels – se cachent des lieux faciles à
identifier en comparant les deux textes.
Pour refléter cette multitude de crimes, Hernández Luna crée un personnage
dont la fonction principale est de faire office de capteur et de transcripteur d’histoires. Il est intéressant que Gabriel Reséndiz soit journaliste : s’étant posé, comme
on l’a vu, des questions stylistiques propres à l’écrivain au moment de rédiger ses
chroniques, Hernández Luna construit le personnage qu’il aurait peut-être voulu
ou eu besoin d’être lorsqu’on l’envoya, trop jeune romancier, se confronter à l’horreur. Sans doute aussi, Gabriel Reséndiz, journaliste dans un grand quotidien de la
capitale, a-t-il une capacité d’action qu’Hernández Luna n’avait pas au moment
de rendre publiques ses informations : les articles que Reséndiz envoie à sa rédac-
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tion pour dénoncer les crimes de Boquerón sont lus et ont un effet immédiat sur
l’opinion publique ; contrairement aux Crónicas de la violencia política, publiées
dans l’indifférence générale, à un millier d’exemplaires…
La plupart des protagonistes des romans de Juan Hernández Luna ont pour
caractéristiques communes d’être divorcés ou séparés, pères d’une fille qu’ils
voient rarement, et de fréquenter d’anonymes chambres d’hôtel. Ils sont des projections de l’auteur et Reséndiz n’échappe pas à la règle : il descend à l’hôtel de
Boquerón sous un faux nom, est en instance de séparation, et sa femme et sa fille
sortent brutalement de sa vie au cours du roman. Mais c’est bien évidemment sa
fonction de capteur d’histoires qui l’assimile à Hernández Luna. La différence est
que ce dernier était en quête d’anecdotes, alors qu’elles s’imposent à Gabriel. Dans
la première partie du roman, il ne cesse de se plaindre de ce que tout le monde
lui raconte des histoires tragiques, sans se rendre compte qu’il n’y a, à Boquerón,
condensé de la criminalité du Guerrero, voire du Mexique, rien d’autre à raconter :
« ¿Me va a contar otra historia fea? », ne cesse-t-il de demander, avant de s’offusquer de la maestra Edith, dont c’est l’activité favorite : « Me molestaba que la
maestra apelara a mis sentimientos contando historias terribles, presentándome
personajes que no tenía ningún deseo de conocer… » (Domada furia, [n/p]).
Ces « histoires terribles » qu’il ne veut pas connaître – personne ne veut
connaître d’aussi tragiques histoires, semble dire Hernández Luna, qui en a souffert – sont de deux sortes : celles que les habitants n’ont de cesse de lui raconter
sur les violences politiques perpétrées par son père et les expropriations de Ramiro
Villegas, et celles qu’il découvre en lisant les dossiers cachés par son père. Seules
les premières sont racontées : ce sont des transpositions de celles qui figurent
dans Crónicas de la violencia.
D’une manière parfois artificielle et qui peut nuire à l’unité du récit, Hernández
Luna enchâsse ces histoires dans la trame de Domada furia, souvent sous la forme
d’un copier/coller plus ou moins littéral. Les changements les plus significatifs
qu’il opère sont les modifications des noms et des toponymes, de façon plus ou
moins parlante : Boquerón est Omotepec, Punta Diamante devient Playa Miranda,
Cruz del Corazón est transformé en Santa Cruz, Azoyú devient Yuazo ; Emiliano
Gálvez Regino devient Régino Gálvez, Amado Nieto Nolasco devient Nicolás
Amado, Pablo Rentería Liborio devient Liborio Renter, Román de la Cruz Zapacala
devient Román Zapaca, doña Consuelo devient doña Soledad, etc.
À titre d’exemple, voici les deux récits de la mort de Eleazar Valentín Comino,
alias Valentín Eleazar, d’abord dans les Crónicas :
Eleazar Valentín Comino, a quien su familia llamaba Chico, era campesino, los domingos
jugaba fútbol. En la media cancha repartía balones a los delanteros. Pocas veces ganaba,
pero siempre se divertía con sus amigos y compadres. Al terminar el partido iban todos
a bañarse al río Papagayo que pasa cerca de lo que fuera el ejido Lomas de Chapultepec.
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Jugar fútbol era el gusto que Eleazar tenía el día domingo. Entre semana le daba duro al
trabajo de campesino y ansiaba el momento de regresar a casa para tirarse en su hamaca.
Descalzo, con el torso desnudo para menguar el calor, cargaba a su hijo más pequeño y lo
arrullaba. A veces su mujer debía realizar algún mandado y Eleazar quedaba al cargo de
sus cinco hijos.
«Le gustaba cuidar al más chiquito, le daba teta, se lo dejaba yo solo y bien que lo cuidaba,
hasta le cambiaba pañales».
Gregoria, su mujer, se iba a lavar o al mercado sin preocuparse. Eleazar era diestro para
darle de comer a «sus chamacos», eso sí, ella era quien hacía la comida.
A pesar de ser fiestero, tras el matrimonio, Eleazar «dejó la calle», lo único que no abandonó fue su gusto por el fútbol en día domingo, vestido en su uniforme «verde clarito con
rayitas blancas».
Eleazar era alto, moreno, tenía el cabello quebrado. A su mujer le decía «señora».
«Véngase mi señora, vamos a ver la tele».
A veces «partía coco y ganaba el cinquito para que comiéramos nosotros», dice su viuda.
Desde que se inició el conflicto, Eleazar acudía al plantón a realizar guardias nocturnas
para evitar que las guardias blancas pagadas por la empresa Acapulco-Papagayo continuaran su avance.
Fue la tarde del domingo 25 de noviembre de 1991, cuando doña Gregoria miró a su esposo
por última vez. El día parecía triste, Eleazar, por el contrario, iba alegre. Pidió una bicicleta
prestada a un señor.
«Yo le decía que no fuera porque al día siguiente era lunes y debía trabajar».
«Oh, tú siempre con la pura desconfianza, ¿qué cosa me va a pasar?» respondió Eleazar.
«No vayas», insistió la esposa, pero él estaba decidido.
«No quiso ni comer ni nada de lo alegre que estaba».
Al salir de casa, Eleazar se dirigió al plantón que sus vecinos y compañeros mantenían en
el ejido. Llegó, saludó a todos y se dispuso a pasar la noche.
Cerca de la madrugada ocurrió un nuevo desalojo. A Eleazar lo subieron a una combi de
vigilancia de la empresa Acapulco-Papagayo y una hora después se le encontró muerto de
un balazo. En su rostro mostraba señales de tortura. (Hernández Luna, 1998 : 50)
Puis dans Domada furia :
Seguí tecleando la tarde entera, llevando casi de manera directa las historias que me iba
encontrando, como la de Valentín Eleazar, un campesino que los domingos jugaba fútbol,
en la media cancha, repartiendo balones a los delanteros. Era alto, moreno, de cabello
quebrado.
Jugar fútbol era el gusto que Valentín tenía el día domingo. Entre semana trabajaba como
campesino, ansiando el momento de regresar a casa para tirarse en su hamaca.
Descalzo, con el torso desnudo para menguar el calor, cargaba a su hijo más pequeño y lo
arrullaba. A veces su mujer debía realizar algún mandado y Eleazar quedaba al cargo de
sus cinco hijos.
«Le gustaba cuidar al más chiquito, le daba teta, se lo dejaba yo solo y bien que lo cuidaba,
hasta le cambiaba pañales», recuerda Gloria, su mujer, quien podía ir a lavar o al mercado
sin preocuparse. Valentín era diestro para darle de comer a sus chamacos.
Con el matrimonio, Valentín «dejó la calle», lo único que no abandonó fue su gusto por el
fútbol en día domingo. El uniforme de su equipo era «verde clarito con rayitas blancas».
A veces «partía coco y ganaba el cinquito para que comiéramos nosotros», relataba su
viuda.
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Desde que inició el conflicto en Miranda, Valentín acudía al plantón para evitar que las
guardias blancas –pagadas por la empresa Miranda-Gallo– continuaran su avance.
Fue un veinticinco de noviembre de mil novecientos noventa y uno, un domingo por la
tarde, cuando doña Gloria miró a su esposo por última vez.
«Yo le decía que no fuera porque al día siguiente era lunes y debía trabajar».
«Oh, tú siempre con la pura desconfianza. ¿Qué cosa me va a pasar?», respondió Valentín.
«No vayas», insistió la esposa, pero él estaba decidido.
«No quiso ni comer ni nada de lo alegre que estaba».
Al salir de casa, Valentín se dirigió al plantón. Llegó, saludó y se dispuso a pasar la noche.
Cerca de la madrugada ocurrió un nuevo desalojo. A Valentín lo subieron a una combi de
vigilancia de la empresa Miranda-Gallo y una hora después se le encontró muerto de un
balazo. Su rostro mostraba señas de que había sido torturado. (Domada furia, [n/p])
On le voit, certaines phrases sont reprises littéralement 2, sans autres changements que les temps verbaux ou, rarement, un déplacement dans l’ordre de
la description. Certains détails sont retirés, notamment ceux qui ne sont pas à
mettre au crédit de Eleazar-Valentín : qu’il gagnait rarement au football, qu’il
aimait faire la fête, qu’il était obligé d’emprunter un vélo… Gregoria devient Gloria
et la compagnie Acapulco-Papagayo devient Mirando-Gallo, du nom fictif de la
plage Punta Diamante et du fleuve Papagayo, rebaptisé sans respect pour l’ornithologie : Gallo 3.
Histoires dans l’histoire, ces récits criminels convertissent ce roman polyphonique en un compendium de la criminalité au Mexique. Tous les motifs signalés
par Carmen Pedrazzini et Jesús Acosta-Ortiz dans l’appendice y passent : pistolerismo dans le cas de Nicolás Amado, assassiné par Filemón Bailón, lequel conserve
2 Hors de ces témoignages, certains passages des Crónicas sont transposés littéralement dans la fiction.
Ce sont généralement des éléments de description qui contribuent à donner de la couleur locale ou des
anecdotes à valeur d’effets de réel. Par exemple, cette description de Marquelia, dans les Crónicas :
« Al otro extremo del poblado, se encuentra la casa de doña Remedios Herrera, la viuda de José Reyes
Montaño.
Marquelia es un poblado que tiene dos cuerpos, dos vidas. La primera es una larga avenida repleta de
restaurantes, refugio de traileros; la otra es La Bocana, un refugio de color verde oscuro donde una
laguna se une en violento abrazo con un mar embravecido y sucio.
Para llegar a La Bocana es necesario subirse a algunas de las varias camionetas que por unos pesos
recorren los escasos tres kilómetros de un camino oscurecido por la sombra de las palmeras »
(Hernández Luna, 1998 : 66).
Puis dans Domada furia :
« No hubo tiempo de recuperar el aliento. Una hora después estábamos en Marquelia, un poblado
partido en dos cuerpos, dos vidas. La primera era una larga avenida repleta de restaurantes, refugio
de traileros. La otra era La Bocana, un escondite de color verde donde un grueso río se unía en abrazo
violento con un mar embravecido y sucio.
Para llegar a La Bocana era necesario recorrer los escasos tres kilómetros de un camino oscurecido por
la sombra de las palmeras » (Hernández Luna, [n/p]).
3 Sans doute par allusion aux combats de coqs qui sont un des enjeux dramatiques secondaires du
roman, à la symbolique complexe : Gabriel soutient financièrement l’adversaire de son demi-frère
Ramiro, un vieillard nommé Sébastián Ausente, lequel a assassiné le père de Ramiro sur ordre de
Nicolás Reséndiz.
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son véritable nom dans le roman ; violence électorale pour les frères Zapaca ;
expropriation de terres pour Valentín Eleazar ; intimidation politique pour Liborio
Renter ou Regino Gálvez, etc. Ils en font parfois éclater l’unité narrative, maintenue par le personnage-narrateur, qui écoute et retranscrit les récits – comme Juan
Hernández Luna élabore le sien à partir des témoignages entendus, retranscrits
ensuite dans les Crónicas puis réélaborés dans le roman, dans une triple intertextualité qui confirme que la question du récit et de l’écriture est fondamentale –,
ainsi que par le motif métaphorique des archives. Tous, dans le roman, veulent
retrouver les dossiers de Nicolás Reséndiz, « el archivo que habla de muertos »
(Domada furia, [n/p]) : Ramiro Villegas et ses hommes de main pour les détruire,
les familles de victimes pour les rendre publiques, Gabriel Reséndiz pour se protéger d’abord, pour les publier ensuite. Or, il n’est pas anodin que ces archives soient
enterrées, dans une cache de la maison de l’ancien Président municipal, non loin
de la fosse où est caché le corps d’une de ses victimes. Métaphoriquement, c’est
la vérité qui est enterrée, celle de la répression institutionnelle, celle que certains
veulent cacher et d’autres révéler, celle que Juan Hernández Luna a recherchée et
réunie. Les archives de Nicolás Reséndiz, cachées sous la terre, enjeu du roman,
représentent les Crónicas de la violencia política, hypotexte enfoui sous le texte
du roman et qui sont sa raison d’être. Comme les Crónicas s’interrogeaient sur leur
propre écriture, Domada furia est un roman qui met en abyme, de façon complexe,
sa propre genèse comme texte et hypertexte.
Ces complexes jeux intertextuels posent de façon répétée la question du dire
de la mort et finissent, dans les dernières pages du roman, par superposer la réalité et sa mise en écriture lorsque Gabriel, après avoir transcrit toutes les histoires
qu’on lui a racontées, continue à écrire en direct l’expropriation violente dont
sont victimes les paysans qui le cachent : « Escribí de balazos y miseria, de dolor
y rabia, de injusticia, de un desalojo contra ejidatarios que sólo deseaban conservar su tierra. Y mientras escribía se escuchaban las balas » (Domada furia, [n/p]).
Hernández Luna, romancier, n’a pu que se faire l’archéologue des crimes du passé ;
Gabriel Reséndiz, journaliste, est le témoin immédiat du présent. Il est donc à
même de passer tout au long du roman du statut d’observateur à celui d’acteur, ce
qu’Hernández Luna n’a jamais pu faire. Il n’a pas pu venir en aide à ceux qui lui ont
raconté leurs souffrances, et il en a souffert lui-même. Écrire est la seule chose
qu’il a pu faire, alors que Gabriel finit par abattre Ramiro Villegas. Il fait acte de
justice alors qu’Hernández Luna ne fait qu’acte d’écriture. Mais la littérature ne
peut-elle pas être aussi une vengeance ?
C’est peut-être ce que pense Hernández Luna, bien qu’il fasse mourir Gabriel,
comme pour expier sa propre impuissance et faire la catharsis de sa souffrance.
Il est un aspect de Domada furia qui montre combien il a pu être affecté personnellement par ce qu’il a vu et entendu : la dimension familiale. Évidemment
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– Isabel Molina Warner le souligne dans son introduction –, c’est par son État
natal de Puebla, « un estado muy cercano a su corazón » (Isabel Molina Warner,
dans Hernández Luna, 1997 : 7) que Juan Hernández Luna a commencé ses investigations, mais l’explication n’est pas là : c’est dans la métaphore de la trahison
familiale que s’inscrit la déception du pays, le sentiment d’avoir été trahi par ce
Mexique où le crime est caché sous terre et la violence présente jusque dans le
paysage. Nicolás, le père ; le cousin Rogelio qui hérite de sa fortune mal-acquise ;
le demi-frère Ramiro qui poursuit son entreprise criminelle : tels sont ceux qui
– politiciens corrompus, caciques priistas, fonctionnaires voleurs – ont fait la
patrie telle qu’elle est, et que le PRD – pour ses militants, Juan Hernández Luna
en tête – désire changer : « llega el momento de buscar cambio, intentar caminos
diferentes, tanto sociales como políticos ».
Ainsi, l’écriture s’est-elle mise au service de ce changement. Face au crime
généralisé, à l’impunité systématique et à la mort, « escribir de muertos » (Domada
Furia, [n/p]) – pour reprendre l’expression de Gabriel Reséndiz – offre une possibilité de rédemption. Le dire des morts, si difficile et douloureux à élaborer, a
de nombreuses finalités : dire pour conserver la mémoire, pour ne pas oublier le
crime ni ses victimes ; dire pour établir la vérité contre les mensonges officiels,
pour faire surgir enfin le « chapitre censuré » de ce trop réel roman du crime ; dire
pour dénoncer les coupables ; dire pour – au moins dans la fiction – se venger
d’eux ; dire enfin pour se soulager, pour apprivoiser la colère, pour faire la catharsis de tant d’horreurs vues ou entendues, pour se libérer de son impuissance en
offrant l’éphémère possibilité de la justice, ne serait-ce que littéraire. L’écriture,
en somme, comme palliatif à l’action politique. Attaqué de toutes parts, marginalisé, calomnié, en proie à ses propres contradictions et conflits de pouvoir
internes, le PRD à la fin des années 1990 peine à concrétiser les promesses de
1988 ; dans les années 2000, les espoirs achèveront de se briser sur les scandales.
Reste la littérature : « volvamos de retorno por los caminos de lo imposible, o sea,
los caminos de la literatura. No nos pueden derrotar también en los sueños, y ése
es un espacio preservable » 4, écrivait Paco Ignacio Taibo II. Juan Hernández Luna
ne l’ignorait pas. Dans un Mexique noyé sous la violence, c’est une leçon que les
écrivains d’aujourd’hui ne sont pas près d’oublier.
4 Ramírez, J. C., 1992, « Paco Ignacio Taibo II: la lógica de la terquedad o la variante mexicana de la
locura », Mester, vol. XXI, n° 1, p. 46.
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Bibliographie
Hernández Luna, Juan, 1997, Para que no se olvide… Crónicas de la violencia política (Puebla)
(Guerrero), México, PRD, Fundación Ovando y Gil.
—, 1998, Para que no se olvide… Crónicas de la violencia política (Guerrero), Mexico, PRD,
Fundación Ovando y Gil.
—, Domada furia, texte inédit [n/p].
Vareille, Jean-Claude, 1989, Le justicier, l’homme masqué et le détective, Lyon, PUL.
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